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« Habit religieux » ou habit des religieux ?

Vies Consacrées

N°1984-2 Mars 1984

| P. 119-123 |

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Un problème réel, à dédramatiser et à bien poser

Si personne aujourd’hui ne dramatise plus le problème de l’habit religieux, si la « mise à jour » (ou à longueur...) des robes, jupes et voiles de nos sœurs ne suscite plus d’investissement passionnel (et financier !) quelque peu excessif, ce problème semble particulièrement relativisé et sereinement vécu par les religieux hommes.

Quoi d’étonnant à cela ? La vanité féminine se faisant volontiers coquette, la conversion féminine rend plus aiguë la question du vêtement qui l’exprime. La vanité masculine n’est pas moindre : elle se situe simplement ailleurs, le plus souvent. Mais le vrombissement d’un moteur, sur deux ou quatre roues, n’est pas un faire-valoir plus estimable que le rimmel ou le bâton de rouge ! L’un agresse les tympans et l’autre les rétines, dans un même souci de se faire remarquer.

Mais quoi qu’il en soit de cette différence de sensibilité, le problème ne peut être évacué. Il a tout à gagner à être dédramatisé et posé dans les termes de l’habit des religieux, plutôt que de l’« habit religieux », le « saint habit » indûment sacralisé et devenu un « costume » dans lequel on se sent bien « costumé ». Ainsi envisagé, il se pose fondamentalement à toutes et tous de manière identique.

Il s’agit toujours :

  • d’exprimer au maximum la vérité de la personne, en revêtant son corps d’une apparence significative de ce qu’elle est et vit (ou veut être et vivre) ;
  • de situer la personne dans le monde en affichant ses options de rupture et de solidarité ;
  • de révéler l’appartenance de la personne au corps dont elle est membre.

Ces trois aspects de la signification du vêtement peuvent jouer selon des proportions si variées que parfois l’un en vient à éclipser l’autre : l’uniforme de fonction, militaire, policier, judiciaire, liturgique... ne vise-t-il pas à effacer le plus possible l’identité de la personne individuelle pour l’identifier à sa fonction sociale ? Encore l’opposition personnel-fonctionnel ne recoupe-t-elle pas l’opposition du privé et du public. Ainsi, la profession religieuse, démarche publique, engage d’abord la personne, toute sa vie, et secondairement sa fonction. Aussi l’habit du religieux ne saurait être confondu avec un uniforme... militaire ou autre, opposé à la « tenue civile ».

Tel est du moins le cas dans la famille franciscaine, où prédomine nettement l’attention accordée à la personne sur la fonction (et notamment la fonction cléricale) ou l’activité exercée, qui n’est jamais l’activité-de-l’Ordre, celui-ci étant dépourvu d’activité spécifique et étant et se voulant en fait avant tout une Fraternité, comme il ressort à l’évidence du vocabulaire de saint François.

L’habit franciscain hier et aujourd’hui

On mesure la distance entre la mise de François et de ses premiers frères et ce qui est bien vite devenu « l’habit franciscain ». Figé, immuable au fil des siècles et sous tous les deux, malgré les coutumes et évolutions vestimentaires des civilisations et cultures – malgré aussi les quelques nuances introduites par les réformes successives... Que garde-t-il aujourd’hui de sa signification originelle ?

L’habit de l’Ordre exprime-t-il quelque chose de l’identité des frères mineurs ? Son anachronisme évident, bien loin de signaler aux yeux des hommes de nos pays des « frères », désigne plutôt des hommes d’un autre monde, totalement « à part » du commun, parfaitement étrangers à la vie réelle des gens. Il n’exprime pas davantage un « mineur », mais campe plutôt celui qui en est revêtu dans le personnage du Révérend Père, avec les égards et privilèges attachés à ce titre, pour qui le reconnaît encore. Et pour les autres, une sorte de notable, mystérieuse survivance en notre civilisation d’un âge depuis longtemps oublié.

Évoque-t-il du moins l’option des frères mineurs quant à leur situation dans le monde ? Certes, il signifie bien une rupture... mais d’abord d’avec ceux dont nous nous voulons proches : les pauvres, les petites gens, les exclus... sans posséder une claire signification du refus et de la contestation du monde de la richesse et du pouvoir. Sans doute, en certains pays, est-il encore populaire. Encore faudrait-il faire la part du folklore en cette popularité.

Il n’a plus, finalement, que la valeur d’un signe conventionnel d’appartenance à la famille franciscaine, perçu essentiellement par ses propres membres et de moins en moins par les autres hommes.

En outre, l’intention explicite de François, invitant dans la Règle les ministres à adapter la tenue des frères « aux temps, aux lieux et aux froides régions », ne semble guère conciliable avec une mise identique sous toutes les longitudes et latitudes et demeurée sans changement au cours des siècles... On se demande en vain à quoi et à qui cet habit est effectivement adapté... La réalisme avec lequel nos récentes Constitutions prennent acte de la nécessaire et légitime pluriformité du genre de vie des frères, selon les solidarités diverses, ne se concilie guère avec un « uniforme ». Uniformité et pluriformité ne sont-elles pas exactement contraires ?

Aussi, dans nos pays, la plupart des frères ne portent-ils plus guère l’habit de l’Ordre, au moins au-dehors. Tous, par contre, ont adopté le signe distinctif du Tau, que François lui-même choisit comme son signe, à partir du quatrième Concile du Latran (1215), qu’innocent III ouvrit en évoquant ce signe marquant de la croix les « pénitents ». « Le signe Tau avait sur tout autre sa préférence : il l’utilisait en guise de signature pour ses lettres et en peignait l’image sur les murs de toutes les cellules », « il en parlait souvent pour le recommander, comme s’il voulait mettre tout son zèle à imprimer ce Tau, selon la parole du prophète (Ez 9, 4), sur le front de tous les vrais convertis au Christ Jésus [1] ».

On peut souhaiter donner plus... d’étoffe au signe distinctif permettant aux membres de la famille franciscaine d’être identifiés. Du moins ce signe : signe de la croix, signe de la conversion au Christ, signe préféré de François, n’est-il pas équivoque. Par sa seule logique, il impose un style de vêtement, masculin, ou féminin, de notre temps, qui n’en contredise pas la signification.

Le comportement vestimentaire de saint François

Il serait justement fort éclairant de réfléchir longuement sur le comportement vestimentaire de François d’Assise. Ce n’est pas le lieu, mais retenons tout de même deux ou trois traits significatifs.

François, jeune, investit énormément dans son vêtement. Il consacre à son apparence beaucoup de ressources, en argent et en imagination, dans une recherche poussée d’apparaître, qui donne le change sur ce qu’il est réellement. « On eût dit à le voir le fils d’un prince et non d’un marchand », disent ses biographes. C’est précisément ce qu’il veut : paraître déjà ce que son ambition le pousse à devenir (chevalier, noble). Il s’ingénie à paraître ce qu’il n’est pas, mais rêve de devenir, et dont il joue le personnage à grands coups (et coûts !) d’apparences vestimentaires. Il consume sa jeunesse à tenter avec succès de se faire reconnaître par les autres tel qu’il lui plairait d’être – mais qu’il n’est pas et s’efforce vainement de devenir. Distorsion, rupture entre l’être et le paraître.

On comprend que la volte-face qui le détourne définitivement de son passé soit une démarche spectaculaire, d’ordre vestimentaire, pleine de signification. Sa « prise d’habit » est au vrai une « déprise », le dépouillement complet devant l’évêque d’Assise. Voilà renvoyés dans les bras de son père les restes des élégances qui l’affichaient « roi de la jeunesse » d’Assise. Voilà répudié le personnage qu’il a si intensément joué jusqu’alors. Voilà ramenée à sa vérité radicale, telle qu’en sa naissance, la personne de François, qui n’invoque plus désormais d’autre père que Notre Père qui est aux cieux. C’est de ce Père, par l’Église, qu’il reçoit son vêtement, qu’il ne choisit pas. Car comme l’évêque ne peut indéfiniment le garder dans les plis de son propre manteau, il lui fait remettre une vieille tunique de jardinier. François la reçoit et s’en revêt, fort à l’aise apparemment en ce pelage gris-beige, de nuance terreuse et cendreuse, qui convient à merveille à « Frère Âne », ainsi qu’avec un profond humour il appellera son corps. Comment signifier plus clairement la rupture avec le monde de l’argent, de la gloire et du prestige qu’il vient de consommer, comment se situer plus justement dans les rangs des laissés pour compte de la grande mutation économique et sociale de son temps ?

Dépouillement du personnage, expression de la vérité de la personne en son choix d’identité, manifestation de son option de rupture et de solidarité nouvelle. Voilà retrouvée l’harmonie de l’être et du paraître, au seuil d’une vie nouvelle.

Jusqu’à sa mort, François restera fidèle à la vieille tunique de jardinier. On peut aisément s’en convaincre devant l’un de ses derniers habits, conservé et exposé... en relique... à la basilique d’Assise. Vêtement si quelconque, si peu distinctif qu’il est immédiatement communicable au premier rencontré qui en a (à son avis) plus besoin que lui. Innombrables les habits que François sèmera au long des routes entre les mains d’hommes (ou de femmes !) en plus grande nécessité que lui-même. Au point d’épuiser la patience de son ministre... Un tel vêtement est bien loin alors d’être un « habit religieux », « le saint habit », uniforme sacralisé d’un Ordre.

Par manière de conclusion

Au reste, nul ne prétend le problème résolu. L’imagination et le souci de vérité devront inspirer des normes fermes et souples, qui restreignent l’éventail des fantaisies douteuses et explicitent davantage les exigences d’un vêtement qui exprime à la fois l’identité du frère mineur, sa juste situation dans le monde et son appartenance à la famille franciscaine.

Mais surtout, parce que le problème du vêtement des religieux découle de cet autre, beaucoup plus important, de leur identité et de leurs options de rupture et de solidarité, c’est en progressant dans la lucidité avec laquelle on se saisit et se situe soi-même que l’on trouvera aussi la juste expression vestimentaire de cette identité de situation. Encore cette expression devra-t-elle éviter de se figer et de se scléroser, pour évoluer au rythme non de la mode, mais de la société.

L’adéquation entre l’être et le paraître suppose évidemment que l’on sache d’abord clairement qui l’on est, pour discerner ensuite quelle apparence revêtir en vérité.

Un fils de saint François

[1Cf. Thomas de Celano, Tractatus de miraculis beati Francisci (= Celano, 3), n. 3 et Sanctus Bonaventura, Legenda maior Francisci, IV, 9.

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