Le sacrement de pénitence en question
Réflexions en vue du Synode des Évêques en 1983
Jean-Pierre Van Schoote, s.j.
N°1983-2 • Mars 1983
| P. 67-84 |
Le sacrement de pénitence a-t-il encore un avenir ? La question se pose aussi au niveau de la vie consacrée. Et le simple énoncé de cette question marque l’intérêt du prochain Synode des Évêques sur le thème « La réconciliation et la pénitence dans la mission de l’Église ». Chose assez neuve, le Pape souhaite la participation de tous les chrétiens à la préparation du Synode par une réflexion vécue au sein des communautés ecclésiales. Les pages qui suivent peuvent nourrir cette réflexion. Après avoir évoqué les questions et les objections rencontrées partout aujourd’hui, l’auteur éclaire la réalité profonde de ce sacrement à la lumière du baptême de Jésus, lorsque le Seigneur, s’identifiant aux pécheurs, confesse lui-même leurs péchés. Une telle perspective nous fait retrouver le sens du sacrement et peut en renouveler la pratique comme chemin de guérison et de vie nouvelle.
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Quelques questions à propos de la confession
Lorsque l’on discute de la pénitence, les questions fusent de toutes parts. Pourquoi donc, seule parmi tous les autres sacrements, la réconciliation n’a-t-elle pas connu un regain de vitalité ? La crise est telle que l’on est même tenté de se demander si ce sacrement a encore un avenir.
Comment expliquer ce phénomène de stagnation ?
La confession sacramentelle et la promesse de paix et de libération qu’elle prétend remplir sont-elles ressenties comme incapables de répondre à un désir tellement plus large de réconciliation entre les hommes, à un besoin universel de paix dans le monde ? Y voit-on une sorte d’intimisme inefficace en face des réformes structurelles qui s’imposent à l’échelle de la société ? Se confesser aujourd’hui, cela semble dérisoire et même caricatural, en regard des situations dramatiques où le péché s’enracine dans l’injustice la plus tenace, l’inégalité sociale la plus scandaleuse, le despotisme politique le plus inhumain. Il n’y a pas de commune mesure entre la menace de destruction de la planète, ni de comparaison possible entre l’aliénation de la liberté laquelle constitue fondamentalement l’homme et le geste de pardon esquissé par le prêtre dans le secret d’un tête-à-tête confidentiel ou la demi-obscurité d’un confessionnal démodé. Le chrétien qui a les yeux largement ouverts sur le monde n’a-t-il vraiment rien de plus urgent à faire que d’aller « à confesse » ?
Même si l’on ne retient que sa dimension strictement personnelle, la confession semble avoir eu son temps. Ne vaut-il pas mieux demander pardon à Dieu directement et sans intermédiaire ? Pourquoi l’intervention d’un prêtre dans une affaire qui, en fin de compte, ne le regarde pas ?
Mais il y a plus : ma sœur ou mon frère ont été lésés par mon péché. Ne dois-je pas d’abord me réconcilier avec eux ? Jésus lui-même y invite. L’Évangile le proclame sans ambiguïté : aucun sacrifice ne peut plaire à Dieu sans une réconciliation préalable avec notre prochain. En quoi cela peut-il avoir un sens de faire appel à un prêtre étranger, souvent anonyme, alors qu’ici justement la relation ne peut être vraiment rétablie que dans un entretien où les personnes concernées osent s’engager l’une en face de l’autre ?
Ce qui est toutefois plus grave encore et menace directement le fonctionnement de la confession, c’est la perte ou l’affaiblissement généralisés du sens du péché. Les hommes se sentent de moins en moins personnellement responsables du mal qu’ils commettent. L’examen de conscience en vue de l’aveu des fautes risque, dit-on, de traumatiser l’homme. Quand il s’agit de résoudre des conflits intérieurs, il vaut mieux, croit-on, faire appel à une aide compétente que de tourmenter inutilement des consciences qui le sont déjà trop. A quoi servent, sinon, les nombreux bureaux de consultations, les centres d’accompagnement, l’apport des sciences psychologiques et psychiatriques ? On a l’impression que jamais encore on n’a tant fait pour porter remède aux relations humaines déviées. A vrai dire, que vient ajouter la confession à toutes ces thérapies et à leurs promesses de guérison ?
Si, malgré ces objections, quelqu’un persiste à croire au sacrement de pénitence, il éprouvera souvent des difficultés à rencontrer un prêtre qui veuille ou puisse se libérer pour ce service d’Église. La diminution du nombre de prêtres dans nos pays occidentaux a comme conséquence que la plupart d’entre eux sont très occupés. Ils ne peuvent plus se permettre de « perdre leur temps » à attendre que quelqu’un se présente pour la confession. Tel ou tel, ne voyant plus de salut dans la confession personnelle, s’ingénie d’ailleurs à décourager les rares fidèles qui désireraient encore se confesser. Il arrive par conséquent que des gens n’aient pratiquement presque plus l’occasion de recevoir le sacrement de la réconciliation dans leur paroisse, où il est remplacé par une célébration communautaire de la pénitence avec absolution collective. Celle-ci est souvent accordée sans trop d’explication, sans qu’en soient définies les conditions, par exemple l’obligation de répéter en confession personnelle et particulière l’aveu d’une faute grave. Gardons-nous certes des généralisations, sans toutefois minimiser la crise et le malaise. Les fidèles sont assez mal informés au sujet du sacrement de pénitence, surtout les jeunes, pour ne rien dire des enfants !
Parmi d’autres questions fréquemment formulées, on relèvera ces exemples. Que se passe-t-il exactement dans ce sacrement ? Un péché pardonné disparaît-il comme par miracle, comme par enchantement, chassé par la magie de la formule ? Où peut-on lire que le Christ ait institué la pénitence ? Si la forme du sacrement a tellement changé au cours de l’histoire, n’est-ce pas l’indice d’une dépendance purement culturelle, le signe d’une institution qui ne serait qu’ecclésiale ? Le prêtre a-t-il le droit de refuser l’absolution ? Que vient faire la soi-disant « pénitence » après la confession des fautes et l’absolution ? La confession fréquente, que l’on appelait « de dévotion » a-t-elle un sens ? Une des questions les plus délicates porte sur le sens de l’absolution collective. Il y a enfin les réformes récentes du rituel de la confession.
Mais on pourrait, presqu’à l’infini, allonger la liste de ces questions. Elles sont la preuve d’un manque dont les chrétiens sont en train de prendre conscience et qu’il importe de combler aussi rapidement que possible, afin d’éviter de lourdes frustrations. Quel défi aux évêques qui se réuniront en fin d’année 1983 pour envisager cette question ! Jean-Paul II le soulignait encore récemment, à la réunion du Sacré-Collège, le mardi 23 novembre 1982. A l’Assemblée plénière du Collège des Cardinaux, il disait entre autres : « Le thème (du Synode) « La pénitence et la réconciliation » revêt une signification absolument fondamentale pour la mission de l’Église et du christianisme dans le monde contemporain ».
Nous n’avons pas à faire ici une catéchèse de la pénitence. Ce n’est même pas notre intention de répondre exhaustivement aux questions posées : à la fin de cet article nous esquisserons un début de réponse. Mais nous désirerions, dans la mesure du possible, introduire quelque peu le lecteur à la compréhension intime et savoureuse du mystère de foi où baigne le sacrement de pénitence. Nous le ferons en approfondissant le mystère du baptême de Jésus, qui est comme « actualisé » dans la réception de la réconciliation.
Mais d’abord un mot sur le prochain Synode des Évêques.
Un document préparatoire
Jean-Paul II annonçait, le 2 septembre 1981, que le Synode de 1983 aurait pour thème « la réconciliation et la pénitence dans la mission de l’Église ». Dans la profusion des sujets proposés : la prière, l’Église, les jeunes, les laïcs, la vocation, les droits de l’homme, c’est la confession qui a retenu son attention et a eu sa préférence. Et, chose assez neuve, semble-t-il, le Pape désire que tous les chrétiens participent à la préparation du Synode. Non pas uniquement par la prière et les sacrifices, ce qui est évident pour quelqu’un qui vit au rythme de l’Église, mais par un véritable partage. L’intention du Pape est certainement que le peuple de Dieu soit consulté à tous les niveaux. Cette consultation est surprenante et nouvelle. L’Église d’Amérique latine aurait-elle servi de modèle ? Probablement. Depuis longtemps, là-bas, les communautés ecclésiales de base sont intégrées, de manière concrète, à la vie de l’Église. « Communion et participation », c’était le thème même de Puebla (1979). Cette troisième Conférence de l’épiscopat latino-américain peut être légitimement considérée comme le fruit d’une longue consultation du Peuple de Dieu. C’est même ce qui distingue Puebla de Medellin (deuxième Conférence de l’épiscopat latino-américain en 1968) où l’improvisation – souvent géniale – réveilla fort heureusement les consciences. A l’encontre de ce que l’on pense parfois, Puebla marque un véritable progrès pour l’évangélisation et sauve les intuitions généreuses de Medellin. Il semble que les voyages du Pape en Amérique latine l’aient convaincu de la possibilité et de la nécessité de se mettre à l’écoute du Peuple de Dieu. De là, sans doute, l’invitation à la consultation en vue du Synode de 1983. Cette initiative, si nouvelle, pourrait être comparée à celle de Jean XXIII qui osa convoquer le Concile Vatican II. Elle se situe d’ailleurs dans le prolongement du Concile. On commence à peine à réaliser le bouleversement que ce dernier introduisit dans notre façon de penser, en nous mettant à l’écoute des « signes des temps » avant d’édifier des synthèses théologiques ou des plans pastoraux.
En vue de la consultation du Peuple de Dieu, le secrétariat du Synode a préparé un document de travail, intitulé Lineamenta. Ce document, à l’encontre d’une tradition qui réservait aux évêques seuls la préparation du Synode, n’est plus confidentiel : il a été présenté à la presse par Mgr Joseph Tomko le 28 janvier 1982 et il est traduit en plusieurs langues.
On y distingue trois parties.
La première prend comme point de départ l’homme à la recherche de la réconciliation et suppose la reconnaissance du péché comme source et racine du mal qui afflige le monde. Par le péché, l’homme a rompu l’alliance avec Dieu et s’est fermé volontairement à l’amour. Il n’est donc pas simplement victime du mal, mais doit se demander dans quelle mesure il en est coresponsable et en même temps se rendre compte qu’il est capable de faire quelque chose pour améliorer le monde, pour se réconcilier avec Dieu, avec lui-même, avec les autres, avec le cosmos tout entier.
La deuxième partie, entièrement biblique, apporte la réponse de l’Église au désir de réconciliation de l’homme. Cette réponse est en premier lieu la Parole annoncée, la prédication révélant que Dieu offre lui-même la réconciliation, et en a la pleine initiative. La miséricorde s’approche du pécheur, éloigné infiniment de Dieu, de lui-même et des autres, et elle lui présente cette chance inouïe de la pénitence par laquelle l’homme converti est rétabli dans sa dignité d’homme, de prochain, de fils de Dieu. Toutefois l’acceptation de la réconciliation ne se fera jamais sans l’adhésion libre de la personne humaine. Jamais Dieu ne violentera cette liberté, jamais il n’en fera fi. La réponse du pécheur est d’ailleurs, selon l’encyclique Dives in misericordia, analogue à l’initiative divine : elle est acte libre et miséricordieux envers Dieu se communiquant dans la miséricorde. Le mot clef du mystère du salut où sont engagés ensemble l’homme et Dieu est celui de la réciprocité dans la miséricorde. Par ce biais, l’encyclique renouvelle, de façon géniale, la dévotion au Sacré-Cœur, où la miséricorde est comme échangée au sein du mystère de la rédemption.
Mais venons à la troisième partie des Lineamenta : l’Église y est présentée comme le sacrement ou le signe visible de la miséricorde offerte par Dieu à l’homme, et – c’est nous qui l’ajoutons – rendue par l’homme à Dieu. Cette partie attire l’attention non seulement sur les diverses formes que l’ascèse et la pénitence peuvent prendre pour le chrétien d’aujourd’hui, mais encore et surtout sur la confession et sur le droit qu’ont les fidèles de recevoir le sacrement de la réconciliation.
Le document se termine par une série de questions à l’adresse de tous les fidèles. Elles doivent servir d’enquête et aider le Peuple de Dieu à préparer le Synode. Quelques exemples : Y a-t-il un rapport entre les conflits qui séparent les hommes et le péché qui est au fond du cœur ? Comment approfondir le sens du péché au sein de la communauté ecclésiale ? Qu’est-ce qui affaiblit, dans votre communauté, le sens du péché ? Les chrétiens sont-ils suffisamment convaincus qu’ils sont capables de rendre le monde meilleur en coopérant à la mission de réconciliation de l’Église ? Que faut-il faire pour convaincre davantage les chrétiens de cette collaboration ? Avez-vous à communiquer certaines expériences ou à donner quelques suggestions en vue de raviver fructueusement le sacrement de pénitence ? Comment rendre la confession plus accessible aux hommes ?
Il est difficile de savoir si le Peuple de Dieu s’est concrètement mis au travail et si sa réflexion trouve le moyen de se faire entendre. Mais il ne faut pas se décourager, même si ce premier essai de communication devait se solder par un échec. Il n’est d’ailleurs pas encore trop tard pour s’ingénier à susciter le partage et s’accoutumer au dialogue, au niveau de la foi, ne fût-ce qu’en tout petits groupes, à condition que ces derniers ne se ferment pas sur eux-mêmes, mais s’ouvrent à l’universalité de l’Église.
Le baptême de Jésus et son expérience du désert
Laissons reposer un moment toutes ces questions, pour nous tourner vers l’Évangile de Jésus-Christ et y être attentifs et accueillants. Ensuite, nous pourrons les reprendre, si c’est encore nécessaire. En effet, à partir de la méditation que nous ferons ensemble, nous serons amenés, sans doute, à voir les choses d’une autre façon et parfois cela nous suffira. Il y a un certain au-delà des questions et des réponses qui est le domaine propre du mystère et de la foi : la connaissance ici est intérieure et savoureuse.
Revêtu du péché
Regardons tout d’abord Jésus. Il est important d’avoir clairement et distinctement devant les yeux le moment et l’endroit où le Seigneur est allé, pour la toute première fois, à la rencontre des pécheurs. Comment s’est-il approché d’eux ? Quelle est son attitude en face du monde du péché ? Ce qui est frappant, c’est qu’au fond, il ne va pas à leur rencontre, comme nous venons de l’écrire. Il prend place dans leurs rangs. Avec eux, il se fait baptiser par Jean dans le Jourdain. Tous les évangélistes sont d’accord pour nous dire qu’il y avait là beaucoup de monde : « Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui (Jean) » (Mt 3,5). Marc ajoute : « en confessant leurs péchés » (Mc 1,5) et Luc parle en deux endroits des foules qui se font baptiser par Jean (cf. Lc 3, 7.21). D’après ce dernier évangéliste, ce sont surtout les riches qui viennent pour être baptisés : des gens qui possèdent deux tuniques et ont de quoi manger (cf. Lc 3,11) ; des publicains ou collecteurs d’impôts qui ne sont certainement pas à proprement parler des pauvres (Lc 3,12) ! Les soldats, eux aussi, sont exhortés à se contenter de leur solde et à ne pas dévaliser les pauvres gens, à ne leur faire ni tort ni violence (cf. Lc 3,11-14). Matthieu parle des prostituées qui croient en Jean-Baptiste et arriveront au Royaume avant les Pharisiens, les Sadducéens, les scribes et les anciens du Peuple (cf. Mt 21,31-32). Ces derniers, même s’ils sont présents au Jourdain, ne se laissent pas baptiser : leur cœur n’y est pas, c’est pourquoi le mystère du salut ne les atteint pas. « Les Pharisiens et les légistes ont repoussé le dessein que Dieu avait sur eux, en ne se faisant pas baptiser par Jean » (Lc 7,30). On peut traduire également : « Les Pharisiens et les légistes ont rendu vain pour eux le dessein de Dieu » (Bible de Jérusalem). Ceci revient à dire qu’en refusant le baptême ils n’ont pas rencontré le Christ comme sauveur. Ils se trouvent sur une autre route que celle où chemine Jésus. Car Jésus ne sort pas du rang des pécheurs. Extérieurement, il ne se distingue en rien d’eux. Dans la parabole du Pharisien et du publicain, le Pharisien prend ses distances en face du publicain : « Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts... » (Lc 18,11). Jésus ne se met pas à la place du Pharisien, mais à la dernière place, là où se tient le publicain, qui n’ose même pas lever les yeux au ciel (cf. Lc 18,13). Sans doute Jésus n’est-il nullement pécheur. S’il est devenu semblable à nous, c’est en tout, hormis le péché. Cependant, à son baptême au Jourdain, le Fils se présente devant son Père et devant les hommes comme revêtu du péché. Il est, ainsi que le dira littéralement Jean-Baptiste, l’agneau de Dieu qui enlève, c’est-à-dire qui prend sur soi pour les faire disparaître, les péchés du monde (cf. Jn 1,29). Jésus prend le parti des pécheurs ; il marche en quelque sorte devant eux, il confesse leurs péchés. Seul un amour qui va jusqu’au bout de l’anéantissement peut faire cela. « Lui qui est de condition divine... s’est dépouillé », dira saint Paul (Ph 2,6-7). L’amour annule la distance infinie entre Dieu et le pécheur. Dieu cherche la brebis qui s’est perdue dans l’abîme de son péché et la remet, petit à petit, dans le droit chemin, la conduisant jusqu’à la maison du Père. Tel est l’amour du Fils. Mais tel est aussi l’amour du Père qui a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique « pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3,17). Il le livre aux hommes pour le retrouver au milieu des hommes qui oseront prier le « Notre Père » parce qu’ils sont redevenus fils dans le Fils unique.
Ce qui est merveilleux, c’est que tous les hommes qui se laissent baptiser par Jean reconnaissent qu’ils sont pécheurs, alors qu’au fond seul Jésus, l’agneau sans péché, sait ce qu’est le péché. Seul Jésus peut savoir ce que cela signifie d’être éloigné infiniment du Père, puisqu’il est Fils unique, Dieu de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Le Psaume que Jésus a prié sur la croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (Ps 22/21,2), c’est au Jourdain qu’il aurait pu être entonné.
Nous y sommes presque trop habitués, mais le baptême de Jésus a en soi quelque chose d’insoutenable. Nous savons que Jean s’y est opposé vivement. Il est déconcerté : « C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ? » (Mt 3,14). Pierre dira plus tard à peu près les mêmes paroles, lorsque Jésus se penche vers lui pour lui laver les pieds : « Toi, Seigneur, me laver les pieds !... me laver les pieds à moi ! Jamais ! » (Jn 13,6.8). Pour Jean-Baptiste, comme pour Pierre, c’est l’échelle de toutes les valeurs reconnues qui est renversée. L’humilité de Dieu est un terrible défi pour l’homme créé à l’image et à la ressemblance d’un tel Dieu. L’homme n’a aucune envie de se laisser conformer à un tel modèle ! Comme les pensées de Dieu sont différentes ! Jésus ne refuse pas de devenir semblable à la plus pauvre de ses créatures. Il accepte d’être fait « péché » : « Celui qui n’avait pas connu le péché (Jésus), il (le Père) l’a, pour nous, identifié au péché, afin que, par lui (Jésus) nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5,21).
Dès le début de sa vie publique, Jésus manifeste, sans la moindre ambiguïté, ses préférences : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » (Mt 9,12). Ce choix, jamais les soi-disant justes et les vertueux ne le lui pardonneront. Cette option du début lui coûtera la vie. Jésus commence sa vie publique au milieu des pécheurs. C’est au milieu d’eux qu’il mourra sur la croix, à peine trois ans plus tard.
Mais cet amour qui va jusqu’à la fin aura un effet merveilleux. Sa première victoire : l’humilité de Jean-Baptiste qui ne s’oppose plus à l’humilité de Jésus. En baptisant Jésus, Jean accepte que celui qui est sans péché soit identifié au péché. Par pur amour. Mais Jean lui-même se trouve engagé dans le mystère du salut auquel il prête sa collaboration : il partage désormais l’humilité et l’obéissance du Fils en renonçant à ses jugements et même à la façon dont il avait prédit la venue du Messie. A travers les affres du doute, la nuit de la prison, le supplice de l’exécution capitale, il continuera à croire à l’amour dont il a mesuré la dimension trinitaire au moment où Jésus est sorti de l’eau. Car l’Évangile nous l’annonce avec solennité : les cieux se déchirent, la Trinité se dévoile. Pour la première fois dans l’histoire du salut est manifestée la vie intime de Dieu, qui jusqu’ici était restée cachée. Pour la première fois, en présence des hommes, le Père s’adresse à son Fils unique : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » (Mt 3, 17). Pour la première fois, toujours en présence de témoins, l’Esprit Saint descend visiblement sur le monde, « comme une colombe » (Mt 3, 16), pareille à celle qui, après le déluge, se repose sur une terre nouvelle. Aujourd’hui c’est sur Jésus qu’elle vient, l’homme nouveau en qui toutes choses sont devenues nouvelles. Signe que le déluge est à jamais révolu et que le temps de la paix et de la réconciliation s’ouvre définitivement aux aspirations des hommes de bonne volonté.
L’expérience du désert
Le baptême de Jésus au Jourdain est l’ouverture de toute sa vie publique, la passion et la croix y comprises. Le même thème y retentit sans cesse : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1,15). On imagine volontiers qu’après avoir reçu le baptême les gens se sont retrouvés, qu’ils se sont embrassés et que peut-être ils ont chanté. Venus seuls, ils retournent en frères et sœurs, réconciliés, pardonnés, redevenus peuple de Dieu. Soulagés et libérés, ils ont peut-être cherché Jésus... Car il était là aussi, au milieu d’eux !
Mais Jésus avait disparu. L’Esprit l’avait conduit au désert pour y éprouver davantage encore son humilité et son obéissance. Jésus y a suivi la route dangereuse, angoissante et incertaine de toutes les tentations humaines, que chaque pécheur ne connaît que trop bien, même après sa conversion. Le baptême de Jésus et son expérience du désert forment un tout indissoluble. Dans le péché et dans la tentation, il est toujours possible de rencontrer Jésus. En lui nous sommes sûrs de vaincre. Car lui, le premier, est sorti vainqueur de l’épreuve. Il suffit sans doute de le laisser nous rejoindre là où nous nous sommes fourvoyés : dans le désert de nos vies. L’Esprit le pousse en nos lamentables existences et l’y mène de victoire en victoire. Marc a décrit cela d’une manière étonnante. Il voit en Jésus, précisément au désert, le roi de la paix messianique définitive : « Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient » (Mc 1,13). L’allusion à Isaïe 11, 6-8 a été soulignée par les meilleurs exégètes. Le prophète parle d’un petit garçon qui paît les bêtes sauvages et domestiques, d’un nourrisson qui s’amuse près du trou de la vipère, d’un enfant qui met la main dans le repaire du serpent... Jésus, au désert, est cet enfant, né pour nous, le Fils qui nous a été donné : il a réussi à nous apprivoiser. « La souveraineté est sur ses épaules. On proclame son nom : Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père à jamais, Prince de la Paix » (Is 9,5).
La confession : actualisation du baptême de Jésus et de son expérience au désert
Il y a une continuité entre le mystère de l’abaissement de Jésus au Jourdain et le sacrement de pénitence. A première vue, cela ne paraît pas évident. Mais si nous écoutons attentivement ce que le prêtre dit au pénitent au début de la confession, tout s’éclaire : « Le Seigneur soit dans votre cœur et sur vos lèvres afin que vous puissiez sincèrement confesser vos péchés ». Ceci implique que le prêtre écoute l’aveu des fautes, comme si Jésus lui-même parlait en celui qui confesse ses péchés. Il faut peser chaque mot, car les conséquences de cette vue de foi peuvent nous mener fort loin. Le prêtre, dans cette perspective, s’identifie à Jean-Baptiste. Comme ce dernier, il devra laisser venir Jésus à lui, Jésus qui se tenait au rang des pécheurs, l’Agneau de Dieu qui a pris sur lui les péchés du monde. Car Jésus se trouve aujourd’hui encore parmi les pécheurs. Il a choisi la dernière place. Jamais il ne la quittera. Il « confesse » encore et toujours les péchés des hommes, étant descendu jusqu’au fond de leur cœur (« Le Seigneur soit dans votre cœur »), balbutiant sur leurs lèvres impures et sordides les fautes les plus secrètes (« Le Seigneur soit sur vos lèvres ») : Le prêtre, s’il creuse davantage ce mystère, se rendra compte de ce que, entendant les confessions, il entend Jésus. Sa réaction première ne pourra être que celle de Jean-Baptiste : « Qui suis-je pour que Jésus vienne à moi ! » Mais il comprendra en même temps qu’il ne peut se soustraire à ce service d’Église et qu’il doit ainsi laisser s’accomplir toute justice. C’est pourquoi il obéira aussi humblement que Jean-Baptiste en écoutant la parole du pénitent comme la Parole même de Dieu. Il écoutera, même s’il se sait tout autant pécheur que l’homme qui lui avoue ses fautes. Sans cesse, le prêtre répétera : « Tu viens à moi, Seigneur, tandis que moi je devrais venir vers toi ! ».
Le pénitent, de son côté, s’il réalise, par la grâce de la foi qui l’éclaire, que Jésus parle par lui, que Jésus est sur ses lèvres et dans son cœur, confessera ses péchés tout autrement. Au moment même où il les avouera, ils ne sont déjà plus les siens : Jésus s’en est revêtu et s’avance vers le Père en les lui présentant avec confiance. La confession se trouve ainsi libérée de toute crainte. Elle devient ce qu’elle est en réalité, une démarche de foi. Une joie intense en est le fruit : Jésus maintenant parle en moi. Il suffit que je lui prête la pauvreté de mes paroles, le vide de mon cœur, le bois mort de tant de péchés. A partir de ce rien, c’est une création nouvelle qui se fait. La solitude devient lieu de communion. Oui : « joie, joie... pleurs de joie ». Si nous sommes tellement tristes, c’est que nous ne nous confessons presque plus jamais.
À la lumière de l’Évangile et du baptême de Jésus, le prêtre qui écoute les confessions annoncera, comme Jean-Baptiste, les merveilles de Dieu. Il faut que soit proclamée la révélation du mystère de la Sainte Trinité, car c’est en ce moment que pour la première fois s’ouvrent les cieux et se manifeste la gloire : « Voici que les cieux s’ouvrirent et Jésus vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voici qu’une voix venant des cieux disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » (Mt 3,16-17).
La vie publique de Jésus recommence à nouveau – est actualisée – chaque fois qu’en son nom quelqu’un confesse avec foi ses péchés. Jésus passe par la porte étroite de l’aveu pour annoncer, aujourd’hui encore, l’Évangile à notre temps. L’homme pécheur devient missionnaire en Jésus. La parole qui confessait la faute peut aussi proclamer la Bonne Nouvelle : la malédiction fait place à la bénédiction. David, type du grand pécheur converti, a pressenti cette continuité entre le pardon et l’exigence de l’« évangélisation » : « Rends-moi la joie d’être sauvé, et que l’esprit généreux me soutienne ! J’enseignerai ton chemin aux coupables, et les pécheurs reviendront vers toi » (Ps 51/50,14-15). Par la confession, en Jésus, les hommes sont libérés et se lèvent, conscients de leur dignité et de leur responsabilité. La réception du sacrement se termine d’ailleurs par la mission : « Va en paix ! » On pourrait paraphraser : « Dès maintenant, sois un instrument de paix ; ne vis plus pour toi-même, mais laisse désormais Jésus vivre en toi et par toi ». C’est l’expérience fondamentale de saint Paul qui, jadis persécuteur notoire de l’Église et du Christ, ose affirmer : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).
Par la « pénitence », la victoire du Christ sur le tentateur, pendant son séjour au désert, pénètre jusque dans l’actualité de la vie quotidienne la plus ordinaire. On reçoit le plus souvent comme « pénitence » une prière. En effet, celle-ci est le signe par excellence de la victoire de la foi sur le monde. Mais il y a beaucoup d’autres façons d’exprimer le changement de notre mentalité, la mort du vieil homme et la vie de l’homme nouveau. La plupart du temps le confesseur est presque trop discret dans l’imposition de la « pénitence ». Quelle joie quand le pénitent a suffisamment d’imagination et de générosité pour proposer courageusement une pénitence adaptée, véritable signe de la victoire sur le mal, commencement et inauguration d’un royaume de justice, de vérité et de paix.
Le rôle du prêtre dans l’administration du sacrement de la réconciliation
Jusqu’ici nous avons principalement considéré ce sacrement tel que le pénitent le vit : Jésus, disions-nous, parle par lui, le ciel s’ouvre au-dessus de lui, la Sainte Trinité se révèle à lui, la « pénitence » l’engage concrètement dans une mission d’évangélisation.
Mais cela ne suffit pas. A la parole du prêtre : « Le Seigneur soit dans votre cœur et sur vos lèvres », succède la réponse du pénitent : « Je confesse à Dieu, et à vous qui représentez le Christ... ». Quel dialogue étrange où le prêtre commence par reconnaître Jésus dans le pénitent, mais où ce dernier répond immédiatement qu’il reconnaît Jésus dans le prêtre ! Jésus est tellement présent au cœur même du signe sacramentel, qu’aussi bien le prêtre que le pénitent, d’emblée, s’effacent devant lui et prétendent, dès le début, lui laisser la seule place ! L’indissoluble unité du Corps mystique du Christ est, en effet, confessée dans le sacrement de la pénitence et, du même coup, rétablie. Le chef et les membres ne font qu’un. Chaque sacrement, en fin de compte, est signe efficace de la même unité. Une béguine anonyme du XVIe siècle, auteur de « La Perle évangélique », ouvrage flamand d’inspiration ruusbroeckienne, ne dit-elle pas qu’en l’Eucharistie Jésus se reçoit lui-même ? Elle marque le caractère nuptial de l’union du Christ et de ses membres. La même chose se passe dans la confession. Ce qui avait été dispersé par le péché est rassemblé par la miséricorde divine. Il ne peut être question dans le sacrement de pénitence d’une sorte de suprématie « cléricale » du prêtre sur celui qui se confesse. Au contraire, de part et d’autre, un mouvement se dessine d’une humilité de plus en plus grande. Il est difficile de discerner où elle est la plus profonde : chez le prêtre qui entend la confession et exerce le ministère sacerdotal, tout en sachant qu’il est lui-même pécheur et indigne d’accueillir Jésus dans la personne du pénitent, ou chez ce dernier qui permet à Jésus de porter ses péchés pour lesquels il est mort sur la croix. Mais une telle question a-t-elle un sens ? Dans la confession, le prêtre aussi bien que le pénitent doivent faire radicalement place à la réalité de la présence de Jésus, lumière dans la nuit de l’un et de l’autre. Ainsi la parole du Père : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » (Mt 3,17) est-elle prononcée sur chacun d’eux. L’Esprit est répandu sur eux : le confesseur et le pénitent sont envoyés ensemble dans le monde pour y annoncer la Bonne Nouvelle, pour y être l’Église, pour faire face – revêtus de la force d’en haut – aux tentations et aux épreuves qu’ils rencontreront sur leur route. On n’a peut-être pas souligné suffisamment cette solidarité.
Un commencement de réponse aux questions posées au début
La contemplation évangélique du baptême de Jésus et les considérations qui en découlent pour une compréhension plus profonde du sacrement de la réconciliation n’apportent pas de réponse directe aux questions posées ci-dessus. Mais elles servent de toile de fond à ce que nous essayerons de donner comme réponse.
Nous croyons que les structures les plus injustes s’enracinent dans le péché du cœur de l’homme. Un changement de ces structures n’entraînera jamais automatiquement une véritable libération. Il faut que Jésus, le seul sauveur et libérateur, descende préalablement dans l’abîme sans fond du cœur humain. C’est là que s’opère la conversion. De là s’organise la lutte pour un monde meilleur, à partir de la toute-puissance et de l’impuissance de l’amour, du pardon, de la vérité, de l’effort toujours renouvelé de dialogue. Cette lutte, c’est Jésus qui nous y engage. En lui elle mène toujours à la victoire, à la résurrection, mais à travers le mystère de la croix et de la mort par amour. Une fois éclairé le regard du pécheur que nous sommes, c’est un monde de frères et de sœurs que l’on commence à discerner. Le pardon que le pécheur éprouve, il a besoin de le communiquer aux autres. Une nouvelle communion s’instaure, mue par une force beaucoup plus révolutionnaire que toutes les idéologies ou utopies purement humaines, dont la fascination risquerait en fin de compte d’amèrement décevoir ceux qui se laissent entraîner si généreusement, mais si naïvement, par l’espoir exalté qu’elles suscitent.
Nous avons considéré comment la confession ouvrait la route à Jésus. Sans doute, elle n’est pas le tout de l’engagement humain. Mais la démarche qu’elle suppose est peut-être le test par excellence de l’authenticité de tout projet pour changer le monde. En elle, il y a moins de chance de nous leurrer sur nos intentions humanitaires les plus généreuses. Elle proclame, dans un signe prophétique, qu’à travers chacun de nous c’est Jésus seul qui sauve et nous donne l’expérience intime de ce salut.
Jadis on attachait moins d’importance à la dimension communautaire dans la pratique de la confession. Aujourd’hui, les célébrations de la pénitence comblent, en partie, cette lacune. La confession des péchés où ensemble nous nous reconnaissons coupables, la prise en charge d’une pénitence commune permettent le changement de mentalité de toute une communauté, de toute une Église. Mais, encore une fois, ce changement de mentalité d’un groupe bien défini ne peut être d’aucune façon dissocié de la conversion personnelle du cœur humain, laquelle passe par l’aveu personnel des péchés et la réception personnelle de l’absolution.
Une question importante a trait à la valeur sacramentelle de l’absolution collective. On ne voit certainement pas la nécessité d’une médiation personnelle d’homme à homme. Sans doute accepte-t-on encore la médiation de l’Église mais on enlève à celle-ci le caractère intime du dialogue. Il est vrai que Dieu peut pardonner à travers n’importe quelle médiation, et même sans elle. Avant de se confesser, la contrition sincère obtient sûrement le pardon des péchés. Mais alors, pourquoi quand même revenir à la confession personnelle ? Un exemple tout simple nous permettra de mesurer la valeur irremplaçable du signe sacramentel. Quand dans une famille un enfant a fait quelque chose de mal, le « petit pécheur » sait très bien que son père et sa mère sont prêts à lui pardonner, que déjà, avant même qu’il n’ait demandé le pardon, celui-ci est accordé. Mais il sait pourtant qu’il doit demander pardon, et qu’alors son père et sa mère sécheront ses larmes par un baiser. C’est ce baiser qui est important. Il est le signe visible et affectueux qu’en effet tout est pardonné, que tout est oublié et réparé : le baiser exprime de la part des parents un redoublement de leur amour pour l’enfant. Sans ce signe la situation reste malgré tout vague. Rien n’est tout à fait clair. Et cette situation empire dans la mesure où le signe extérieur et sensible du pardon tarde à être donné jusqu’à ce que l’on commence à douter du pardon. La confession personnelle et intime est ce signe de l’amour miséricordieux indispensable à la vérité de notre vie d’homme et de chrétien.
Un tel signe est étroitement lié au signe même de l’incarnation. Dès l’Ancien Testament les hommes savaient très bien que Dieu les aimait : le peuple élu se rendait parfaitement compte qu’il était l’objet d’un amour préférentiel, d’un amour de prédilection. Mais c’est seulement à partir du signe du Fils de l’homme que cet amour est devenu visible. A cause de lui, il nous est devenu possible de croire pleinement à l’amour. Faut-il rappeler le début de la première épître de saint Jean : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie... nous vous l’annonçons... pour que notre joie soit complète » (1 Jn 1,1-4) ? Or, les sacrements prolongent jusqu’à nous les gestes de tendresse du Christ ressuscité consolant les siens. Ils sont le baiser de Jésus, grâce auquel les « enfants » que nous sommes, les « petits » ou « grands » pécheurs que nous restons, sentent leurs larmes essuyées ou converties en larmes de pure joie, tellement que si ce baiser nous manquait nous ne serions plus capables d’aller de l’avant avec un courage renouvelé et un cœur rassuré.
Mais ne devons-nous pas avant tout nous réconcilier avec notre frère ? Il le faut évidemment... ou du moins il faut essayer de le faire. Celui qui n’y serait pas disposé ne pourrait même pas recevoir validement le sacrement de la réconciliation. Ce serait le faire mentir. Mais nous ne pouvons pas non plus oublier que le frère que nous avons blessé n’est pas toujours prêt, lui, à serrer la main que nous lui tendons. Forcer une réconciliation coûte que coûte peut parfois faire plus de tort que de bien et bloquer définitivement les personnes. Il est consolant, dans de telles circonstances, de penser que le prêtre auquel nous nous confessons n’est pas là seulement comme le représentant de Jésus-Christ, mais qu’il prend précisément la place de ceux avec qui nous voudrions nous réconcilier mais qui ne sont pas préparés à le faire.
Il se peut qu’une aide psychologique soit indispensable. Il va de soi qu’entre le confessional et le cabinet de consultation d’un spécialiste, il n’y a pas la moindre contradiction. Tous les moyens humains doivent être employés là où ils s’avèrent nécessaires. Mais il faut en convenir : il n’est pas rare qu’une bonne confession opère une réelle guérison. Nicolas Esschius, directeur des Béguines de Diest (Brabant), écrivait au XVIe siècle que, lorsqu’il ne se sentait pas bien, il ne manquait pas d’avoir recours au sacrement de pénitence et qu’il en éprouvait toujours un réel bienfait. Ce n’est pas si étonnant puisque, dans le sacrement, l’homme est touché par la miséricorde dans la totalité de son être, dans son âme et dans son corps, et rétabli dans son intégrité baptismale. Il est redevenu l’enfant de Dieu qu’il était de par grâce et création. Cette régénération entraîne souvent la guérison, même corporelle, toutes les relations se trouvant harmonieusement unifiées. Mais nous voudrions encore ajouter ceci : pour beaucoup de gens simples, le confessionnal est parfois l’unique endroit où ils sont accueillis avec respect et miséricorde. La plupart du temps, ils ne peuvent se permettre de consulter des spécialistes qui, d’ailleurs, ne sont pas toujours prêts à écouter leur histoire avec charité et patience. Même s’il faut bien distinguer le pardon de n’importe quelle thérapie, il ne faut pas non plus refuser au sacrement de pénitence l’influence bénéfique qui en déborde si généreusement ni le surcroît de bien-être qui peut en découler.
Sans doute les pécheurs, plus que n’importe quels malades, ont-ils besoin de la confession personnelle. Leur ôter la possibilité ou la facilité de se confesser, c’est leur enlever leur droit à la préférence personnelle que Jésus a pour eux et qui se manifeste à chaque page de l’Évangile. Jésus n’a jamais accompli de guérison physique ou morale sans imposer personnellement les mains aux intéressés, sans s’informer de leur adhésion de foi et de leurs aspirations.
C’est pourquoi les prêtres ont l’obligation grave de se libérer afin de pouvoir administrer le sacrement de pénitence. La plupart, sans doute, ont beaucoup à faire. Mais ils doivent apprendre à discerner ce qui est le plus important et oser donner la toute première place au ministère apostolique de la réconciliation. Qu’ils soient touchés par le droit strict que les plus grands pécheurs surtout possèdent : celui de mériter d’être plus tendrement, plus délicatement, plus discrètement soignés.
Un des changements les plus remarquables du rituel de la confession est l’insertion, dans son déroulement, d’ une véritable liturgie de la Parole. L’accent n’est plus tellement mis sur l’examen de conscience légaliste, suivant un catalogue détaillé, afin de préparer l’aveu complet et circonstancié de toutes les fautes. Nous sommes plutôt mis en face de la Parole de Dieu qui révèle à la fois notre péché et le guérit. La Bonne Nouvelle a désormais une place centrale : l’offre de la réconciliation est prioritaire, elle précède notre propre désir de réconciliation. La contrition ne jaillit que lorsque nous commençons à réaliser, à la lumière de la Parole annoncée, combien le cœur blessé par nos péchés s’ouvre pour nous pardonner sans restriction.
Autre nouveauté : le geste de l’imposition des mains, prévu par le rituel. C’est le signe par lequel l’Esprit Saint nous est donné, signe aussi de la mission en laquelle nous sommes confirmés, gage de la confiance que Dieu continue à mettre en nous, même si nous l’avons trahi ou renié. Dieu compte davantage sur le pécheur repentant et pardonné qu’il appelle à porter la réconciliation comme une bénédiction au monde « maudit ». Le péché signifiait la rupture de la relation d’amitié avec Dieu, l’infidélité à l’Alliance. Le pardon me remet, me plonge à nouveau dans l’intimité de Dieu. Il me permet de participer à nouveau au dialogue trinitaire.
Dans le pardon, j’expérimente à quel niveau la confiance est rétablie : je puis recommencer à neuf, je me sens littéralement renaître. J’étais mort. Mais voilà, je suis vivant. Par la « pénitence » il m’est donné d’exprimer ma réponse joyeuse et mon ferme propos de vivre autrement, tout en sachant humblement que je tomberai encore. Mais je ne me laisserai surtout pas décourager : si Dieu est amour, il est aussi patience infinie.
Jésus a institué le sacrement de pénitence après sa résurrection, au moment où il donnait son Esprit à ses disciples, enfermés par crainte des Juifs au cénacle de Jérusalem. C’étaient sans doute des pécheurs, de pauvres gens ayant besoin d’être consolés et surtout d’être confirmés dans une vocation qui dépassait trop évidemment leurs forces humaines (cf. Jn 20,22-23).
La confession, quant à sa forme, a beaucoup évolué au cours de l’histoire. Mais dans une même ligne : celle d’une prise de conscience de plus en plus vive de la miséricorde et de ses applications à l’homme de tous les temps et de tous les âges, aux individus comme aux sociétés. Partout où le péché rend esclave, Dieu offre la possibilité à l’homme de se libérer et de libérer en même temps le monde de ses structures aliénantes.
La crise très grave qui a touché le sacrement de pénitence en ces dernières années peut être bénéfique, si l’on ne refuse pas de réfléchir. Prions avec ferveur afin d’obtenir de Dieu la réussite du Synode de 1983. Qu’il inaugure une ère nouvelle en vue d’une libération intégrale de l’homme. Mais ne prions pas seulement, retrouvons chacun d’abord, si nous l’avons perdu, le chemin de la confession. C’est indispensable si nous voulons collaborer sincèrement à la réflexion de l’Église.
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