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Jeanne Jugan : un chemin de pauvreté

Vies Consacrées

N°1983-5 Septembre 1983

| P. 263-276 |

À sa mort, en 1879, Jeanne Jugan n’était, aux yeux de la plupart des 2.400 Petites Sœurs de la Congrégation qu’elle avait fondée, que Sœur Marie de la Croix, doyenne d’âge et c’est tout. Car, dès la deuxième année de la fondation, le conseiller spirituel de la Congrégation avait arbitrairement placé une jeune dirigée de Jeanne, de vingt ans sa cadette, Marie Jamet, à la tête de l’association naissante. Neuf ans plus tard, sous prétexte de fatigue, il reléguait Jeanne à la maison-mère. Elle y demeura pendant les vingt-six dernières années de sa vie, inconnue de tous. S’il est une caractéristique de la fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres, c’est d’avoir été conduite elle-même de pauvreté en pauvreté. Dans ces pages, l’auteur nous retrace l’itinéraire plein de simplicité et de saveur évangélique de cette femme toute livrée aux pauvres et qui, sa vie entière, « a tout attendu du bon Dieu »

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« Et exaltavit humiles » ! Ces paroles bien connues du Magnificat remplissent mon esprit et mon cœur de joie et d’émotion, alors que je viens de proclamer bienheureuse la très humble fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres ». Le 3 octobre 1982, en la basilique Saint-Pierre, Jean-Paul II s’adressait ainsi aux quelque six mille pèlerins de tous âges et de tous pays venus à Rome rendre grâces au Seigneur pour Jeanne Jugan, « la très humble Cancalaise, si pauvre de biens, mais si riche de foi ». Jeanne Jugan dont « la physionomie spirituelle est capable d’attirer des disciples du Christ et de remplir leurs cœurs de simplicité et d’humilité, d’espérance et de joie évangélique, puisées en Dieu et dans l’oubli de soi [1] », devait encore dire le Pape.

Qui donc est Jeanne Jugan ? En quoi cette femme, morte dans l’oubli voilà plus de cent ans et glorifiée par l’Église il y a quelques mois, « nous invite-t-elle à vivre la béatitude évangélique de la pauvreté, dans la simplicité des petits et dans la joie des fils de Dieu [2] ? »

« Dieu me veut pour lui » (1792-1839)

Née à Cancale (Ille-et-Vilaine) le 25 octobre 1792, en pleine Révolution française, et baptisée le jour même, Jeanne Jugan est fille de pêcheur. Terre-neuvas comme la plupart des Cancalais, son père est absent lors de sa naissance. Moins de quatre ans plus tard, son nom vient allonger la douloureuse liste des « péris en mer » du pays de Cancale.

Avec quatre enfants au foyer – trois autres sont morts en bas âge – la mère doit travailler dur. L’enfance de Jeanne sera pauvre et très vite laborieuse. Elle apprendra de sa mère la droiture et le courage, la solidarité avec ceux qui souffrent, la confiance en Marie inlassablement invoquée par les familles de marins, un solide et fort amour de Dieu.

Enfant, elle gardera le troupeau d’une ferme voisine. Adolescente, elle sera placée dans un manoir proche de Cancale. Cette dernière période sera importante pour la petite villageoise. En s’ouvrant à un monde bien différent du sien, elle se prépare à côtoyer un jour avec aisance n’importe quel interlocuteur ; de la Vicomtesse de La Chouë, dont la porte n’est jamais fermée aux mendiants, elle apprend de plus l’amour et le respect envers les pauvres. « Née pauvre, Jeanne Jugan est restée pauvre et a toujours aimé la pauvreté et les pauvres. Ma grand-mère avait pour elle et pour ses vertus une très grande admiration. On m’a dit qu’elle avait pratiqué une extraordinaire humilité », dira bien des années plus tard le petit fils de Madame de La Chouë [3].

Jeanne a 18 ans quand un jeune marin la demande en mariage. Elle refuse, se trouvant trop jeune. Six ans plus tard, elle le prie de ne plus penser à elle. « Dieu me veut pour lui, expliquera-t-elle à sa mère qui s’étonne de cette décision. Il me garde pour une œuvre qui n’est pas connue, pour une œuvre qui n’est pas encore fondée ».

Jeanne, dont la foi s’est approfondie, sait que Dieu l’attend. Où ? Comment ? Elle ne le voit pas encore clairement, mais une première exigence s’impose : elle quitte son pays natal, sa famille, pour se mettre au service des malades de l’hôpital du Rosais, à Saint-Servan. « Elle fit deux parts de ses vêtements, laissa à ses sœurs ce qu’elle avait d’élégant et de joli et n’emporta avec elle que le strict et commun nécessaire [4] ». Rupture douloureuse mais volontaire. Le cœur en paix, Jeanne Jugan part vers ce qu’elle sait être la volonté de Dieu sur elle, en cette année 1817.

Une quinzaine de kilomètres séparent Cancale de Saint-Servan, ville côtière de quelque dix mille habitants [5]. A cette époque, l’hôpital du Rosais accueille « soixante malades civils, deux cent dix-sept malades marins, trente-cinq enfants trouvés et abandonnés ». Jeanne y restera plusieurs années, se donnant à plein cœur au service direct des malades, puis à la pharmacie. Un jour, ses forces la trahissent, elle doit quitter le Rosais et accepte alors de partager l’existence de piété et de charité d’une Servannaise qui loge dans le centre de la ville, tout près de l’église paroissiale.

S’ouvre alors pour Jeanne une période de pause. Remise sur pied grâce aux soins de Mlle Lecoq, elle la seconde dans ses activités : catéchisme aux enfants, visites aux malades et aux pauvres. Membre du tiers ordre de la Mère Admirable, fondé au XVIIe siècle par le Père Eudes, tiers ordre auquel appartient aussi probablement Mlle Lecoq, Jeanne vivra durant une vingtaine d’années l’idéal de configuration à Jésus par Marie qui fut celui de saint Jean Eudes. Soutenue par le vœu de chasteté perpétuelle, une vie de prière structurée, des rencontres régulières au sein du tiers ordre, des activités charitables, elle apprendra jour après jour à « n’avoir qu’une vie, qu’un cœur, qu’une âme, qu’une volonté avec Jésus » (Saint Jean Eudes).

À la mort de Mlle Lecoq, en 1835, Jeanne se retrouve seule. Que va-t-elle faire ?

« Dieu me veut pour lui ». Cette exigence lui est toujours présente, mais « Dieu n’a pas encore indiqué clairement à Jeanne la voie à suivre. Il faudra quatre ans pour que parvienne à sa pleine maturité le choix radical que le Seigneur lui a fait entrevoir depuis sa jeunesse [6] ».

Elle reprend alors du service dans des familles aisées de Saint Malo et de Saint-Servan : travaux de ménage, lessives, soins aux malades. En 1837, elle s’installe avec une amie, de vingt-six ans son aînée, dans un petit appartement, proche là encore de l’église. Françoise Aubert file à la maison, tandis que Jeanne continue ses journées au-dehors. Bientôt, une troisième compagne vient les rejoindre, une toute jeune fille de dix-sept ans, Virginie Trédaniel, confiée à Jeanne par son tuteur, conseiller municipal de Saint Servan.

Dès cette époque, Jeanne était connue pour sa piété et pour son amour des pauvres. « Je sais par mon père qu’avant d’entrer en religion elle était très pieuse, écrira en 1935 la petite-fille d’un de ses anciens maîtres. Son dévouement ne pouvait lui venir que de son amour pour Dieu. Elle aimait beaucoup les pauvres, elle avait la passion des pauvres [7]. »

Les pauvres, elle les rencontre sans cesse dans les rues de Saint Servan. Au conseil municipal, le 4 février 1836, il est noté que la ville, composée « d’environ dix mille âmes, ne compte pas six cents familles plus ou moins aisées ». Le nombre des mendiants est considérable et leur situation « des plus affligeantes ».

« Cela, Jeanne le sait, elle le sent... Mais que faire ? Ce sont surtout les vieillards abandonnés, parfois sans aucun secours ni aucun espoir, dont la situation lui blesse le cœur. Problème immense, qui la dépasse absolument... Mais est-ce assez de se laisser blesser dans son cœur ? Ne faudrait-il pas se laisser blesser aussi dans sa chair ? Ne faudrait-il pas, avec une sorte de folie, partager même le nécessaire, même le chez-soi ? Est-ce que ce ne serait pas cela, aimer ?

« Telles sont les questions qu’elle devait porter en elle dans les vents froids de décembre 1839. La réponse allait se formuler d’elle-même à travers le visage désolé, suppliant d’une pauvre vieille femme aveugle : ce sera pour elle comme une sorte d’évidence irrésistible [8]. »

« C’est si beau d’être pauvre » (1839-1852)

De Jeanne Jugan, aucun écrit n’a été conservé. Par contre, tout un enseignement oral est venu jusqu’à nous : réponses lapidaires, conseils à de jeunes sœurs, paroles toujours très simples, mais fortes et incisives parce que nées de son silence et de la vérité de son être.

« C’est si beau d’être pauvre, dira-t-elle un jour, de ne rien avoir, de tout attendre du bon Dieu ».

Vers ce sommet – celui de la plus pure pauvreté spirituelle – le Seigneur la conduira peu à peu. À ce point de son itinéraire, Jeanne Jugan voit plutôt le côté sordide de la pauvreté, celle qui engendre les misères matérielles et morales, et dans son cœur s’éveille, impérieux, le désir d’en délivrer les pauvres.

Une vieille femme aveugle et infirme vient de perdre sa sœur qui la faisait vivre en mendiant. Jeanne ne peut résister. Elle lui ouvre sa maison, lui donne son lit et couchera désormais au grenier. Anne Chauvin – c’est le nom de la vieille femme – aura très vite une compagne. Isabelle Coeuru a servi jusqu’à leur mort ses maîtres ruinés, allant jusqu’à tendre la main pour eux. Épuisée, elle frappe à la porte de Jeanne. D’autres encore suivront...

Bientôt, il faut à Jeanne abandonner aussi son logement et accueillir, avec ces vieilles femmes, les jeunes bonnes volontés qui s’offrent pour l’aider. Virginie Trédaniel sera la première ; son amie Marie Jamet la suivra de peu. Gravement malade, Madeleine Bourges, une ouvrière de 27 ans, avait voulu mourir parmi les pauvres ; guérie, elle aussi se mettra à leur service. Premier noyau initial qui porte en espérance toute l’œuvre future.

Les deux pôles de la mission de Jeanne se dessinent maintenant avec netteté. En donnant son lit à la vieille Anne Chauvin, elle a du même coup imprimé à son existence un tournant décisif. Désormais Dieu et les pauvres seront toute sa vie, Jeanne ne s’appartient plus. Et très vite, le Seigneur va la conduire sur les chemins de la pauvreté.

Le temps est loin où elle envisageait une existence paisible près de Françoise Aubert ! À 47 ans, il n’y a plus un instant à perdre pour vivre à plein la grande aventure de Dieu. Commence alors pour Jeanne une vie d’intense activité : en douze mois, elle va occuper trois logis successifs, accueillir des dizaines de pauvres, inaugurer pour les faire vivre la pratique de la quête, dont elle fut témoin dans son enfance et dont les Frères de l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu lui donnent l’exemple dans la région.

Ses jeunes compagnes l’ont élue supérieure de leur petite association le 29 mai 1842. Tout en suivant un règlement inspiré de celui du tiers ordre de la Mère Admirable, elles ont progressivement adopté la manière de vivre d’une communauté religieuse, fait leurs premiers vœux. Elles s’appellent « Servantes des Pauvres » avant de devenir leurs « Petites Sœurs ». À l’abbé Le Pailleur, l’un de ses vicaires, le Curé de Saint-Servan a confié la tâche de conseiller de l’association établie sur sa paroisse.

Le 8 décembre 1843, les Servantes des Pauvres élisent à nouveau Jeanne comme supérieure. Deux semaines plus tard, l’abbé Le Pailleur casse arbitrairement cette élection et place à la tête de l’association Marie Jamet, sa dirigée, alors âgée de 23 ans. Jeanne, qui pourrait être sa mère et par l’âge et par l’expérience, serait en droit de protester. Elle se tait cependant, accepte et s’efface. Avec humilité et simplicité, dans un silence d’amour qui lui ouvre à tout jamais le chemin de la liberté du cœur, de la pauvreté et de la joie.

« Que fût-il arrivé, se demande le Cardinal Garrone à propos de l’événement du 23 décembre 1843, si Jeanne Jugan, au lieu de s’abandonner, silencieusement, eût réagi avec énergie pour maintenir ses droits, ou seulement aider autour d’elle les Petites Sœurs à réaliser l’énormité de cet acte arbitraire et indu d’autorité ? Peut-être l’œuvre aurait-elle survécu ? Ce n’est pas sûr, car ces tout premiers commencements sont toujours fragiles. Mais l’Institut aurait porté en lui, au moins sous forme négative, la cicatrice de ce premier combat, légitime peut-être, mais finalement humain, et les Petites Sœurs n’auraient jamais été entièrement ce qu’elles sont [9]. »

Fondatrice, Jeanne Jugan ne l’est pas moins en cela qu’en sa première démarche d’hospitalité. Seuls les plans diffèrent.

Ce changement passe inaperçu au-dehors. Jeanne continue à être considérée comme la fondatrice et la première supérieure de la petite association. Soutenue et conseillée par les Frères Hospitaliers de Saint Jean de Dieu, établis depuis peu à Dinan, elle a inauguré la quête au cours de l’hiver 1841-1842. Le nombre toujours grandissant de bouches à nourrir l’avait décidée à cette démarche. En se substituant aux pauvres, Jeanne se faisait volontairement pauvre elle-même. « Ce ne fut pas facile de prendre cette décision. Jeanne était fière ; elle avait beau avoir connu l’entraide si digne des Cancalaises, cela ne suffisait pas pour la faire entrer de gaieté de cœur dans la mendicité. Dans sa vieillesse, elle se rappellera encore cette victoire sur elle-même qu’elle dut bien des fois remporter : ‘J’allais avec mon panier chercher pour nos pauvres... Cela me coûtait, mais je le faisais pour le bon Dieu et pour nos chers pauvres...’ [10]. »

On devine ce que ces simples mots recouvrent d’humiliations, de luttes, de fatigues. Des traits sont parvenus jusqu’à nous, tel celui du vieux célibataire irascible qui s’oublia un jour jusqu’à la gifler. « Merci, répondit-elle simplement, cela c’est pour moi. Maintenant, donnez-moi pour mes pauvres, s’il vous plaît ».

Mais, vécue par Jeanne, la quête se transfigurait. « Elle avait une grâce à demander, elle quêtait en louant Dieu pour ainsi dire », a écrit d’elle un journaliste qui l’a bien connue [11].

Une autre plume, celle de Clémentine de La Corbinière, dont les parents furent parmi les tout premiers bienfaiteurs de Jeanne, la dépeint ainsi : « La foi et la confiance que Jeanne avait en Dieu faisaient abonder les ressources entre ses mains. Elle ne reculait devant aucun obstacle : c’était une quêteuse intrépide, qui savait aussi supporter les refus avec patience et humilité. Jeanne Jugan possédait à un haut degré le secret de la quête.

Notre Sœur Marie-Joseph m’écrivait dernièrement ceci : « Lorsque j’étais enfant, ce qui me frappait le plus vivement, quand Jeanne venait chez mon père, c’était sa reconnaissance, son remerciement, et son visage toujours égal, soit qu’on lui donnât ou qu’on lui refusât (...) Jeanne n’omettait jamais de faire une petite révérence avant de vous quitter. Elle partait aussi joyeuse en apparence que si elle eût obtenu une fortune.

Vraiment ces jours lui étaient bons et à nous aussi. Si elle ne recevait pas l’aumône, elle la faisait. Qu’y a-t-il de plus précieux à donner que l’aumône du bon exemple, et de plus profitable que de s’en édifier ?... Je la vois comme une quêteuse émérite, ne se regardant elle-même en aucune sorte, traitant chacun avec égard ; plus petite que les petits, insistant sans importunité, humble sans obséquiosité, modeste sans pruderie.

Elle se confiait à Dieu avant la quête, elle se confiait aux hommes durant la quête. Le vénérable curé d’Ars a dit : ‘L’esprit de foi consiste à parler à Dieu comme on parlerait à un homme belle définition qui dénotait chez ce saint prêtre la confiance et l’union avec son divin Maître. Jeanne y ajoutait ceci : ‘L’esprit de foi consiste encore à parler à ses frères comme on parlerait à d’autres Jésus-Christ’, et c’est là, si je ne me trompe, le secret de ses étonnants succès [12]. »

Les succès dont parle Clémentine de La Corbinière, Jeanne ne les attribue qu’à Dieu. « C’est lui qui a tout fait, dira-t-elle à la fin de sa vie. Je ne suis que son humble servante ».

Quêteuse, elle parcourt les routes, elle sonne à toutes les portes « pour les pauvres ». C’est pour eux qu’elle accepte, en 1845, le Premier Prix de Vertu Montyon que lui décerne l’Académie Française et les trois mille francs or qui lui permettent d’agrandir la maison de Saint-Servan. Tant de vieillards sont encore prisonniers de la solitude et de la pauvreté ! Pour eux, elle étend le champ de sa quête. La voici à Rennes, la grande ville. Elle y vient pour les pauvres de Saint-Servan et s’aperçoit que Rennes aussi a son compte de mendiants. C’est un appel de Dieu pour Jeanne qui, un mois après son arrivée, démarches faites auprès de l’évêque, du préfet et du maire, ouvre une maison dans la ville. Six mois plus tard, en août 1846, nouvelle fondation, cette fois à Dinan, dans les Côtes-du-Nord. Installée au départ dans une vieille tour des remparts, elle y reçoit la visite d’un philanthrope anglais qui s’intéresse, lui aussi, au sort des vieillards nécessiteux. Ce visiteur, qui pourrait être Charles Dickens, a publié sa rencontre dans un journal de son pays. « Il fallait, dit-il, pour approcher de l’appartement qu’elles occupaient, franchir un escalier tournant et difficile ; l’étage en était bas, les murs nus et rudes, les fenêtres petites et grillées, de sorte qu’on se croyait dans une caverne ou dans une prison ; mais ce triste aspect était un peu égayé par la lueur du feu et par l’air de contentement des habitants de ce lieu (...) Jeanne nous reçut d’un air bienveillant (...). Elle était simplement mais proprement vêtue d’une robe noire, d’un bonnet et d’un mouchoir blancs ; c’est le costume adopté par la communauté. Elle paraît avoir près de cinquante ans, sa taille est moyenne, son teint bruni et elle semble usée, mais sa physionomie est sereine et pleine de bonté ; on n’y remarque pas le plus petit symptôme de prétention ou d’amour propre (...).

Elle ne savait pas un jour, dit-elle, d’où lui viendraient les provisions du lendemain, mais elle persévérait, avec la ferme persuasion que Dieu n’abandonnerait jamais les pauvres, et elle agissait d’après ce principe certain : que tout ce que l’on fait pour eux, on le fait pour Notre-Seigneur Jésus-Christ (...).

Je lui ai dit qu’après avoir parcouru la France, elle devrait venir en Angleterre nous apprendre à soigner nos pauvres ; elle me répondit que, Dieu aidant, elle irait si on l’y invitait.

Il y a dans cette femme quelque chose de si calme et de si saint qu’en la voyant, je me crus en la présence d’un être supérieur, et ses paroles allaient tellement à mon cœur que mes yeux, je ne sais pourquoi, se remplirent de larmes.

Telle est Jeanne Jugan, l’amie des pauvres de la Bretagne, et sa seule vue suffirait pour compenser les horreurs d’un jour et d’une nuit passés sur une mer houleuse ».

Mais Jeanne ne s’attarde pas à Dinan. On la retrouve sur les routes, à Saint-Brieuc, Brest, Tours, Angers... Elle reviendra à Dinan, où l’appelle d’urgence la jeune supérieure de vingt-deux ans, pour redonner confiance aux bienfaiteurs. Même tâche à Tours où Monsieur Léon Papin Dupont [13] a fait appel aux Petites Sœurs – déjà on les désigne ainsi – connues à Saint-Servan. En février 1849, il écrit, enthousiaste : « Depuis deux jours, nous avons l’honneur de posséder Jeanne Jugan, la mère de toutes les Petites Sœurs (...). Quelle admirable confiance en Dieu ! Quel amour de son saint Nom ! Elle va nous faire du bien à Tours. Les gens du monde croient que cette pauvre chercheuse de pain, comme elle s’appelle, leur demande l’aumône ; mais si leurs yeux s’ouvraient, ils comprendraient, eux, qu’ils en reçoivent une immense en l’entendant parler si amoureusement et si simplement de la Providence de Dieu ».

Angers, où Jeanne Jugan avait été reçue en décembre 1849, la voit revenir en avril 1850 avec Marie Jamet et deux autres Petites Sœurs. Là, comme ailleurs, elles arrivent en pauvres ; six francs dans la bourse commune leur paraissent suffisants pour ouvrir une maison. Les Angevins ne les décevront pas !

Si les pauvres affluent, les vocations se dessinent aussi. Douze ans après l’accueil de la première vieille femme, les Petites Sœurs dépassent la centaine ; quatorze maisons sont déjà établies en France. L’année 1851 a vu aussi la première fondation à Londres, en réponse à l’appel du Cardinal Wiseman, un an après le rétablissement de la hiérarchie catholique en Angleterre.

« Donnez, donnez la maison. Si Dieu la remplit, il ne l’abandonnera pas ! »

« C’est vrai, c’est une folie, cela paraît impossible, mais si Dieu est avec nous, cela se fera ».

Jour après jour, Jeanne avait appris la confiance et l’humble audace de ceux qui bâtissent pour Dieu et en Dieu. A présent, le Seigneur l’invite à s’enfoncer plus avant dans cette voie. Une autre tâche l’attend sur les chemins du silence et du dépouillement radical.

« Je ne vois plus que le bon Dieu » (1852-1879)

Successivement établis à Tours, puis à Paris, la maison-mère et le noviciat s’installent, en 1852, dans une vaste maison située à la périphérie de Rennes. L’approbation de l’évêque du diocèse donne à la Congrégation « pignon sur rue », si l’on peut dire ! Marie Jamet, la Supérieure générale, et Virginie Trédaniel, sa conseillère, prononcent alors leurs vœux perpétuels. Jeanne Jugan n’y sera autorisée que deux ans plus tard. Après une éclipse de quelques mois pour une tentative missionnaire audacieuse et malheureuse en Seine-et-Marne, l’abbé Le Pailleur est à nouveau présent, en tant que « Supérieur général », titre qu’il s’attribue désormais. Déjà n’a-t-il pas rappelé Jeanne à la maison-mère, prétextant son âge et sa fatigue ! À 60 ans, en pleine activité, l’intrépide quêteuse est donc mise à la retraite. Elle vivra maintenant au milieu des novices et des postulantes dont le nombre croît sans cesse. En juillet 1854, lors de l’approbation de l’Institut par Pie IX, la Congrégation compte cinq cents Petites Sœurs et trente-six maisons.

Bientôt la vaste demeure de Rennes, qui accueille aussi trois cents vieillards, ne suffit plus. Un grand domaine est alors en vente au nord de Rennes, sur la commune de Saint-Pern. Grâce à l’aide de deux prêtres qui ont mis leur fortune et leurs relations au service de l’œuvre des Petites Sœurs, cette propriété peut être acquise. Les trois premières Petites Sœurs y arrivent le 1er avril 1856, jour de la fête transférée de saint Joseph. Tout naturellement, le domaine de La Tour devient « La Tour Saint-Joseph ».

C’est là que Jeanne Jugan – Sœur Marie de la Croix, comme elle a choisi de s’appeler depuis 1844 – va vivre la dernière étape de son existence : vingt-trois années de silence et d’enfouissement, vingt-trois années de fécondité en Dieu.

Comme à Rennes, Jeanne sera très proche des jeunes qui se préparent à devenir Petites Sœurs. Et cela sans charge bien définie. Simplement, en assurant une présence, au sens fort du terme. Elle est là pour conseiller, pour encourager, pour redresser, pour stimuler, pour réjouir... Ces jeunes ignorent son vrai rôle dans la Congrégation. En effet, après le titre de « Supérieur général », l’abbé Le Pailleur va peu à peu s’attribuer celui de « Fondateur » ; bientôt Jeanne Jugan ne sera plus, selon la « légende » officielle, que « la troisième Petite Sœur des Pauvres ».

Invitées, un demi-siècle plus tard, à dire ce qu’elles savaient de la vieille Petite Sœur Marie de la Croix, les novices et postulantes de ces années 1856-1879 se sont exprimées. Ces jeunes avaient les yeux ouverts et la mémoire du cœur fidèle. Grâce à elles, nous est parvenue toute une série de témoignages qui, à travers ses attitudes et ses paroles, permet une lecture vivante, concrète, de l’âme de Jeanne Jugan. Des traits se dégagent, fortement accentués par la répétition : l’humilité, la petitesse, la simplicité, l’abandon total à la Providence divine (autant de formes de la pauvreté !), l’amour du pauvre, le dévouement inlassable, la compréhension, la bonté et, par-dessus tout, expliquant tout : l’amour de Dieu, fleurissant en paix, en action de grâce et en joie.

Mais laissons parler quelques novices de ce temps. Leurs témoignages remontent à 1935, date de l’ouverture du Procès diocésain en vue de la béatification.

– « De 1877 à 1879, j’étais en emploi à l’infirmerie du noviciat, c’est là que j’eus le bonheur de rencontrer la petite sœur Marie de la Croix que je ne connaissais pas... Elle m’appela, me demanda mon nom, et me dit d’être bien petite. Je lui demandai son nom. Elle me répondit : ‘ Sœur Marie de la Croix’. Elle avait une si bonne figure, un extérieur si affable, si simple, qu’on se sentait attirée vers elle ».

– « Sœur Marie de la Croix me disait toujours un bon mot d’encouragement accompagné d’un sourire... Elle vivait en la présence de Dieu et nous en parlait toujours ; en nous rencontrant elle disait : ‘ Travaillez pour Dieu seul’. On sentait qu’elle parlait de l’abondance du cœur ».

Et voici, traduit de l’anglais, un dernier témoignage :

– « Je ne pouvais lui parler ne sachant pas le français, mais j’ai toujours été impressionnée par sa profonde humilité et petitesse ; elle avait toujours un gracieux sourire pour nous, un sourire qui me faisait penser à celui de Notre-Seigneur quand il voyait les. petits enfants... L’expression de ses traits m’est restée jusqu’à ce jour ; chaque fois que je me rappelle ce temps de mon noviciat, il me semble la revoir. C’est un encouragement pour moi maintenant que je suis vieille et que je sens ne pouvoir plus rien pour ma congrégation, de jeter un regard sur elle, notre sainte fondatrice, qui était si dépendante, si humble, bonne et sereine ».

L’esprit a donc passé, à la manière d’une rivière souterraine qui, invisiblement, féconde le terrain.

« Mes bonnes petites, disait-elle aux novices, faites bien votre noviciat, soyez bien ferventes. Surtout apprenez à être bien humbles, et quand vous serez en maison, soyez bien petites, parce que si vous gardez bien l’esprit de la petite famille, d’humilité, de simplicité, de petitesse, ne cherchant jamais l’estime des grands, alors ; vous ferez bénir le bon Dieu et obtiendrez la conversion des âmes. Au contraire, si vous deveniez grandes et fières, la Congrégation tomberait ».

« Ma petite, pour faire une bonne Petite Sœur, il faut beaucoup aimer le bon Dieu, le pauvre, et s’oublier soi-même ».

« Allez trouver Jésus quand vous serez à bout de patience et de force, quand vous vous sentirez seule et impuissante. Il vous attend à la chapelle, dites-lui : ‘Vous savez bien ce qui se passe, Jésus, je n’ai que vous qui savez tout. Venez à mon aide’ ; et puis allez, et ne vous inquiétez pas de savoir comment vous pourrez faire il suffit que vous l’ayez dit au bon Dieu, il a bonne mémoire ».

« N’oubliez jamais que le pauvre, c’est Notre Seigneur. Soignez ’bien les vieillards car c’est Jésus lui-même que vous soignez en eux ».

« Voyez, mes petites, comme Jésus, Marie et Joseph s’aimaient tous les trois ! Quelle bonne figure ils avaient, avec quelle bonté, quelle douceur ils se parlaient ! Dans notre petite famille, il faut qu’il en soit ainsi ».

« Quand vous serez vieilles, vous ne verrez plus rien. Moi, je ne vois plus que le bon Dieu ».

Conduite par Dieu « de pauvreté en pauvreté », Jeanne connaît à présent un dépouillement radical, jusqu’à la dépossession de soi et de son œuvre. La Congrégation est en pleine croissance, mais la fondatrice en reste totalement cachée, ignorée. Les décisions sont prises en dehors d’elle, on ne songe même pas à l’en informer. « Dans nos ennuis, dans nos peines, dans les mépris que l’on fait de nous, il faut toujours dire : ‘Dieu soit béni ! Merci, mon Dieu ! ou Gloire à Dieu’ ! » « Ne refusez rien au bon Dieu ! » Ces conseils, donnés aux novices, ne sont pas simples formules sur les lèvres de Jeanne Jugan, mais le reflet de ce qu’elle vit. « Nous avons été greffées dans la croix » confiera-t-elle un jour, en écho sans doute à cette communion intime à l’anéantissement du Seigneur.

Une fois pourtant le Conseil général sollicite son avis. Un problème important se pose : celui de l’acceptation ou du refus de rentes ou de revenus fixes à titre perpétuel. Problème essentiel à la vocation de Petite Sœur des Pauvres : « Jusque-là, on avait toujours voulu dépendre entièrement de la charité, sans s’appuyer sur aucune sécurité, sans compter sur des revenus fixes. Aucun texte ne le prescrivait explicitement, mais c’était la logique même de la quête instaurée par Jeanne : se faire pauvre avec les pauvres et, avec eux, s’en remettre totalement à Dieu [14]. » Sur cette question essentielle, Jeanne a donné son avis. Sa signature sur l’acte officiel du 19 juin 1865 en fait foi. Suivant son conseil, la Congrégation décide d’abandonner tout revenu fixe pour rester fidèle à sa vocation particulière de pauvreté et de remise totale entre les mains de Dieu. « C’est si beau d’être pauvre..., de tout attendre du bon Dieu ! »

Ici encore Jeanne se révèle « fondatrice » en profondeur. Dans cet appui sur Dieu seul, elle a posé les vrais fondements, creusé les fondations les plus solides qui soient.

Ce temps de retraite et de recueillement, de silence et de prière, de souffrance et de joie profonde n’est-il pas pour elle et pour sa famille religieuse le temps de la plus grande fécondité ?

Le 1er mars 1879, le Pape Léon XIII a donné son approbation aux Constitutions de la Congrégation. Les Petites Sœurs sont alors deux mille quatre cents. Jeanne a « fini sa journée », elle peut partir.

Au matin du 29 août 1879, écrit un témoin, « elle s’était encore levée selon sa coutume. Elle ne semblait pas plus affaissée, aucune plainte ne sortait de ses lèvres. La mort la trouva debout, récitant son chapelet, dernière mitraille que Jeanne, comme un brave soldat, envoyait à l’ennemi de notre salut.

La veille au soir, elle s’était préparée pour la confession, et ce n’a été qu’après avoir reçu l’extrême-onction que son ange gardien a recueilli son dernier soupir. Ses dernières paroles s’adressaient à Marie, qu’elle avait toujours si tendrement aimée. Ses sœurs, rassemblées près d’elles, l’ont entendue prononcer distinctement ces mots : « Ô Marie, vous savez que vous êtes ma mère, ne m’abandonnez pas ! » Puis, après quelques instants de silence, elle a ajouté : « Père éternel, ouvrez vos portes aujourd’hui à la plus misérable de vos petites filles, mais qui a si grande envie de vous voir ». Et encore, bien peu de temps après, d’une voix de plus en plus faible : « Ô Marie, ma bonne mère, venez à moi ! Vous savez que je vous aime et que j’ai bien envie de vous voir ! » Après cette dernière prière, ces lèvres qui, depuis plus de quatre-vingts ans, s’ouvraient pour saluer et bénir Marie, se sont fermées à jamais ici-bas [15]. »

« Si l’Église béatifie et canonise les saints, c’est parce qu’elle a besoin d’eux. Elle a continuellement besoin de ces hommes et de ces femmes auxquels la grâce de Dieu a confié une mission qui dépassait leur milieu et la brièveté de leur vie terrestre. En proclamant solennellement la sainteté de ceux qui sont entrés dans la gloire de Dieu, l’Église n’a évidemment pas la prétention de leur ajouter quoi que ce soit, mais simplement elle leur demande, au nom de toute la chrétienté ou d’une portion de cette chrétienté, de continuer l’œuvre pour laquelle Dieu les avait suscités [16]. »

Que Jeanne Jugan, aujourd’hui bienheureuse, soit « compagne de route » pour tous ceux et celles que Dieu appelle à vivre de façon plus particulière la béatitude des pauvres de cœur, des assoiffés de justice, des artisans de paix, des miséricordieux !

Une Petite Sœur des Pauvres

[1Cette citation et la précédente sont tirées de l’homélie de la Messe au cours de laquelle Jeanne Jugan a été proclamée Bienheureuse, le dimanche 3 octobre 1982 ; cf. La Documentation catholique, 79 (1982), 966.

[2Jean-Paul II, Angelus du 3 octobre 1982.

[3Henri de la Mettrie, en 1935.

[4Témoignages des nièces de Jeanne Jugan.

[5Depuis 1967, au plan administratif, Saint-Servan et Paramé forment une seule agglomération avec Saint-Malo.

[6Paul Milcent, Jeanne Jugan, humble pour aimer, Paris, Le Centurion, 1978, 42.

[7Mlle Marie de Kervers, en 1935.

[8Paul Milcent, op. cit., 47.

[9Cardinal G.-M. Garrone, Ce que croyait Jeanne Jugan, Tours-Paris, Marne, 1974, 102-103.

[10Paul Milcent, op. cit., 67.

[11Léon Aubineau.

[12Clémentine de La Corbinière, Jeanne Jugan et les Petites Sœurs des Pauvres, Paris, Lecoffre, 1883 (2e éd. en 1895).

[13Introduite à Rome, la cause de béatification de Monsieur Dupont (1797-1876), appelé aussi « le saint homme de Tours », vient de franchir un pas décisif par la promulgation du décret reconnaissant l’héroïcité de ses vertus, le 21 mars 1983.

[14Paul Milcent, op. cit., 188.

[15Clémentine de La Corbinière, op. cit.

[16Cardinal Pietro Palazzini, Préfet de la Congrégation pour la Cause des Saints.

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