Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La femme et la Parole de Dieu

Marie-Pascale Crèvecœur, o.p.

N°1983-1 Janvier 1983

| P. 7-19 |

Comment l’homme et la femme sont-ils appelés à être « partenaires et compagnons de route », surtout s’ils sont chargés d’une mission d’évangélisation ? Dieu ne fait-il pas conjointement appel à l’homme et à la femme, en particulier à ceux et celles qui sont consacrés à l’Alliance nouvelle, pour révéler son visage, dire sa parole et donner sa vie ? Sœur Pascale amorce une réponse à ces questions dans les pages qui suivent, en analysant avec beaucoup de finesse et de profondeur la manière dont la femme est touchée en tout son être féminin par la Parole. Elle a donné cette causerie au Deuxième Congrès international des frères et sœurs de l’Ordre dominicain travaillant au Tiers Monde ; celui-ci a eu lieu à Madrid en septembre 1982 et avait pour thème : « La Parole ».

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L’esprit de l’Ordre dominicain nous invite à avoir le regard attentif à tout ce qui naît et à voir comment Dieu poursuit son œuvre de réconciliation universelle dans le monde d’aujourd’hui. Parmi tout ce qui cherche à se faire jour et à grandir dans notre monde, il y a incontestablement une quête de relations nouvelles entre les hommes et les femmes, dans une vraie complémentarité, au service d’un avenir plus humain pour tous.

Cette recherche retient l’attention de toutes les Églises. Ainsi, en juillet 1981, après une vaste consultation organisée par le Conseil Œcuménique, le Colloque International de Sheffield avait comme thème l’unité des hommes et des femmes dans la communauté ecclésiale [1]. En septembre, l’épiscopat catholique allemand publiait une déclaration intitulée : « La place de la femme dans l’Église et dans la société [2] ». Ils invitent à retrouver le dessein initial de Dieu et à inventer pour aujourd’hui comment l’homme et la femme sont appelés à être « partenaires et compagnons de route ».

Pour être vraiment compagnons de route – surtout si on est chargé de mission – il ne suffit pas de marcher sur la même route, par exemple d’être au service de la Parole de Dieu dans la même vocation dominicaine. Il est bon d’accorder un peu ses pas, de marcher suffisamment proches pour percevoir comment l’autre vit en profondeur et au besoin s’arrêter pour l’écouter. Une telle halte nous est offerte aujourd’hui où il m’est demandé d’évoquer ce que peut être une vie de femme consacrée à la Parole de Dieu. Que cela nous invite à d’autres haltes plus personnelles auprès des compagnons et des compagnes de route qui nous sont concrètement donnés.

Quelqu’un lui parle au cœur

Si une femme se consacre à la Parole de Dieu, je crois que c’est d’abord parce que la Parole de Dieu, c’est quelqu’un qui l’attire. « Je vais la séduire, dit le Seigneur, la conduire au désert et là, lui parler au cœur. » La femme n’a aucune peine à se reconnaître dans l’épouse du prophète Osée, appelée à de nouvelles fiançailles ou dans la Bien-Aimée du Cantique fascinée par la voix du Bien-Aimé. Bien des textes prophétiques présentent le Peuple de Dieu, partenaire de l’Alliance dont le Seigneur a l’initiative, sous les traits de l’épouse en qui l’époux désire trouver sa joie. Sachant bien que ces paroles sont adressées à Israël et à l’Église et ainsi à toute l’humanité, il lui est donné de savoir aussi que ces paroles lui sont personnellement adressées ; afin qu’à partir même de l’expérience qu’elle va en faire dans sa vie, elle puisse les partager avec tous. « On ne t’appellera plus ’délaissée’, tu seras appelée ’ma préférence’. »

Si elle est plus familiarisée avec l’Évangile, ce sont des paroles de Jésus qui vont la saisir au cœur. Paroles capables d’habiter la solitude d’un cœur de femme : il faut qu’elles soient fortes ! Qu’elles parlent d’amour et de vie, de beauté et d’éternité. « Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra ». A de telles paroles, comme Marthe, elle tendra l’oreille, répondant à l’invitation du psalmiste : « Écoute, ma fille, regarde et tends l’oreille, le roi désire ta beauté. » Le roi désire la beauté de ta foi.

Celui qui ainsi lui parle au cœur lui dit des paroles tellement belles et importantes, tellement vitales, que d’instinct elle sait ne pas pouvoir les garder pour elle. Déjà elle voit les besoins du monde. Mais il y a plus, le Seigneur lui-même lui parle des foules dont il a pitié parce qu’elles sont comme des brebis sans pasteur, parce qu’elles n’ont pas encore entendu ou reconnu la voix du Bien-Aimé. Il lui fait partager sa passion pour le monde. Il la lui fait épouser. Alors, telle une colombe, elle est prête à s’en aller porter, n’importe où dans le monde, quelque chose de cette Parole de vérité, qui peut réveiller la joie au fond des cœurs accablés, guérir ceux qui sont blessés par la vie, donner force et courage aux épuisés, rassembler les enfants de Dieu dispersés.

Cette séduction première est liée d’emblée à une adhésion de foi totale et à une mission auprès de ceux-là qui se meurent faute d’entendre la Parole de vie : elle ne va pas sans trouble. « Comment cela se fera-t-il ? » Et la grâce vient de se livrer au maître de l’impossible. « Qu’il me soit fait selon ta parole ! » Par ce consentement, la femme devient servante du Verbe, elle lui offre tout son être, afin que, quelque part, la Parole se fasse chair dans la chair du monde. Et d’abord, dans sa propre vie...

Parler de Dieu et lui parler

Il est une femme dans l’Évangile qui exprime très bien le passage de l’intériorité à la mission : c’est la Samaritaine. Elle n’y était pas spécialement préparée mais la parole de Jésus l’a saisie au vif de sa vie et, comme aurait dit Isaïe, en elle, la parole n’est pas remontée sans avoir accompli son œuvre. La voilà toute transformée cette femme et, laissant là sa cruche, confiante en la source que Jésus a fait jaillir en son cœur, elle court à la ville et invite ses compatriotes à venir écouter Jésus. Son témoignage est extrêmement personnel. « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-ce pas le Christ ? »

Dans la vie des femmes consacrées à la Parole de Dieu, il y a une continuelle alternance entre la parole reçue dans le cœur et la parole dite aux autres. A peine a-t-on tenté de rendre compte publiquement de ce que la Parole est capable de faire dans une vie – c’est souvent ce témoignage qui nous est demandé – à peine a-t-on tenté de parler de Dieu qu’on sait que jamais on ne sera au fait. Ni par rapport à la vie jaillissante qui est en nous et qu’on a tant de mal à laisser sortir, ni par rapport à la soif de ceux qui nous interrogent et qui n’attendent rien de moins que Dieu.

Nous savons bien que, pour donner Dieu à ceux qui en ont soif, on donne tout. Alors on revient sans cesse au secret de soi-même pour laisser la Parole nous creuser encore, nous purifier, nous rendre de plus en plus transparentes. Et puis, sans cesse aussi, parce que les enfants de l’école sont là, ou les jeunes en retraite, les catéchumènes ou les chrétiens des communautés de base, peu importe lesquels, mais parce qu’ils sont là, ceux auxquels on a été envoyé et auxquels implicitement on a promis Dieu, on recommence à parler de lui. C’est une joie et un tourment, une passion.

À chaque nouveau retour à la contemplation, ce n’est jamais comme avant, car on emporte dans la mémoire du cœur les réactions positives et négatives de ceux à qui on a parlé. Ou bien ce sont les malades qui attendent, les familles qu’on va aider, les gens du quartier, les compagnes d’usine qui réclament affection et engagement, et nos gestes, nos attitudes et nos paroles essaient de dire quelque chose de la vérité de Dieu. Là encore, de retour à la maison, que de visages, de questions, de blasphèmes et de confidences nous restent au cœur !

Peu à peu, notre cœur, notre prière deviennent un lieu de rencontre entre Dieu et tous ces gens. Toutes petites, nous demandons à Dieu : « Que veux-tu que je leur dise de toi ? » C’est comme si Dieu répondait : « Écoute-les davantage. Va plus près d’eux jusqu’à écouter battre leur cœur et tu sauras. Tout ce qu’ils disent de profondément humain, je le prends en compte. Ma Parole, c’est là aussi qu’elle se dit. Toi, dis-leur seulement, avec tes mots à toi, simples, proches, amicaux comme les miens, que je suis là parmi eux. » Écouter battre leur cœur... c’est encore un appel à vivre l’intériorité au cœur même de la mission. Au fur et à mesure, le silence grandit dans le cœur qui écoute.

Et puis, il y a tous ceux qui apparemment n’attendent rien et au milieu desquels il est demandé à certaines de vivre. On dirait qu’ils sont imperméables à toute parole un peu profonde. Un sol aussi sec, n’est-ce pas le signe d’une soif plus grande encore ? Contempler cela aussi... Croire en la puissance de la Parole de Dieu... L’attendre avec eux et pour eux...Comment séparer contemplation et intercession ? Marie, qui avait le regard contemplatif le plus pur sur Dieu et sur les hommes, dit : « Ils n’ont plus de vin. »

« Le Seigneur est tendresse et miséricorde »

Intercession... Appel à la miséricorde. La femme consacrée à la Parole de Dieu fait elle-même l’expérience de son besoin de miséricorde. L’image de Dieu en elle est ternie, affadie. Elle sent bien que le péché l’empêche d’être la femme droite et souple, cordiale et prompte à servir, la femme forte et douce qu’elle devrait être. Elle le sent d’autant plus que la mission semble exiger que tout son être parle de la tendresse de Dieu.

Pour une femme vouée à l’alliance avec Dieu et familière de la Bible, chaque infidélité a un goût de prostitution et d’adultère. La Parole qui dénonce violemment son péché lui donne de recevoir de plein fouet la lumière qui la met à découvert devant le Seigneur. Elle lui apprend en même temps la surabondance du pardon. La pécheresse chez Simon, à travers ses gestes d’amour si ambigus soient-ils, trouve grâce auprès de Jésus. Prophète par excellence, il connaît le cœur de celle qui le touche. La femme adultère peut rester debout, seule face à Jésus seul. « Moi non plus, je ne te condamne pas. » Le pardon divin émerveille la femme en ce qu’il est force de transformation, source de beauté, élan qui permet d’aller plus loin. Peu à peu il comble son désir d’être « pleine de grâce ». Si tout son être en effet est appelé à parler de la tendresse de Dieu, c’est à travers une longue histoire où elle apprend à le faire en toute humilité.

Car la miséricorde est le don le plus gratuit, l’être même de Dieu tel qu’il se révèle proche de tous les hommes en détresse. On voit dans l’Évangile quelques femmes l’implorer de Jésus avec tout l’élan de leur personne : prière résolue et obstinée, audace qui fend la foule, silence des larmes, reproches amicaux, réplique judicieuse... Qu’il se montre fidèle à lui-même, responsable de son amour [3] ! Jésus ne peut y résister. Il est touché au plus intime de sa personne.

Avec la même assurance, Catherine de Sienne suppliait que miséricorde soit faite au monde. Dieu n’attend que cela : que le monde soit offert à sa tendresse. C’est l’intercession. La Parole de Dieu nous y éduque. Comme les filles de Jérusalem, nous risquerions de pleurer de manière trop sensible et inadéquate. Jésus nous invite, comme elles, à pleurer sur le monde pécheur, en communiant à sa propre lamentation devant le refus des hommes. La Parole nous mène à la Croix, dans la contemplation de l’amour qui s’offre pour la multitude en rémission des péchés. Et de là, à l’éblouissante rencontre dans le jardin à l’aube de Pâques. « Marie ! Je t’ai appelée par ton nom, tu es à moi, tu comptes beaucoup à mes yeux, Tu as du prix et je t’aime. Ne crains pas, je t’ai rachetée. » Toute intercession trouve ici sa réponse et s’ouvre sur la mission. Car ce message merveilleux, il est pour tous, jusqu’à ce que tout lui soit enfin réconcilié [4].

À cette œuvre de réconciliation universelle, la femme est appelée à participer de toutes ses forces, de toute son âme et de tout son esprit. Humblement, qu’elle soit porteuse de la miséricorde de Dieu dans son aspect le plus maternel, ce lien vital qui unit Dieu aux hommes, plus qu’une mère à son enfant ! Ainsi, dans la parabole de la drachme perdue, la femme est invitée à rechercher ce qui est perdu dans la maison, dans l’Église, dans le quotidien des vies, devenant ainsi signe de la tendresse de Dieu, dont la volonté est qu’aucun de ces petits ne se perde. Et qu’elle n’oublie pas non plus de faire la fête dès qu’une parcelle de vie est sauvée ! Tout au long de l’histoire de l’Église, les femmes ont inventé mille et une manières d’exercer ce ministère de compassion. Consacrées à la Parole de Dieu, elles cherchent à vivre tous ces services de charité comme une authentique révélation du désir de Dieu de se réconcilier le monde.

Dans cette ligne, je cite deux paragraphes de nos Constitutions [5] : « Les signes du Royaume que nous donnons, guérir les cœurs blessés, soigner les malades, libérer ceux qui sont captifs de l’erreur et de l’ignorance, de la peur, des haines et des vengeances, défendre les opprimés, prendre attention aux pauvres et aux petits, sont autant de manifestations de la tendresse de Dieu » et à titre d’exemple : « Certaines tâches nous mettent en relation étroite avec les personnes à des moments importants de leur vie : la naissance d’un enfant, la souffrance et la maladie, la mort et les deuils. Nous serons témoins de la présence attentive de Dieu qui s’intéresse à tout ce qui touche les hommes. Nous chercherons à exprimer avec justesse, dans nos attitudes et nos paroles, ce que Dieu lui-même aimerait leur communiquer à ce moment-là. Ce peut être pour eux l’incroyable découverte d’un Dieu proche et ami des hommes. » Pour accomplir cette mission, ne faut-il pas suivre de très près le Maître et se mettre à son école comme des disciples ?

À la suite du Christ, au service de sa Parole

En arrivant en Macédoine, Paul et son compagnon adressent d’abord la parole à des femmes qui s’étaient réunies. « L’une d’elles, raconte Luc, nous écoutait... Elle s’appelait Lydie. Le Seigneur lui ouvrit le cœur de sorte qu’elle s’attacha aux paroles de Paul. Puis, ayant été baptisée, elle nous fit cette prière :’Si vous me tenez pour une fidèle du Seigneur, venez demeurer dans ma maison’ et elle nous y contraignit. » Je retrouve dans ce petit récit deux notes qui me paraissent caractéristiques de la manière féminine d’être disciple : l’attachement et le service, sous forme d’accueil, ici offert avec une douceur irrésistible.

C’est l’attachement à la personne au travers des paroles qu’elle prononce qui fonde la « sequela Christi » des femmes. Il n’y a pas eu pour elles d’appel explicite comme pour les douze, mais les femmes qui suivaient Jésus selon l’Évangile sont des femmes dans la vie desquelles Jésus est intervenu. Ce sont des sauvées, des guéries. Pendant qu’il fait route, annonçant la Bonne Nouvelle, elles le suivent, un peu comme des signes vivants de la puissance de guérison et de salut qui est en lui, offerte à tous. Contrairement aux usages juifs, Jésus accepte d’être ainsi accompagné de disciples féminins.

Le service des femmes disciples de Jésus était notamment de libérer l’annonce de la Parole en fournissant le nécessaire à la vie de la petite troupe. Jésus n’a manqué de rien. L’hospitalité, l’accueil dans la maison pour offrir aux envoyés le repas et le repos, le lieu où l’on peut approfondir le sens de la Parole en posant des questions que l’on ne pose pas sur le chemin, c’est un service de la Parole qui depuis les premières communautés chrétiennes est resté vivant dans l’Église. « La maison, c’est la femme », disait le Talmud. France Quéré, théologienne protestante, commente aujourd’hui : « L’assimilation exprime une catégorie de l’être, celle du retour à soi, de l’intériorité... Dans le calme de la maison, l’homme vient ‘retrouver ses esprits’... Par la bonté de l’entourage, la maison accueille quand le monde repousse. Silence et discrétion sont de rigueur. »

Jésus lui-même, qui venait de conseiller aux apôtres d’entrer dans les maisons qui leur offriraient l’hospitalité, entre chez Marthe et Marie. Il admet manifestement Marie au rang des disciples assis pour écouter sa parole et la confirme dans son choix. La maison n’est pas faite pour l’agitation mais pour l’accueil contemplatif de l’autre dans sa parole. C’est là une diaconie vraiment nécessaire, la seule à fonder le ministère prophétique. D’ailleurs, écouter sa Parole et la mettre en pratique, n’est-ce pas ce qui réalise la vraie parenté avec Jésus ? Et l’on devient sa mère, sa sœur, son frère...

On retrouve dans nos communautés consacrées à la Parole de Dieu ces traits essentiels : l’attachement personnel et primordial à Jésus Sauveur, le partage de sa Parole, le témoignage rendu à sa miséricorde qui nous garde ensemble dans cette nouvelle parenté créée par lui, l’accueil dans nos maisons où nous aimons recevoir et avec discrétion permettre à chacun de reprendre souffle et de trouver la chaleur et la proximité dont il a besoin pour repartir.

Donner corps à la Parole de Dieu

Son service de la Parole de Dieu, la femme l’accomplit avec un cœur de mère. Comme une terre bien labourée, elle accueille l’invisible semence de vie, cette parole qui la féconde, à laquelle elle est appelée à donner le meilleur d’elle-même, jusqu’à pouvoir l’offrir en nourriture à ceux qui l’attendent.

Elle a le sens de la croissance, le respect du temps, une estime immense pour cette parole qu’il ne faut pas gaspiller mais mettre à profit. La Vierge Marie a tellement accueilli et conservé la parole qu’un jour elle peut dire tranquillement : « Faites tout ce qu’il vous dira. » Il y a un rôle féminin par rapport à la Parole qui est de disposer les cœurs à l’écoute, de créer l’ambiance favorable au recueillement ou la confiance détendue pour recevoir une parole qui pourtant sera souvent abrupte et bouleversante. La femme sait voir le mystérieux travail de la parole dans la vie des autres, révéler avec justesse et précision à chacun le don qu’il a reçu, l’ouverture qu’il a laissée, et même s’il n’arrive pas encore à l’exprimer, ne pas l’abandonner mais l’aider à croire que quelque chose déjà s’est passé.

Dans les groupes où se joue le combat de la Parole, engagé et mené par un frère, avec la vigueur et le courage qu’on attend de l’homme, une présence féminine paisible apporte comme la note d’espérance qui annonce l’au-delà du combat tout en soutenant chacune de ses phases. Il est donné à la femme de porter en soi-même à la fois celui qui parle et ceux qui écoutent. C’est pourquoi, dans le combat spirituel, elle peut connaître les douleurs d’un enfantement. Le glaive de la Parole qui dévoile les intentions des cœurs la transperce elle-même, elle voit que la Parole tant aimée va être refusée ou acceptée. Si elle est acceptée, quelle délivrance et quelle joie : celle qu’un homme nouveau soit venu au jour.

Il est aussi normal que la femme sache mettre la Parole à la portée des petits, que ce soient les enfants ou des pauvres. « Tu nous décortiques la Parole de Dieu comme une poule décortique les grains pour ses poussins, disaient des catéchumènes à une sœur, avec toi, on comprend. Tu nous la prépares pour que nous puissions y goûter directement. » La femme est en effet très attentive à ce que les gens comprennent, à leur réceptivité. Elle sera capable de répéter doucement la Parole une fois entendue jusqu’à ce qu’elle soit assimilée. Et quelle ne sera pas son admiration quand elle entendra les petits en question la répéter à leur tour mais à leur manière, prouvant par là qu’ils ont compris.

Et comme la parole qu’elle propose est une parole de communion, pour lui donner corps, elle aimera aussi rassembler des personnes, susciter des lieux de rencontre, former des équipes, faire passer un esprit de famille dans les différents services professionnels et ecclésiaux. Elle se plaira à créer un climat de fête ; par exemple, dans la préparation directe aux sacrements, elle disposera aussi bien le cadre que les cœurs pour que tout se passe dans la joie et que le souvenir émerveillé en demeure. « Une mission sans sœurs est comme une maison sans maman », disaient des Africains.

C’est sans doute par toute cette qualité de présence maternelle que la femme consacrée à la Parole de Dieu joue ce rôle de « donneuse de corps » dont parle si bien Geneviève Esmenjaud dans La Vie Spirituelle [6], jusques et y compris dans le détachement, « la séparation inlassablement répétée pour n’avoir plus aucun droit sur la vie donnée à l’autre. » La vigne offre ses plus beaux fruits, elle accepte qu’un autre les cueille et s’en réjouisse.

Témoins d’une présence qui fait vivre

Quand Jésus institua les Douze, il le fit pour qu’ils soient avec lui et qu’ils aillent prêcher. En contemplant la passion et la résurrection du Seigneur, on est frappé par le mystère d’une présence. Les femmes en sont porteuses. On nous dit que, venues de Galilée avec lui, elles étaient montées avec lui à Jérusalem, qu’elles étaient là près de sa croix, puis au lieu de sa sépulture et premiers témoins de la Résurrection.

Les récits de la Passion-Résurrection sont comme inclus dans le symbole du parfum. Pour les Juifs, le parfum évoque la présence dans l’absence. Il est lié au souvenir. Comment ne pas voir dans Fonction de Béthanie non seulement un geste de suprême honneur, un geste d’amour, un geste prophétique de l’ensevelissement, mais aussi un signe discret d’espérance en une présence que la mort même ne peut interrompre. « Le parfum se répandit dans toute la maison », note saint Jean. Jésus demande que ce geste soit annoncé dans le monde entier en même temps que la bonne nouvelle, en mémoire d’elle. Peu de temps après, il demande à ses apôtres de faire l’Eucharistie, en mémoire de lui. Deux manières inséparables de continuer à vivre avec lui.

Au matin du premier jour de la semaine, à la pointe de l’aurore, les femmes s’en vont au tombeau avec les parfums qu’elles ont préparés. Comment, dans saint Luc, se fait l’appel divin à la foi ? Par un rappel de la parole entendue... « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est pas ici, il est en Galilée. » Invitation à faire resurgir des paroles gardées dans le cœur, la triple prédiction de la Passion ; elles étaient donc bien dans le groupe des disciples à qui Jésus confiait son avenir. Et elles se rappelèrent ces paroles. L’adhésion de foi étant sous-entendue, elles allèrent rapporter tout cela aux onze apôtres et à tous les autres. En un temps où le témoignage public des femmes n’était pas reconnu, les voilà instituées témoins de la lumière de Pâques. En elles, se trouve « accompli » le beau rôle que la tradition juive leur avait accordé : allumer la lampe du sabbat, porter la lumière au monde en apportant la présence de Dieu dans la maison – et maintenant dans l’Église [7]. « Chez Luc, comme dans la tradition synoptique, les femmes assurent la continuité du témoignage : proches du mystère de la vie et de la mort, comme des réalités matérielles de l’existence, elles semblent plus promptes à pressentir et à pénétrer la venue du Fils de l’Homme. Par la mémoire de ses paroles, elles permettent à Jésus ressuscité d’être présent à ses disciples, dans un mystère de mise au monde qui s’enracine dans l’enfantement par Marie de la parole de grâce [8]. »

Je crois que la « prédication » des femmes est toujours liée à ce mystère de la présence. L’existence même d’une femme consacrée à la Parole de Dieu ne s’explique que s’il est vivant, ressuscité. De cette présence au Ressuscité rayonnent une joie, une allégresse, une sorte de grâce lumineuse qui renvoient à la vraie lumière. « Ce dont le cœur est plein, se répand sur la langue », dit un proverbe du Burundi. Cette soif de parler de celui qui est vivant, qui est leur joie et leur amour, les femmes la connaissent. Enfouies souvent dans des milieux incroyants ou indifférents, elles attendent comme on attend le petit jour qu’une question se pose sur leur existence pour enfin pouvoir y répondre en témoignant du Ressuscité.

Et ce goût de faire vivre, de faire revivre tant d’enfants handicapés ou abandonnés, tant de personnes découragées ou fatiguées, cette énergie pour aller au fond de la misère, qu’elle soit du Quart Monde ou du Tiers Monde, et y faire œuvre de libération, de vie nouvelle, n’est-ce pas toujours dans cette intense communion au mystère pascal qu’il faut en chercher l’origine ? N’est-ce pas là aussi qu’elles trouvent la force de rester proches des grands malades, d’accompagner les mourants, d’inventer les gestes et les paroles qui témoignent qu’à l’heure même de la mort Dieu ne peut abandonner les siens ? Accompagnés de la parole des sœurs dominicaines, les condamnés à mort d’une des prisons de Kinshasa chantent et dansent, paisibles.

Que dire au terme de cette halte ?

Il me semble qu’il ressort de tout ce que je viens d’évoquer que le charisme de consécration à la Parole engage tout l’être de la femme. Ce n’est pas seulement une tâche ni une fonction, mais réellement une vocation qui prend toute la vie. Si cette réalité est reconnue, nous nous retrouvons assurément sur la même route, voués corps et âme au même service d’Église. C’est le même service, mais, vous l’avez constaté, il s’accomplit et s’exprime de manière toute différente, et c’est normal puisque, engageant toute la personne, il rencontre nécessairement la dualité du masculin et du féminin.

En second lieu, je voudrais lancer un appel pour une réflexion ultérieure sur les fondements de la complémentarité apostolique. Quand Élisabeth Behr-Sigel, théologienne orthodoxe, écrit : « Comme le Verbe et l’Esprit sont unis pour accomplir conjointement la volonté du Père, chacun selon sa modalité et sa mission propres, de même l’homme et la femme dans l’Église sont appelés à œuvrer ensemble pour leur salut et pour le salut du monde, à s’accomplir l’un avec l’autre et par l’autre, dans la tension vers... Dieu qui est le fondement de leur unité [9] », cela rencontre en moi des questions sur la qualité de complémentarité à laquelle nous pouvons être audacieusement appelés par Dieu qui est Trinité. Je formulerais de la façon suivante la question qui me paraît fondamentale : Dieu reste-t-il fidèle à son projet initial sur l’homme et la femme créés à son image lorsque par la rédemption il instaure la création nouvelle ? Ne fait-il pas appel conjointement à l’homme et à la femme, en particulier à ceux et celles qui sont consacrés à l’Alliance Nouvelle, pour révéler son visage, dire sa parole et donner sa vie, afin que ce don soit manifesté en plénitude ? Ces questions sont posées à partir de l’expérience de vie de frères et de sœurs déjà engagés dans ce sens, spécialement dans la mission au Tiers Monde.

La mission au Tiers Monde nous rend en réalité très proches sur la route. Étant davantage démunis, nous sommes beaucoup plus dépendants les uns des autres et nous avons souvent l’occasion d’expérimenter combien nous nous complétons dans l’échange quasi quotidien des services. On n’en reste pas là bien sûr. Plus les tâches sont hardies, plus elles touchent au profond d’une culture humaine, plus elles engagent l’avenir des populations, moins il est permis d’être seuls, plus on sent la nécessité de se mettre ensemble pour mieux cerner les réalités et s’accorder sur les options à prendre. En même temps – et cela fait partie de l’évangélisation – nous voulons proposer un nouveau type de relations entre hommes et femmes, dans la lumière du Christ en qui déjà tout est réconcilié, en qui déjà nous sommes fils et filles de la résurrection.

rue des Anges 5
B-5004 BOUGE-NAMUR, Belgique

[1Cf. Marthe Westphal, « Femmes et hommes dans l’Église : un ton nouveau », Informations Catholiques Internationales, n° 566 (15 septembre 1981), 35-37.

[2« La place de la femme dans l’Église et la société. Déclaration de l’épiscopat allemand », La Documentation catholique, 1981, 1071-1080.

[3Cf. l’encyclique de Jean-Paul II sur la miséricorde divine, notamment la note 52 sur les nuances masculine et féminine attribuées respectivement aux termes hesed et rahamim (La Documentation catholique, 1980, 1086-1087).

[4Cf. M.-É. Boismard et A. Lamouille, Synopse des quatre Évangiles. III. L’Évangile de Jean, Paris, Cerf 1977, à propos du personnage de Marie, disciple par excellence, porteuse d’un message de salut, appelée par son nom, p. 53 b et 464 a et b.

[5Celles des Dominicaines Missionnaires de Namur.

[6Cf. G. Esmenjaud, « Le Royaume divisé », La Vie spirituelle, 1979, 935-947, spécialement 942 (dans le numéro 635 : « La bonne nouvelle au féminin »).

[7Cf. Asher Finkel, « Les femmes : leur rôle dans l’Évangile et la Tradition », Bulletin de l’UISG, n° 54 (1980), 18 (numéro sur : « Porteuses de la bonne nouvelle »).

[8Ph. Bossuyt et J. Radermakers, Jésus, parole de la grâce selon saint Luc, tome II, Lecture continue, Bruxelles, Institut d’Études Théologiques Éditions, 1981, 513.

[9É. Behr-Sigel, « La femme dans l’Église orthodoxe : vision céleste et histoire », ch. IV : « Jalons pour une théo-anthropologie du masculin et du féminin », Unité chrétienne (Lyon), n° 53/54 (« La femme dans l’Église »), février-mai 1979, 18.

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