Le service de l’autorité religieuse (II)
Mary Linscott, s.n.d.
N°1984-1 • Janvier 1984
| P. 27-51 |
Après avoir examiné dans une première partie (cf. Vie consacrée, 1983, 360-368) l’autorité religieuse telle que nous la découvrons en Jésus, dans l’Église et dans les instituts religieux, l’ancienne Supérieure générale des Sœurs de Notre Dame de Namur nous invite à étudier le service qui est celui de l’autorité dans le gouvernement religieux. Le modèle en est Jésus, Fils et Serviteur, chez qui autorité et service sont d’une seule venue. À sa lumière, nous voyons quelles doivent être les structures et leur expression constitutionnelle. Dans une troisième étape, Sœur Mary Linscott nous propose une sorte de bilan : aspects positifs, points faibles, questions encore pendantes.
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Le service de l’autorité dans le gouvernement religieux
Le modèle
Le modèle de l’autorité comme service est le Christ, le Serviteur de Yahvé. Celui auquel tout pouvoir est donné au ciel et sur la terre est aussi – et sans que cela atténue aucun des deux aspects – celui qui est venu pour servir, celui qui s’est « vidé » de lui-même, a obéi jusqu’à la mort sur la croix et a donné sa vie en rançon pour la multitude. C’est clair : en Jésus, il n’y a aucune contradiction entre autorité et service. L’une ne s’exerce pas au détriment de l’autre, il n’y a pas de tension entre deux extrêmes entre lesquels il faudrait chercher un équilibre. Jésus se meut avec aisance dans les deux attitudes, par exemple lors du lavement des pieds (Jn 13,12-15) ; il n’essaie jamais de justifier ni l’une ni l’autre. Chez celui qui est tout ensemble le Fils et le Serviteur, autorité et service sont d’une seule venue : ceci relève de l’essence même de son incarnation.
La visée de notre vie religieuse est la suite du Christ dans toute sa plénitude, mais il n’est pas douteux que nous rencontrons une certaine difficulté à le faire dans ce domaine. Cela peut venir de notre tendance à séparer autorité et service alors que lui ne le fait pas. Jésus perçoit la nature de ces deux réalités, il ne les confond pas mais il les unifie en lui. Nous avons tendance à les opposer et à devenir prisonniers des mots par lesquels nous les décrivons. Par exemple, dans nos idées comme dans notre langage, l’autorité est souvent un concept abstrait. Elle a pour synonyme le pouvoir, avec une connotation de seigneurie, de domination, d’une force qui tend aisément à l’oppression et à la violence. Son contraire est l’asservissement. De même, nous pensons au service comme à une fonction que l’on remplit ou comme à une action posée en vue d’aider autrui ; ce peut être un geste individuel aimable, comme de donner un coup de main à une vieille personne ; ce peut être une démarche d’utilité publique, comme de conduire un bus ou de venir au secours des gens en cas de besoin, comme le fait le service civil. Son synonyme, c’est une action ayant un sens ou un but. Cela implique parfois que l’on se trouve ou que l’on se place dans une situation inférieure. Le contraire du service, c’est le fait de commander. Nous avons en conséquence tendance à identifier l’autorité avec le pouvoir et la domination, qui sont l’opposé du service ; à cause de la connotation négative que nous attachons à cette idée d’autorité, nous essayons en fait d’éviter son exercice dans la vie courante, de le réduire, voire même de l’éliminer. Nous négligeons ainsi, sans doute avec pas mal de simplisme, les virtualités qu’elle renferme pour notre sanctification et la fécondité de notre apostolat.
Or le Christ possédait l’autorité, il en usait, il n’hésitait pas à en parler ni à la conférer à d’autres. Bien loin de diminuer sa capacité de service, cette attitude l’enrichissait. Peut-être devrions-nous regarder de plus près pourquoi ce qui nous apparaît contradictoire ne lui faisait aucune difficulté. La clef de la réponse se trouve probablement dans son amour total pour le Père. Le Serviteur de Yahvé est aussi le Fils ; tout ce que possède le Père est à lui (Jn 16,15) ; il fait toujours ce qui plaît au Père (Jn 8,29) ; il se « vide » de lui-même pour accomplir la volonté du Père avec joie, dans l’amour et dans l’unité parfaite avec lui, jusqu’à la croix et la résurrection. Il est à la fois moindre que le Père (Jn 14,28) et égal à lui (Jn 10,30), distinct du Père et un avec lui (Jn 1,1). Pour Jésus, le corrélatif de serviteur n’est pas maître, mais Père, même sur la croix ; il est tellement un avec le Père que toute l’autorité et tout le pouvoir de celui-ci sont aussi les siens. Il les exerce en union avec le Père, dans l’amour, en explicitant qu’ils ne lui appartiennent pas en propre (Jn 10,37-38), mais, pour ce motif, il les exerce de façon d’autant plus effective et toujours pour les buts voulus par le Père.
Telle est la réalité mystérieuse dans laquelle doit entrer l’exercice de l’autorité dans la vie religieuse. Ce n’est que dans une étroite union à la personne du Christ, dépendant du Père et envoyé par lui, que nous pouvons trouver cette simplicité, cette pauvreté de cœur et cette générosité capable d’avoir assez de courage pour exercer franchement l’autorité comme Jésus l’a fait et de servir par le fait même d’agir de la sorte. Le gouvernement devient alors un moyen de développer efficacement la puissance et l’amour de Dieu dans la vie de tous les membres de l’institut. Il concourt à l’achèvement du projet de Dieu sur nous et nous rend capables de mener à bon terme la mission qu’il nous confie.
Parce que l’autorité-service du Christ est pascale, elle ne peut se prolonger dans la vie religieuse que par une union avec lui, qui sera donc une participation à sa passion comme à sa résurrection. Dans ce domaine, il n’existe pas de « raccourci ». Si l’autorité doit être service au sens chrétien du terme, elle le sera en union avec le Serviteur souffrant. Ce n’est qu’à partir de la croix que l’autorité peut servir. Mais, en conséquence, elle connaîtra aussi la joie et la fécondité de la croix et elle sera source d’espérance et de force pour ceux qui l’exercent comme pour ceux qui l’acceptent. Par-dessus tout, cette dimension de foi est ce qui distingue l’autorité religieuse de toutes les autres formes de pouvoir ou de « leadership » et des procédures d’organisation avec lesquelles on la confond si souvent.
Lorsque cette dimension de foi a été saisie dans le Christ, combiner une autorité personnelle effective, requise pour que le vœu d’obéissance puisse être vécu, avec un authentique service chrétien et une vraie liberté ne constitue plus un problème. Puisque « vivre, c’est le Christ », nous découvrons que lui-même nous fournit la solution non par une imitation extérieure, mais par son habitation en nous et son action transformante. Ce n’est plus nous qui vivons, mais le Christ qui vit en nous (Ga 2,20). Il vit en nous à la fois avec l’autorité et le service du Fils-Serviteur. En conséquence, nous serons vraisemblablement amenés à regarder nos propres problèmes d’autorité et de service en restant à son niveau et nous serons moins enclins à les résoudre à des niveaux qui restent en deçà de ces vues de foi. Nous serons moins portés à sauter d’un légitime rejet de l’autoritarisme à des alternatives par trop égalitaires, qui engendrent nécessairement la confusion et mettent en danger des valeurs religieuses fondamentales. Nous aurons moins peur d’affirmer l’autorité, d’indiquer clairement qui l’exercera et de rendre cet exercice effectif. Tout ceci concourt à une maturité spirituelle croissante ; là où on la trouve, les structures de gouvernement sont simples et enracinées dans la foi. En les vivant, nous nous découvrons libres, pacifiés dans nos cœurs, étant donné que la liberté et la paix sont deux dons spécifiques de l’autorité du Christ ; nous nous sentons aussi appelés à vivre les valeurs les plus profondes de notre vie. Si ce n’est pas le cas, nous avons la responsabilité de poser la question : pourquoi pas ?
Structures et style de l’autorité religieuse
Il appartient à chaque institut, en union avec l’Église, de déterminer quelles sont les structures qui expriment le mieux, dans son propre cas, la valeur d’autorité. Des structures sont nécessaires parce que l’obéissance vouée est plus qu’une disposition du cœur, elle est cette disposition exprimée en acte à l’intérieur d’un cadre ecclésiastiquement approuvé. C’est ce qui la distingue de l’obéissance chrétienne demandée par le baptême. Ce cadre est fourni par les structures d’autorité et d’obéissance décrites dans les constitutions approuvées par l’Église. En approuvant des constitutions, l’Église donne l’autorité nécessaire pour une vie d’obéissance vouée destinée à nourrir en plénitude les valeurs de la vie selon les vœux.
Ces valeurs doivent être entretenues grâce à des structures stables, reflétant de saines priorités. La stabilité des structures est requise pour une croissance paisible ; elle découle habituellement de la continuité avec l’identité et les saines traditions de l’institut. Une telle stabilité n’est pas stagnation. Au contraire, elle marche avec la vie dans une continuité organique ; elle reflète une continuité qui garde sa consistance tout en permettant les nécessaires évolutions. Si cette continuité est perturbée par des changements brusques ou violents, l’équilibre est rompu, au détriment de la croissance comme de l’identité. L’une et l’autre souffrent également si l’on confond les priorités. Celles qui sont propres à la vie religieuse sont claires : progresser dans l’expérience et la suite du Christ qui nous a appelés, nous consacrer à lui et partager en communauté la mission qui répond à un charisme déterminé reconnu par l’Église. Les structures d’autorité doivent en être le reflet ; elles ont à être christocentriques non en paroles seulement, mais en acte. Un institut religieux n’a pas, dans ses structures, les mêmes priorités que d’autres organismes. Une banque est structurée en vue d’être une bonne banque, pas un club de football. Une école est structurée en fonction des priorités de l’éducation ; une firme commerciale l’est d’après les impératifs de l’efficacité économique ; un parti politique s’organise compte tenu de ses buts et de son orientation.
Pour une bonne part, les structures sont déterminées par les principes, l’histoire, les objectifs et leur importance relative, les besoins, les ressources concrètes et les circonstances du moment ainsi que par un certain nombre d’impondérables ; pour l’essentiel toutefois, elles devraient répondre aux priorités. Dans le cas d’un institut religieux, les structures sont au service d’un groupe qui existe pour Dieu, pour l’Église, pour la vie en Jésus de ses membres et pour la participation à la mission du Christ partout où elle se présente. Cela implique qu’à tous les niveaux les structures d’autorité veuillent promouvoir l’unité, le développement spirituel et humain des membres de l’institut et l’efficacité dans la mission. Ces structures doivent le faire d’une manière unifiée et équilibrée, car ces valeurs sont interdépendantes. Insister sur l’une d’entre elles au détriment des autres peut avoir un effet destructeur. D’autre part, une autorité convenablement structurée de façon à promouvoir un heureux équilibre de ces valeurs est un élément d’une grande efficacité pour le bien-être d’un institut religieux et pour la fécondité de sa mission.
Assurer ce point est la première des priorités qui s’impose au gouvernement. Ceci signifie qu’à chaque niveau (général, provincial et local) l’autorité doit être clairement située : son détenteur doit être une personne dont la responsabilité première est de promouvoir l’unité pour laquelle le Christ a prié, d’encourager le développement de sa vie en chacun de ceux auxquels s’étend l’autorité du responsable et de favoriser une fidélité créative envers sa mission dans les circonstances concrètes, conformément à l’esprit, aux traditions et aux constitutions de l’institut. En pratique, l’exercice d’une telle autorité s’étend à une multitude de choix. Selon les cas, il exigera réflexion, prise de contact, remarques, arbitrage, discernement, écoute prolongée, attention aux détails, information, accompagnement, dialogue et parfois aussi décision. Qu’est-ce qui passe en premier lieu ? Comment agir ? Et avec qui ? De bonnes structures procurent une aide valable pour répondre à ces questions, démêler l’ordre des priorités et rappeler que c’est en maintenant fermement la réalité totale de la vie religieuse dans son contexte christologique que l’on peut arriver à une conclusion valable, quelle que soit la diversité des cas qui se présentent.
Quelques brèves remarques sur les structures en général nous semblent à leur place ici.
Tout d’abord, c’est dans la foi qu’il faut les déterminer et s’en servir. C’est une erreur de croire que la foi puisse être simplement présupposée ou qu’elle ne doive pas être rappelée lorsque l’on traite de matières de gouvernement. Tout au contraire, sans un rappel constant de la foi, l’élément christique peut disparaître de cet aspect de la vie plus facilement que de n’importe quel autre. La situation devient alors particulièrement dangereuse : la forme fondamentale qui assure l’identité même de la vie religieuse n’est plus disponible pour évaluer et critiquer d’autres modèles de structures qui, malgré leur attrait, n’ont parfois que peu à faire avec la vie religieuse elle-même.
Une autre remarque est que les structures ont à se conformer à des normes ecclésiastiques telles que l’autorité et la responsabilité personnelles, la relation correcte entre le conseil et le supérieur, le respect de l’intégrité des consciences, etc. La loi générale de l’Église fait preuve d’une grande ouverture dans ce domaine ; elle laisse beaucoup de latitude aux différents instituts, mais les structures de gouvernement font toujours l’objet d’un dialogue avec le Saint-Siège, qu’il s’agisse des débuts de l’institut ou de modifications subséquentes de ses constitutions. Nul ne reçoit un blanc-seing pour aller seul de l’avant en ces matières, car ce serait contraire à la nature même du corps ecclésial.
En troisième lieu, malgré la simplicité qui est une caractéristique commune en cette matière, les structures d’autorité qui conviennent à des religieux déterminés sont une affaire interne de leur institut. Dans le processus qui donne forme à ces structures, il n’est pas exclu que se dessine un modèle qui puisse avoir quelque chose à offrir à d’autres démarches de vie ; en pareil cas, il s’agit toutefois d’une coïncidence. Quand elle ne se produit pas, ce n’est pas nécessairement le signe d’une déficience dans la structure en cause. Le critère pour juger de sa bonté est qu’elle soit appropriée à la promotion de la vie religieuse conformément au charisme et aux traditions de l’institut qui l’adopte.
Finalement, les structures religieuses sont personnelles en ce sens qu’elles sont au service d’une autorité personnelle. L’obéissance religieuse se donne à des personnes individuelles revêtues d’autorité, non à des groupes ou à des documents. Nous devons nous rappeler ceci à nous-mêmes de temps en temps et nous souvenir aussi que l’on peut mésuser des meilleures structures et qu’une personne dévouée et compétente est capable de rendre de bons services malgré des structures défectueuses. Le premier de ces cas n’est pas un argument pour évacuer les structures nécessaires et le second ne justifie pas le maintien de structures médiocres.
Dans l’hypothèse de structures saines, une grande liberté peut exister dans le style de leur mise en œuvre ; c’est probablement dans ce domaine que les progrès les plus notables ont été accomplis depuis qu’Ecclesiae sanctae a insisté sur la nécessité de la consultation et d’une large participation. Le fait que l’autorité religieuse soit remise à des personnes individuelles n’a jamais signifié que celles-ci agissaient en solitaires. Cela n’a jamais été synonyme d’autoritarisme, quelque autoritaires que certains supérieurs aient pu être et puissent encore l’être, malgré le changement actuel des mentalités. L’Église a longuement insisté sur le partage des responsabilités et les limites de l’exercice de l’autorité : cela découle à l’évidence de la nécessité des conseils et des prescriptions concernant les chapitres généraux. Les religieux ont toujours porté la responsabilité de leur propre institut, mais, en fonction de leur culture et de ses traditions, ils ont souvent exercé cette responsabilité principalement par la prière, par des échanges d’informations lors de certaines fêtes et autres grandes occasions et par leur participation aux élections aux niveaux provincial et général. Vatican II a toutefois rappelé les principes du partage de l’autorité et de la subsidiarité. Coïncidant avec l’apparition de nouveaux moyens de communication et avec de puissants mouvements de fond agitant les sociétés plus organisées, ce rappel amena des changements considérables. Les structures de la prière commune furent souvent modifiées ; les échanges informels de renseignements cédèrent la place à des publications plus centralisées et plus officielles, mais fréquemment de caractère moins personnel ; les chapitres généraux, pour un temps du moins, prirent une importance qui rejetait dans l’ombre leur vraie nature, qui est d’être un des organes ordinaires par lesquels l’institut exerce sa responsabilité dans son développement progressif et la continuité de sa direction. Ils devinrent une sorte de place publique, de forum. A présent, de nombreux instituts tendent vers un meilleur équilibre : dans celui-ci, une large consultation fait partie des structures normales, mais il est aussi reconnu (ce qui est affaire de bon sens) que n’importe qui n’est pas capable de n’importe quoi et que, dans les instituts de vie apostolique, l’engagement demandé aux sœurs ne doit pas viser à un rendement maximum, mais à une participation la meilleure possible, si l’on veut que l’apostolat continue de façon effective. Après avoir mûrement réfléchi au problème, certains instituts veillent à une large participation des sœurs aux moments clefs où il s’agit de fournir des idées, de faire jaillir des suggestions (brain-storming), d’esquisser des lignes de conduite, d’exprimer des opinions sur des projets qui orienteront les activités des sœurs ou, enfin, d’évaluer ce qui a été fait ou projeté. Mais on y laisse les détenteurs de l’autorité libres d’agir dans le cadre des constitutions et avec une délimitation claire de leur responsabilité. Un style basé sur la participation requiert le fondement que procure une autorité effective, il demande de bonnes structures et une claire compréhension des interrelations. Lorsque ces conditions ne sont pas réalisées, l’effet est négatif et tend à produire une érosion des valeurs qui est source de malaise. Mais, si ces conditions sont réalisées, pareil style de gouvernement représente l’un des plus positifs parmi les développements qui se sont produits depuis 1965.
L’expérimentation de divers styles dans la manière d’agir a d’abord été tentée, au début des années 1970, dans un climat de réaction ; ensuite, elle a fait l’objet d’une évaluation à la fin de cette décade. Des résultats intéressants apparaissent dans les textes des constitutions actuellement présentées à Rome. Il semble clair que ceux qui ont actuellement l’autorité ont la possibilité de choisir une manière de l’exercer qui peut s’appuyer sur une collaboration dont leurs prédécesseurs ne jouissaient pas. Ceci ne résulte pas seulement du fait que plusieurs congrégations accordent plus aisément délégation d’une certaine autorité à des groupes spéciaux pour la formation, les finances, l’apostolat, le développement personnel ou la communication ; ces mêmes congrégations perçoivent aussi plus nettement le service propre de l’autorité et concentrent davantage celle-ci sur les priorités qui lui sont propres. Les rapports sont mieux définis, la participation est plus réaliste et le niveau de la confiance est plus élevé. Il y a quelques années, on insistait beaucoup sur le style et particulièrement sur le style de travail en équipe, en groupe ou comme ensemble, parfois aux dépens des buts et des structures, et d’une manière qui pouvait restreindre une vraie liberté dans le travail. Le pendule oscille maintenant dans une autre direction : les constitutions tendent vers une plus grande clarté et plus de simplicité dans leurs dispositions essentielles. Elle s’intéressent davantage aux principes fondamentaux et aux structures de base. De la sorte, elles laissent une bien plus grande liberté de style.
Expression constitutionnelle
Pour assurer le service que l’autorité rend à la vie religieuse, les constitutions doivent s’exprimer clairement dans trois domaines principaux : les dispositions, la procédure, la terminologie. Un texte constitutif doit être complet, réalisable et clair ; ce sont, pour lui, trois qualités primordiales. Pourvu que l’objectif d’un institut soit net et que ses membres soient d’accord sur son identité et les valeurs qu’ils considèrent comme fondamentales, celui-ci est habituellement capable d’expliciter sa réflexion sur le Fils-Serviteur en des termes qui reflètent à la fois la tradition vécue, la réalité perçue par les sœurs et la loi commune de l’Église. Mais les dispositions et la procédure doivent être dépourvues d’ambiguïté.
Quelles que puissent être les normes individuelles, certaines dispositions concernant l’autorité religieuse paraissent communes à tous les instituts de vie active. L’une est l’assurance que l’on trouvera, à chaque niveau, une autorité personnelle conforme aux constitutions et répondant au vœu d’obéissance des membres. C’est ce que l’on appelle l’autorité ordinaire. Elle est exercée, pour la durée de leur mandat, par des religieux individuels (supérieurs général, provincial et local), nommés pour une période limitée et dans les conditions marquées par les constitutions. L’autorité ordinaire ne peut pas être totalement déléguée. Elle demeure, que le chapitre général soit ou non en session, et elle ne cesse que lorsque la sœur qui l’exerce est sortie de charge. De façon extraordinaire et de nouveau conformément aux constitutions, l’autorité est exercée par le chapitre général lorsqu’il est en session. Il est entendu que le chapitre général est un organisme expressément prévu comme représentatif de la congrégation tout entière. Avant d’être réuni et après sa clôture, il n’existe pas comme tel ; de plus, au moins dans les instituts de vie apostolique, il n’y a pas de chapitre permanent. Toutefois, quand il est en session, le chapitre général exerce l’autorité suprême dans la congrégation, bien que de façon extraordinaire.
D’autres organismes, tels les chapitres provinciaux ou régionaux, ont exactement l’autorité que les constitutions, comme éléments de la loi propre de la congrégation, leur accordent. Du fait de leur charge, les conseils et leurs membres ne reçoivent pas d’autorité personnelle, bien que les constitutions doivent indiquer les cas où le supérieur a besoin de leur vote délibératif pour la validité de ses actes. Des assemblées élargies, des rencontres interprovinciales, des réunions de communauté n’ont pas d’autorité, à moins que celle-ci leur soit expressément déléguée ou que, de temps immémorial, les coutumes reçues dans la loi particulière de l’institut en aient disposé autrement. Compte tenu de ces orientations générales, il est habituellement possible de voir clairement à qui est confiée l’autorité dans la congrégation : il suffit de se demander qui fait quoi et dans quel but, pour combien de temps, en rapport avec qui et avec quelle responsabilité.
Comme nous venons de le dire, les « dispositions » précisent qui sont les responsables, quelle est leur autorité et dans quel but ils la reçoivent. La procédure, elle, s’occupe de la manière dont on l’exerce. C’est un point particulièrement important de nos jours, surtout en ce qui concerne les formes d’engagement et les modes opératoires. Dans une congrégation religieuse, le motif qui commande l’engagement des membres est un motif de foi. Ceci ne touche pas la nature de l’autorité personnelle, mais garantit qu’elle sera exercée dans la persuasion que l’Esprit Saint agit en chacun de nous et peut parler par chacun de nous. La procédure par laquelle on aboutit aux décisions majeures devrait donc permettre à cette voix d’être entendue. Ceci peut exiger beaucoup de temps et de patience, spécialement dans des congrégations internationales répandues en de nombreuses contrées ; mais, si notre foi signifie quelque chose pour nous et si nous avons choisi ce type de procédure, nous avons à être contents d’avancer au pas du Seigneur plutôt qu’au nôtre. Si nous désirons une décision plus rapide (et nous pouvons avoir pleinement raison de le souhaiter), nous devons regarder honnêtement cette situation en face lors du chapitre et reconnaître qu’une consultation complète n’est pas possible pour nous. L’alternative doit être pesée et un choix doit être fait. Cela écartera la confusion et le désarroi qui peuvent se produire lorsque la consultation, acceptée en principe, s’avère de fait irréalisable en pratique.
Les procédures adoptées devraient refléter l’attitude du Christ, à la fois Serviteur et Fils, dans la manière dont elles s’adaptent à la réalisation de leurs objectifs et au respect des valeurs religieuses. En conséquence, elles ne deviendront pas un but en soi ou ne prendront pas une importance qu’elles ne sont pas censées avoir. Elles ne sont que des moyens pour une fin, sans plus. C’est pourquoi, pour leur plus grande part, elles ne devraient pas figurer dans les constitutions. A part les procédures essentielles des élections du chapitre général, leur place est dans un directoire.
La clarté des dispositions et des procédures a besoin d’être complétée par celle de la terminologie. Le vocabulaire que nous employons pour l’autorité et le gouvernement religieux s’est considérablement modifié durant ces dernières années. Il est difficile de dire dans quelle mesure ces changements proviennent de la confusion régnante et dans quelle proportion ils ont contribué à l’accroître. Qu’il y ait de la confusion dans ce domaine, c’est évident. Elle semble provenir de diverses sources : l’emploi d’un « jargon » vite passé de mode ; le fait de forger des mots, d’attribuer des significations qui nous sont propres à des termes qui ont un autre sens dans la vie courante ; un langage imprécis et la substitution d’expressions inadéquates à celles qui ont un sens objectif reçu. Nous n’avons pas à étudier ici l’impact du langage sur la réalité et de celle-ci sur celui-là. Il doit nous suffire de remarquer que l’influence joue dans les deux sens (un fait qu’il faut avoir présent à l’esprit lorsque l’on révise des constitutions).
Un texte de constitution représente un type particulier de document ; celui-ci doit se caractériser par la clarté, la plénitude et l’exactitude de l’expression. Ceci ne diminue nullement sa qualité spirituelle ni sa capacité d’être source d’inspiration et d’encouragement. Par contre, ceci détermine le style approprié à ce but. Si nous écrivons de la poésie, nous pouvons largement exercer notre créativité dans le langage ; pour des récits, nous pouvons viser à un style pittoresque ; si nous composons des mots croisés, il nous est loisible de chercher des définitions originales. Mais si nous rédigeons des constitutions, notre formulation doit être exacte et sans ambiguïté. Il y a à cela trois raisons principales : les membres de l’institut ont droit à un texte clair et sans équivoques, qui signifie ce qu’il veut dire et puisse permettre des prévisions pour l’action ; les constitutions sont prévues non seulement pour le moment de leur rédaction, mais encore pour un avenir d’une durée considérable et doivent en conséquence être exprimées dans une langue capable de supporter l’épreuve du temps ; elles sont un document officiel accepté par la congrégation et approuvé par l’Église, elles appartiennent donc à l’ensemble des écrits techniquement concernés par le droit commun. Dans la plupart des professions, il existe une terminologie reçue et couramment employée pour les communications : par les docteurs pour la médecine, les ingénieurs dans la construction, les juges s’il s’agit de loi. De même l’Église, dans son Code et dans les documents qui s’y rapportent, se sert d’une terminologie reçue, « dont le sens est précis.
Dans un contexte technique, il est donc déraisonnable de remplacer cette terminologie par une autre, moins claire ou de signification inadéquate. Par exemple, les mots chapitre, conseil, communauté locale, élection, nomination, consultation ont chacun, dans la terminologie ecclésiastique, un contenu et une signification que n’ont pas les mots groupe, bureau (board), résidence, sélection ou choix, dialogue. Dans de nombreux cas, les mots de la seconde série ne peuvent pas remplacer ceux de la première sans détriment pour la clarté et la précision. On comprend que l’on soit en réaction contre certaines expressions, mais les termes que l’on souhaite éventuellement leur substituer devraient être au moins aussi exacts que ceux qu’ils sont destinés à remplacer. Nous pouvons certes ne pas désirer avoir de « supérieur » à l’échelon local, même si nous y souhaitons l’autorité ordinaire et le service d’un supérieur pour la communauté ; mais il nous faut bien reconnaître qui ni coordinateur, ni « leader », ni président, ni chargé de fonction, ni responsable ne traduisent ce que « supérieur » représente dans le langage ecclésiastique. On rendrait assurément un grand service à certains si l’on trouvait un terme plus acceptable pour eux. Mais, pour le moment, nous sommes coincés entre l’impopularité d’un terme et l’imprécision des autres.
Parce qu’un supérieur général est tenu de gouverner selon les constitutions, il est nécessaire que celles-ci soient claires et précises. Cependant on trouve fréquemment dans les textes constitutionnels des imprécisions de vocabulaire. Réalisons-nous, par exemple, qu’un vote décisif oblige le détenteur de l’autorité à agir, alors qu’un vote délibératif n’a pas cet effet ? qu’une décision n’est presque jamais prise par le supérieur majeur et son conseil, mais bien par le supérieur majeur avec le consentement ou le vote de son conseil ? qu’un conseil n’agit pas collégialement, sauf en de rares occasions prévues par les constitutions ? que le supérieur général est beaucoup plus que le plus haut fonctionnaire chargé de l’ exécution des décisions prises dans la congrégation ? que le chapitre général n’est pas seulement un corps législatif ? que l’accord (consensus) n’implique pas à lui seul décision ? Ces points et beaucoup d’autres du même genre pourraient apparaître comme des minuties purement techniques, mais le fait est qu’ils représentent le genre de choses capables de provoquer tension et souffrance, parce que, dans la vie courante, ils ne s’expriment pas clairement sur des sujets où la clarté est requise. En conséquence, l’exercice de l’autorité et la collaboration avec celle-ci risquent d’en devenir pénibles.
L’autorité dans la vie religieuse aujourd’hui
Progrès
Ce que nous venons d’exposer peut paraître fort éloigné du mystère du Fils-Serviteur, qui se situe au cœur même de l’autorité dans la vie religieuse. Cependant, le fait de descendre à des détails de terminologie nous rappelle que le Seigneur, selon l’expression de Julienne de Norwich, a vraiment pénétré « jusqu’au fond de notre indigence ». Rêves et valeurs, vérités théologiques et dynamismes pratiques, procédures, structures et jusqu’au vocabulaire lui-même, tout cela est impliqué dans la vie d’obéissance que nous avons promise aux détenteurs de l’autorité.
L’une des tendances les plus positives dans la vie religieuse à l’heure actuelle consiste en ceci : l’autorité y est de plus en plus considérée comme une participation au mystère du Seigneur pascal, qui est tout ensemble service et responsabilité. Lorsque ceci est perçu, avec sa double implication de la croix et de la résurrection menant à l’effusion de l’Esprit, l’exercice de l’autorité est fécond. Celle-ci est assumée avec simplicité, dans une authentique pauvreté et ouverture de cœur, et elle est acceptée avec foi. Ceci ne veut pas dire que des erreurs ne se produiront pas. Seuls les morts en sont exempts. Mais cela implique l’empressement à apprendre et un exercice de l’autorité qui soit réel. C’est aussi une autorité qui se situe au cœur même de la communauté, non au-dessus ou en dehors d’elle. Comme ce mouvement gagne en vigueur, on trouve plus de religieux prêts à accepter la responsabilité de l’autorité que ce n’était le cas il y a dix ans. Qui plus est, en de nombreux endroits, ils y sont encouragés par une estime renouvelée de leurs compagnons religieux envers la nécessité de l’autorité pour une vie religieuse convenablement vécue. Un autre élément positif dans cette évolution apparaît dans la rédaction finale des constitutions (travail auquel de nombreuses congrégations sont actuellement occupées) : le rôle du religieux qui exerce l’autorité est beaucoup plus clairement décrit qu’il ne l’était dans les orageuses années 1970.
Autre élément positif : on a débarrassé le concept d’autorité des surcharges qui s’y étaient ajoutées au cours des temps et on a dégagé ses dimensions essentielles. Ceci se traduit dans le genre de qualités auxquelles on fait attention pour un futur supérieur et dans ce que l’on attend de lui. L’époque où le détenteur de l’autorité était virtuellement supposé tout connaître et tout savoir faire, être « tout pour tous » (en un sens auquel saint Paul n’avait jamais pensé), cette époque est révolue, Dieu merci ! Il persiste certes encore un problème résultant d’une certaine confusion entre autorité et « leadership », mais, dans l’ensemble, la notion actuelle de l’autorité révèle un net progrès par rapport à ce qu’elle était il y a peu encore. Moins de religieux ont de réelles difficultés à son égard, moins encore la rejettent entièrement ; quant à ceux qui le font, ils ont tendance à avoir des problèmes plus profonds que des questions d’autorité et d’obéissance. Je ne dis pas que, du fait que le concept est admis plus volontiers, l’autorité et l’obéissance en sont devenues plus aisées à vivre ; je note simplement que l’admission croissante de la notion pourrait bien conduire à une acceptation plus profonde de la réalité.
Cela signifie que l’autorité religieuse a de meilleures chances d’atteindre son but et d’être probablement plus appréciée pour son efficacité que pour sa compétence. Tant que les critères étaient largement fonctionnels, on attendait de l’autorité qu’elle soit compétente, qu’elle fasse que les choses soient faites, qu’elle assure que tout « tourne rond ». Maintenant que son vrai rôle émerge plus clairement, on voit qu’elle est nécessaire pour son efficacité, c’est-à-dire pour l’aptitude qu’elle possède, à cause de sa relation au Christ, de permettre à la congrégation d’atteindre son but. Assurément les choses à faire seront exécutées, tout tournera plus ou moins rond et la compétence restera toujours une valeur utile, mais nous prenons conscience que ce n’est pas pour cela que nous avons besoin de l’autorité religieuse. Elle nous est nécessaire pour la vie religieuse elle-même. Elle nous ramène avec insistance à la dimension de foi et à cette vérité que la raison pour laquelle la vie religieuse existe, c’est le Christ pascal.
Points faibles
Comme toute entreprise humaine, l’effort de renouveau des structures de l’autorité a ses points forts, mais aussi des faiblesses. Celles que je relève ici ne sont pas les seules ; ce sont simplement trois domaines où ces faiblesses sont particulièrement apparentes et dangereuses. Mes observations s’appuient sur l’étude des constitutions révisées (principalement celles qui furent présentées en anglais) et sur mes échanges avec les congrégations qui les avaient soumises.
Un premier point faible consiste dans une certaine peur de l’autorité. Il peut arriver que le mot apparaisse dans un texte, mais que la réalité soit notoirement absente. Les dispositions prises sont telles qu’il n’existe pas d’autorité effective : le détenteur de l’autorité verrait ses efforts pour l’exercer virtuellement neutralisés par toute une variété de groupes qui lui font contrepoids. Ceci représente un cas extrême et heureusement rare, mais il existe et reflète souvent, sans que l’on en ait pris conscience, un faible degré de confiance dans l’autorité plutôt qu’un désir, maladroitement exprimé, de participation à celle-ci.
Plus souvent, la faiblesse provient de l’identification de l’autorité au service d’une manière qui absolutise le second sans laisser place à la vraie nature de la première. Assurément, l’autorité est un service, mais elle ne l’est qu’en étant elle-même : s’il n’y a pas d’autorité effective, il n’y a pas de service d’autorité. Une autorité diluée ou si largement répandue qu’elle en devienne inefficace, une autorité noyée dans un imbroglio excessif de contrôles et de contrepoids ne peut plus être un service. Ce qui souffre, en pareil cas, c’est la vie d’obéissance vouée, qui est une valeur fondamentale, et, par voie de conséquence, l’efficacité de la communauté et sa mission.
Une seconde source de faiblesse réside dans une tendance à traiter de l’autorité plus ou moins en dehors du contexte de la foi. On remarque parfois que toutes les références à la foi, aux valeurs spirituelles, au charisme et au Seigneur lui-même cessent lorsqu’on arrive au chapitre sur le gouvernement. Il se peut que des textes constitutionnels accolent à une excellente formulation, à la fois spirituelle et juridique, de tous les autres aspects de la vie religieuse des dispositions sur le gouvernement qui sont de pure organisation.
Cette forme de sécularisme se traduit souvent dans le recours à des structures et à un langage plus proches du monde des affaires ou de la politique que des valeurs de consécration de la vie religieuse. Ceci ne veut pas dire que les sciences humaines, les procédures du monde des affaires et les structures de la politique n’aient rien à nous apprendre, au contraire. Mais, en nous mettant à leur école pour adopter ce qu’elles ont de bon, nous avons à nous rappeler qu’elles sont orientées vers des objectifs différents des nôtres et qu’elles ont été pensées pour atteindre d’autres buts. Les valeurs courantes sur lesquelles elles s’appuient sont souvent très différentes de celles de la vie religieuse.
En troisième lieu, il y a affaiblissement de l’autorité dans tous les cas de confusion, que ce soit dans les modèles ou dans les rapports. Les modèles de gouvernement ne ressemblent pas à des costumes, que l’on peut choisir à sa taille et changer quand la mode évolue. Chacun est étroitement lié au charisme de l’institut qu’il traduit. Il correspond aux valeurs profondes qui donnent son identité à cet institut ; on ne peut le modifier fondamentalement sans altérer celles-ci. De plus, le type de gouvernement proposé par l’institut et reconnu par l’Église dans l’approbation des constitutions « fait bloc » : ceci veut dire qu’il a une cohérence interne qui lui donne son unité ; il en résulte une relation positive équilibrée entre les diverses parties et de chacune d’elles à l’ensemble. Une congrégation qui accorde beaucoup d’importance à la disponibilité pour la mission aura besoin de mobilité apostolique et devra probablement se donner des structures comportant un haut degré de centralisation, une autorité capable d’agir rapidement en cas de besoin et un style de vie qui équilibre la nécessité de la consultation et de la participation avec les exigences de l’action. Une congrégation qui accorde la priorité à la participation de ses membres structurera son autorité de façon à permettre de larges consultations et elle devra accepter la démarche plus lente et la limitation des activités que cela implique nécessairement. Cette congrégation aura moins de mobilité et, sans doute, un fort degré de décentralisation. L’un ou l’autre modèle est acceptable pourvu qu’il soit cohérent avec lui-même et corresponde au caractère propre et à l’esprit de la congrégation. Mais les difficultés apparaissent lorsqu’une congrégation modifie ses structures de gouvernement en s’efforçant d’atteindre le but visé par un de ces modèles avec les moyens employés par l’autre. La mobilité apostolique peut être handicapée par une participation exagérément étendue, mais une consultation partielle et fragmentaire est souvent plus nocive que pas de consultation du tout. Par ailleurs, c’est la participation qui se perd si une structure traditionnellement décentralisée est soudain « serrée à bloc » au nom de la mobilité apostolique.
Le même principe s’applique en ce qui concerne des procédures telles que les nominations et les élections. Ces manières de faire ne sont pas interchangeables à volonté, étant donné qu’habituellement elles sont liées à toute la structure et à la tradition de la congrégation. Si un chapitre général souhaite introduire des changements sur ce point, il devra le faire dans le cadre d’une appréciation d’ensemble du but et de la tradition de sa congrégation aussi bien que de ses besoins actuels. Il faut prendre en considération tout autant les implications de ces changements pour les valeurs qui y sont engagées que les effets prévisibles aux divers niveaux du gouvernement.
La confusion des rapports entre les diverses instances est un point auquel il faut faire attention : on la rencontre notamment dans les relations des supérieurs majeurs avec leur conseil, particulièrement au niveau du généralat. Deux principes fondamentaux devraient être admis : le supérieur majeur exerce une autorité qui lui est personnelle ; personne, dans une institution chrétienne, ne devrait être incité et encore moins forcé à agir contre sa conscience. Si la distinction entre le supérieur majeur et son conseil est claire, il n’y aura pas de problème en ce qui concerne ces principes. Alors en effet, le caractère consultatif du conseil est respecté ; en cas de vote délibératif, il est entendu que le supérieur ne peut pas agir contre lui, mais qu’il n’est pas non plus obligé de poser l’acte conforme à ce vote. Il a besoin de celui-ci pour la validité de son action, mais, si la majorité se prononce contre ce qu’il proposait, il reste libre de s’abstenir d’agir et ne se trouve donc pas dans une situation où le vote de son conseil le forcerait à poser un acte qu’il ne peut approuver. Par contre, si le supérieur majeur et son conseil ne sont pas clairement distingués l’un de l’autre, le vote sur les points pour lesquels les constitutions le requièrent risque d’être plus décisif que délibératif. Dans ce cas, le supérieur majeur peut être obligé d’agir selon l’avis de la majorité, qu’il soit ou non d’accord avec cette décision. Une pareille situation doit avoir été prévue avec grand soin, sinon l’autorité du supérieur n’est pas libre et sa conscience peut être soumise à des contraintes, ce qui ne devrait pas être. Notons en passant qu’actuellement beaucoup d’affaires se règlent grâce à une discussion suivie d’un accord, que le droit canonique requiert au moins un vote collégial pour les cas de renvoi, mais qu’il existe toujours un certain nombre de matières pour lesquelles un vote délibératif est demandé. Ceci a pour but d’assurer que la richesse des opinions des conseillers soit mise au service de la congrégation.
Une dernière confusion courante provient de l’assimilation de l’autorité au « leadership ». Nonobstant la tendance actuelle à employer ces deux mots l’un pour l’autre, ils ne désignent pas la même chose. L’autorité religieuse n’est pas un don « charismatique », elle est un pouvoir, donné en dernier ressort par l’Église, pour un temps déterminé et à certaines conditions fixées par les constitutions, à des religieux nommés ou élus à certaines charges. L’autorité est soumise à la législation. Le « leadership », lui, est une sorte de charisme. Il rend quelqu’un capable d’avoir de l’influence sur d’autres personnes et de les entraîner dans une direction particulière, que ce soit en vertu de sa personnalité, de sa compétence intellectuelle, de sa force morale, de sa valeur professionnelle ou d’autres dons encore. La plupart des gens ont l’une ou l’autre aptitude au « leadership » ; celle-ci devrait être encouragée pour le bien de la communauté, mais l’exercice de ce don ne confère en rien l’autorité. Qui plus est, il n’y a pas moyen de légiférer à propos du « leadership ». Quelques-uns parmi les leaders charismatiques de notre siècle ont mené des millions d’hommes sur des voies plus que douteuses. Lorsque l’on veut signifier l’autorité, il vaut donc mieux éviter de l’appeler « leadership ». Ce terme tend de plus à une dépersonnalisation lorsqu’on l’applique aux supérieurs, car il est abstrait, alors que les supérieurs sont des personnes concrètes. Au lieu de « sélection du leadership », il vaut donc mieux dire : nomination ou élection à des postes d’autorité, puisque c’est cela que l’on fait en réalité.
Questions pendantes
La première concerne les communautés locales. La dimension de foi demande que l’autorité, dans l’institut, soit pour chaque religieuse un support efficace et un stimulant. D’autre part, les nouvelles exigences de l’apostolat font surgir des situations communautaires dont on n’avait même pas idée il y a vingt ans. Dans ces conditions, quelles dispositions prendre au niveau local pour des structures capables à la fois d’assurer efficacement le service de l’autorité et de rencontrer les besoins de nouvelles communautés ? Les communautés plus nombreuses semblent rencontrer moins de difficultés sur ce point : pourvu que la valeur de l’autorité personnelle ne soit pas perdue, elles peuvent habituellement trouver chez leurs propres membres la réponse à leurs besoins ou faire clairement connaître ceux-ci à la province ou à l’institut. De petits groupes dispersés présentent un autre tableau. Ceci ne met nullement en question la valeur personnelle, l’intégrité ou le zèle de leurs membres ; nous ne mettons pas non plus en doute ici les raisons qui militent en faveur de petites implantations. En admettant que tout cela soit bien (et ce peut vraiment l’être), reste la question de la valeur particulière, nécessaire à la vie religieuse, de l’autorité ordinaire et de l’obéissance. Comment celle-ci est-elle vécue, étant donné que sans elle il manque quelque chose à la vie religieuse ? Des regroupements et des supérieurs de groupe représentent un essai de réponse. Des affiliations en sont un autre. Une responsabilité envers des supérieurs médiats en est un troisième. Chacun de ces systèmes à ses propres problèmes et ses propres conséquences, mais c’est un bon signe qu’un très grand nombre d’instituts aient actuellement une conscience aiguë de la question et se préoccupent de lui trouver une réponse valable.
Une seconde question se meut dans une autre direction. On l’entend moins souvent qu’il y a cinq ou six ans. La voici : peut-on dire que l’on trouve de l’autorité dans les membres de l’institut ou dans leur communion ? dans l’affirmative, en quel sens ? Évidemment, la question ne peut pas porter sur l’autorité religieuse proprement dite, car celle-ci n’est pas confiée à tous et ceux qui l’exercent ne le font pas tous de la même manière ni aux mêmes niveaux. S’il n’est pas question de cette autorité spécifiquement religieuse, la question devient en réalité la suivante : existe-t-il dans un institut religieux une autorité autre que celle qui lui est donnée par l’approbation de l’Église lors de son érection ? S’il en est ainsi, quelle est cette autorité et comment la distinguer de celle qui est spécifiquement religieuse ? Ce n’est qu’après avoir résolu ces questions qu’il sera possible de se demander si une telle autorité existe chez les membres ou dans leur communion et comment. Ici encore, le temps pourra aider à tirer ce point au clair, car ce n’est pas quelque chose qui aille de soi. Toutefois, nous n’avons pas besoin d’attendre la solution de ce problème pour marquer notre accord sur ce qui est parfaitement clair, à savoir que les membres d’un institut, individuellement et en groupe, ont la responsabilité de leur famille religieuse, qu’ils y exercent ou non l’autorité. Dans bon nombre de discussions sur le sujet, c’est l’appel à la responsabilité qui a fourni la vraie réponse. Ceci ne veut pas dire que la question concernant l’autorité des membres n’ait pas de contenu, mais cela signifie plutôt que la question doit être clarifiée et soigneusement mise au point si l’on veut que la réponse soit constructive.
Une troisième question émerge de certains milieux culturels : est-ce qu’une équipe de gouvernement est une forme acceptable d’exercice de l’autorité religieuse ? Il est difficile de traiter cette question en général, étant donné que le sens attaché à des expressions telles que « groupe », « équipe », « direction collective » n’est pas le même dans les divers instituts qui les emploient. Les situations concrètes des équipes sont aussi très diverses, parfois même à l’intérieur d’un institut déterminé. Néanmoins, certaines exigences constitutionnelles sont claires. L’autorité religieuse, étant personnelle, est exercée à chaque niveau de gouvernement par une personne à qui il incombe à la fois de l’exercer et de répondre de cet exercice. Cette personne est aidée, assistée et, à l’occasion, freinée par d’autres membres de l’institut qui, sans avoir eux-mêmes d’autorité personnelle, sont nommés pour collaborer avec elle comme ses conseillers. Dans leurs rôles respectifs, ces personnes travaillent ensemble pendant la durée de leur mandat, en contact étroit avec l’ensemble des membres et en accord avec les constitutions, pour promouvoir le bien de tous. Tant que le concept d’équipe maintient clairement que telle est la relation entre le supérieur et son conseil, la collaboration qui en résulte, tout comme celle qui existe entre les membres d’un bon orchestre symphonique, est une source de richesse, de force et de créativité. Compris de la sorte, un gouvernement en équipe peut être une chose excellente : l’équipe a un capitaine comme l’orchestre a un chef ; le lieu de l’autorité est clair, les dons individuels des membres sont au service de l’institut, tout uniques qu’ils soient.
Une structure d’équipe est moins acceptable lorsqu’elle inhibe ou dépersonnalise de quelque façon que ce soit l’exercice de l’autorité. Des difficultés apparaissent, par exemple, si aucun membre de l’équipe n’exerce effectivement l’autorité religieuse ou si les membres de celle-ci sont pratiquement autant de supérieurs, au lieu que l’on ait un supérieur unique entouré de conseillers. C’est le cas encore si les membres de l’équipe essaient de se répartir l’autorité en la morcelant : personne ne prend l’entière responsabilité de ce qui se fait et les membres de l’équipe apparaissent comme autant de parcelles d’un unique supérieur (le groupe). Ces modèles seraient inacceptables parce qu’à la longue ils seraient dommageables pour un apostolat effectif et, plus encore, pour l’unité dans le Christ que l’autorité religieuse est supposée promouvoir.
Les instituts qui étudient la possibilité d’un gouvernement en équipe se trouvent affrontés au défi suivant : sans faire violence au charisme ni aux saines traditions de leur évolution, inventer des structures qui rassemblent les valeurs d’autorité personnelle ordinaire, le partage des responsabilités et l’obligation précise d’en rendre compte, sans empiètement de l’une sur l’autre ni lacunes dans leur répartition.
Une dernière question intéresse des zones encore plus profondes ; elle se situe d’ailleurs plus au plan de la réflexion qu’à celui des décisions pratiques immédiates. La voici : étant donné que les structures de la société évoluent et que ses paradigmes changent, les formes qui traduisent l’autorité religieuse ne devraient-elles pas se modifier elles aussi et dans les mêmes directions ? Cette question demande prière et réflexion ; elle touche en effet la délicate question du rapport entre l’essence de l’autorité religieuse et l’expression qui lui est donnée sous l’influence de l’époque, du milieu et de la culture. Fondamentalement, la question n’est pas neuve, bien que sa formulation actuelle puisse le paraître. La vie religieuse a évolué sous l’action de l’Esprit en réponse aux besoins changeants de l’Église et de la famille humaine. La nature et le but des types successifs d’instituts religieux, répondant au charisme de chacun, amenèrent l’Église à reconnaître des différences et une évolution dans les structures à travers lesquelles l’autorité religieuse s’est exercée. Ce qu’il y a de nouveau dans la question actuelle, c’est que la raison avancée pour envisager des modifications ne provient pas de la nature et du charisme de l’institut auquel correspond la forme d’autorité que l’on envisage d’instaurer, mais de l’évolution et du changement de paradigmes de la société dans laquelle l’institut exerce son service.
La question, en conséquence, est la suivante : qu’est-ce qui détermine les structures de l’autorité religieuse ? Celles-ci sont-elles prédéterminées, en priorité absolue, par son caractère unique et sa relation à l’Église ? Ou bien, cette relation étant sauve, peut-il y avoir une évolution du style de vie et des structures qui reflète des cultures différentes et des changements sociaux ?
Inévitablement, le style de vie, l’approche des réalités et l’application des principes sont affectés par les changements culturels et sociaux, comme tout institut international s’en rend compte. Toutefois, le problème se présente différemment s’il est question des structures qui sont considérées comme l’incarnation de certaines valeurs. L’autorité religieuse n’est pas purement un phénomène social ou culturel, bien qu’elle soit vécue dans des communautés qui ont une dimension sociale et culturelle. Cela prendra du temps, du discernement et un retour constant à la source et à la nature de l’autorité religieuse de se rendre compte du point auquel le changement des paradigmes peut affecter ses structures. L’important sera de voir si les changements envisagés peuvent influencer la vie religieuse sans la séculariser.
Il semblerait que les réponses à cette quatrième question qui s’appuieraient principalement sur des considérations sociales ou politiques en vue de rencontrer une situation actuelle ne creuseraient pas assez profondément le problème et risqueraient de s’avérer nuisibles. Si nous voulons trouver un point de départ solide pour notre réflexion, il nous faudra, d’une façon ou d’un autre, rejoindre, par une réflexion en profondeur, les fondements de la vie religieuse, sa réalité théologique et ecclésiale et la dimension de communauté-en-mission qui est essentielle à l’autorité et à l’obéissance religieuses. Alors seulement, nous serons en mesure de mettre au point la relation entre les valeurs stables et permanentes qui assurent à la vie religieuse son identité à travers l’histoire et le type de changements requis pour l’évolution concrète de cette vie dans une société dont les paradigmes se déplacent.
Conclusion
J’ai fait porter mon attention presque exclusivement sur un aspect du gouvernement religieux : l’autorité (qui est un service) propre à la vie religieuse comme présence active du Seigneur ressuscité, qui fut obéissant jusqu’à la mort. Je n’ai pas essayé d’examiner les formes du gouvernement ni la manière dont en parlent les constitutions ni même les expériences actuelles en ce domaine, sauf dans la mesure où elles touchent l’autorité religieuse. Cette limitation du champ de ma recherche m’a été suggérée par une profonde conviction : les difficultés actuelles concernant l’autorité et le gouvernement proviennent, pour leur plus grande part, de la séparation que nous opérons inconsciemment entre elles et le Christ, qui est celui dans lequel et par lequel nous obéissons. A l’exemple de nos fondateurs, nous avons à retrouver la ferme conviction que l’autorité et le gouvernement constituent une partie importante de la vie consacrée et qu’un bon nombre de nos valeurs fondamentales y sont impliquées. Ces points appartiennent au mystère de la vie religieuse et à la suite du Christ. Sans eux, pas de vie religieuse. Ceci peut expliquer que ce soit parmi les grands mystiques et les saints les plus dévorés de zèle apostolique que l’on trouve les auteurs de certaines des meilleures formulations d’une autorité religieuse exercée par le moyen de bonnes structures de gouvernement. En pareil cas, autorité et structures sont un service par elles-mêmes et dans leur mise en œuvre effective. En cela, elles sont un reflet de l’unité réalisée entre l’autorité et le service par le Christ, Fils et Serviteur. Tout bon gouvernement religieux nous ramène sans cesse à ceci : la simple acceptation de l’autorité qui nous rend capables de vivre l’obéissance que nous avons vouée, que cette acceptation inclue l’exercice de l’autorité ou notre collaboration avec elle, est un acte de foi qui nous fait croître dans le Christ ressuscité, que nous ne pouvons voir, mais qui nous unit, vit en nous et nous envoie pour sa mission. Cette union consacrée avec le Fils-Serviteur, partagée en communauté, transformante dans ses effets, féconde dans le témoignage et dans l’action, est le tissu même de notre vie religieuse. C’est une valeur qui vaut la peine qu’on lui consacre temps et effort.
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