Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les Sociétés de vie apostolique

Jean Bonfils, s.m.a.

N°1983-3-4 Mai 1983

| P. 213-226 |

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Avec la promulgation du Code de droit canonique par Jean-Paul II, les Sociétés de vie apostolique reçoivent enfin un statut juridique qui les qualifie de façon positive et non plus privative comme c’était le cas dans le Code de 1917, où elles figuraient sous le titre « sociétés de vie commune sans vœux ».

Ceci étant, toutes n’accueillent pas avec enthousiasme cette situation. D’abord, beaucoup se demandent, à juste titre, pourquoi le canon 731, § 1 qui les définit éprouve le besoin de les référer aux Instituts de vie consacrée dont il vient d’être question. Il est dit : institutis vitae consecratae accedunt societates vitae apostolicae. On observera avec intérêt les traductions françaises du verbe accedunt, qui peut être rendu soit par « se rapprochent de », « sont assimilées à » ou, plus simplement, « se juxtaposent à ». Ceux qui ne peuvent concevoir de vie évangélique instituée que « religieuse » ou « consacrée », s’empresseront de traduire « sont assimilées à ». Les membres de ces sociétés préféreront certainement – puisqu’il faut bien traduire ce verbe dont on se serait aisément passé – la version « se juxtaposent à » ou un autre verbe le plus neutre possible.

Autre motif d’insatisfaction, à notre avis, moins justifié, il est vrai, du moment que la finalité apostolique de ces sociétés est clairement affirmée. On constate que la législation sur « Les associations de fidèles » a transité, depuis 1981, de la section III de la troisième partie du Livre II au titre V de la première partie du même Livre, ce qui, au sentiment de certains, laisserait entendre une assimilation plus étroite des Sociétés de vie apostolique aux Instituts de Vie consacrée qu’une même Pars tertia recouvre désormais. Les mêmes estiment également que, de la sorte, une porte se ferme à l’accueil des laïcs (non consacrés !) dans ces sociétés. Je ne suis pas, pour ma part, de cet avis, mais je tenais à mentionner cette opinion qui court dans nos milieux. Il faudrait d’abord s’entendre sur cet accueil des laïcs, mais nous n’en débattrons pas ici.

Le moment semble donc venu de tenter une approche générale des Sociétés de vie apostolique sur la base du nouveau Code. Peu d’études existent sur cette question [1]. Les meilleures émanent, comme il est normal, de membres de ces sociétés. D’autres s’égarent parfois quelque peu quand elles prétendent en faire la théologie à la place de ceux qui y vivent, Je n’ai pas, en ce qui me concerne, l’outrecuidance de penser réussir mieux que mes prédécesseurs. Il m’a semblé simplement utile de faire le point sur un triple plan historique, canonique et théologique. Nous ne pouvons plus, en effet, nous contenter de mouvements d’humeur lorsqu’on nous aligne sur les religieux, ce qui est, il est vrai, trop fréquemment le cas. Il nous faut dire, tout naturellement, ce que nous sommes et ce qui fait notre originalité dans la multitude des dons que l’Esprit fait à l’Église.

Point de vue historique

Mettons à part quelques instituts de type presbytéral, nettement marqués par le ministère pastoral, que nous citerons plus loin, un remarquable initiateur en ce domaine étant saint Philippe Neri et ses « Oratoires ». Il semble alors que saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac, au XVIIe siècle, doivent être considérés comme les véritables fondateurs de ces sociétés dans l’histoire de l’Église, même si – autre indice d’assimilation – on classe trop facilement les Filles de la Charité parmi les religieuses de vie apostolique [2]. Saint Vincent, en effet, n’a pas inauguré la vie religieuse apostolique féminine, comme on l’entend dire parfois, en faisant sortir la vie religieuse des cloîtres. Les religieuses de vie apostolique existaient bien avant lui. Les premières dont l’histoire atteste l’existence de façon absolument certaine apparaissent en 1162, au cœur du Massif Central, à l’hospice d’Aubrac [3].

La nouveauté de saint Vincent consiste, par contre, à se démarquer nettement de la vie religieuse, même apostolique, y compris dans le vocabulaire. Mais le vocabulaire recouvre des réalités. C’est ainsi que les Filles de la Charité ne formeront pas une congrégation mais une compagnie. Elles n’auront pas de noviciat mais un séminaire, ni de supérieures de communauté, mais des sœurs servantes, ni de supérieures provinciales mais des visitatrices... Mieux encore, elles ne sont pas consacrées, mais « données à Dieu », selon un large emploi que fait saint Vincent de cette expression [4] et qui a l’avantage de ne pas abuser d’un usage équivoque de la « consécration », spécifiquement et principalement réservée à l’ordre sacramentel. On connaît enfin le passage significatif de la conférence du 24 août 1659 : « N’ayant pour monastère que les maisons des malades et celle où réside la supérieure, pour cellule une chambre de louage, pour chapelle l’Église paroissiale, pour cloître les rues de la ville, pour clôture l’obéissance, ne devant aller que chez les malades ou aux lieux nécessaires pour leur service, pour grille la crainte de Dieu, pour voile la sainte modestie, et ne faisant point d’autre profession pour assurer leur vocation... [5] ». Le contenu de cette « profession » de style nouveau s’exprime, comme il est indiqué, ensuite, « par cette confiance continuelle qu’elles ont en la divine Providence et par l’offrande qu’elles lui font de tout ce qu’elles sont et de leur service en la personne des pauvres ». La profession des Filles de la Charité, selon sainte Louise, est « de se donner soi-même et employer tous les moments de sa vie, de l’exposer même au danger, pour l’amour de Dieu en servant les pauvres [6] ». Le vocabulaire cache une théologie dont nous essaierons de faire apparaître plus loin quelques traits. Mais il fallait donner au départ à saint Vincent et à sainte Louise la place qui semble devoir leur revenir.

Laissons encore, pour conclure, parler saint Vincent, qui ne manquait pas d’humour : « S’il se présentait parmi vous quelque esprit brouillon, idolâtre, qui dit : il faudrait être religieuses, cela serait bien plus beau. Ah ! mes sœurs, la Compagnie serait à l’extrême-onction. Craignez, mes sœurs, et, si vous êtes encore en vie, empêchez cela... [7] ». Ces mots en disent long, et sur les intentions du fondateur, et sur l’originalité de la vie apostolique elle-même.

Le XVIIe siècle vit aussi naître d’autres sociétés, de prêtres, celles-là, toutes plus ou moins liées à l’École française de spiritualité : les Oratoriens de Bérulle, les Lazaristes de saint Vincent de Paul, les Sulpiciens de Monsieur Olier, la Congrégation de Jésus et de Marie de saint Jean Eudes. Toutes se situaient en dehors de l’état religieux pour des raisons d’ordre ecclésiologique et pastoral, dans le détail desquelles il n’y a pas lieu d’entrer pour le moment. Il faut aussi mentionner la Société des Missions Étrangères de Paris, fondée en 1660, mais seulement comme « Séminaire » et non comme Société. Elle ne recevra, en effet, de supérieur général qu’après la promulgation du Code de 1917.

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’à maintenant, se développeront les sociétés exclusivement missionnaires à l’étranger, plus ou moins inspirées des caractéristiques des Missions Étrangères de Paris, et dépendant, non de la Congrégation des Religieux et Instituts séculiers, mais de celle pour l’évangélisation des peuples. Elles sont aujourd’hui au nombre de seize, de droit pontifical, ayant le même statut canonique, et représentant en 1983 10.500 membres. En pays francophones, nous connaissons surtout les Pères Blancs, la Société des Missions Africaines de Lyon, la Société des Missions Étrangères de Québec, la Société des Missions Étrangères de Bethléem en Suisse.

Un troisième type de sociétés a pour but un apostolat plus ou moins spécialisé dans plusieurs secteurs de la pastorale ecclésiale. Parmi ces sociétés, citons les Pallotins et la Société de Saint Joseph Cottolengo à Turin.

En 1974, il y avait, de droit pontifical, 27 sociétés masculines, 8 sociétés féminines ; de droit diocésain, 76 sociétés, dont 4 masculines cléricales, 2 masculines laïques, et 70 féminines [8].

En 1983, selon l’Annuaire pontifical, les sociétés masculines de droit pontifical représentent 19.636 membres, et la Compagnie des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul 34.600 membres. Les autres sociétés ne dépassent pas 4.000 membres. De droit diocésain, les Soeurs du Prado, du Père Chevrier, à Lyon, appartiennent à cette famille d’instituts.

Point de vue canonique

On ne peut faire un commentaire détaillé des dispositions du nouveau Code, qui consacre 16 canons aux Sociétés de vie apostolique [9]. Je me bornerai à signaler quelques aspects.

La législation de ces sociétés soit renvoie au droit général des Instituts de vie consacrée, soit établit un droit propre, défini par le Code lui-même, soit laisse aux Constitutions le soin de préciser ce droit.

Dans le premier cas, je note que cela n’est possible qu’en sauvegardant la nature propre de chaque société (c. 732). Il s’agit là, entre autres choses, de la fidélité à l’esprit des fondateurs, au but, à la nature et au caractère propre de l’institut, à ses traditions et à tout ce qui constitue son patrimoine. Exigence qui, selon le décret Perfectae caritatis (1 et 2), concernait aussi les « Sociétés de vie commune sans voeux ».

Dans le second cas, le Code accorde aux Sociétés de vie apostolique un droit propre en ce qui concerne :

  • l’ouverture et la suppression d’une maison ou communauté et le droit d’avoir un oratoire (c. 659) ;
  • l’incardination dans les Sociétés cléricales (c. 736 § 1) ;
  • laratio studiorum (l’organisation des études) et la réception des Ordres (c. 736 § 2) ;
  • l’obéissance à l’évêque diocésain, compte tenu des canons 679 à 683 ;
  • les obligations des membres clercs (c. 739) ;
  • l’obligation de remettre à la Société les biens acquisintuitu Societatis (en vue de la Société) (c. 741 § 2) ;
  • l’induit de sortie de la Société pour un membre engagé perpétuel (c. 743) ;
  • le passage d’un membre à une autre Société de vie apostolique ou à un Institut de vie consacrée, ou inversement (c. 744) ;
  • l’induit de vivre en dehors de la Société, pour un membre engagé perpétuel (c. 745).

Il revient enfin aux constitutions de chaque société de légiférer sur :

  • les structures de gouvernement de la Société (c. 734), sauf ce qui est dit aux canons 617 à 633 ;
  • l’admission, la probation, la formation et l’incorporation des membres (c. 735), sauf ce qui est dit aux canons 642 à 645. Parmi les conditions d’admission figure le célibat, vu le renvoi du canon 735 au canon 643 § 1,2° ;
  • l’incardination dans les Sociétés cléricales au cas où les membres ne sont pas incardinés à la Société (c. 736 § 1) ;
  • les droits et devoirs des membres et de la Société, consécutifs à l’incorporation (c. 737) ;
  • l’obéissance aux supérieurs pour ce qui touche la vie interne et la discipline de la Société (c. 738 § 1) ;
  • les relations d’un membre incardiné dans un diocèse avec son propre évêque (c. 738 § 3). Ces relations sont également déterminées par une convention particulière ;
  • la permanence dans une maison ou une communauté (c. 740) ;
  • le droit, pour les membres de ces Sociétés, d’acquérir, de posséder, d’administrer des biens temporels et d’en disposer (c. 741 § 2) ;
  • la sortie et le renvoi d’un membre engagé temporaire (c. 742) ;
  • le recours au Saint-Siège, si les constitutions lui réservent ce droit, pour obtenir un induit de sortie d’un membre engagé perpétuel (c. 743).

D’autres dispositions enfin sont prises à la fois par le droit canonique et les constitutions, par exemple :

– le droit, pour ces Sociétés, d’acquérir, de posséder, d’administrer et d’aliéner, selon les canons 636, 638 et 639 (c. 741 § 1).

Évidemment, chacune de ces dispositions réclamerait une explication et un commentaire qu’il n’est pas possible de faire ici. Notre propos, pour le moment, étant simplement de mettre en lumière la spécificité canonique des Sociétés en question.

Point de vue théologique

Quelques préalables

Je crois nécessaire d’énoncer trois propositions préalables à une réflexion théologique sur ce sujet.

Le terme « apostolique » renvoie au substantif « apôtres ». Dans le Nouveau Testament, le mot a un sens large, comme dans 1 Co 15,7, et un sens restreint, caractéristique de Luc, qui recouvre uniquement les Douze. En parlant ici de la vie apostolique, ou d’une vie « à la manière des apôtres », c’est aux Douze que nous pensons. Ils ont été chargés par le Christ d’une mission ministérielle spéciale et absolument unique, mais ils constituent aussi et en même temps la première communauté de disciples. En ce sens, ils personnalisent ce qui est commun à toute l’Église « par une condensation en leur personne de l’ensemble de l’Église institution de salut, de ses pouvoirs et de ses devoirs. L’Église, sacrement de rédemption, se trouve concentrée, polarisée, dans le groupe apostolique [10] ». Mener la vie apostolique signifie donc mener la vie proposée aux Douze par Jésus.

« Apostolique » renvoie également à l’apostolat. Le décret conciliaire sur l’apostolat des laïcs, au n° 2, en donne la définition que voici : « L’Église est faite pour étendre le règne du Christ à toute la terre, pour la gloire de Dieu le Père ; elle fait ainsi participer tous les hommes à la rédemption et au salut ; par eux elle ordonne en vérité le monde entier au Christ. On appelle apostolat toute activité du Corps Mystique qui tend vers ce but ». Jusqu’à récemment, l’apostolat semblait recouvrir un contenu plus large que le concept d’évangélisation. Depuis Evangelii nuntiandi, il semble que les deux concepts tendent à se rejoindre et à signifier, l’un et l’autre, le témoignage direct, par la parole et par les signes, du Dieu révélé par Jésus-Christ, dans l’Esprit Saint et par le ministère de l’Église. Et, en même temps, la nécessaire prise en compte « des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie, personnelle et sociale, de l’homme » (Evangelii nuntiandi, 29). Sera donc apostolique ce qui concerne l’annonce directe de l’Évangile et la mise en œuvre de ses moyens de grâce, mais aussi tout ce qui touche à la promotion humaine, sans réduction du salut chrétien à un salut purement humain et temporel, et sans ambiguïté sur la finalité spécifiquement théologale de l’apostolat.

Dans l’histoire de la spiritualité enfin, l’adjectif « apostolique » a parcouru une intéressante évolution. Il est dit de saint Pacôme qu’il a suivi la « voie apostolique », c’est-à-dire qu’il a suivi le Christ d’une façon marquée par l’absolu, conformément à Matthieu 19,21.27. Mais cette voie se réfère aussi au « genre de ce qu’il est écrit dans les Actes [11] », c’est-à-dire à ce que les exégètes appellent les « Sommaires » des Actes (2,42-47 ; 4,32-35 ; 5,12-16). Cette référence aux Actes animera jusqu’à nos temps actuels presque tous les projets de fondation ou de restauration ecclésiale et religieuse. Au Moyen Âge, les Mendiants joindront aux Sommaires des Actes d’autres textes scripturaires comme Matthieu 10, Luc 9, Marc 6, sur la mission des Douze ou des soixante-douze disciples. Ils opéreront ainsi une sorte de fusion entre la vita apostolica et la vita evangelica, plutôt inspirée des Synoptiques.

Parler de la vie apostolique aujourd’hui amène donc à prendre en considération l’ensemble de ces textes, sans opérer parmi eux des choix nécessairement préjudiciables à l’unité et l’harmonie d’une vie. Sans parler d’une fidélité à la Tradition, particulièrement éloquente sur ce point.

Ces préalables nous auront fait toucher du doigt l’unité profonde qui existe entre l’acte apostolique et la manière d’être apostolique. Si le Code spécifie nos Sociétés par leur finalité apostolique « elles poursuivent la fin apostolique propre de la Société » (c. 731 § 1), cela entraîne une vie à la manière des apôtres qui, selon saint Luc (18,29), sont appelés à laisser aussi leur femme pour suivre Jésus. On ne voit donc pas comment, en pleine cohérence, les Sociétés de vie apostolique pourraient admettre en leur sein des laïcs mariés comme membres de plein droit. Au risque de paraître un peu trop clérical ou puriste, il faut bien oser le dire. Sans parler des autres raisons d’ordre psycho-sociologique dont il faudrait bien tenir compte. Et, au-delà du célibat proprement dit, c’est tout un style de vie qui est en cause et que précisent les constitutions. « Menant la vie fraternelle en commun, (ils) tendent à la perfection de la charité selon leur propre genre de vie, par l’observance des Constitutions », dit le canon 731 § 1.

Appelés à la sainteté dans la vie apostolique

C’est en effet de cela qu’il s’agit. L’appel à la sainteté est la vocation fondamentale de tout chrétien, quel que soit son charisme, son ministère ou son état. La sainteté est le fruit premier de la charité de Dieu répandue dans nos coeurs. Et la charité, comme nous l’a appris saint Paul, dépasse tous les charismes et toutes les vocations spécifiques, elle est « une voie infiniment supérieure à toutes les autres » (1 Co 12,31). Il s’agit donc pour nous de voir comment nous sanctifier « toujours plus dans les conditions, les charges et les circonstances qui sont celles de (notre) vie et grâce à elles », comme dit Lumen gentium 41 en traitant de l’appel universel à la sainteté. Il s’agit de situer nos Sociétés de vie apostolique dans cette perspective avant de nous intéresser à la finalité spécifique de chacune d’entre elles et de discuter, parfois sans beaucoup de souffle, sur les moyens de l’apostolat ou de la mission. L’Église n’est pas évangélisatrice si elle ne se laisse elle-même évangéliser. Mais c’est en évangélisant qu’elle est évangélisée. Il en est de même de nos Sociétés [12]. Quelques jalons pour une réflexion ultérieure et plus approfondie voudraient le montrer. On pardonnera l’aspect un peu schématique des propos qui suivent, l’essentiel étant qu’ils donnent lieu à une réflexion féconde. Je procéderai par touches successives, m’amenant à mettre en lumière les sources et les lieux où les membres des Sociétés de vie apostolique s’ouvrent à la grâce du Saint-Esprit, ainsi que les moyens dont ils disposent pour accueillir le salut de Dieu en l’offrant au monde qui l’attend. Je le fais, nécessairement marqué par la vocation missionnaire qui est la mienne, et qui, cela va sans dire, ne saurait monopoliser ni l’existence apostolique, ni l’activité qui l’occupe.

Quand Jésus choisit les Douze, il les appelle à un compagnonnage en même temps qu’à une mission. Le décret Ad gentes, n° 23, n’a pas omis de citer ce texte de Marc 3,13 sv. pour souligner ceci : la norme fondamentale, pour les Sociétés de vie apostolique comme pour toutes les autres formes de vie évangélique instituée, est de suivre Jésus-Christ selon l’enseignement de l’Évangile. Ce qui est un écho de Perfectae caritatis 1 et 2.

« L’Esprit Saint... inspire (-t-il) la vocation missionnaire dans le coeur d’individus et suscite (-t-il) en même temps dans l’Église des instituts, qui se chargent comme d’un office propre de la mission d’évangélisation qui appartient à toute l’Église », dit Ad gentes n° 23. L’Esprit confère l’onction pour envoyer, comme ce fut le cas pour Jésus à la synagogue de Nazareth, en Luc 4,18. L’Esprit qui sanctifie l’Église est le même qui la pousse à s’étendre et à évangéliser le monde. L’Esprit de notre baptême est celui de notre filiation adoptive et, du même coup, celui de la mission. Et c’est pourquoi, en Sociétés de vie apostolique, nous n’avons besoin d’aucun préalable d’où découlerait notre mission. Des propos que l’on tient en théologie de la vie religieuse apostolique nous apparaissent tout à fait inadéquats en ce qui nous concerne, tel, par exemple, celui-ci : « toute la vie religieuse de leurs membres doit être pénétrée d’esprit apostolique et toute l’action apostolique doit être animée par l’esprit religieux » (Perfectae caritatis, n° 8). Nous ne pouvons avoir recours à un « esprit religieux » puisque nous ne sommes pas de la famille ! De plus, ce n’est pas une « action apostolique » au sens d’une « praxis » que nous menons, mais nous sommes introduits dans une mission. Cette mission est unique, c’est celle du Christ. Quand nous la recevons, c’est lui que nous accueillons. Quand nous l’exerçons, c’est sa propre vie et son propre témoignage qui passe à travers nous. Ce n’est pas là qu’un jeu de mots, c’est notre vie qui cherche son unité et son harmonie autour d’un axe unique : le Christ envoyé du Père pour sauver le monde que Dieu aime.

S’il fallait parler de préalable à notre mission, il n’en est qu’un, c’est celui de l’amour, pour la raison toute simple que la mission procède de la charité du Père qui est l’amour dans sa source, dit Ad gentes au n° 2. La finalité apostolique de nos Sociétés ne renverse pas l’ordre de la charité. L’amour de Dieu, celui qu’il nous donne gratuitement et celui que nous lui rendons, a une priorité logique par rapport à l’amour pour les hommes. C’est lui qui le motive et l’inspire en son originalité chrétienne. C’est lui qui suscite les générosités les plus inattendues et les entreprises les plus hardies. C’est lui qui donne l’« assurance » apostolique, selon le beau terme si souvent employé dans les Actes et dans saint Paul. « La charité envers Dieu et les hommes est l’âme de tout apostolat » disent à la fois Lumen gentium au n° 33 et, en des termes différents et peut-être plus riches, le Décret sur l’apostolat des laïcs aux nos 1, 4 et 29.

Le service des hommes est un culte rendu à Dieu. L’annonce de l’Évangile, selon saint Paul, est une célébration. Il en est la liturgie (Rm 15, 16). Le service de tout homme, surtout le plus abandonné et le plus marginal, est un sacrifice plus agréable à Dieu que le parfum des sacrifices rituels. Ce n’est pas pour rien qu’en la fête de saint Pierre Claver, « esclave des Noirs pour toujours », la liturgie nous fait lire le chapitre 58 d’Isaïe. C’est tout un enseignement biblique, prophétique et évangélique, qu’il conviendrait ici de rappeler. Pour ceux d’entre nous qui auraient à craindre un renversement dans l’ordre de la charité, ce rappel n’est pas inopportun. Saint Thomas s’en est souvenu lorsque, dans son souci de maintenir l’enracinement théologique de la vie religieuse, il démontrait qu’il y avait lieu d’instituer des Ordres religieux pour les œuvres de la vie active, nous dirions aujourd’hui, apostolique. « De même que la charité aime le prochain pour Dieu, de même le service du prochain prend valeur de service de Dieu » (S. Th., IIa IIae, q. 188, art. 2).

La vie apostolique n’est pas incompatible avec la vie séculière, entendons par là l’insertion dans le monde par le moyen d’une activité socio-professionnelle. Cette activité est même le plus souvent une condition d’insertion, surtout en milieu non chrétien, qui est un milieu prioritaire pour la mission de l’Église. L’hypothèse est envisagée pour les prêtres par le décret Presbyterorum ordinis 8, a fortiori peut-elle l’être pour des membres de Sociétés de vie apostolique, qui sont loin d’être tous des prêtres et dont c’est la raison d’être d’aller au monde. Mais les réalités temporelles où nous pouvons être insérés ont leurs lois, elles jouissent d’une juste autonomie, dit Gaudium et spes au n° 36. Même si sa situation n’en est pas rendue plus confortable, c’est pourtant dans le respect de cette autonomie que l’apôtre réalise aussi son « être » apostolique. Aussi légitimement et justement autonome que soient les réalités terrestres, elles ne laissent pas d’intéresser le Royaume de Dieu (Ibid. 39).

La vie apostolique, pour être conduite selon Dieu dans l’Esprit du Christ, appelle un certain nombre de moyens. Ces moyens sont d’abord ceux qui pour tout chrétien constituent les voies indispensables de la sainteté. On ne redira jamais assez que ces seules exigences de la vie baptismale vont très loin lorsqu’on les prend au sérieux. Lumen gentium, au n° 42, les énumère et les recommande. Parmi eux, une place de choix revient aux « conseils » évangéliques qui, ceci soit dit en passant – mais Ad gentes 23 à 25, entre autres exemples, le prouve – dépassent largement la triade classique qui fait l’objet des voeux religieux et ne sont pas réservés à un état de vie particulier. Lumen gentium en parle quand il traite de l’appel universel à la sainteté dans l’Église. Ces conseils favorisent la croissance de la charité en même temps qu’ils en sont le fruit. Ils témoignent que la loi nouvelle est une loi de liberté [13]. Ils sont inscrits dans nos règles, constitutions ou livres de vie. Aussi le Code dit-il des membres des Sociétés de vie apostolique qu’ils « tendent à la perfection de la charité selon leur propre genre de vie, par l’observance des constitutions » (canon 731 § 1).

Dans la plupart des Sociétés, il n’existe pas de voeux, même privés. Ce n’est pas que nos fondateurs les méprisaient. J’ai dit plus haut que leur refus s’appuie généralement sur des motifs d’ordre ecclésiologique et pastoral, vu les conséquences canoniques des voeux religieux, parfois aussi d’ordre moral. Toujours, parce qu’ils les jugeaient inadaptés au but apostolique poursuivi par la Société. Toute une littérature existe sur ce point depuis le XVIIe siècle. Je me limiterai à citer Marion Brésillac, fondateur de la Société des Missions Africaines (de Lyon). Pendant douze ans, aux Indes, il avait fréquenté des religieux. Il en appréciait la vie régulière et le témoignage qui s’ensuit. Il se plaignait que leur esprit de corps ne favorisât pas toujours la naissance d’un clergé local séculier. Mais il était bien forcé de reconnaître le soutien efficace que leur offraient leurs vœux. Faute de vœu canonique, il réclamait pour ses missionnaires un surcroît de vertu : « nous sommes obligés à une perfection plus grande », et encore : « il faut en effet que nous soyons tellement avancés dans la vertu de pauvreté qu’autant vaudrait en avoir fait le vœu [14] ».

Mais il existe un moyen dont la vie apostolique impose un usage permanent, et c’est le discernement spirituel, personnel et communautaire. « Exercice » de contemplation et de vérification qui permet de savoir dans quelle mesure notre activité apostolique est conforme aux lois du Royaume et de la mission évangélique de l’Église. Les spirituels dont nous nous réclamons en recommandent la pratique et indiquent les conditions de son bon usage. À ce propos, ce que dit Presbyterorum ordinis au n° 14 mérite de nous être appliqué, même si nous ne sommes pas tous prêtres.

Quand à l’incorporation dans les Sociétés de vie apostolique, elle va de la simple inscription sur un registre à des voeux privés, en passant par un serment ou une promesse. Il faudrait aussi réfléchir sur la signification de chacun de ces moyens pour enrichir notre perception de la place originale de ces Sociétés dans l’Église [15].

Pour conclure

Et pour dissiper l’impression que le tableau précédemment tracé est trop beau pour être vrai, je me permettrai d’évoquer quelques tentations qu’éprouvent parfois les membres des Sociétés de vie apostolique.

L’anémie spirituelle, faute d’une spiritualité nourrissante et forte. Toutes les Sociétés n’ont pas à leur origine un maître spirituel qui a fait école. Toutes n’ont pas reçu de leur fondateur une spiritualité déjà éprouvée dans l’Église. Et l’allergie au « religieux », assez largement répandue parmi nous, ne favorise pas toujours l’enracinement théologal de notre vie apostolique.

La perte de l’identité presbytérale ou simplement apostolique. Par exemple, pour les missionnaires à l’étranger, l’assimilation plus ou moins consentie à un coopérant technique ou à un entrepreneur de l’apostolat, quand ce n’est pas à un colon, même si évidemment on ne l’avoue pas clairement, parce que cela ne convient plus ! Il n’est pas jusqu’à la mise en œuvre d’un partenariat avec le Tiers Monde, comme on dit aujourd’hui, qui ne soit susceptible de se vider lui-même de sa substance spirituelle et de son sens.

L’apostolat conçu lui-même comme une entreprise et mesuré, faute de discernement spirituel, selon les critères d’efficacité et de rentabilité d’une entreprise.

La communauté missionnaire – quand elle existe – réduite à une équipe.

Ces quatre points appellent le discernement permanent dont j’ai parlé plus haut. Ce sont nos points faibles, mais, en négatif, ils mettent en évidence quelques points forts qui composent notre vocation spécifique. Une perception de l’urgence de la mission. Une charité qui cherche continuellement à se traduire en service des hommes et qui, de ce fait, devient inventive et active. Une communauté dont la raison d’être est l’envoi au monde.

95 rue de Sèvres
F-75006 PARIS, France

[1Bibliographie dans Elio Gambari, s.m.m., Manuale di vita religiosa alla luce del Vaticano II, Salone, 1970, T. I, 208.– J. Hardy, s.m.a., Les Sociétés sans vœux, mémoire de licence en droit canonique, Lyon, 1965.– L. Cognet, « Les vœux de religion dans la spiritualité française au XVIIe siècle », La vie religieuse à l’école de saint Jean Eudes, 14 (1963).– R. Lemoine, o.s.b., Le droit des religieux du concile de Trente aux Instituts séculiers, coll. Museum Lessianum, Paris, Desclée De Brouwer, 1956.– J. Fernandez, c.m., « Sociedades de vita común », Oratorium, 134 (1974).– J. Arragain, c.j.m., Notes sur l’histoire et la nature des Sociétés sans vœux.– Jacinto Fernandez, c.m., « Sociedades o Asociaciones de apostolado consociado », Revista espanola de Derecho canonico, 33 (1977), 295-394.

[2M. Dortel-Claudot, s.j., La vie religieuse apostolique, Paris, Centre Sèvres, 1979, 12.

[3Op. cit., 5.

[4Un bon connaisseur des écrits de saint Vincent de Paul m’a dit qu’il n’employait qu’une seule fois, et encore dans un sens très large, l’expression « consacrées à Dieu ». Pour « données à Dieu », voir saint Vincent de Paul, Conférences aux Filles de la Charité, Paris, 1952, 352-353 et 550. Et aussi Constitutions et statuts des Filles de la Charité, 14-16.

[5Saint Vincent de Paul, op. cit., 901.

[6Échos de la Compagnie, n° 5 (mai 1982), 204 (Paris, 140 rue du Bac). Pour l’évolution du terme professio, voir A.-H. Thomas, « La profession religieuse des Dominicains », Archivum Fratrum Praedicatorum, 39 (1969), 17-19.

[7Saint Vincent de Paul, op. cit., 899.

[8Jacinto Fernandez, c.m., « Sociedades de vita común », Oratorium, 134 (1974), 45-46.

[9Canons 731 à 746. Pour plus de détails, on se reportera aux fiches que publiera incessamment le Comité Canonique des Religieux de France (75006 Paris, 95 rue de Sèvres).

[10F.-X. Dürrwell, c.s.s.r., Le mystère pascal source de l’apostolat, Paris, Éd. ouvrières, 1970, 215.

[11J.M.R. Tillard, o.p., Devant Dieu et pour le monde, Paris, Cerf, 1977, 181. Voir aussi L. Dewailly, « Histoire de l’adjectif apostolique », Mélanges de science religieuse, 1948, 141-152.

[12Paul Bony, p.s.s., dans une étude sur « Les disciples en situation d’envoyés, une lecture de Luc 9,51-10,24 », Bulletin de Saint-Sulpice, 8 (1982), 121, montre que « c’est le ministère apostolique lui-même qui met en œuvre notre condition de disciples. Il ne se contente pas de la réclamer comme un préalable. Il la fait advenir dans une participation à l’acte du ministère de Jésus-Christ, selon les visées et selon le style qui lui est propre ».

[13Saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, q. 108, art. 4 et IIa IIae, q. 184, art. 3.

[14Mgr de Marion Brésillac, Notice biographique, Doctrine missionnaire, Textes, Coll. Foi vivante, Paris, Cerf, 1962, 140-141. Voir également Le Gallen, Vie de Mgr de Marion Brésillac, Lyon, 1910, 354-357.

[15Pour le serment, on peut voir J. Bonfils, s.m.a., « Portée religieuse d’une vie missionnaire », Spiritus, 30 (1967), 146-156. Le titre dit assez que nous ne signerions plus, tel quel, cet article aujourd’hui.

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