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La Compagnie de Jésus et son « institut »

Dominique Bertrand, s.j.

N°1983-5 Septembre 1983

| P. 292-309 |

Au moment où la Congrégation générale des jésuites s’ouvre à Rome, il est éclairant de lire les pages qui suivent. Dominique Bertrand y présente les lignes constitutionnelles majeures de la Compagnie de Jésus. On y perçoit la singularité et la forte cohérence du corps législatif de cet institut. Il en ressort en particulier que la dépendance envers le Vicaire du Christ est le « principe et fondement » de cet Ordre sacerdotal et que la vie de la Compagnie est entièrement instituée pour la mission. Une deuxième partie évoque l’influence de l’institut de la Compagnie dans le monde de la culture, l’histoire de la spiritualité, les orientations de la vie religieuse. Ces réflexions peuvent aider d’autres Congrégations à percevoir leur propre originalité et les amener à découvrir « la prodigieuse inventivité humaine de l’Esprit de Dieu ».

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Le mot propre pour désigner l’ensemble des documents qui régissent la vie de la Compagnie de Jésus n’est pas « règle », ni « constitutions », mais « institut ». Pour les jésuites, on ne parle donc pas de règle de saint Ignace, comme on parle de la Règle de saint Benoît. Au moment où l’aggiornamento de la vie religieuse, demandé en particulier par le Motu proprio Ecclesiae sanctae de Paul VI (13 août 1966), culmine dans la rédaction et l’approbation de nouvelles constitutions, on se tromperait lourdement sur les Constitutions de la Compagnie de Jésus laissées par saint Ignace en les isolants de l’ensemble plus vaste dont elles font partie. « Institut » dit à la fois le tout et la spécificité organique de ce tout. On le montrera successivement en précisant la terminologie, en retraçant l’histoire, en caractérisant l’esprit. Ce sera la première partie de l’exposé, tout entière occupée à faire percevoir la forte cohérence du corpus législatif de la Compagnie. La seconde partie mettra en lumière l’influence, qui n’est pas mince, de cet ensemble et elle soulignera les services rendus à la vie chrétienne par les innovations ignatiennes.

L’institut de la compagnie de Jésus

Les termes clés de l’organisation

De nombreux termes du droit des religieux antérieur à la Compagnie sont réutilisés, d’autres apparaissent. Tous reçoivent une acception originale du fait de leur introduction dans l’ensemble. Ainsi « règle » ne désigne plus la visée fondatrice : au pluriel, les « règles » sont toujours des ordonnances de portée limitée : elles valent seulement pour une maison ou un collège, elles ne concernent qu’un office, etc. Ignace lui-même est à l’origine de « règles communes » pour la maison de Rome, de « règles regardant les bonnes mœurs » pour les étudiants jésuites de Messine, comme aussi de « règles du ministre, du sacristain, de l’infirmier, etc. » : à partir de Rome, ces textes ont été utilisés ou adaptés ailleurs. D’autres, parmi les premiers compagnons, ont aussi rédigé des règles ; finalement, c’est à tout supérieur qu’il revient de donner à chacun des « règles pour ce qu’il doit faire » (Const. 428). Ce qui, dans la Compagnie, joue le rôle des grandes règles antérieures, c’est la « formule » (littéralement « petite mise en forme ») de la vie souhaitée par les premiers compagnons et autorisée par les bulles pontificales de fondation. Cette « formule (qui) rassemble l’institut de vie des compagnons » est le texte central et de l’approbation de Paul III, Regimini militantis Ecclesiae (1540), et de la confirmation de Jules III, Exposcit debitum (1550). De la sorte, dans le cas de la Compagnie, les bulles n’ont pas pour objet de donner à cette fondation une approbation qui lui serait en quelque sorte extérieure : le cœur du projet de cet institut fait partie intégrante de la décision du pape lui-même.

Dès lors, on est à même de mieux saisir la complexité du terme « institut » en ce contexte. Le sens premier, ce sont les bulles en tant qu’elles mettent dans la bouche du Vicaire du Christ (terme cher à Ignace) l’acte de naissance du nouvel Ordre. Pris selon ce mouvement relationnel et efficace, « institut » exprime donc avant tout le fait d’être rendu viable par un autre, qui a pouvoir de le faire ; il est alliance avec l’Église hiérarchique qui donne vie. Le deuxième sens, ce sont les fruits de cette alliance fondatrice dans le développement de l’Ordre en toutes ses parties organiques. Ici, « institut de la Compagnie » est quasi synonyme de « corps de la Compagnie » ; toutefois, il désigne plutôt l’articulation des textes entre eux tandis que « corps » vise davantage le rassemblement des personnes. Sans parler des bulles susdites, le premier sens domine, par exemple, dans le n° 1 de l’Examen général : dans le tout que forment les Constitutions, celui-ci est une première présentation globale de l’Ordre aux candidats. L’« institut » y est compris comme « cette toute petite communauté (qui), dans son institution première, fut appelée par le Siège apostolique Compagnie de Jésus (et qui a été) approuvée (et) confirmée » par des actes dûment cités (Const., 1). Le deuxième sens apparaît, par exemple, sous la plume de saint Ignace dans le chapitre 4 de l’ Examen général : au candidat « on donnera à voir les bulles, les constitutions et les autres textes relatifs à l’institut » (Const., 98). Cette acception a de plus en plus caché la première. Les grands recueils législatifs, à partir de celui de Prague (1705), sont intitulés : Institutum Societatis Iesu ; leur division intérieure reprend le schéma ignatien (actes pontificaux, constitutions, règles et décrets des chapitres généraux) et y ajoute les Exercices spirituels et leur directoire. Il fallait néanmoins rappeler le sens premier, sous peine de ne pas comprendre l’articulation des parties selon le sens second. En son sens plénier, « institut », pour la Compagnie, dit le développement d’un corps ecclésial pour lequel il est souverainement important de ne pas oublier qu’il est né dans et par l’Église.

Dans ce mouvement, « constitutions » désigne tout autre chose qu’un commentaire utile, mais extérieur à la règle principale, comme c’était le cas auparavant. Dans la première bulle, la « formule » les définit ainsi : « Ce qui conduit à la construction de cette fin qui nous est proposée », c’est-à-dire de l’institut. Les Constitutions de la Compagnie de Jésus sont donc conçues comme visant à structurer et les personnes et la communauté en vue de permettre à la Compagnie d’être à la hauteur de la mission pour laquelle elle est née dans l’Église. Le prologue ne fait que reprendre cette orientation : si l’on a finalement décidé d’écrire des constitutions, c’est pour « aider à mieux avancer de manière conforme à notre institut dans la voie du service divin où nous sommes entrés » (Const., 134).

Tel est donc le paysage institutionnel de la Compagnie de Jésus. Quatre mots l’ont décrit en trois grands traits : formule, institut, constitutions, règles. On est nécessairement frappé par l’extrême cohérence de ces mots entre eux ; aucun n’est de trop ; chacun désigne à la fois une force et une tâche, respectivement et par ordre d’importance : l’alliance avec la papauté qui fait naître, le chemin spirituel qui en rend effectivement capable, l’attention au détail. Il faut expliquer maintenant comment une telle cohérence a été possible et pourquoi il n’a pas toujours été aussi nécessaire qu’aujourd’hui de reconnaître consciemment cette cohérence. L’étude des mots laisse place à l’histoire.

Les moments clés de l’histoire institutionnelle

Répondre au premier point conduit à retracer l’œuvre fondatrice autour d’Ignace de Loyola (1491-1556) ; répondre au second, à suivre l’interprétation institutionnelle de l’institut jusqu’à maintenant.

Déblayons le terrain par quatre précisions ou remarques d’ordre général.

Tout d’abord, qui a fondé la Compagnie ? On a trop simplifié la réalité en désignant tout naïvement Ignace de Loyola. Il n’y a pas à nier l’influence décisive qu’il exerça, d’abord comme leader du groupe informel des étudiants de Paris, puis comme préposé général de la jeune fondation, lorsqu’il fut élu à ce poste. Mais il ne faut pas méconnaître non plus ceci : le groupe qui a réussi est le troisième de ceux avec qui Ignace a tenté de réaliser quelque chose. Les deux premiers groupes étaient composés d’Espagnols, le troisième fut international. Cette diversité politique est d’une autre conséquence que les différences psychologiques et sociales qui sont le lot commun de n’importe quel regroupement ; elle interdisait en justice à l’ensemble de demeurer en France, en Savoie, en Espagne ou au Portugal selon l’origine des compagnons. Tous, et Ignace en particulier, ont vu dans ce fait le signe d’un appel qui les dépassait et désignait clairement Dieu comme leur « rassembleur » et, par suite, leur fondateur (cf. Const., 134, 605, 812, avec, en arrière-fond, le second alinéa des bulles de 1540 et 1550). Si l’on veut donc être fidèle à ce que pensaient les premiers compagnons, on doit dire ceci : à travers eux, c’est Dieu lui-même qui est le fondateur, grâce à leurs appartenances nationales diverses et à la différence de maturité spirituelle entre Ignace et eux.

De plus, nous sommes très bien renseignés sur la fondation de la Compagnie. Beaucoup de documents de l’époque sont entre nos mains et ils le sont parce que, bénéficiant à son propre sujet de l’esprit de la Renaissance, la Compagnie s’est très vite préoccupée de conserver les documents relatifs à son histoire : pièces d’archives, autobiographies, chroniques, mémoires, etc., sans compter un volumineux courrier (plus de dix mille lettres au moment de la mort d’Ignace).

La période de fondation d’un Ordre est un moment d’extrême créativité. Tout n’est pas découvert en un jour ; les péripéties de toute sorte sont elles-mêmes mises à profit pour la réalisation d’un projet qui dépasse les forces humaines. Il y a donc à détecter dans les documents qui nous sont parvenus la différence spécifique des moments particuliers d’une genèse. Par cette remarque, nous nous opposons à ces conceptions paresseuses des charismes qui tendent à les noyer dans je ne sais quel vitalisme qualifié de spirituel. L’Esprit passe par tous les actes de foi, d’espérance et de charité posés par les protagonistes humains des fondations religieuses. Ce sont ces actes qu’il faut essayer de repérer dans les textes.

Faute de place, nous insisterons peu sur la civilisation environnante. Il est sûr que d’innombrables passerelles peuvent être jetées entre la Compagnie de Jésus, d’une part, et la poussée vers le monde moderne qu’est le XVIe siècle, d’autre part, avec les découvertes, la Réforme et la Contre-Réforme, la montée des absolutismes nationaux, les banques internationales, etc. Cela a été dit mille fois. Il me paraît juste, toutefois, de dénoncer ce que de tels rapprochements ont souvent de peu satisfaisant : ils ancrent des idées reçues, ils font oublier que les hommes du XVIe siècle ont bâti leur époque au jour le jour. En fondant la Compagnie dans la foi et au sein de l’Église, les premiers compagnons réunis autour d’Ignace ont aussi, à leur manière, fait le XVIe siècle et collaboré de la sorte à la poussée de l’humanité vers le monde moderne.

Il semble possible de ramener la genèse de l’institut de la Compagnie à quatre périodes, l’une purement ignatienne, les trois autres d’élaboration communautaire.

De 1521 à 1530, c’est-à-dire de sa conversion à son entrée au collège de Sainte-Barbe à Paris, Inigo (c’est alors son prénom) mène une vie à la fois errante et solitaire, à travers de multiples expériences intérieures ou publiques. Montserrat, Manrèse, Rome, Venise, Jérusalem, Barcelone, Alcala, Salamanque et Paris, tels sont les lieux où mûrit l’originalité d’une sagesse spirituelle qui trouve déjà son expression dans ce qui deviendra les Exercices spirituels. Les connaissances qu’il a accumulées autour du rapport entre la création et la rédemption (cf. sa manière la plus habituelle de nommer Dieu : « Notre Créateur et Seigneur », Ex. sp., 5, 20, etc.) et du discernement des esprits lui servent d’une part à trouver la voie de son propre service à travers une série de décisions contrastées (partir pour Jérusalem, faire des études...) ; d’autre part, elles sont mises par lui à la disposition des autres. Les Exercices spirituels deviennent ainsi cet instrument en vue d’un meilleur service dont Ignace se servira pour lui-même et pour autrui. Peu à peu, sa méthode spirituelle s’affine, en même temps que se précise sa voie. Ignace pourra faire faire les Exercices à ceux qui vont devenir ses premiers compagnons, c’est-à-dire les faire passer, en un raccourci adapté, par ce qui a été son propre cheminement.

De 1530 à 1540, le troisième groupe, ces étudiants parisiens venus de divers pays, accomplit une étonnante mutation. De simples amis dans le Seigneur qu’ils étaient, ils en viennent à forger un projet commun : c’est le vœu de Montmartre d’aller à Jérusalem et, si c’est impossible, de se mettre à la disposition du pape. Puis, après d’intenses expériences de vie commune et apostolique, les voici au bord de la décision : la voie de la Terre Sainte leur est fermée, ils sont devenus prêtres et sont menacés de la dispersion définitive par les missions dont les charge un pape qui n’est que trop heureux de les utiliser. C’est la « délibération de 1539 ». Malgré une allergie bien érasmienne pour la vie religieuse, portés par leur amitié et poussés par leur désir de mieux servir, ils décident de fonder une compagnie qui leur permettra de rester unis dans la dispersion apostolique des missions ; pour que cette union soit plus solide, ils décident d’obéir à « l’un d’entre eux ». Pour ceux qui peuvent s’y consacrer, tout l’été se passe dans la mise au point de la future « formule ». Suit une année entière de tractations avec le Sacré Palais. Le 27 septembre 1540, une page est tournée par la bulle d’approbation. Désormais, en toutes leurs déterminations institutionnelles, les compagnons auront à tenir compte de l’autorité qui les a constitués en Compagnie de Jésus. Par la suite, tout le travail se fera à ces trois niveaux, déjà touchés dans les deux moments que nous venons de décrire : manuduction spirituelle vers le groupe et dans le groupe selon la ligne des Exercices, recherches communautaires sur la forme à donner à l’Ordre, accord à maintenir continuellement vivant avec le Saint-Siège. C’est ce troisième niveau qui est le plus décisif pour l’institut, il ne faut jamais l’oublier.

De 1540 à 1550, les compagnons deviennent véritablement la Compagnie, non seulement en droit, mais en fait : grossissement des effectifs, expérimentation des multiples missions possibles, acceptation, à partir de 1547-1548, de la prise en charge des collèges. Quasi seul permanent à Rome, Ignace assure, en plus de sa charge de préposé général, la réflexion sur l’organisation de la Compagnie. Il doit mener un combat paradoxal ; en fait, la Compagnie est freinée dans son développement par sa disponibilité totale aux missions du Saint-Siège. Comment ces chevaliers errants vont-ils pouvoir réussir à former un corps, ce corps qu’ils ont décidé d’être pour un meilleur service ? De bulle en bulle, Ignace rectifie sans rien détruire. Trois points majeurs : la limitation à soixante des membres de la Compagnie est levée ; le préposé général reçoit le pouvoir, délégué du pape, de donner lui aussi des missions ; une catégorie nouvelle de compagnons apparaît, les coadjuteurs : ne faisant pas le vœu d’obéissance au pape concernant les missions (le quatrième vœu), ils sont une main-d’œuvre pour les tâches plus stables, dont la Compagnie ne peut se passer, particulièrement dans les collèges. Vers la fin de la décennie, les données fondamentales étant réunies pour que le corps de la Compagnie soit viable en fait, on prépare simultanément une nouvelle bulle, de confirmation ou plutôt d’authentification de l’acquis, et les constitutions. C’est un immense travail, pour lequel Ignace n’est plus seul. Son secrétaire, Jean de Polanco, défriche les anciennes Règles et compile tout ce qui est déjà venu au jour dans la pratique de la Compagnie. 1550 voit la signature de la bulle Exposcit debitum par Jules III (en fait la quatrième depuis le début) ; celle-ci entérine les progrès des dix premières années. La même année, a lieu à Rome un rassemblement des compagnons pour l’examen de ce qui est déjà un second projet de constitutions.

De 1550 à 1556-1558, l’effort se poursuit sur les trois plans distingués ci-dessus. L’accord avec le Saint-Siège nécessite encore un bref de Jules III en 1552. Les Exercices spirituels, approuvés et édités en 1548, sont plus que jamais l’itinéraire spirituel qui filtre et forme les compagnons. Mais tout l’effort se porte maintenant sur les constitutions. Un troisième texte est mis au point et corrigé par Ignace jusqu’à la fin de sa vie. Toutes les modifications qu’il y apporte seront retenues par la première congrégation générale (1558). Les remaniements vont dans le sens d’une meilleure expression du mouvement communautaire propre à la Compagnie. On ne sera pas étonné qu’Ignace et ses compagnons, ayant eu tant de mal à donner forme et consistance au corps de la Compagnie, aient mis l’accent sur ce point. Conçus, on l’a dit, comme la description du devenir-compagnon, du devenir-apte-à-l ’institut, les Constitutions font entrer dans une double dynamique d’incorporation : vers la prise en charge par chacun de son propre corps, jusqu’à la mort (cf. Partie 3, chapitre 2 et Partie 6, chapitre 6), vers la prise en charge par tous du corps social qu’ils constituent. Au ras des indications pratiques et juridiques, en particulier par le jeu des « constitutions » et des « déclarations », elles parviennent, selon cette dynamique, à être un étonnant bréviaire du discernement spirituel dans le quotidien : l’enjeu en est la croissance toujours plus réaliste dans la capacité de servir, comme congrégation, la mission apostolique de toute l’Église.

On peut résumer ainsi les quatre étapes annoncées : l’esprit, la naissance, le corps, la croissance. Chaque moment, même le premier (purement ignatien), dans la mesure où tous ont fait les Exercices, a été vécu dans une concertation très dense des personnes, de la communauté et de l’Église hiérarchique. Chaque fois, il y a fallu beaucoup de temps, de réflexion et de prière. À une telle cohésion des agents, dans l’expérience, répond dans les textes la grande cohérence à laquelle ils sont parvenus dans l’expression des liaisons internes de ce qui les faisait vivre : l’institut.

Le souci de mettre en lumière la cohérence de leur institut est récente chez les jésuites. Il est directement lié au grand processus de renouvellement de la vie religieuse qui a pris de plus en plus d’ampleur au cours du XXe siècle jusqu’à Perfectae caritatis et à sa mise en œuvre. Ce renouvellement doit d’ailleurs être replacé dans ce qui est la préoccupation majeure de l’Église, telle qu’elle se manifeste dans Lumen gentium et Gaudium et spes. Montrons maintenant la portée exacte de ce retour aux sources dans le cas de la Compagnie de Jésus.

De la mort d’Ignace à aujourd’hui, celle-ci a développé à la fois son œuvre apostolique et ses documents normatifs, les seconds au service de la première. Voici quelques éléments qui permettront d’évaluer ce développement institutionnel et de mieux situer nos recherches présentes.

Le rapport à la papauté est resté singulièrement étroit. Le bullaire qui ouvre la dernière édition de l’Institutum Societatis Iesu (Florence, 1892) compte 183 titres, de Paul III à la moitié du règne de Léon XIII. Depuis lors, l’attention portée par le Saint-Siège aux affaires de la Compagnie ne s’est pas démentie. On l’a vu tout récemment encore, lorsque Paul VI confia spécialement à la Compagnie la lutte contre l’athéisme (discours du 7 mai 1965, à l’ouverture de la 31e congrégation générale). On l’a constaté aussi lorsque, ayant suivi de très près les travaux de la 32e congrégation générale, il a tenu à fixer des limites à ses activités (en particulier, dans la lettre du 15 février 1975 précisant : « aucune innovation ne peut être admise concernant le quatrième vœu »). Il apparaît de la sorte que la Compagnie est ouverte aux demandes du Saint-Siège non seulement pour des missions individuelles ou collectives, mais aussi pour ce qui pourrait sembler être sa vie et son organisation internes. Cela se marque par le fait que le canal ordinaire des relations entre le Saint-Siège et la Compagnie n’est pas la Congrégation des Religieux, mais la Secrétairerie d’État. De fait, s’il est vrai que tous les religieux dépendent du pape comme de leur supérieur suprême, cette dépendance revêt, dans le cas de la Compagnie, un caractère à la fois immédiat et vital. La suppression de l’Ordre par Clément XIV et sa restauration par Pie VI quarante ans plus tard (1773/1814) mettent dramatiquement le doigt sur la condition intime d’existence de cet Ordre, conformément à son institut. Il a son « principe et fondement » dans la bouche même du Souverain Pontife, selon une expression très forte d’Ignace lui-même dans les documents qui ont permis l’élaboration de la septième Partie des Constitutions (textes de 1544-1545 sur les « missions »). On peut dire que l’histoire de la Compagnie n’a rien changé en ce qui concerne ce point.

Autre point inchangé, le texte des Constitutions tel qu’il a été laissé encore en chantier par Ignace. Dès l’élection du successeur, Jacques Lainez, la première congrégation générale a porté le décret suivant : « On a demandé s’il serait permis, voire s’il faudrait changer quelque chose des Constitutions. Il a paru bon et il a été statué qu’elles doivent être tenues pour fermes et approuvées et donc observées telles qu’elles sont dans l’exemplaire original de Notre Père Ignace. Par suite, il ne faut traiter ni universellement ni en particulier des constitutions substantielles de notre institut. Pour les autres, on peut le faire, mais on ne peut faire aucun changement sans expériment ou sans une raison manifeste. Il est permis cependant de tout chercher à déclarer » (Titre 2,15 et 16). C’est ainsi que la Compagnie s’est placée, avec les bénédictins, les franciscains et d’autres, parmi les Ordres et congrégations qui n’ont pas à refaire leur règle fondamentale. Ce qui rend le cas plus rare, ce n’est pas une règle, ce sont des constitutions, beaucoup plus développées, qui acquièrent cette intangibilité et ne tolèrent que des explications. Cette disposition reste pleinement en vigueur.

C’est précisément dans le domaine des « explications » autorisées que l’institut s’est développé, et même de façon considérable. Par les décrets des congrégations générales, par les initiatives des préposés généraux, le domaine des règles (au sens précisé ci-dessus) a pris une extension qui a obligé à de nouvelles éditions de l’institut. Cela a même amené, lorsque le Corpus Iuris Canonici a subi la refonte qui en a fait le Codex Iuris Canonici (1917), à suivre l’exemple ainsi donné en mettant sur pied un Epitome Instituti Societatis Iesu (première édition en 1924). La disposition adoptée dans cet Epitome, ainsi que dans la Collectio Decretorum Congregationum Generalium qui paraît à la même époque, est significative. Les auteurs de ces compilations indispensables et, pour une part, admirables ont replacé tout l’acquis historique, dûment filtré, dans le plan des dix parties des Constitutions. En même temps qu’une marque de révérence envers l’illustre document original, cette mise en page prenait aussi un autre sens : pour la vie actuelle concrète de la Compagnie, il vaut mieux consulter les explications en vigueur. Il est des signes de respect qui témoignent en réalité d’un manque d’intérêt. De fait, jusqu’à Vatican II, les Constitutions de leur Ordre ont été peu lues par les jésuites, incomparablement moins que les Exercices. D’une manière un peu brutale, mais juste en son fond, on pouvait dire que, de leurs Constitutions, les jésuites ne connaissaient guère que les Règles du Sommaire des Constitutions, qui ont pris leur forme définitive dès 1580. Voilà qui renforce notre sentiment global sur la pratique de l’institut par les jésuites depuis quatre siècles : en accord avec la mentalité régnant dans l’Église et non sans des résultats tout à fait convaincants, c’est l’interprétation « réglementaire » qui a prévalu.

Depuis le début de ce siècle, avec l’entrée en force de la dimension historique dans la réflexion théologique et spirituelle, une manière toute nouvelle de se rapporter à l’institut s’est fait jour. À partir de 1894, les Monumenta Historica Societatis Iesu ont tout édité des documents jésuites du XVIe siècle. On s’est mis à lire et à travailler le Journal spirituel et l’Autobiographie de saint Ignace, inconnus jusqu’alors. Ce sont surtout les Exercices spirituels qui ont, les premiers, bénéficié de la perspective génétique que permet la meilleure connaissance des documents. Le dernier concile ayant imposé à tous les Ordres et congrégations de repenser leurs textes fondateurs, les jésuites ont été amenés à prendre contact avec leurs constitutions comme ils ne l’avaient jamais encore fait auparavant. Des traductions ont paru en français, anglais, allemand, italien. Des commentaires aussi. Quel type d’interprétation sortira de cette redécouverte ? Risquons une réponse : les Constitutions, mieux étudiées et mieux appréciées, vont révéler toujours davantage leur aptitude proprement spirituelle à promouvoir une authentique mystique de la mission.

Institués pour la mission

L’histoire de l’institut révèle une grande plasticité jointe à une constante fidélité aux structures fondamentales. Cette double dimension assure d’une part l’identité singulière du charisme, d’autre part la longévité de l’organisme à travers les siècles et les âges de l’humanité. Durant quatre cents ans, de l’exploitation du Concile de Trente par l’Ancien Régime à la mise en œuvre des deux Conciles du Vatican pour l’évangélisation du monde moderne, quel est le charisme singulier qui a démontré ainsi sa capacité de durer ? C’est le charisme d’être totalement des religieux dans et pour la mission (et, comme tout charisme, c’est un don de l’Esprit à son Église). Cernons cette singularité, avant d’en montrer les conditions de possibilité.

La Compagnie existe dans l’interaction des deux sens, actif et passif, du mot « mission ». Pour atteindre tous les hommes, « Turcs, Indiens, hérétiques, fidèles » (Regimini militantis Ecclesiae, 3) – c’est la mission au sens actif –, elle a besoin d’être envoyée par une autorité extérieure à elle (ibid.) – c’est la mission au sens passif. Ainsi est vécu par les jésuites, en toute objectivité apostolique, ce qui est le fond de la vie mystique : l’édification de l’homme par la passivité et l’activité. On se ferait donc une idée tout à fait fausse de l’entregent humain que l’on prête assez souvent à la Compagnie de Jésus si on le réduisait soit à un pur savoir-faire, soit même à un souci des autres qui s’ajouterait à celui de la sanctification personnelle. La mystique propre à cet institut n’est même pas le contemplata aliis tradere (livrer à autrui le fruit de sa contemplation), qu’illustre le charisme propre des dominicains. La note originale est ici : la Compagnie, comme le compagnon, accomplissent ce pour quoi ils sont nés dans l’Église entre l’autre qui envoie et les autres auxquels ils sont envoyés. Leur mystique s’accomplit là. Leur vie théologale les conduit là. Un texte suffira : « la septième partie (des Constitutions) traite des relations avec le prochain, ce qui est spécifiquement la fin de notre institut, et de la répartition des sujets de la Compagnie dans la vigne du Christ, pour qu’ils y travaillent dans la part et la tâche qui leur sont confiées » (Const., 603).

Structurer entièrement la vie religieuse sur la mission ne va pas sans choix rigoureux. La sagesse des cofondateurs se montre dans ces options qui, toutes, vont à favoriser la mobilité et la souplesse extérieure et intérieure. Énumérons quelques-uns de ces choix ; ils apparaissent à l’évidence comme des conditions de possibilité pour l’accomplissement mystique qui vient d’être précisé. On a choisi de ne pas pratiquer la prière chorale (cf. Const., 586). On a choisi de refuser, jusqu’à l’extrême limite du possible, les dignités ecclésiastiques (cf. ibid., 817). Les vertus évangéliques exprimées par les conseils sont proposées dans une optique non de retrait et de saint mépris, mais en vue de pouvoir entrer en toute sorte de relations. La chasteté sera celle de l’Archange Raphaël, qui maria Tobie et Sarra (cf. ibid., 547, § 2). La pauvreté saura imiter celle de Paul, « initié à la satiété comme à la faim » : on rassemblera des revenus pour les collèges, on vivra d’aumônes dans les maisons (cf. ibid., 326, 555). Et si l’obéissance a été célébrée comme on le sait par saint Ignace et toute la tradition de la Compagnie, c’est que, bien vécue, c’est-à-dire dans la foi et à la pointe d’une mystique de la mission, elle est une force étonnante pour une mobilité constructive. Ceci est tellement vrai que, si on l’arrache à ce contexte, l’obéissance jésuite n’est plus que cette caricature de discipline militaire qu’on évoque trop souvent à son propos. Pour profiter à plein de ces options fondatrices, le compagnon doit être longtemps formé et éprouvé. Cela aussi a été perçu dès les débuts (cf. Regimini militantis Ecclesiae, 4). Toute cette formation vise à faire du futur compagnon un homme rompu à deux réalités connexes : le discernement en toutes choses et l’art de trouver Dieu en toutes circonstances. Selon la pratique même des Exercices spirituels, le discernement est une expérience mystique et théologale complète et non une quelconque prudence surajoutée aux élans du désir pour les contredire. Discerner, c’est, au sens de cet institut, voir Dieu à l’œuvre le premier « dans la part et la tâche confiées à chacun dans la vigne du Christ ».

L’influence de l’institut de la compagnie de Jésus

L’institut de la Compagnie n’est qu’un institut parmi de nombreux autres. Chacun de ceux-ci, lorsqu’on l’analyse d’un peu près, apparaît toujours comme un chef-d’œuvre de singularité et de cohérence. C’est, chaque fois, l’audace de dire et de vivre tout l’Évangile d’une façon originale, donc limitée, donc réaliste. En même temps, dans ce peuple bigarré des charismes religieux, se manifestent des courants, des interférences. Sûrs au fond d’eux-mêmes de leur originalité, les initiateurs n’hésitent pas à emprunter les uns aux autres. Comment la Compagnie de Jésus est-elle entrée dans ce concert ? Laissant de côté ce qu’elle a reçu des autres au temps de son « institution » et au long de son histoire (et il y aurait beaucoup à dire, à ce second point de vue, sur les rapports du Carmel avec les spirituels jésuites), nous procéderons du plus impalpable au plus directement reconnaissable.

Une certaine conception de l’homme

L’histoire des mentalités permet de prendre conscience de la puissance de ce que l’on nomme « courants culturels », terme qui souligne à la fois leur force et l’imprécision de leurs frontières. Il est sûr que, depuis quatre siècles, la Compagnie de Jésus a été mêlée à tous les grands débats qui constituent le paysage des temps modernes. Les jésuites y ont pris place par eux-mêmes et aussi, il ne faut pas l’oublier, par leurs élèves. Descartes et Voltaire sont sortis de leurs collèges et le moins que l’on puisse dire c’est que le second n’était pas pascalien. On rencontre les jésuites dans les controverses intra-ecclésiales (querelle de Auxiliis, baïanisme, jansénisme, probabilisme, gallicanisme, quiétisme, catholicisme social, etc.), mais aussi dans les relations avec les confessions séparées (pas seulement pour polémiquer et témoigner par le martyre ; il est sûr que les Exercices spirituels ont inspiré les poètes métaphysiques élisabéthains), dans la rencontre des civilisations (la querelle des rites), en plein milieu des questions économiques, politiques et sociales (les Réductions du Paraguay, le De legibus de Suarez, l’Action populaire, etc.) ; ils contribuent enfin au développement des sciences humaines ou naturelles (Lettres édifiantes et curieuses, Clavius, Teilhard de Chardin, etc.). Sur tous ces lieux de recherche et à travers la durée, la Compagnie n’a pas été constamment unanime, loin de là. Mais elle n’a pas cessé d’inviter la conscience chrétienne à passer d’une pratique religieuse satisfaite d’elle-même vers une ouverture à tout ce que les hommes vivent, pensent et expriment. On ne peut en dire plus ici. Mais il est indéniable, en particulier, qu’à travers la figure des saints canonisés ou béatifiés de la Compagnie, celle-ci a largement vulgarisé l’idéal d’un chrétien assez sûr de la valeur humaine de l’Évangile pour oser aller sans complexe vers le monde. Toutes sortes d’initiatives, prises quelquefois très loin de la Compagnie et de l’Église, relèvent ainsi du mode de procéder des jésuites par le canal indéfiniment large et flou de l’influence culturelle.

La spiritualité

Des mentalités à la spiritualité, en ses réalisations intérieures et extérieures, les choses deviennent plus palpables. Ainsi, on peut désigner l’École française et les nombreuses congrégations qui s’y rattachent par leurs fondateurs, souvent de « saints prêtres », comme un champ où les Exercices spirituels ont joué un rôle considérable. François de Sales les pratiquait assidûment. La retraite annuelle étant devenue un point prescrit par beaucoup de règles et de constitutions, ces retraites ont fréquemment été prêchées selon les Exercices et par des jésuites. Plus largement, la doctrine de l’obéissance religieuse a été profondément marquée par la lettre de saint Ignace aux compagnons du Portugal (1553). Par ce texte classique a été largement diffusé le thème de l’obéissance « aveugle », trop confondue du reste avec l’obéissance de jugement. On doit enfin rappeler que la Compagnie a contribué, par sa propre vie intérieure, à développer deux dévotions christologiques qui ont eu un grand retentissement sur l’inventivité fondatrice : nombre de charismes de vie religieuse s’y sont découverts. En se faisant, dès l’origine, les propagateurs de la communion fréquente et entrant, dès ses premières manifestations, dans ce qui deviendra le culte du Sacré-Cœur, par des interventions directes ou indirectes, les jésuites ont aidé de nombreux instituts à trouver leur point d’enracinement au cœur du mystère chrétien.

Du côté des activités extérieures, il est sûr que la prise en charge de l’enseignement par la Compagnie a mis en place la figure du religieux voué à « l’institution » des enfants, y compris, par un prolongement de l’expérience des jésuites vers l’alphabétisation, dans ce qui deviendra l’enseignement primaire (Joseph Calasanz, César de Bus, Jean-Baptiste de La Salle, etc.). On pourrait faire une remarque analogue pour les missions extérieures et intérieures.

Le droit des religieux

Sur trois points importants, l’institut de la Compagnie a introduit des dispositions « exorbitantes » par rapport au droit commun : la suppression du chant choral pour l’office divin, celui-ci étant dit en privé par les diacres et les prêtres grâce au bréviaire ; la proposition de vœux simples, mais de soi perpétuels, en remplacement des vœux temporaires pour les étudiants et de la profession solennelle pour une nouvelle catégorie de religieux appelés « coadjuteurs » ; l’introduction, pour les profès, d’un quatrième vœu, celui d’obéissance au pape pour les missions (cf. ci-dessus, passim). Toutes ces dispositions sont intrinsèquement liées à l’originalité de la Compagnie, il est inutile de le rappeler ici. Mais il vaut la peine de souligner ce que ces privilèges (qui sont en grande partie restés tels) ont apporté, par leur étrangeté même, au développement du droit des religieux. Fortement combattus par certains, récusés ou acceptés avec hésitation par certains pontifes, ces points de l’institut, ayant peu à peu acquis droit de cité, ont finalement servi à l’apparition d’une forme de vie religieuse davantage orientée vers les activités apostoliques et plus libre par rapport aux dispositions (passablement rigides) relatives à la profession et à ses conséquences. Souvent, ces congrégations d’un nouveau style ont elles aussi précisé leur visée apostolique dans un quatrième vœu. De ce fait, une réflexion sur les « vœux substantiels » de religion (contre distingués de ceux qui ne le sont pas) a entraîné un affermissement, théorique et pratique, de la triade, devenue tout à fait classique. Surtout, la proposition de la forme simple des vœux comme base d’une vie religieuse stable a été, sans aucun doute possible, l’un des facteurs qui ont permis un extraordinaire développement des fondations masculines (et, plus encore, féminines), notamment après la Révolution française.

Les fondations de tradition ignatienne

On sait qu’Ignace de Loyola, après une expérience malheureuse, mais aussi et plus fondamentalement pour préserver la mobilité de la Compagnie, a obtenu de Paul III la faculté de ne pas prendre la responsabilité d’une branche féminine de la Compagnie. Il rompait ainsi avec une tradition millénaire. On a montré [1] qu’il n’y avait là aucun manque d’intérêt pour la vie religieuse des femmes, à la réforme de laquelle il a beaucoup travaillé en son temps. Pour toutes sortes de raisons (collaboration pastorale, direction spirituelle), un certain nombre de jésuites ont été amenés à être les co-artisans de certaines fondations, sinon des fondateurs. Citons le Père Jean-Pierre Médaille (1610-1669), qui mena à bon terme l’entreprise de Mgr de Maupas du Tour, évêque du Puy, et rédigea les constitutions des Sœurs de Saint-Joseph. On se trouve devant un cas intéressant : l’évêque avait écrit un premier règlement, de veine salésienne ; le Père Médaille se livra à une délicate synthèse de cette inspiration et du mouvement des Constitutions de la Compagnie de Jésus. On retrouve une aide similaire à la source de plusieurs constitutions : Institut de la Bienheureuse Vierge Marie, de Mary Ward ; Société des Dames du Sacré-Cœur, de Sophie Barat ; Sœurs de la Retraite au Cénacle, de Thérèse Couderc ; Congrégation des Missions Africaines de Vérone, de Samuel Asperti, etc. Les Règles du Sommaire des Constitutions, dont nous avons parlé ci-dessus, ont souvent été d’un grand secours pour la mise en place des règles de vie, comme cela se voit à la fondation, par Marie-Thérèse de Soubiran, des Sœurs de Marie-Auxiliatrice. Il faut enfin rappeler le nom du Père de Clorivière : à l’époque où la Compagnie était supprimée et au plus fort de la Révolution française, celui-ci fonda, d’après les principes de sa propre formation et aussi sur le modèle des sociétés secrètes, deux instituts « séculiers » : la Société des Prêtres du Cœur de Jésus et celle des Filles du Cœur de Marie. En tous ces cas, ce qui frappe avant tout, c’est l’extrême plasticité des intuitions ignatiennes. Ici, l’institut de la Compagnie se révèle moins comme un modèle qu’on imite que comme l’instrument qui permet de structurer une expérience religieuse communautaire et de l’organiser jusqu’au bout.

L’adoption des Constitutions de la Compagnie

Quelques congrégations sont allées jusqu’à reprendre pour elles-mêmes le propre texte des Constitutions de la Compagnie. Essayons de préciser par quelques exemples comment une telle transplantation a été possible. À l’origine (XIIIe siècle), les Sœurs de Saint-André (Tournai) furent des hospitalières dans la tradition augustinienne ; au XVIIe siècle, elles devinrent contemplatives et ce fut un jésuite, le Père Civoré, qui leur rédigea des constitutions, suivant la méthode d’amalgame qui a été évoquée au paragraphe précédent. Dispersées par la Révolution, puis regroupées, les Sœurs reçoivent en 1857 du nonce en Belgique des constitutions calquées d’assez près (plan et style) sur le texte ignatien. Depuis lors et surtout depuis Vatican II, la congrégation revoit sans cesse son propre texte en le rapprochant de celui de la Compagnie. Le travail en cours montre qu’une appropriation pleine et entière n’est pas possible, même si la conformité peut aller très loin. Donnons-en encore un autre exemple. C’est dans les années même de sa fondation que la Société des Sœurs Auxiliatrices des Âmes du Purgatoire adopta le texte des Constitutions de la Compagnie (1873, les débuts de la communauté se situant en 1856). Depuis lors, la fidélité à ce choix s’est maintenue. Toutefois, le texte adapté à l’usage des sœurs s’écarte de l’original sur l’un ou l’autre point substantiel, le vœu au pape pour les missions notamment. Loin que ces modifications doivent être déplorées, elles sont le signe que les constitutions d’un institut ne peuvent servir à un autre qu’au prix de changements qui marquent la différence. Ces modifications sont à la fois le signe que le nouvel usager s’approprie le texte et, plus profondément, la preuve que des constitutions prennent leur plein sens dans cet ensemble plus vaste que nous avons nommé « l’institut », avec saint Ignace et ses compagnons fondateurs.

Cette remarque nous conduit à ce qui peut servir de conclusion à tout l’article. La réflexion sur la vie religieuse chrétienne est une admirable école de sain pluralisme. Là nous est, en effet, puissamment enseigné que l’originalité est au service du corps tout entier lorsqu’elle est authentique, lorsqu’elle est charisme, lorsqu’elle est le don de l’Esprit à l’Église pour l’Église. Là nous comprenons que l’influence, si elle est vraie, ne détruit pas la différence. Là, nous touchons du doigt la prodigieuse inventivité humaine de l’Esprit de Dieu, celui par qui seul tout concourt à l’édification de l’homme à la taille du Christ.

14 rue d’Assas
F-75006 PARIS, France

[1C’est ce qu’a fait le P. Hugo Rahner, s.j. dans l’édition de la correspondance de saint Ignace avec les femmes, parue en allemand sous le titre Briefwechsel mit Frauen (Freiburg i. Br., Herder, 1956) et traduite en français : Ignace de Loyola. Correspondance avec les femmes de son temps, 2 vol., Coll. Christus, 13 et 14, Paris, Desclée De Brouwer, 1964.

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