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Des Constitutions religieuses, un enjeu pour l’Église

Dominique Bertrand, s.j.

N°1983-1 Janvier 1983

| P. 25-30 |

Les réflexions qui suivent sont parues dans le bulletin de liaison annuel des Auxiliaires du clergé (Auxiliaires du sacerdoce, 1982), à l’occasion de l’achèvement de leur travail constitutionnel et de la remise à chaque sœur du livre des nouvelles constitutions. Ce qui est dit ici déborde le cas précis de cette congrégation, puisqu’il s’agit de situer son travail dans la grande réforme à laquelle l’Église a convié les religieux et les religieuses selon les lignes directrices de Vatican II.

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Une renaissance de l’Église, c’est une réforme

Peut-être considérons-nous avec des yeux par trop myopes tout ce que la vie dans l’Église offre aujourd’hui comme tensions, conflits. Nous nous affolons, comme si tout allait craquer, alors que les craquements sont le signe que tout renaît. Une renaissance de l’Église, cela s’appelle une réforme. Notre histoire de vingt siècles en a déjà connu un certain nombre : réforme carolingienne, réforme des XIIe et XIIIe siècles, réformes protestante et catholique du XVIe siècle, la dernière en date avant celle que nous vivons.

Souvent, c’est un concile qui est comme le point de cristallisation du nouvel effort. Ainsi le concile de Trente a marqué, au cœur du XVIe siècle, le point de départ d’une conversion ecclésiale dont nous avons vécu jusqu’à nos jours. Mais toujours la conversion de l’Église s’est effectuée de façon dramatique dans des luttes et des soubresauts qui ont pu laisser penser aux croyants eux-mêmes que c’en était fait du christianisme. Et toujours aussi les religieux, qui ont eu à se réformer eux-mêmes, ont été présents à ces grands mouvements.

L’Église alors, s’appuyant sur l’avancée de l’humanité, non seulement retrouve une jeunesse évangélique, mais peut inventer un nouveau langage : ce langage qui lui permettra de continuer à dire le salut du Christ aux hommes.

Un tel rappel a le mérite de nous mettre, de façon constructive, devant nos responsabilités. Il nous donne aussi de mieux comprendre l’important travail que l’Église de Vatican II a demandé aux religieux et religieuses : remettre sur le chantier leurs constitutions à la lumière de Lumen gentium et du décret plus particulièrement consacré à la rénovation de la vie religieuse, Perfectae caritatis.

Remettre sur le chantier leurs constitutions, pour les religieux et religieuses, n’imaginons pas que ce soit un pur travail intellectuel et juridique. En effet, si nous prenons l’exemple de la vie politique, nous savons bien qu’un pays ne change pas de constitution pour le plaisir. Si la République Française en est à sa cinquième constitution, c’est que, cinq fois, dans des circonstances généralement difficiles (révolutions, graves défaites, etc.), il a fallu redéfinir ce que cela voulait dire d’être citoyens ensemble de la même République.

Certes des spécialistes ont élaboré chaque fois des textes ; mais, chaque fois aussi, tout le peuple, soit par le mandat de ses députés et sénateurs, soit par référendum, a reconnu ce qu’il était, à un moment donné, dans telle ou telle constitution.

Un peuple qui organise sa vie

Cet exemple est très éclairant. Chaque congrégation forme, dans l’Église, comme une sorte de peuple, non pas séparé de l’Église, non pas autonome, mais pleinement responsable de sa propre vie en communion avec le reste du peuple de Dieu et, comme lui, pour que la communion soit solide, dans l’obéissance à la hiérarchie.

Et, comme tout peuple, pour savoir ce qu’elle est, une congrégation se définit elle-même par des textes. On appelle ces textes « Règle » s’ils sont courts et ne donnent que les grandes lignes, et « Constitutions » s’ils vont davantage dans le détail pour montrer la cohérence de ces détails avec l’esprit général de la congrégation.

Avant donc de dire ce qu’il y a à faire, quand on est franciscain, dominicain, jésuite, visitandine, bernardine ou auxiliaire du sacerdoce, les règles et les constitutions rappellent aux franciscains ce que c’est qu’être franciscain et aux auxiliaires du sacerdoce ce que c’est qu’être auxiliaire du sacerdoce [1].

Règle et constitutions disent à chaque religieux, suivant le « peuple » dont il est membre, d’abord son identité, ensuite ses droits et ensuite ses devoirs. Il y a, évidemment, à travailler intellectuellement et juridiquement de tels textes. Mais leur enjeu vital ne peut plus maintenant échapper au lecteur.

À l’origine de tous ces « peuples », petits ou grands, mais jamais très grands (les congrégations les plus nombreuses qui atteignent le chiffre de quarante mille membres, sont moins grosses qu’une paroisse de Paris), les fondateurs et fondatrices ou leurs successeurs immédiats ont tous et toutes rédigé des règles ou des constitutions, quelquefois les deux. On comprend bien pourquoi.

Après l’expérimentation, la nécessité de se définir

Après l’expérimentation du début, est venue, pour chaque congrégation, la nécessité de se définir. Ainsi, au début de l’histoire des auxiliaires, après qu’un certain nombre d’expériences tout à fait vitales pour la congrégation eurent été traversées, la fondatrice, Marie-Madeleine de la Croix, mit au point, avec le plus grand soin, les premières constitutions de la congrégation. De même, dans les dernières années de sa vie, Ignace de Loyola a entrepris de mettre au clair tout ce que la jeune Compagnie de Jésus avait accumulé comme conscience de soi en se développant, en partant dans toutes sortes de missions, en se lançant dans l’aventure des collèges. Au début donc, après les nécessaires épreuves : un texte pour que chacun connaisse son identité, ses droits, ses devoirs.

Mais pourquoi avoir redemandé, à la suite du concile, à tous les religieux et religieuses de remettre sur le chantier leurs constitutions ? Reprenons l’exemple de la vie politique : un même peuple peut avoir, et plusieurs fois, à réécrire sa constitution. Les crises ou les mutations l’y obligent, soit qu’elles viennent de l’extérieur (l’Etat Français, régime de Vichy, succédant à la Troisième République sous les coups du Reich hitlérien), soit qu’elle vienne plutôt de l’intérieur (la Cinquième République faisant suite à la Quatrième).

Eh bien ! autour du concile Vatican II, l’Église est entrée dans la grande crise de sa réforme, de sa rénovation, de son « aggiornamento », pour reprendre le mot par lequel le pape Jean XXIII a voulu caractériser l’effort auquel il lui semblait que l’Esprit appelait aujourd’hui tous les chrétiens. Aggiornamento, cela veut dire « mise à jour ». Depuis des années on se rendait bien compte que le mal de l’Église n’était pas de manquer de fidélité, mais plutôt, au nom de cette fidélité même, de manquer d’audace pour répondre aux requêtes de notre monde, de notre actualité.

Aggiornamento pour retrouver l’audace de l’Évangile

Se mettre à jour, pour l’Église, cela devait donc consister à tourner sa fidélité, non vers une autosuffisance et une auto-complaisance, mais vers la rencontre apostolique et missionnaire des hommes et des femmes de notre temps. Crise, donc, moins de fidélité que d’audace.

La vie religieuse, à la fois dans son ensemble et en chacun des « peuples » responsables qui la portent au sein du peuple de Dieu, participe à cette crise. Elle aussi fut tentée de s’endormir dans les belles années des nombreuses vocations qui ont suivi la guerre. Jeune congrégation, les auxiliaires étaient peut-être moins susceptibles que d’autres de succomber à cet amortissement, ayant elles-mêmes participé aux questionnements qui ont conduit au concile. Mais finalement, personne n’a intérêt ici à se trouver à côté de la secousse que l’Esprit a imprimée au peuple de Dieu et aux divers « peuples » de religieux et de religieuses qui y militent.

« Monte au large », dit Jésus à Pierre. Parce que cette injonction vient de très profond et de très puissant et de très pressant, chacun en est remué. Il n’y a pas à s’étonner de ce bouleversement profond. Comment serons-nous fidèles à ce que nous sommes, tout en allant véritablement vers les autres ? Le difficile problème qui est posé à toute l’Église, les religieux et religieuses le ressentent avec une acuité sinon plus grande, au moins plus proche de ce qui est leur raison, toute leur raison de vivre.

Ainsi, par exemple, ce problème qui touche toute l’Église : la manière de vivre le sacerdoce dans un monde désacralisé.Comment les auxiliaires n’en seraient-elles pas intimement remuées, chacune pour elle-même et toutes ensemble ?

Ainsi chaque congrégation a eu à résoudre, pour sa part, cette immense « remise à jour » qui est la tâche encore brûlante de l’Église et, si l’on en croit le pape Jean-Paul II, jusqu’à la fin du siècle et après. On peut dire qu’en cette année 1982, la plupart des congrégations religieuses ont quasi terminé le travail auquel l’Église, par le concile et par les papes, les a conviées.

Premier temps : s’ouvrir aux choses nouvelles

Dans un premier temps, les religieux et les religieuses se sont ouverts à de nouvelles manières de vivre le fond de la vie évangélique. Donnons quelques exemples, en rappelant dans quel esprit cela a été vécu, ce qu’on oublie trop. Pour être moins séparé visiblement des autres hommes et femmes, on s’est habillé comme tout le monde ; on a diversifié ses apostolats, certains et certaines allant jusqu’à partager la condition des travailleurs et travailleuses de notre temps ; on a cherché à se loger plus modestement, dans les HLM et même les cités du quart monde, etc. Pour mieux comprendre le monde où l’évangile est encore aujourd’hui à annoncer, on a ouvert ses oreilles et son esprit aux grands courants qui donnent sa physionomie au monde moderne : incroyance, données de la psychologie et de la sociologie, etc. Cela a été comme un grand vent de questionnements, de tentatives, d’approches.

Deuxième temps : trier les résultats

Le deuxième temps a consisté à trier les résultats, comme le dit la parabole de l’évangile, on s’est mis au bord de la mer pour recueillir les bons poissons et rejeter les mauvais (Mt 13, 48). On s’est beaucoup intéressé à l’esprit de chacune des congrégations, ce qu’on appelle leur charisme ; on a jaugé à cette mesure tout ce qui avait été vécu depuis le concile. De ce discernement sont sortis les très nombreux textes de constitutions qui sont maintenant entre les mains des autorités compétentes. Pour leur part, les auxiliaires ont pu, après un effort qui a mobilisé toute la congrégation, remettre leur texte à l’évêque d’Autun, au début de cette année 1982.

On pourrait se dire, avec un peu d’amertume : « eh bien ! voilà beaucoup de bruit pour en arriver là : un petit livret de moins de cent pages et qui ne rendra pas la vie religieuse plus facile ! »

Qu’on permette au modeste chroniqueur que je suis de ne pas partager cette vue chagrine. D’une part, il n’est pas bien conforme à l’évangile de mépriser ce qui est petit ; c’est la foi avec laquelle ce travail a été fait qui lui donne toute sa valeur, pas immédiatement visible au regard pressé.

D’autre part, les religieux et religieuses ont accompli, en remettant à jour leurs constitutions, non seulement le travail que l’Église leur a demandé, mais un travail en un sens exemplaire pour toute l’Église. Ils ont commencé à prouver qu’il est possible de joindre une plus grande proximité à tout ce que vit l’humanité et une plus grande fidélité à toutes les valeurs de la vie spirituelle : prière, confiance, abandon, amour croissant du Christ et, en lui, du Père, discernement dans l’Esprit.

Ils se sont redéfini à eux-mêmes leur lieu de ressourcement et leur mission. Ils ont vécu cette expérience comme une grande aventure à laquelle les a conviés l’Esprit.

Beaucoup d’autres, dans l’Église d’aujourd’hui, ont commencé leur réforme. Nous ne sommes qu’au tout début de cet immense effort. Il est heureux et encourageant pour tous que, profitant au cœur de l’Église de leur état de vie propre, les religieux et religieuses aient non seulement commencé, mais achevé. Reste pour eux à être fidèles à leur réforme. Ils y parviendront d’autant mieux qu’ils verront avec davantage d’action de grâces qu’ils ont été, en ce domaine, moins des privilégiés de l’Esprit que des éclaireurs.

12 rue d’Assas
F-75006 PARIS, France

[1Les Petites Auxiliaires du Clergé ont été fondées en 1926 dans le diocèse d’Autun. La fondatrice, Marie Galliod, qui prit en religion le nom de Marie-Madeleine de la Croix, mûrissait depuis une quinzaine d’années le projet d’une association tirant sa spiritualité du sacerdoce du Christ. À travers les péripéties propres à toute fondation, le projet est devenu une congrégation religieuse animée par deux buts qui n’en constituent fondamentalement qu’un : la contemplation du mystère du sacerdoce du Christ, une orientation apostolique en lien étroit avec ce mystère. La congrégation, qui s’est rapidement répandue en France à partir de Paray-le-Monial, est désormais implantée aussi au Tchad et au Brésil.

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