Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’évolution du droit des religieux

Gérard Fransen

N°1983-3-4 Mai 1983

| P. 150-156 |

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Les implications concrètes des réflexions du Concile Vatican II sur l’appel de tous les chrétiens à la sainteté, à la perfection de la vie chrétienne, et son souci d’éviter l’expression, en honneur depuis le XIIIe siècle, d’« état de perfection » pour désigner l’état religieux, la sécularisation ensuite de l’habit religieux qui fait qu’il est parfois malaisé de reconnaître ceux et celles qui « font profession publique des conseils évangéliques », la multiplication enfin, aux XIXe et XXe siècles, de Congrégations vouées à des buts très précis, dont l’orientation risque de laisser dans l’ombre l’aspect proprement « religieux », tout cela nous invite à réfléchir sur le constitutif réel de cet « état de vie » à travers une évolution où les intuitions spirituelles des fondateurs, les nécessités du temps et les besoins du peuple chrétien ont joué leur rôle, soutenus ou entravés par la législation canonique et sa force stabilisante.

Des débuts de I’« état monastique » au Haut Moyen Âge

Dès les débuts de l’Église, on constate un appel à une vie en rupture avec le monde, entièrement consacrée à Dieu. Ascètes et vierges se multiplient, vivant soit au milieu du monde, soit hors de celui-ci, en ermites ou en cénobites. Peu à peu, des « règles » se formulent, des habitudes se codifient, mais sans aucune sanction de la part de l’autorité. Cependant l’« état monastique » est reconnu comme tel par l’Église, mais sans autre définition précise. D’Orient, il passe en Gaule par Marseille (Cassien) et Trèves (Vie de saint Antoine). La législation canonique se préoccupe du cas des vierges qui abandonnent leur statut et se marient ; la législation civile règle la désappropriation et en organise la casuistique. Le Concile de Chalcédoine, en 451, prenant en compte la turbulence des moines en matière doctrinale, stipule qu’ils doivent être soumis aux évêques. Ainsi se forme ce que l’on peut appeler un statut de l’état monastique. À l’intérieur de ce statut, il y a place pour bien des diversités selon le mode de vie, cénobitique ou érémitique, selon la règle suivie (celles de saint Fructueux, de saint Colomban, la Règle du Maître, celle de saint Benoît), si toutefois règle il y a, et aussi selon les coutumes locales. Il n’y a pas d’Ordre au sens moderne du terme, même lorsque Louis le Pieux aura imposé à l’ensemble des monastères de son empire la règle bénédictine selon la réforme de Benoît d’Aniane. Il y a seulement des monastères qui suivent la même règle et ont entre eux des liens d’assistance mutuelle dans la prière et dans l’accueil. Il y a aussi des « religieux » vivant dans le monde, en dépendance de l’évêque, sans être rattachés explicitement à un monastère ou même à une règle.

Cela permet un éventail très vaste d’activités (l’évangélisation, le travail de la terre, la copie des manuscrits, etc.), le tout ponctué, comme l’était la vie des paroisses, par la louange divine au cours des heures du jour et de la nuit. L’obéissance apparaît comme un élément de la vie spirituelle : c’est pour la conduite de son âme que l’on fait vœu dans les mains d’un abbé qui, son nom l’indique, est « père » spirituel (sans être toujours prêtre) et qui, en principe tout au moins, est désigné librement par la communauté.

Non-spécificité de la règle qui offre un cadre de vie chrétienne exigeante, sans plus, le cloître étant l’« école du service de Dieu » au moyen des « instruments des bonnes œuvres », non-spécificité des activités de la communauté et de chaque moine ou moniale, auquel le travail quotidien est imparti au chapitre, obéissance à l’abbé comme au père spirituel, tel est le tableau de la vie monastique au cours de la première partie du Moyen Âge. Il faut y adjoindre le rayonnement de l’Ordre monastique au service du Peuple de Dieu : travail d’évangélisation des moines anglo-saxons et irlandais sur le continent, défrichements et éducation, fondations de villes autour des monastères, édification d’églises (qui deviendront plus tard paroissiales) sur les propriétés de l’abbaye, introduction de la pénitence privée.

La nécessité de mieux maintenir la discipline intérieure et l’adaptation à de nouvelles conditions de vie provoquent diverses réformes centralisatrices. Ainsi Cluny réunit autour d’un unique Abbé des prieurés disséminés un peu partout, auxquels s’adjoignent des abbayes anciennes qui accueillent les coutumes de Cluny, tandis que Cîteaux s’organise à partir d’un chapitre général qui, périodiquement, rédige des statuts destinés à compléter la Règle, la visite des divers monastères étant assurée par l’abbé du monastère fondateur. Cette nouvelle organisation laisse cependant intactes les caractéristiques mentionnées plus haut : la proximité des supérieurs et leur permanence font du monastère une famille où, en principe, on entre pour la vie.

La fondation des Ordres mendiants

La fondation des Mendiants au XIIIe siècle amène une première spécialisation dans les tâches et surtout une plus grande mobilité. Au lieu d’entrer dans un monastère, on entre dans un Ordre hiérarchisé, divisé en provinces. L’enracinement local, diocésain, fait place à la mobilité ; les exigences et le témoignage d’une nouvelle forme de pauvreté requièrent le refus du système bénéficiai et paroissial, tandis que le ministère de la prédication et bientôt des confessions (ce qui sera cause de conflits avec le clergé séculier, qui seront arbitrés tantôt dans un sens tantôt dans l’autre par la papauté) sont, avec l’enseignement universitaire, au service immédiat du Peuple de Dieu. Cependant, malgré l’insistance sur la rupture avec l’argent, même sur la prédication, on ne peut pas encore parler d’une véritable spécialisation des activités des religieux.

Le foisonnement de ces « Ordres de pénitents » et leur contrôle difficile amènent une intervention ferme de la hiérarchie. En 1215, le Concile de Latran IV leur prescrit d’adopter une des règles existantes (c’est ainsi que les dominicains suivent la « règle de saint Augustin ») et, en 1279, le second Concile de Lyon tranche dans le vif en regroupant certains Ordres mendiants et en prescrivant l’extinction de la plupart des autres. A la même époque, les cisterciens sont chargés d’apprendre aux autres moines la tenue des chapitres généraux, ce qui permet de grouper les monastères bénédictins en « congrégations monastiques ». Le noviciat reçoit une sanction juridique et devient obligatoire. En même temps, on voit se fonder les Ordres militaires et hospitaliers, sans parler d’une frange, toujours renaissante malgré les réactions de l’autorité, d’institutions, contrôlées ou non, qui tentent de s’abriter sous l’égide des grands Ordres ou se targuent de suivre leur inspiration : tiers ordres, groupes de « donnés » ou d’oblats ou encore groupes informels ou personnes isolées, en marge de la vie régulière et de sa discipline.

C’est également à cette époque, à l’occasion des disputes entre mendiants et séculiers à l’Université de Paris, que s’élabore la théorie de l’« état de perfection », qui fixa pour trop longtemps la barrière entre religieux et non-religieux, entre « préceptes » et « conseils ». La vie religieuse (ou, comme l’on dit alors, « régulière ») se définit (et ceci jusqu’en 1917) par l’émission des trois vœux solennels de religion, dans un Ordre approuvé ou entre les mains de l’évêque. Le vœu solennel, expliquent les canonistes, est un vœu auquel s’ajoute un élément extrinsèque : changement d’habit ou de statut (chez les religieux) ou réception d’un ordre sacré (chez les sous-diacres). Le vœu simple est le vœu d’entrer en religion.

C’est ce dernier vœu que les scolastiques de la Compagnie de Jésus firent, soit pendant, soit après leur noviciat. Pour des raisons d’ordre pratique, ces vœux, dont le supérieur pouvait relever et dont le caractère unilatéral était manifeste, furent considérés, dans la Compagnie (et rien que là), comme constitutifs de l’état religieux. Une brèche était ainsi faite dans le « système » médiéval.

Vers la reconnaissance des Congrégations à vœux simples

Elle allait mettre du temps à s’élargir. Le Concile de Trente s’occupa de la réforme de la vie religieuse et saint Pie V exigea les vœux solennels pour les Ordres masculins et, de plus, la clôture stricte pour les Ordres féminins. Les Instituts qui ne pouvaient ou ne voulaient pas se soumettre à ce prescrit rigoureux s’organisèrent en marge de la vie religieuse au sens strict, vivant en communauté sous un supérieur et liés par des vœux, très souvent avec l’approbation des évêques. Ceux-ci avaient le droit d’intervenir dans la discipline interne, ce qu’ils ne pouvaient pas faire chez les « réguliers », car ceux-ci étaient exempts. Mais c’est surtout au XIXe siècle, après la révolution française, que ces « Congrégations » se développèrent, poursuivant très souvent des buts précis et organisées sur un plan centralisé. En 1900, ces « Congrégations à vœux simples » reçurent un statut unique et leurs engagements furent reconnus comme « vœux publics » ; cependant, ce n’est qu’en 1917 qu’elles devinrent des Congrégations religieuses à part entière. Alors que la dispense des vœux solennels s’accordait très difficilement, celle des vœux simples pouvait s’obtenir plus aisément. Au cours du XIXe siècle, on fit également précéder l’émission des vœux solennels par des vœux simples temporaires. Parmi les Instituts à vœux simples, certains, lorsqu’ils eurent une certaine diffusion, furent soustraits à la juridiction des évêques et devinrent « de droit pontifical ». Ainsi se créait une catégorie intermédiaire entre les Instituts de droit diocésain et les Ordres exempts.

Si cette libération de la tutelle ecclésiastique des évêques ne posait pas ou posait peu de problèmes pour les Congrégations de clercs, il n’en allait pas de même pour les Instituts féminins et ceux des Frères. Le droit canonique, tout comme la théologie, ne voyait pas comment on pouvait confier un véritable « pouvoir » supra-diocésain à des laïcs. Ce n’est que lentement que la Supérieure générale se vit reconnaître, dans le domaine de la discipline religieuse et du gouvernement de l’Institut, les pouvoirs qu’elle exerce aujourd’hui, pouvoirs que l’on peut qualifier comme étant « d’ordre public ».

Dans ces Congrégations, étant donné leur but précis et concret, on peut se demander si le sens du vœu d’obéissance ne s’est pas modifié et si on ne fait pas, dorénavant, appel au vœu pour obtenir certaines attitudes où la considération du bien de l’Institut a plus de poids que celle du bien spirituel de la personne en cause. Des esprits chagrins (ou très lucides) se sont même demandé si la formule « vie religieuse », au lieu d’être voulue pour elle-même, n’était parfois pas devenue un moyen d’obtenir plus de disponibilité et de souplesse, en même temps que de persévérance, pour l’œuvre apostolique à réaliser.

L’apparition des Instituts séculiers

Il semble bien que cet aspect n’ait pas été étranger à la naissance de certains Instituts séculiers, qui se formèrent dans la mouvance de l’Action catholique. Leurs membres vivent dans le siècle, sans marque distinctive et sans tâches communes, assumées comme telles par l’Institut. Faut-il les faire remonter aux fondations du Père de Clorivière (dont les membres sont de vraies religieuses) aux temps troublés de la révolution française ? Le fait est qu’un grand nombre de ces Instituts avaient obtenu l’approbation épiscopale et celle de la Congrégation du Concile lorsque Pie XII leur donna un statut propre et les rattacha à la Congrégation des Religieux. On a discuté à longueur de journée pour savoir si leurs engagements, reconnus par l’Église, pouvaient être dits « publics ». A mon avis, il y a ici une équivoque portant sur le sens de « public ». Si ce mot signifie « reconnu par l’Église avec des effets juridiques », on ne peut guère refuser cette qualification aux engagements des membres des Instituts séculiers. Mais si « public » a le sens de « manifeste », « vu et perçu par tout le monde » (ce qui semble bien être la caractéristique de la vie religieuse, témoignage public), alors il faudra leur refuser cette dernière qualification. On ne peut que malaisément affirmer qu’il y a, dans les Instituts séculiers, une profession publique des conseils évangéliques, mais bien une profession des conseils évangéliques reconnue et approuvée par l’Église.

Quoi qu’il en soit et pour en revenir aux vœux de religion proprement dits, les canonistes du début du siècle constataient qu’il n’y avait qu’une différence purement juridique entre vœu simple et vœu solennel. Celui-ci seul rendait nul le mariage subséquent. Avec le nouveau Code, cette différence n’existe pratiquement plus : le vœu simple perpétuel de religion a les mêmes effets que le vœu solennel en ce qui regarde le mariage. Ceci, notons-le, ne vaut pas des engagements définitifs dans les Instituts séculiers.

Mais il existe d’autres Instituts vivant en commun, sans vœux de religion, bien que certains d’entre eux imposent à leurs membres des vœux privés. On les appelle dorénavant « Sociétés de vie apostolique ».

La caractéristique de tous les Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique est la grande liberté avec laquelle ils organisent et contrôlent leur régime interne, c’est-à-dire leur vie proprement religieuse. La tutelle de l’Église est assurée, pour les Instituts de droit pontifical, quels qu’ils soient, par la Congrégation des Instituts de vie consacrée ; pour les Instituts de droit diocésain, par les évêques, auxquels est également confié le souci ecclésial des monastères qui ne dépendent pas d’un vrai Supérieur religieux distinct de celui de la maison elle-même. Quant à leur activité apostolique, à la charge d’âmes et à l’exercice du culte divin, ils sont soumis à l’autorité épiscopale, laquelle toutefois doit respecter leur charisme propre.

Le sens d’une évolution

Quel est le sens de cette évolution ? On assiste d’une part à un jaillissement constant de la vie religieuse, de plus en plus différenciée selon les nécessités des temps et les intuitions des fondateurs. Le cadre juridique destiné à les protéger et à empêcher les abus (confédérations, visites, contrôles, réformes, suppressions éventuelles) se modifie au cours des âges ; lorsqu’il devient trop étroit, des fondations marginales arrivent à l’esquiver ; à leur tour cependant, elles seront englobées dans une synthèse plus vaste, qui marque la sollicitude de l’Église à leur égard et envers leurs membres. Parfois, celle-ci paraît tatillonne et gênante. A y regarder de plus près, elle se veut au service de l’authenticité de la démarche religieuse, dont elle protège à la fois l’intégrité et la fidélité, fidélité non seulement à la vie religieuse comme telle, mais également au charisme des fondateurs. Quant à l’insertion dans la communauté diocésaine, dans l’Église locale, un des derniers documents publiés sous le règne de Paul VI et rédigé en commun par la Congrégation des Évêques et celle des Instituts de vie consacrée (Mutuae relationes) a donné des directives sages et modérées. Car la vie consacrée, si elle est principalement tournée vers Dieu, l’est pour l’édification (au sens plein) de l’Église et pour le salut du monde.

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