Pourquoi pas dans un hospice ?
Un témoignage
Vies Consacrées
N°1983-2 • Mars 1983
| P. 118-122 |
Lors d’une réunion de religieuses, l’évêque du diocèse s’était adressé à celles qui étaient à l’âge de la retraite : « Pourriez-vous vivre au milieu de ces rejetés de la société que sont les vieillards diminués dont on ne sait que faire ? Être là pour leur révéler la tendresse de Dieu et éveiller en eux l’espérance ? » Cet appel a rejoint le désir profond de plusieurs religieuses.
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Je me présente : 78 ans, femme, religieuse, pensionnaire dans un hospice depuis 1975.
Il s’agit de trois appels qui se sont rencontrés et nous ont permis la réalisation d’un grand désir de notre cœur.
Premier appel du Seigneur lui-même de partager la vie et la vieillesse de ceux qui sont ses préférés : les pauvres, les plus petits.
À cet appel s’est joint celui de l’Église, formulé par l’évêque du diocèse. Au cours d’une réunion de religieuses, il s’est adressé à celles qui étaient déjà à l’âge de la retraite en disant : « Aimeriez-vous choisir d’être un témoignage de la tendresse de Dieu ? Pourriez-vous vivre au milieu de ces rejetés de la société, ces vieillards diminués, ces handicapés mentaux, ces relégués de justice, ces alcooliques invétérés, tous ceux que la société rejette parce qu’on n’a plus besoin d’eux et qu’il n’y a rien à en faire ? Être là simplement pour les aimer, pour insensiblement raviver en eux, ou éveiller en eux pour la première fois l’espérance ? »
Quand cette proposition de l’évêque a été connue par notre Mère générale d’alors et son conseil et a rejoint le désir profond et secret de plusieurs sœurs qui avaient écrit leur demande, sans s’être consultées, nous avons enfin reçu le feu vert, et c’est l’envoi de nos communautés respectives qui nous a permis de faire le pas, un pas qui me semblait absolument dans le droit fil du charisme des Petites Sœurs de l’Assomption : vivre avec les pauvres, non seulement les servir comme nous l’avions fait toute notre vie, mais réaliser ce rêve de vivre avec eux jour et nuit.
Depuis 1973, neuf d’entre nous ont ainsi eu cette réalisation de leurs secrets désirs. Trois hospices nous ont acceptées. La maladie en a emporté deux d’entre nous, en pleine vie missionnaire. La trace inoubliable qu’elles laissent dans le cœur de beaucoup de leurs compagnons de la troisième étape nous est une inspiration, et nous n’avons qu’à continuer sur leur trace. Deux sœurs ont pris la relève et la mission continue.
Être femme dans un hospice, c’est être dans son élément, puisqu’on ne peut plus faire qu’une chose, c’est d’aimer, et la femme est faite pour aimer.
Nous sentons dans la prière que Dieu nous précède quand nous lui parlons, cela se perçoit très fort dans un hospice. En aimant ceux que nous rencontrons, nous sentons qu’il nous aime déjà à l’avance.
L’autre jour, je passais à l’étage des « perdus », le plus triste de la maison, et je vois une femme que je ne connaissais pas. Elle me regarde et elle sourit, de ce magnifique sourire de ceux qui ont comme une étincelle de la vie éternelle. Je lui dis : « Madame, je m’appelle Marguerite, et vous ? » Elle hésite quelques instants et me dit : « Je ne sais plus mon nom ». J’étais frappée et je me suis dit : « Comme cette femme est en avance sur moi ! elle ne sait plus son nom de la terre, elle n’a plus qu’à recevoir celui de son Père des cieux ». Elle me l’a dit sans tristesse, c’était une constatation : elle ne savait plus son nom.
Cette solitude, cet ennui, cette immobilité, ce déclassement de la personnalité, ces douleurs de toutes sortes, qui sont le lot des pensionnaires de l’hospice, à des degrés différents – et pas bien sûr tout le long de la journée, ils ont bien leurs petites joies aussi –, mais enfin ce qui fait la trame de leur existence, n’est-ce pas vraiment comme quelque chose qui est tout naturel, quelque chose que nous rejoignons par notre amour ? C’est si facile de les aimer ! La chaleur du cœur d’une femme est quelque chose qui est tellement apprécié par eux !
Une de nous, celle qui vient de mourir, allait voir tous les jours deux pensionnaires octogénaires dans leur chambre. Celles-ci m’ont dit : « Vous voyez ce loquet, à partir de deux heures – on ne sait pas à quelle heure vous allez venir – mais à partir de deux heures, on le regarde et quand on voit qu’il remue, nous nous disons : c’est elle, elle va venir ».
Aimer les gens, on ne peut pas le faire sans qu’il y ait quelque chose en eux qui fait qu’ils s’aiment les uns les autres. Il y a des rassemblements qui se font, par exemple il y en a qui aiment beaucoup la campagne ; nous sortons avec eux, nous faisons des promenades à pied, pas bien loin bien sûr ; on pousse les voitures des infirmes et on les assied sur l’herbe quand le temps le permet, mais c’est quelque chose d’extraordinaire de voir le bonheur de ces gens de se retrouver libres, en dehors de l’enceinte de l’hospice, qui pourtant est très vaste puisqu’il y a neuf hectares de terrain. Mais ils sont libres, ils sont de nouveau dans la société, ils appartiennent de nouveau à l’humanité ; c’est très émouvant.
Ils se rejoignent aussi pour les jeux. C’est bon de jouer ensemble, de tenter la chance des cartes, de voir les évolutions des petits chevaux. L’imagination se donne libre cours dans les jeux.
Mais ce qui nous a le plus frappées dans ces groupes qui se sont formés, c’est celui des couvertures de lépreux. C’est à leur initiative que ce groupe, qui comprend une trentaine, peut-être une quarantaine d’hommes et de femmes, s’est créé.
La première personne nous a dit : « Pourquoi travaillez-vous ? » Nous avons expliqué que notre bande de tricot servait à faire une couverture de lépreux. « Donnez-moi de la laine, et je ferai la même chose que vous », a-t-elle dit. Et cela a été presque cette revanche de l’homme et de la femme, de l’être humain condamné à l’inutilité, jeté au rebut. Combien de fois entendons-nous cette cruelle phrase qui est soi-disant une plaisanterie, mais qui est si vraie dans la pensée des hommes : « tout ça, c’est pour la casse ».
Eh bien, non, on n’est plus pour la casse quand on travaille pour plus malheureux que soi, quand ce sont les lépreux du Bénin qu’on connaît, dont on a vu les photos, qui nous ont envoyé leurs messages ; c’est pour eux qu’on travaille ; c’est pour eux que ces aveugles font des pelotons bien tournés. C’est pour eux que les tricoteuses ne se croient pas plus que ceux qui font le dépiotage. Quelle importance cela a-t-il ? Tous travaillent pour plus malheureux qu’eux. Et le comble de tout est la pauvre fille qui détruit tout ce qu’elle touche, que ce soit du carton, de la laine, n’importe quoi ; elle casse tout, elle détruit tout ; elle le sait. Donc, elle ne s’offre pas pour le travail, mais elle offre ses belles épaules, des épaules de mannequin de grande couture, et quand la couverture est finie, on la met sur elle, et elle passe à tous les étages de la maison, et chaque fois elle dit : « c’est moi qui ai fait ce morceau, et ça, c’est le vôtre. Ils auront chaud, les lépreux ! »
Religieuses dans un hospice, c’est très particulier, c’est quelque chose qui vous talonne, mais c’est quelque chose qui vous tient éveillé jour et nuit.
La religieuse est celle que Dieu a appelée à son amour, qui est tout le temps sollicitée par son amour ; c’est celle qui, en conséquence, aime tous ses frères ; elle aimerait ses ennemis, mais comment peut-on avoir même des ennemis ici ? C’est l’amour le plus difficile du chrétien, mais dans l’hospice c’est un amour des plus faciles, puisque c’est l’amour des préférés du Seigneur, des plus pauvres, de ceux qui comprennent ce que les savants ne comprennent pas.
Nous, nous vivons notre vie de communauté à trois, mais cette vie de communauté à trois est prolongée dans une grande communauté de 450 personnes. C’est une grande famille et, en les voyant vivre, en vivant avec eux, en prenant la douche avec eux, en mangeant avec eux, en sortant avec eux, tous ces gestes simples de la vie que nous faisons avec eux, c’est quelque chose qui nous rapproche du Seigneur, sans que nous nous en apercevions. On est comme porté par eux. Cela me fait penser à cette phrase de Péguy : « On se tient les coudes, on marche les uns avec les autres, on s’emporte les uns les autres ; on ne sait pas qui est Dieu ou qui de nous est le plus proche du Seigneur, mais nous nous rapprochons ensemble ».
Nous vivons dans une chambre de trois, ce qui est une rareté dans la maison : il n’y en a que quelques-unes. Les autres sont des chambres de six lits où la cohabitation est extrêmement pénible. Nous, nous sommes des privilégiées ; les gens nous le disent. Les gens ne s’attendent pas du tout à nous voir comme eux ; ils nous veulent différentes d’eux pour pouvoir leur donner quelque chose justement. Dans cette chambre, nous recevons les visites des uns et des autres. Ils ont commencé à venir d’abord simplement pour parler un peu, mais ils sont surtout venus pour être écoutés. On a besoin d’être écouté par quelqu’un en qui on a pleine confiance, et qui a confiance en nous.
Nous vivons une vie de communauté très forte avec notre responsable qui est à 17 kilomètres de l’hospice, et qui vient nous voir chaque fois que nous avons des problèmes – ce qui arrive fréquemment – ; nous avons de fréquentes visites de nos sœurs de la région et d’au-delà, souvent de différentes parties du monde, ce qui nous est un très grand soutien. Nous ne nous sommes jamais senties autant d’une congrégation que depuis que nous sommes dans cet hospice. Nous avons une chapelle, puisque l’hospice était un ancien noviciat des Frères des Écoles Chrétiennes, qui dans ce temps-là avait des centaines et des centaines de vocations. Et, dans cette chapelle où nous avons l’eucharistie quotidienne, partagée avec une vingtaine de pensionnaires, hommes et femmes, nous vivons intensément le privilège de mener une vie eucharistique. C’est le fondement, c’est le sommet de notre vie.
Nous tenons à nos deux heures d’oraison, à dire l’office ensemble quatre fois par jour, mais ce qui nous stimule peut-être le plus, ce sont ces visites continuelles, furtives ou prolongées, des pensionnaires ; les uns pour trouver un espace de liberté ou de silence, au milieu du bruit, des batailles, qui naturellement sont ordinaires dans un endroit pareil ; d’autres entrent vraiment pour épancher leur cœur. C’est le seul endroit où ils se savent compris complètement. Dieu est leur père, et ils savent que, quoi qu’il arrive, ils seront toujours ses enfants.
Un soir, juste avant le souper, une de nos sœurs se croyait toute seule dans la chapelle ; elle allait sortir quand la porte s’ouvre et Bénédicte entre. Bénédicte est une fille d’une cinquantaine d’années, qui a été adolescente au moment de la guerre. Elle a subi de tels chocs que sa pauvre tête ne s’en est jamais remise. À l’hospice, elle fait le désespoir, l’exaspération de toute la maison : « Arrête, Bénédicte, arrête », parce qu’elle répète toujours les mêmes clichés.
En la voyant entrer, notre sœur s’est un peu recroquevillée dans son coin, mais dans la pénombre Bénédicte ne l’a pas vue. Elle a été tout droit devant le tabernacle ; à voix honnête, pas du tout de sa voix ordinaire, elle a dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit parce que le royaume des Cieux est à eux. Moi, je n’ai jamais pu apprendre à lire. Moi, je ne sais même pas jouer aux cartes. Moi, je ne sais rien. Merci, mon Dieu, merci ! » Et elle est repartie. Elle continuera à exaspérer toute la maison, nous comprises, hélas ! On a beau savoir que ce n’est pas sa faute, qu’elle n’y peut rien, qu’elle nous demandera cent fois, mille fois dans la journée si on lui donnera ses cachets, si on l’habillera le lendemain, si on ne va pas la renvoyer – et pourtant c’est la seule de toute la maison qui ait cette préoccupation de n’être pas renvoyée, tous les autres voudraient être renvoyés, mais elle non – mais là, elle a cette certitude qu’elle entrera au Royaume des Cieux parce qu’elle est pauvre d’esprit.