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Le droit et la vie

Robert Soullard, o.p.

N°1983-3-4 Mai 1983

| P. 135-139 |

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Les temps ont changé. Il y a quinze ans, nous aurions dû faire un plaidoyer : défendre le droit et montrer qu’il a quelque chose à voir avec la vie. La pratique des chapitres législatifs, depuis le Concile, a amené les religieux et peut-être surtout les religieuses à se familiariser avec des textes juridiques et à suivre de nombreuses sessions de droit. Ils se sont sans doute aperçus qu’ils avaient toujours fait du droit, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Les quelques réflexions qui suivent partiront de cette pratique, laissant à d’autres le soin de présenter le droit dans l’Église d’une manière plus systématique.

La vie inspire le droit

Tout n’est pas dit dans un texte de droit et tout n’a pas la même signification.

Prenons l’exemple des Constitutions. Selon le Motu proprio Ecclesiae sanctae, repris par le nouveau Code au canon 587 § 3, les constitutions (appelées encore « code fondamental ») doivent contenir de brefs rappels d’ordre théologique et spirituel, en même temps que des prescriptions d’ordre juridique. Ces dernières ont trait à l’organisation de la vie ensemble, alors que les premières évoquent les fondements et la signification de cette vie ensemble : la réponse aux appels du Christ à tout quitter pour le suivre.

Or, assez paradoxalement, les choses les plus importantes pour la vie sont souvent les moins nécessaires dans les textes juridiques. Je m’explique. Le texte des constitutions n’est pas le seul endroit où l’on apprend ce qu’est la vie religieuse. Ce qu’elle est, on le trouvera d’abord dans l’Évangile, dans la tradition et l’enseignement de l’Église, dans l’histoire de l’Institut, les écrits des fondateurs, la vie des premières générations comme des communautés d’aujourd’hui. Par contre les structures nécessaires à la vie de ces communautés doivent être bien précisées. Mais il est sûr que ces structures devront être, à leur manière, l’expression de la vie profonde de la communauté. C’est ainsi qu’il y aura un lien entre la communion, but de la vie communautaire, et la collégialité ; entre la suite du Christ serviteur et la mise en œuvre des différentes fonctions d’autorité.

Il est facile de comprendre que l’on ne doit pas tout attendre d’un Code de droit canonique. Il ne dit pas tout du mystère de l’Église, il n’est pas un traité d’ecclésiologie. Mais il est sous-tendu par une ecclésiologie et la législation de l’Église peut varier en fonction de l’ecclésiologie qui l’inspire : il est évident que celle qui était sous-jacente au Code de 1917 est différente de celle (ou de celles) de Vatican II. Les différences entre les deux Codes ne sont pas tant de l’ordre quantitatif (élagage des textes) que de l’ordre qualitatif. On ne pourra comprendre les textes nouveaux qu’en se référant au non-dit, c’est-à-dire à la vie de l’Église, à sa pensée, à son action perçues à travers la grande Tradition et le vécu des communautés chrétiennes d’aujourd’hui. C’est la vie qui sous-tend le droit.

Le droit est nécessaire à la vie

Nous venons d’établir un premier lien entre le droit et la vie : ce qui est le plus important, ce qui n’est pas dit, doit inspirer le droit et s’exprimer à travers lui. Il faut dire encore que le droit est nécessaire à la vie. En effet, il doit promouvoir les vivants que sont les personnes et il les protège.

Il les promeut. Le droit est essentiellement au service de la personne. Plus précisément, il a pour but de permettre à chaque personne d’exercer ses droits fondamentaux et d’obtenir ce qui est nécessaire à son épanouissement.

Il est très remarquable que lorsqu’on a évoqué la dignité de la personne humaine en fonction de son émergence spirituelle – elle est à l’image de Dieu –, lorsqu’on a évoqué sa vocation à la communion avec les trois Personnes et à la communion fraternelle – elle est appelée à la ressemblance avec Dieu –, on en vient à la caractériser par ses droits fondamentaux, qui ont été si bien décrits dans l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII : « droit à la vie, aux conditions de la vie, droit d’expression, d’information, d’accès à la culture, à l’éducation, droit de religion, droit au travail, au salaire, à la propriété, droit d’association et de réunion, de migration et de participation à la vie publique, droit à la protection juridique, etc. ». Le droit à la vie resterait lettre morte si les sociétés ne créaient pas, en s’organisant, les conditions nécessaires pour que chacun ait les moyens de vivre le plus humainement possible. Il en va de même dans l’Église. La personnalité dans le Christ, cet être nouveau reçu au baptême, a besoin pour s’épanouir – et c’est un droit fondamental du chrétien – du ministère, des ministères de l’Église. Ces ministères doivent être organisés, structurés au mieux, pour que l’être chrétien et la communauté chrétienne puissent réaliser pleinement leur vocation.

En même temps qu’il est au service de la promotion de la personne en lui assurant l’exercice de ses droits fondamentaux, le droit la protège, ou, ce qui revient au même, lui assure sa liberté.

Le droit établit l’égalité entre les membres de la communauté. On ne peut ni faire ni dire n’importe quoi à l’encontre de quelqu’un, même s’il est loin d’être parfait ; il n’y a pas de communion possible sans ce respect de l’autre.

Par sa valeur objective, le droit s’oppose à l’arbitraire. La fantaisie fait certes le charme des communautés et elle est souvent nécessaire à la création. Mais, si elle engendre la pagaille, elle ne sert plus les personnes. Si les pouvoirs des responsables sont indéterminés, craignons l’autoritarisme et l’arbitraire, la prise en main par des leaders naturels, ou la douce fantaisie dont nous venons de parler. Si les règles des élections ne sont pas sages, craignons qu’un jour on se trouve devant des situations bloquées en raison de la diversité des opinions, de la présence de groupes de tendances, de l’existence de tensions, etc. Le droit favorise la liberté d’expression et aide à sortir, dans la justice et l’équité, de situations plus délicates. L’expérience a montré que l’absence d’un minimum de structures précises ne conduit pas toujours à la liberté et à la vie fraternelle que l’on avait souhaitées. La charité va plus loin que le droit, mais elle a le droit pour appui et instrument.

Le droit s’insère dans l’histoire

Le refus de la norme juridique provient souvent de l’oubli que le droit, qui est au service de la vie, découle des besoins historiques des communautés. Le droit, en effet, est inséré dans l’histoire. On rejette la norme parce qu’on en fait une abstraction : on oublie qu’elle est pour les hommes et qu’elle est faite pour eux. Lorsqu’on accuse le droit, le connaît-on ? Et s’il n’est pas adapté, que l’on aille trouver ceux qui l’ont fait : mais que l’on ne l’accuse pas comme s’il était une force impersonnelle qui vous tombe dessus et dont il faut se débarrasser. Ce n’est pas le droit qui empêche de tourner rond, ce peuvent être des hommes, responsables soit du droit, soit de son application. Trop souvent le juridique, réalité de la vie, est perçu à travers le juridisme, attitude néfaste de l’esprit.

Au service de la vie, le droit est évolutif comme elle. Ce n’est pas son moindre paradoxe. Comme norme, le droit est stable et sert les personnes par cette stabilité même. Pourtant, il ne naît qu’en fonction des besoins de ces personnes et il doit évoluer avec eux. Ce qui demeure, ce sont les droits fondamentaux, que les législations doivent servir pour la promotion des personnes.

L’histoire du droit est très liée au droit tout court. Il en est ainsi, en particulier, pour le droit de l’Église. L’acte du législateur est un acte pastoral, c’est-à-dire un choix fait en fonction des besoins du peuple de Dieu à un moment donné de son histoire. Le droit risque parfois d’être en retard, dans la mesure où la vie est devant ; et pourtant, il doit être en avance, car c’est cette vie qu’il faut favoriser.

L’histoire est à la fois ce qui advient : le moment présent et fugitif appelle le moment qui va venir ; aussi est-elle marche vers l’avenir pour l’accomplissement final du monde. Elle est aussi ce qui est advenu et a tissé l’existence des hommes : elle devient alors mémoire pour enrichir leur expérience.

Les situations sont-elles nouvelles ? Que l’on crée les structures adaptées. Pourtant, on ne part jamais de zéro et ce qui existe est souvent lourd de la sagesse et de l’expérience du passé. Le droit, réalité d’ordre pratique, a un caractère expérimental. L’expérience révèle ce qui est bon et qu’il faut maintenir, ce qui est moins bon et qu’il faut abandonner, ce qui manque et qu’il faut susciter. La stabilité qu’apporte une codification n’évacue pas ce point, au contraire : la vie poussera à de multiples applications, souvent interprétatives, et une véritable « réception » passera par l’épreuve de l’expérience.

Cette insertion du droit dans l’histoire implique que le plus grand nombre possible de personnes soient intéressées à sa préparation, sinon à l’élaboration proprement dite des lois. C’est ce qui semble avoir été fait pour le nouveau Code. La trajectoire serait brisée si nous restions passifs. Comme règle stable, le Code demande notre assentiment ; comme levier pour l’avenir, il demande notre engagement.

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