Être avec le Christ pauvre
Marcel Matungulu Otene, s.j.
N°1983-6 • Novembre 1983
| P. 369-378 |
Au cœur de notre vie, il y a un choix : imiter le Christ et partager son mode de vie pauvre. L’auteur s’efforce de montrer ce que cela peut concrètement représenter pour le religieux négro-africain. Il porte son attention sur deux problèmes brûlants : les rapports avec les parents, qui manquent souvent du plus indispensable nécessaire ; les rapports avec la communauté religieuse et avec le travail. C’est en éclairant ces questions à partir de l’essentiel, être pauvre avec le Christ pauvre, que l’auteur propose des solutions et des pistes de recherche.
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Au cœur de notre vie religieuse, il y a un choix : imiter le Christ et partager son mode de vie. Se mettre à la suite du Christ entraîne nécessairement la pratique de la pauvreté, car le Christ de Dieu a voulu vivre pauvrement en ce monde ; nous qui voulons le suivre de plus près, nous sommes invités par lui à mener une vie toute faite de pauvreté amoureuse.
Pour Jésus, la pauvreté n’est pas avant tout renoncement aux biens matériels. Ce qui est caractéristique de sa pauvreté, c’est l’amour du pauvre et la relativisation qu’il opère des biens de ce monde. En un mot, Jésus tient à nous dire que l’essentiel de notre vie ne réside point dans les biens matériels ou plus simplement dans tous les biens de ce monde, mais que ceux-ci ne sont que des moyens capables de nous conduire à l’unique nécessaire si nous les utilisons convenablement. Lorsque ce que nous possédons nous empêche d’aller à la rencontre de Dieu et des hommes, nous devons nous examiner pour voir dans quelle mesure cela nous sert vraiment.
Pour mieux assurer cette liberté à l’égard des biens, le religieux ou la religieuse préfère être radicalement pauvre à la suite du Christ. Si le chrétien, de par son baptême, est appelé à mener une vie pauvre, une vie de partage, le religieux, lui, opte pour une pauvreté volontaire et radicale à la suite du Christ Jésus. Il s’engage donc à ne rien posséder, même pas ce qui est mis à sa disposition par la communauté, mais à n’user de tout qu’en fonction du Christ et de son Évangile d’amour.
Le religieux ou la religieuse promet aussi au Seigneur de privilégier, toute sa vie durant, les plus démunis qu’il rencontre à la croisée des chemins. Cela ne veut pas dire que le religieux ne tiendra pas compte du riche, qui peut se trouver par exemple dans une extrême pauvreté spirituelle. Par son vœu de pauvreté, le religieux promet à son Seigneur, en ce qui le regarde, de ne plus jamais chercher dans les biens du monde sa sécurité personnelle et encore moins son confort.
Analysons cela dans quelques situations auxquelles est confrontée la pauvreté religieuse telle qu’elle peut être vécue en Afrique noire.
Pauvreté pour le religieux négro-africain dans les rapports avec sa famille
Jésus, dans l’Évangile, fait de vifs reproches aux pharisiens qui, au lieu d’aider leurs parents, prétendent donner la dîme au temple. Assez souvent, nous aussi, religieux et religieuses négro-africains, nous sommes confrontés à ce genre de problèmes au point de ne savoir où donner de la tête. Bon nombre de nos familles connaissent en effet une pauvreté qui frise la misère. Et notre vœu de pauvreté est loin de les convaincre car, aux yeux de bien des gens, ne sommes-nous pas des riches qui font semblant de mener une vie pauvre ? Notre pauvreté n’est pas facilement perçue comme un véritable signe du Royaume.
Comment dès lors vivre avec le Christ pauvre, lorsque nous voyons la misère de ceux qui sont souvent la chair de notre chair, la vie de notre vie ?
Il nous faut réfléchir avant de proposer quelques solutions pratiques.
Nous ne sommes certes pas devenus religieux pour nous occuper de nos parents, mais nous ne le sommes pas devenus non plus pour éviter de nous en occuper. Nous pourrions commencer notre réflexion en citant un texte de l’évangile de Marc. Jésus s’y adresse aux pharisiens :
Vous laissez de côté le commandement de Dieu et vous vous attachez à la tradition des hommes. Il leur disait : Vous repoussez bel et bien le commandement de Dieu pour garder votre tradition. Car Moïse a dit : ‘Honore ton père et ta mère et encore : celui qui maudit Père et Mère qu’il soit puni de mort’. Mais vous, vous dites : Si quelqu’un dit à son père ou à sa mère : le secours que tu devais recevoir de moi est qorban, c’est-à-dire offrande sacrée... vous lui permettez de ne plus rien faire pour son père ou pour sa mère. Vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. Et vous faites beaucoup de choses du même genre (Mc 7,8-13).
Ce texte peut nous donner ample matière à réflexion ; et il ne peut pas ne pas interpeller le religieux ou la religieuse qui a des parents qui croupissent dans la misère. Or telle est la situation de la plupart de nos familles. Chaque matin, en nous mettant en présence du Seigneur, nous portons ce souci terrible dans notre prière. Nous souffrons de voir la vie que mènent ceux qui sont devenus un peu notre croix, ce père et cette mère, la chair de notre chair, ceux sans qui nous ne serions pas ce que nous sommes, ceux que Dieu dans sa tendresse infinie a voulu nous donner comme père et mère pour continuer en nous son œuvre créatrice.
Dirons-nous donc que le religieux ou la religieuse, en faisant vœu de pauvreté, acquiert le droit de ne plus se soucier de ses parents surtout quand ils croupissent dans la misère ? N’y a-t-il pas hypocrisie à nous déclarer consacrés au Seigneur si c’est pour nous désintéresser totalement du fait que nos parents aient à manger ou non ? Est-ce ce à quoi m’autorise le fait d’avoir donné au Seigneur tout ce que j’ai et surtout tout ce que je suis ? L’affirmer ce serait, me paraît-il, aller un peu vite en besogne. Mais a-t-on pour autant le droit d’obliger la congrégation elle-même dont on fait partie à subvenir en tout aux besoins des parents ? La congrégation elle-même ne comprendra-t-elle pas souvent beaucoup de situations également misérables ? Le religieux désireux d’aimer ses parents comme Dieu le demande et engagé en même temps dans une voie de consécration à Dieu selon le conseil évangélique de pauvreté peut-il éviter d’affronter un véritable dilemme ? Et ce serait de nouveau aller bien vite en besogne que de réduire ce dilemme à un choix portant d’une part sur la loi de Dieu, l’observation des vœux et l’amour, et d’autre part sur une tradition humaine. Il faut bien plutôt opérer un discernement spirituel si on veut découvrir la volonté de Dieu dans la situation concrète où l’on se trouve.
Dieu, nous le savons, ne peut se contredire. Le Dieu qui nous invite à aimer tendrement nos parents est le même Dieu qui nous dit de le préférer à nos parents. Ce qui ressort de cette considération est cette double vérité, tout d’abord que Dieu est fidèle et ne peut se contredire, et ensuite que Dieu veut que nous l’aimions par-dessus tout. Par le vœu de pauvreté nous avons voulu répondre à l’appel de Dieu demandant que nous lui offrions tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, et ce, afin de tout donner aux plus pauvres des siens auxquels il ne craint pas de s’identifier :
En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 25,40).
Mais ces petits dont parle l’Évangile peuvent bel et bien être nos propres parents. L’oublier pourrait nous exposer aux durs reproches du Seigneur lui-même. Cherchons donc à approfondir encore notre question. Et tout d’abord à mieux comprendre les deux termes en cause. Nous nous trouvons en fait en présence du double amour qui constitue le précepte fondamental du Seigneur : l’amour de Dieu et l’amour des hommes. Notre vœu de pauvreté à la suite du Christ pauvre est une expression de notre amour pour le Dieu des pauvres, un amour gratuit pour celui qui est la gratuité même. Quant à notre amour pour nos parents, il est une expression privilégiée de notre amour pour le prochain. Ces deux expressions de l’amour doivent donc être interdépendantes. On ne peut vraiment dire qu’on aime Dieu si l’on n’aime pas ses propres parents qui sont comme notre plus proche prochain.
Toutefois, l’amour de Dieu est premier par rapport à l’amour du prochain. L’amour vient de Dieu, il est Dieu même. Aussi nous faut-il aimer avant tout Dieu, et c’est à son école que nous pouvons apprendre l’amour véritable que nous devons avoir pour notre prochain. Si nous voulons connaître de l’intérieur l’immense pauvreté dans laquelle peuvent se trouver nos parents, il nous suffit de regarder d’abord et avant tout Jésus qui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté. Nous sommes entrés en religion parce que nous avons été séduits et saisis par le Christ. C’est donc vers le Seigneur lui-même qu’il faut nous tourner si nous rencontrons certains problèmes sur la route de notre consécration dans la pauvreté. Il nous faut donc tout d’abord prier, soumettre au Seigneur lui-même ce qui nous tient à cœur avant d’en parler à qui que ce soit. Il nous faut absolument éviter de prendre quelque décision en ce domaine avant d’en avoir parlé longuement au Seigneur. Pourquoi devons-nous commencer par la prière ? Tout simplement parce qu’ainsi nous pouvons espérer découvrir la volonté de Dieu au sujet de ce qui nous préoccupe : la misère dans laquelle croupissent nos parents.
Dans sa vie, le Seigneur a nourri des foules, il a soulagé les souffrances des hommes, il a guéri les malades et chassé les démons. Mais sa mission dépasse et surclasse toutes ces guérisons, car il est venu d’abord et avant tout pour nous libérer du péché. La plus grande misère pour l’homme, c’est en effet le péché, « l’amour de soi jusqu’à l’oubli de Dieu », comme aimait à dire saint Augustin. Aussi en face d’une situation qui nous remue jusqu’aux entrailles, nous faut-il éviter le risque énorme d’augmenter la misère de nos parents en sombrant nous-mêmes dans le péché. La prière nous aide à remettre entre les mains du Seigneur notre vie et tous nos soucis, ainsi qu’à raviver notre confiance en celui qui aime nos parents infiniment plus que nous ne pouvons les aimer nous-mêmes. S’il est quelqu’un qui aime nos parents plus que nous et plus que nos parents ne sont eux-mêmes capables de s’aimer personnellement et réciproquement, c’est bien Dieu, notre Père. Il va de soi en tout cas que c’est vers Dieu que nous devons nous tourner en premier lieu pour arriver à voir les choses un peu comme Dieu les voit.
Ce que nous avons de commun est infiniment plus important que ce que avons de particulier. Pour découvrir ce qui nous est spécifique, il nous faut donc découvrir d’abord ce que nous avons de commun. Dans le cas qui nous occupe, nous pouvons nous poser la question suivante : Qu’est-ce que moi, religieuse ou religieux africain, j’ai de commun avec mes frères et sœurs mariés en ce qui regarde les parents que Dieu nous a donnés et dont nous sommes issus ?
L’amour des parents, des frères et des sœurs. Que l’on soit marié ou célibataire, prêtre religieux, frère ou sœur, il faut aimer ses parents et plus encore, si l’on peut dire, lorsqu’ils en sont réduits à tirer le diable par la queue. Chacun des membres de la famille doit alors se sentir interpellé et invité à aider ses parents selon ses moyens. Celui qui a plus devra donner plus, celui qui a moins devra donner selon ses possibilités. Pour ce qui concerne le religieux ou la religieuse, il appartiendra à sa congrégation ou à ses supérieurs de fixer en quelque sorte sa quote-part, sans se préoccuper notamment de donner en toute hypothèse plus que les autres frères ou sœurs fussent-ils grands commerçants ou directeurs de banque. Bref, le religieux, comme les autres enfants, est appelé à aider ses parents et il apportera son aide sans compromettre sa décision propre de suivre le Christ pauvre. Le fils ou la fille unique aura peut-être plus d’obligations à l’égard de ses parents. Quant aux problèmes de pauvreté concernant nos frères, nos sœurs et leurs enfants, là aussi il faudra voir comment on peut les aider, mais cela n’est pas à situer sur pied d’égalité avec la situation de nos père et mère.
Mais il peut arriver qu’à un certain moment les supérieurs se lassent, après avoir aidé une ou plusieurs fois. Que faut-il faire alors ?
Il faudrait à nouveau, avant de faire quoi que ce soit, confier la chose au Seigneur. Puis chercher à comprendre ce que ce refus des supérieurs peut bien signifier. D’une manière générale en tout cas, les supérieurs n’ont pas le droit de laisser tomber leur confrère ou leur consœur ; ils se doivent de chercher la solution qui plaise davantage au Seigneur. Un supérieur n’agit pas de la meilleure manière, me semble-t-il, lorsqu’il prend à la légère les problèmes qui travaillent les membres de sa communauté.
Il n’est pas rare par ailleurs que, lorsqu’un religieux ou une religieuse se rend en famille, le supérieur ou la supérieure lui remette une somme d’argent destinée à aider les siens. Dans ce cas également, le religieux ou la religieuse devrait faire en sorte que cette somme d’argent soit utilisée au mieux. Ainsi faut-il résister au désir, fût-il compréhensible, de faire des acquisitions non nécessaires, mais relevant plutôt du confort. Les gens pauvres sont parfois tentés par la folie des grandeurs, comme par exemple par l’achat d’un poste de télévision alors qu’ils ont de la peine à se nourrir. Ne peut-on songer ainsi à faire impression dans le quartier ? Mais ce sont là des comportements à ne pas encourager. Pour les éviter, il peut s’indiquer de diviser en tranches successives une somme plus importante reçue pour le soutien de la famille. Après avoir offert soi-même directement la première tranche, on peut confier à un confrère résidant la somme restante à distribuer en tranches successives aux moments de crise ou de difficultés particulières.
Nous avons l’obligation d’aider nos parents quand leur pauvreté frise la misère, mais en aucun cas ce ne peut être pour les faire vivre dans le confort, en leur fournissant voiture, télévision, voyages coûteux, etc...
Il peut arriver à un religieux prêtre de recevoir des intentions de messe ou une aumône ; dans certaines congrégations, quand la somme reçue n’est pas importante, son utilisation est laissée à la discrétion de chacun, lui permettant ainsi d’aider les nécessiteux. Si toutefois l’on est amené à offrir à sa famille réellement dans le besoin une somme reçue, il sera bon et prudent d’en avertir ensuite le supérieur, soit immédiatement, soit lorsque le jour sera venu de rendre compte de la façon dont on vit son vœu de pauvreté. Il faudra alors en toute simplicité communiquer au supérieur le montant des sommes versées à la famille, soit grâce à des aumônes reçues, soit grâce à des intentions de messe. En soumettant ainsi au supérieur notre manière d’agir, nous nous engageons à tenir compte, dans la suite, des conseils qu’il pourrait nous donner en cette matière. Supposons maintenant que l’on reçoive un don important : une voiture, par exemple. Il faut, en tout cas, en parler d’abord au supérieur. Il serait erroné d’en disposer immédiatement en faveur de ses parents et cela sous quelque prétexte que ce soit. Plus l’objet reçu est coûteux ou plus la somme reçue est grande, plus est important le recours aux supérieurs religieux. Et en toutes circonstances, le but sera toujours de chercher à découvrir la volonté de Dieu.
Il peut arriver qu’une supérieure invite ses consœurs à mendier pour leurs parents, vu le manque de ressources de la congrégation. Une telle invitation est dangereuse ; elle peut entraîner certaines religieuses là où personne ne le voulait. Après avoir confié l’affaire à un citoyen sympathique, on peut recevoir de lui un ou plusieurs pagnes à son intention personnelle ou à celle de la famille. Mais la relation ainsi engagée peut aller plus loin et conduire éventuellement à des aventures amoureuses et à la catastrophe. De telles permissions peuvent donc avoir des conséquences dommageables et imprévues.
Il peut aussi arriver qu’un supérieur invite ses confrères à se débrouiller eux-mêmes pour tout ce qui regarde leurs parents. Le religieux qui recevrait en aumône une voiture pourrait donc la remettre à ses parents qui l’utiliseraient comme taxi ; quand la voiture tomberait en panne, il resterait au religieux à trouver l’argent nécessaire pour la réparation. Un tel processus peut entraîner le religieux dans des dettes sans fin. Plongé dans ces préoccupations, il perdra peu à peu le goût de la prière et se changera en homme d’affaires. Au lieu de donner son temps au ministère confié par le Seigneur, il passera son temps dans des transactions et finira par céder à la tentation de préférer ses parents au Seigneur.
Pauvreté pour le religieux négro-africain dans les rapports avec la communauté religieuse et le travail
Il est une conception simpliste qui verrait les religieux et religieuses africains vivre à la suite du Christ pauvre comme des misérables. Mais le Christ Jésus lui-même n’a pas été un misérable. Et ce qu’il a prêché ce n’est pas la misère, mais l’amour du pauvre ; en privilégiant le pauvre, il veut précisément libérer le misérable de sa misère. Jésus ne demande donc pas au religieux ou à la religieuse africaine de mourir de faim ou de se promener en haillons, pieds nus ou que sais-je encore !
Il est une autre tendance non moins dangereuse que la première, c’est la tendance bourgeoise : celle du religieux ou de la religieuse qui utilise la voiture de la communauté pour se rendre à la messe quand l’église est à trois minutes du couvent, celle des personnes consacrées au Seigneur qui ont la manie de porter toujours des vêtements à la mode dernier cri, pour faire impression autour d’eux. Il est des religieux qui passent leur temps à quémander pour les pauvres, mais en réalité le gros de l’argent récolté est utilisé pour des voyages en avion et en voiture qui sont loin d’être tous utiles. Il arrive aussi qu’on fasse venir un religieux d’Europe ou d’Australie pour donner seulement une retraite de huit jours. De tels comportements demanderaient plus de discernement. Il est aussi des religieux qui ont des comptes en banque sans la permission de leur supérieur manquant ainsi doublement au vœu de pauvreté et au vœu d’obéissance. Il en est d’autres qui ont des comptes en banque avec la permission de leur supérieur, mais sans motif sérieux ; ils arrivent toujours en fait à se justifier. L’accord du supérieur ne suffira pas dans ce cas à garantir l’esprit de pauvreté évangélique de leur mode d’agir.
Enfin, il est une tendance plus subtile, celle qui met en exergue le passage de l’Évangile : « Heureux les pauvres en esprit... », en soulignant la dernière partie de la béatitude au point de mettre en sourdine ou même de rejeter la pauvreté effective. Pour cette catégorie de religieux, la pauvreté évangélique n’a rien à voir avec les réalités d’ordre matériel ou économique, car tout pour eux est purement spirituel. Il est des religieux qui ne prennent guère soin du patrimoine commun. Ce qui appartient à l’ensemble de la communauté n’appartenant à personne, ils ne se préoccupent pas d’abîmer ce qui est mis à la disposition de tous. Que de fois n’a-t-on pas constaté que les radios, les enregistreurs, les T.V., les voitures à usage communautaire se détériorent aisément tant on les manie sans le moindre souci de les garder le plus longtemps possible, évitant ainsi à la communauté des dépenses superflues et inutiles.
Que peut-on faire en face de toutes ces tendances avec lesquelles nous pouvons être plus ou moins complices ? Car nous ne sommes pas vaccinés contre le péché d’accumulation des richesses ou contre la soif inassouvie de tout nous réserver au détriment de nos frères et de nos sœurs. Hommes et femmes pécheurs, il nous faut constamment porter notre regard sur le Christ pour qu’il nous fasse découvrir et épouser sa pensée profonde sur la pauvreté.
Le vœu de pauvreté doit ainsi nous aider à être libres à l’égard de toutes les créatures afin d’aller avec tout notre être, et en utilisant droitement toutes les créatures, vers le Seigneur. En utilisant la création selon le projet de Dieu, nous nous achevons nous-mêmes en parachevant en même temps dans le Christ l’œuvre créatrice. Les biens de ce monde ne sont pas mauvais par eux-mêmes ; mais l’usage que l’homme en fait et le sens qu’il leur donne peuvent les accomplir ou les pervertir.
Si hier la mendicité était une expression de la pauvreté évangélique assez fascinante, aujourd’hui, il n’en est plus de même. Vivre aujourd’hui d’aumônes pour être le témoin de la providence toute aimante de Dieu n’est plus la forme de pauvreté qui convienne à notre temps. Aujourd’hui en effet, la vie de mendicité fait plutôt horreur, et elle ne révèle pas aisément le choix spirituel de la pauvreté. Le religieux est appelé à manifester davantage son vœu de pauvreté à la suite du Christ en travaillant et en gagnant sa vie à la sueur de son front. Certes, nous ne prétendons nullement que celui qui vit de mendicité aujourd’hui cesse d’être pauvre, mais nous voulons souligner un changement d’accent assez significatif dans l’expression de la vie de pauvreté. C’est à la lumière de cette évolution, d’ailleurs, que l’Église de notre temps dit aux religieux : « gagner votre vie et celle de vos frères ou de vos sœurs, aider les pauvres par votre labeur sont des devoirs qui vous incombent » (Evangelica testificatio, n. 20).
La pauvreté, nous l’avons dit et répété, est essentiellement ouverture à Dieu et aux autres. Dans le travail en tant que partage de la vie des hommes se vit précisément cette attitude d’ouverture. Certes le travail choisi par le religieux ne doit pas nécessairement rapporter de l’argent. Il est des offices qui ne rapportent pas grand-chose au point de vue financier ; on n’y travaille pas moins cependant que dans une profession bien rémunérée. H peut être bon à une communauté pour subvenir à ses besoins d’avoir un travail rémunérateur, mais ce n’est pas là pourtant l’essentiel de notre pauvreté religieuse. On pourrait être tenté aujourd’hui de se soumettre servilement au travail rémunéré, devenu par là une idole. Que son travail lui rapporte ou non de l’argent, le religieux doit remplir sa tâche avec humilité et par amour pour celui qui ne cesse de travailler gratuitement nos vies pour les rendre semblables à la sienne, qui est la gratuité par excellence. La vie religieuse, en Afrique comme partout ailleurs dans le monde, ne sera un témoignage que dans la mesure où elle sera révélatrice de l’eau vive promise par le Seigneur, maître de la gratuité. Le travail doit donc en toute hypothèse être fait non par intérêt mais par amour pour celui qui, de riche, s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, qui est en fait l’unique nécessaire de nos vies. De même ce qui compte aux yeux du religieux ce n’est pas le rendement, mais de vivre sa vie avec le Christ pauvre au cœur de sa communauté religieuse, et partant au cœur du monde. Si nous sommes avec lui qui est pauvre dans nos communautés, nous finirons nous aussi par devenir pauvres, des communautés de partage : pauvre avec le Christ pauvre.
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