Vie consacrée ?
François Morlot
N°1983-2 • Mars 1983
| P. 108-117 |
Comment désigner ceux et celles qui, dans l’Église, entrent dans « l’état constitué par la profession des conseils évangéliques » (LG, 44) ? Depuis que l’on a – heureusement – abandonné les termes d’« état de perfection » ou d’« instituts de vie parfaite », l’on s’interroge sur une nouvelle dénomination, plus exacte tout en restant brève. L’expression « vie consacrée » a rencontré un certain succès depuis le Concile. L’auteur signale deux inconvénients de cette dénomination et propose d’appeler ce genre de vie « profession du radicalisme évangélique ».
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Le Concile Vatican II a beaucoup utilisé le ternie de consécration, à divers propos d’ailleurs et avec des significations variées. En particulier, s’agissant des instituts séculiers, il déclare : « La profession (des conseils évangéliques dans les instituts séculiers) confère une consécration à des hommes et à des femmes, à des laïcs et à des clercs vivant dans le monde » (Perfectae caritatis, 11).
Ainsi a pu être publiée récemment une étude très fouillée de Sister Sharon Holland (The concept of consecration in secular institutes, Rome 1981) qui analyse tous les textes où ce terme peut se rencontrer à propos des instituts séculiers : documents pontificaux fondateurs, discours de Paul VI, articles publiés dans les années récentes.
J’ai déjà traité ce sujet, en particulier dans « La consécration dans les instituts séculiers [1] ». Il semble opportun aujourd’hui, sinon d’en corriger les affirmations principales, du moins d’y apporter d’importantes nuances pour tenter de contribuer à un progrès de la réflexion sur ce point.
Un nom nouveau
Il est remarquable de constater combien le terme de « consécration » a été favorablement reçu par beaucoup d’instituts, religieux et séculiers. Non seulement le Concile en fait largement usage, mais Paul VI et Jean-Paul II l’ont employé très couramment [2]. Plusieurs instituts ont remplacé les mots de vœux ou d’engagement par celui de consécration ; et deux revues, publiées l’une en français, l’autre en italien, ont adopté le titre « Vie consacrée ».
N’est-ce pas à cause du besoin où l’on était d’une dénomination spécifique de ces associations qu’on appelait autrefois « instituts de vie parfaite » ? On sait que le Concile, lorsqu’il a voulu en traiter, s’est contenté de parler « des religieux » (titre du ch. 6 de Lumen gentium) ; malgré la protestation de plusieurs évêques, observant que ce mot ne pouvait convenir aux instituts séculiers dont il était aussi question dans le texte, la commission refusa d’entrer dans cette discussion, laissant entendre que le mot pouvait avoir une acception plus générique. C’est aussi l’option qui fut prise pour le titre du décret sur « l’adaptation et la rénovation de la vie religieuse » (Perfectae caritatis), ce qui d’ailleurs amena à la dernière minute l’introduction de l’incise « bien qu’ils ne soient pas des instituts religieux » dans le paragraphe 11 consacré aux instituts séculiers. Il devint évident par la suite, et en particulier dans la préparation du nouveau code, qu’il faudrait trouver une autre dénomination globale pour désigner ensemble les ordres de vie contemplative, les instituts de vie apostolique et les instituts séculiers. Après divers tentatives et essais, le nom d’instituts de vie consacrée semble avoir prévalu et sera probablement repris dans le nouveau code.
Est-ce à dire qu’il soit tout à fait convenable ? On peut soulever diverses objections. La première – à laquelle on ne s’arrêtera pas ici – est que ce titre est incomplet, puisqu’il y a dans l’Église d’autres « consécrations », principalement celles du baptême, de la confirmation et de l’ordination, pour ne rien dire de la « consécration des vierges »... ni de la consécration eucharistique. H faudrait au moins développer, comme le fait le Concile (L.G., n° 44) : vie consacrée par la profession des conseils évangéliques.
Un mot ignoré du Nouveau Testament
La seconde difficulté vient du terme même de « consécration ». Le P. I. de la Potterie, dans un article fort documenté [3], a montré qu’il est inconnu du Nouveau Testament, en particulier du texte latin de la Vulgate. Il l’est aussi des traductions dans les langues modernes jusqu’à une époque récente, qui préfèrent : sanctifier. Plus directement encore l’auteur constate que les rédacteurs grecs du Nouveau Testament, quand ils ont voulu parler de notions proches de celles que l’Ancien Testament (traduction de la Septante) met sous les mots de consacrer et de consécration, ont forgé un nouveau vocabulaire qui indique évidemment la volonté d’un changement de sens [4].
Je crois avoir montré, dans l’article cité plus haut, que la Bible connaît une lente évolution sur ce point. Autant les auteurs plus anciens sont marqués par la mentalité ambiante qui divise le monde en sacré – le lieu réservé à Dieu, à son culte, à ceux qu’il choisit – et en profane – le domaine de l’homme, de ses activités temporelles quotidiennes –, autant les prophètes tentent d’intérioriser ces notions. Dieu n’est pas hors du monde des hommes, dans son domaine ou sa « réserve » dans laquelle il mettrait à part les hommes et les objets qu’il veut tout à lui. Il est inséré dans l’histoire de son peuple, il agit même dans les autres peuples : pour Ézéchiel il sort du temple aux jours de l’exil et va demeurer parmi les déportés en plein pays païen (cf. Éz 10,18 - 11,25). La séparation n’est plus entre le sacré et le profane, le pur et l’impur, mais entre sainteté et péché. Certes ce n’est pas sans mal que ces notions se sont élaborées, et il ne faut pas projeter trop vite nos distinctions sur des textes qui les ignorent. Mais l’évolution qui se dessine est nette.
Elle est portée à son plus haut point par Jésus. On sait que les observances de la pureté légale, d’abord spécifiques du temple, avaient été étendues à toute la vie courante par les Pharisiens, dans la louable intention d’ailleurs de faire de toute la vie un culte à Dieu. Mais en fait on aboutissait à des conséquences néfastes : la majorité du peuple élu, ne pouvant pratiquer toutes ces complications, était devenue « une racaille qui ignore la loi » (Jn 7,49) ; l’observance scrupuleuse de ces prescriptions tournait parfois à la farce puisqu’elle permettait de délaisser les plus graves commandements (cf. Mc 7,6-13) ; et surtout on aboutissait à un subtil orgueil qui rendait Dieu plus redevable à l’homme que l’homme à Dieu (cf. Mt 6,1-18 et bien d’autres passages). La conclusion, Jésus la tire en des aphorismes simples : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,27) ; « ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur » (Mc 7,20).
Or, qu’on le veuille ou non, le mot consécration se réfère à sacré. Il risque donc de ramener aux catégories du sacré et du pur, ne mettant pas en évidence que maintenant toute la relation à Dieu s’exprime bien mieux en sainteté comme participation à la sainteté de Dieu et libération du péché. Il risque de nous faire interpréter les réalités chrétiennes comme la simple succession de la religion juive sans faire mesurer quel bouleversement Jésus y a introduit. On voit bien par ailleurs les confusions qu’a pu produire un usage pas assez nuancé d’images tirées du sacerdoce aaronique et appliquées au ministère épiscopal ou presbytéral ; on voit bien comment une lecture hâtive de la lettre aux Hébreux n’a pas fait percevoir qu’à côté des analogies entre le sacerdoce ancien et celui de Jésus, l’auteur en soulignait les différences et même les oppositions [5]. Ne voit-on pas aussi comment l’usage du mot consécration peut amener à concevoir la vie religieuse ou celle d’un membre d’institut séculier à travers les catégories anciennes ? On perçoit en particulier combien il serait contradictoire de parler d’une « séparation » du profane à propos de ceux dont la vocation est d’être insérés en plein monde.
Une relation nouvelle
Mais peut-être cette difficulté de vocabulaire en recouvre-t-elle une autre plus profonde ; et c’est principalement sur ce point que je voudrais nuancer l’article déjà cité. La philosophie scolastique, au moins chez ses vulgarisateurs, est plus encline à penser les choses en termes statiques que sous la forme de relations. La pente naturelle ici est de faire de la consécration une sorte de chose, de réalité en soi, qu’on possède ou qu’on ne possède pas, qu’on reçoit ou qu’on peut perdre. On risque ainsi d’avoir du mal à comprendre comment peuvent s’articuler en une même personne la « consécration baptismale », la « consécration sacerdotale » et la « consécration par les conseils ».
Or, la réalité dont on veut parler par ce mot est une relation avec le Dieu saint. Relation qui peut s’exprimer en appel et réponse, appel de Dieu qui invite à participer à sa sainteté, réponse de l’homme qui y consent. On pourrait dire en première analyse qu’il s’agit d’un dialogue autour de la sainteté de Dieu, un dialogue vital où l’homme et Dieu sont engagés.
Car c’est précisément cet engagement réciproque qui va nous en faire mieux comprendre la profondeur. L’appel de Dieu n’est pas une simple invitation : « si tu veux », ou une déclaration d’affection. Il y a derrière cela un vouloir, un amour ardent, que la Bible appelle parfois jaloux pour en marquer le caractère passionné, l’amour du séducteur qui veut à tout prix gagner la personne qu’il aime. Faut-il rappeler Osée ou le Cantique ? Saint Paul a trouvé un mot qui dit cela d’autre façon : « saisi par le Christ Jésus » (Ph 3,12). Certes Dieu respecte totalement notre liberté. Mais à la manière de celui qui aime passionnément et qui ne se résigne pas à ce que l’autre puisse passer à côté des grands biens qu’il lui offre.
L’agir de Dieu ici s’exprime par un renforcement de ses liens avec la créature : le Nouveau Testament appelle cela amour (« Mon Père l’aimera »), habitation (« nous ferons en lui notre demeure »), filiation adoptive. Mais cet agir comporte aussi un engagement de Dieu qu’on nomme fidélité. Ce n’est donc pas une réalité passagère mais durable : c’est ce que l’Église veut dire lorsqu’elle parle du « caractère » donné par le baptême, la confirmation et l’ordre. Ce n’est pas sans raison que le Concile utilise le mot consécration à propos de la profession des conseils et du mariage (cf. G.S., 48) : il veut en dire par là la stabilité fondée sur la fidélité de Dieu.
Saisi par le Christ : ce ne peut être que par le don de l’Esprit. La réalité dont nous parlons ici est l’œuvre de l’Esprit qui saisit un cœur au nom du Christ pour l’offrir au Père, pour transformer chacune de ses actions en offrande spirituelle (cf. Rm 12,1-2). C’est pourquoi l’agir de l’homme ou de la femme, ainsi saisis par l’Esprit du Christ, n’est pas une simple réponse morale : c’est un consentement au dynamisme du souffle divin qui les traverse et les entraîne au-delà d’eux-mêmes. Chacun demeure dans son agir quotidien et ses actions sont le plus souvent bien semblables à celles de ses frères. Et pourtant elles ont pris un nouveau sens. Et même son gémissement d’homme blessé par le péché et la faiblesse, écho de l’immense gémissement des créatures qui espèrent leur libération, devient le gémissement de l’Esprit qui murmure : Père ! (cf. Rm 8,22-27).
Il est clair qu’à la fidélité de Dieu répond la fidélité de l’homme. Qu’on s’entende bien d’ailleurs. La fidélité n’est pas statique, puisqu’elle est consentement au mouvement de l’Esprit. Bien plutôt c’est la perception (souvent bien confuse) que l’Esprit veut nous emmener vers un but : la sainteté de Dieu, la plénitude de l’amour. Et c’est en même temps le consentement à ce but comme terme vers lequel doit évoluer notre existence, donc le consentement à tout effort qui nous emmènera dans cette direction. L’engagement à prendre certains moyens est la conséquence de la fidélité à tendre au but ; on conçoit que les circonstances peuvent amener à changer les moyens, jamais le terme.
On le voit, ce qu’on appelle consécration est un appel, un engagement de Dieu et en même temps une livraison de soi, un engagement de l’homme. C’est une relation nouvelle, vitale, donc sans cesse en mouvement. Dire que c’est un « état » en exprime bien la stabilité, mais risque d’en faire oublier le caractère dynamique et évolutif.
Un nouvel engagement
Parler de « consécration » à propos des instituts séculiers ou des religieux comporte donc une double ambiguïté. D’une part on utilise un vocable évité par le Nouveau Testament et qui se réfère à la distinction sacré/profane que Jésus nous apprend à dépasser. D’autre part on réserve l’expression de vie consacrée à une forme spécifique de la vie chrétienne (la vie où l’on s’engage aux conseils évangéliques) alors que toute la tradition affirme clairement que la réalité qu’il désigne – cette relation d’appel et de réponse dans un double engagement – est en jeu en tout baptisé.
Quelle est donc la caractéristique spécifique de la vie où l’on professe les conseils évangéliques ? C’est une question difficile si l’on veut éviter les approximations. Il faut rappeler en premier lieu qu’il s’agit de trouver le sens d’un genre de vie et non point de mesurer la sainteté des personnes qui l’adoptent : la sainteté des personnes est fonction de leur union à Dieu et non de leur genre de vie.
Cependant depuis les premiers siècles de l’Église on constate que des personnes se sentent appelées à se livrer particulièrement à Dieu en suivant Jésus « de plus près ». Bien souvent elles l’ont fait en se retirant du monde, soit en fuyant au désert, soit en s’enfermant dans une clôture, soit du moins en s’écartant des affaires séculières. Mais cet élément, qui caractérise la vie religieuse par la formation de communautés fraternelles de vie commune, n’atteint point les instituts séculiers. En disant dans Primo feliciter (II) que la « pleine profession de la vie chrétienne » à laquelle on tend dans ces instituts est « substantiellement religieuse » (quoad substantiam religiosa), Pie XII laisse entendre qu’il y a dans la vie religieuse traditionnelle un autre élément, distinct de la fuite du monde et de la vie communautaire, compatible avec l’insertion dans le monde par une pleine sécularité.
On dit parfois maintenant qu’il s’agit du radicalisme évangélique. Depuis quelques années, cette expression a fait fortune. T. Matura [6] a bien montré à quoi elle se réfère : il s’agit de tous ces passages des évangiles, les synoptiques en particulier, où se manifestent les diverses expressions des exigences de l’amour : détachement des biens, humble service des autres, négation de soi, pardon des offenses, prière continuelle, libération des liens familiaux, renoncement au mariage etc. Notons d’ailleurs que Jésus n’a pas tenté d’exprimer une doctrine systématique. Pourrait-on enfermer les exigences de l’amour dans une énumération limitée ? Il ne fait que donner des exemples, et chacun devra inventer selon les situations où il se trouvera : là est la vraie liberté. « Tout ce qu’il te semblera mieux de faire pour plaire au Seigneur Dieu, suivre ses traces et sa pauvreté, fais-le avec la bénédiction de Dieu et ma permission », dit saint François d’Assise dans sa lettre à frère Léon [7].
Mais un tel appel est commun à tous les baptisés. Ce n’est pas à quelques privilégiés que Jésus demande de venir à sa suite, de renoncer à eux-mêmes et de se charger de leur croix ; quand il veut en parler c’est « la foule qu’il appelle en même temps que ses disciples » (Mc 9,34). Il ne devrait plus y avoir de doute là-dessus depuis Vatican II disant clairement la vocation de tous à la sainteté (L.G., ch. 5).
Si l’appel est commun à tous, la réponse, hélas ! ne l’est pas. Peut-être parfois parce que personne n’a fait entendre clairement l’appel : la prédication chrétienne en est-elle la proclamation suffisante ? Mais aussi parce que cet appel n’a pas trouvé écho dans bien des cœurs qui n’ont pas saisi jusqu’où pouvait et devait aller l’invitation à l’amour qui traverse l’Évangile.
Un seuil est franchi quand, brusquement ou lentement, il apparaît à une personne que Dieu est Dieu et que rien ne peut lui être préféré, et qu’elle décide d’établir toute son existence sur cette certitude. Un nouveau genre de vie commence lorsque quelqu’un décide de donner un nouveau sens à sa vie, de lui donner ainsi un nouveau principe d’organisation et de choix. Le radicalisme évangélique devient la règle suprême d’une existence. Insistons pour dire qu’il ne s’agit pas d’abord d’une règle écrite, bien que celle-ci soit nécessaire pour la persévérance de la fidélité et la cohérence du groupe qui se constitue. Le radicalisme évangélique, c’est se mettre à la suite de Jésus, règle vivante, qui vécut le premier une telle adhésion à la primauté de Dieu. Ce n’est pas le lieu ici de détailler comment il l’exprima dans sa propre existence : soumission totale et amoureuse au dessein du Père (Lc 2,49 ; Jn 4,34 ; 8,29), compromission en faveur des marginalisés (Lc 4,18-19) en transgressant au besoin les interdits de la Loi, refus des faux messianismes, choix de l’honneur de Dieu dans la dignité de l’homme (Lc 8,26-39 ; 13,10-17).
C’est sans doute dans cette décision de suivre Jésus « d’aussi près que possible » (quam possim proxime te sequar, dit saint Ignace, Ex. 98) que consiste le premier pas d’une vie totalement donnée au Seigneur et à l’Évangile. Et celle-ci prend sa forme concrète quand on se met à l’école d’un maître spirituel qui a trouvé un chemin menant vers la perfection de l’amour, à l’école d’une famille spirituelle qui a mis en œuvre au long des années le charisme reçu du fondateur.
Ce n’est pas une vie « parfaite », qui évoque trop l’orgueil de ceux qui se croient « arrivés », mais une vie dont tous les choix sont déterminés premièrement par la recherche de la sainteté de Dieu. Ce n’est pas s’ouvrir à des exigences évangéliques réservées à une élite et s’ajoutant à celles du baptême ; c’est faire des exigences de la charité baptismale la règle constante de son agir quotidien.
Comment nommer un tel genre de vie ?
Comment appeler cette vocation, si simple puisqu’elle n’est que l’épanouissement de celle du baptême dans laquelle elle s’enracine ? si essentielle puisqu’elle a permis et permet à tant d’hommes et de femmes de suivre Jésus d’aussi près que possible ?
Aucun des termes proposés jusqu’ici n’est pleinement satisfaisant, et peut-être est-il difficile d’en trouver un qui s’impose par sa simplicité et sa propriété. Ce genre de vie en effet ne se caractérise pas par un élément spécifique, mais plutôt par l’intensification et l’explicitation de la réponse déjà demandée à tous.
Le mot « consécration » risque de nous ramener aux catégories du sacré et du profane, alors qu’il s’agit d’un dialogue entre Dieu et l’homme au sujet de la sainteté. Ne serait-il pas préférable de revenir, comme le fait d’ailleurs le Concile Vatican II (Perfectae caritatis, 11), au mot si traditionnel de « profession [8] » ? Il fut longtemps réservé aux religieux et, pour cela, n’a pas toujours été agréé des instituts séculiers. Mais il faut dépasser cette réticence et retrouver le sens si profond du mot. Il signifie un acte de foi proclamé devant tous. Primitivement c’est un moment de la célébration baptismale : à la fin de sa formation, lorsqu’il a appris le Symbole de la foi, le catéchumène est invité à « rendre sa foi », c’est-à-dire à proclamer devant la communauté chrétienne qu’il adhère à sa foi, qu’il la partage et qu’il veut vivre conformément à elle.
Celui qui a pris conscience des exigences évangéliques et qui s’engage à en faire la règle de sa vie, prend lui aussi le chemin de la foi : n’est-ce pas un extraordinaire acte de foi que de jouer toute sa vie sur les paroles de Jésus qui exigent un amour radical, amour de Dieu jusqu’à donner sa vie s’il le faut, amour des hommes y compris ses pires ennemis, détachement des biens, de la famille et de tant d’autres choses ? Et cet acte de foi, le religieux ou le membre d’institut séculier le proclame devant l’Église, publiquement ou discrètement : il professe sa foi en l’Évangile comme chemin absolu de vie.
Est-il téméraire d’appeler ce genre de vie : profession du radicalisme évangélique ? La question est posée.
202 avenue du Maine
F-75014 PARIS, France
[1] Vocation, n° 262 (1973), p. 182-212.
[2] Plus de 40 emplois au Concile avec des applications très diverses (surtout évêques, prêtres, religieux) ; pour les papes, cf. particulièrement leurs nombreux documents et discours adressés aux membres de religions ou d’instituts séculiers.
[3] Ignace de la Potterie. « Consécration ou sanctification du chrétien d’après Jean 17 ? » in Le sacré. Études et recherches. Actes du colloque de Rome (4-9 janvier 1974), aux soins d’Eugenio Castelli. Paris, Aubier, 1974, p. 333-349. L’essentiel, en ce qui concerne le sujet ici traité, se trouve p. 340 : « La sacralisation sépare l’homme du monde, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour la sanctification ; en outre, la consécration, qu’elle soit de la part des hommes un acte rituel pour réserver une personne ou une chose à Dieu, ou de la part de Dieu l’élection d’un homme à son service, n’implique par elle-même aucune transformation intérieure ; la sanctification, au contraire, pénètre l’homme et le transforme, car être saint c’est participer à la sainteté et à la vie même de Dieu. (...) La consécration a lieu à un moment précis, elle se situe toujours au début d’une situation nouvelle, car elle est orientée essentiellement vers un service à rendre (une personne ou une chose est « consacrée » en vue de tel état, de telle tâche à remplir, d’une mission déterminée) ; la sanctification au contraire ne s’opère pas en un temps déterminé, elle est un progrès continu vers une plénitude, vers un accomplissement dernier ; la consécration est un acte ponctuel, initial ; la sanctification est une croissance, qui s’achève dans l’eschatologie ».
[4] Pour ne pas alourdir cet article de discussions érudites, cf. l’article cité, surtout p. 337-338.
[5] A. Vanhoye. Prêtres anciens, prêtre nouveau selon le Nouveau Testament. Paris, Seuil, 1980, surtout p. 341-342.
[6] Cf. Th. Matura. Le radicalisme évangélique, Lectio divina, 97, Paris, Cerf, 1980.
[7] Saint François d’Assise. Ep. ad Leonem, 3-4 (cité dans A. Masseron. Œuvres de saint François d’Assise. Paris, Albin Michel, 1959, p. 191).
[8] L’expression : profession (des conseils évangéliques) est employée à mainte reprise par le Concile pour désigner l’acte déterminant qui constitue la vie dans les instituts religieux et séculiers ; sans parler de la Constitution sur la liturgie, cf. Lumen gentium, 43-47 (8 emplois), Perfectae caritatis, 1, 2, 5, 6, 10, 11, 12, 14 ; Christus Dominus, 33.