Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Jean-Paul II et la vie consacrée

Rencontrer une épiphanie du mystère de Dieu

Émile Demonty, s.j.

N°1982-5 Septembre 1982

| P. 259-270 |

Quelques semaines avant sa mort inattendue, Émile Demonty avait fait partie d’un groupe qui animait une session sur la vie religieuse apostolique à la lumière de Vatican II. Il avait suggéré lui-même de présenter au début de ces journées les lignes de force de la pensée de Jean-Paul II sur la vie religieuse et rédigé dans ce but le texte que nous publions. Alors que pour lui le voile s’est levé, ces pages ne sont-elles pas l’ultime message qu’il laisse à tous ses amis, celles et ceux qui l’ont connu et qu’il a accompagnés en cette quête du mystère et du visage de Dieu ?

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Au lendemain de son élection pontificale, Jean-Paul II eut le souci de « rencontrer », après le clergé du diocèse de Rome, les religieuses apostoliques et contemplatives qui, avec les prêtres, constituent « d’une certaine manière, les principales réserves spirituelles (...) du premier de tous les diocèses de l’Église [1] ». Ce même souci de rencontre, le Pape l’a concrétisé de multiples manières, en particulier à l’occasion de réunions de Supérieurs Majeurs, de Chapitres, ou lors des célébrations centenaires de François d’Assise, Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne, etc. Par ailleurs, les grands voyages pastoraux ont permis à Jean-Paul II de rencontrer la vie religieuse des pays visités. A chaque fois, le Pape a manifesté une connaissance précise des Églises particulières, en sorte qu’il ne s’est pas adressé de la même manière aux religieuses de Washington ou à celles de Kinshasa, aux contemplatives de France ou aux religieux de Sâo Paulo. Mais chaque discours réarticule une même vision selon des accents propres.

Le ton général de ces adresses n’est pas celui de l’éthique, que l’on croit coutumier à Jean-Paul II, mais il révèle une vision mystique, au sens où les Pères entendaient ce terme : le Pape situe en effet la vie religieuse dans le « mystère » objectif du Christ. Cette vision éclaire ensuite toutes les déterminations pratiques, comme nous le montrerons. Le Pape indique lui-même les sources et la visée de sa pensée. Les sources tout d’abord. « En (se) basant sur la tradition vivante et multiséculaire de l’Église, sur la récente doctrine du deuxième Concile du Vatican, et aussi sur (ses) expériences précédentes d’évêque [2] », le Pape « (veut se) référer à la vie de l’Église dans sa dynamique la plus profonde ; à la vie telle qu’elle se présente devant nous aujourd’hui, portant avec elle la richesse des traditions du passé, pour nous offrir la possibilité d’en bénéficier aujourd’hui [3] ». À Lisieux également, il entend parler « au nom de la tradition constante de l’Église [4] ». Quant à la visée fondamentale de Jean-Paul II, on peut la trouver résumée dans son premier discours aux Supérieurs Généraux : « Nous devons nous demander en toute lucidité : comment aujourd’hui doit-on aider la vocation religieuse à prendre conscience d’elle-même et à mûrir ? Comment doit-elle ‘fonctionner’ dans l’ensemble de la vie de l’Église contemporaine ? La réponse nous la trouvons : a) dans l’enseignement du deuxième Concile du Vatican ; b) dans l’exhortation Evangelii Nuntiandi ; c) dans les nombreux documents des Papes, des Synodes et des Conférences épiscopales [5] ».

Notre propos dans cet article est d’esquisser une synthèse des discours que Jean-Paul II a prononcés au sujet de la vie consacrée, depuis le 10 novembre 1978 (Aux religieuses de Rome) jusqu’au 27 février 1982 (Aux Jésuites réunis à Rome). Le Pape semble très soucieux de l’horizon (I) sur lequel se dessine cet appel de Dieu qu’est la vie religieuse (II) ; il la considère aussi comme une réponse de l’homme (III) et une mission ecclésiale propre (IV). Nous allons examiner chacun de ces éléments.

Horizon

Le cadre où s’inscrit aujourd’hui la vie religieuse est celui d’une « humanité qui erre sur les chemins séduisants et décevants du matérialisme et de l’athéisme [6] », d’une « société harassée par le matérialisme, la violence et la peur [7] », d’un « monde et (d’)une civilisation qui tendent à aliéner les personnes et à les disperser à tel point que, parfois, se trouve compromise leur unité spirituelle, condition de leur union avec Dieu [8] ». En particulier, « tout en aimant profondément notre époque, il faut bien reconnaître que la pensée moderne enferme facilement dans le subjectivisme tout ce qui concerne les religions, la foi des croyants, les sentiments religieux [9] ». Relevons aussi la mise en garde du Pape contre la tentation de penser le renouveau « selon des critères personnels ou des théories psycho-sociologiques [10] », ou de « céder au radicalisme socio-politique [11] ». Pour lui, « une pause de vraie adoration (...) est la ‘contestation’ la plus urgente que les religieux doivent opposer à une société où l’efficacité est devenue une idole sur l’autel de laquelle il n’est pas rare que l’on sacrifie la dignité humaine elle-même [12] ».

Ce monde athée, matérialiste, sécularisé, Jean-Paul II le décrit également comme un monde injuste. Ainsi, dans le discours consacré au message de saint Benoît aujourd’hui, que nous nous permettons de citer plus longuement : « Benoît de Nursie, qui, par son action prophétique, a cherché à sortir l’Europe des tristes traditions de l’esclavage, semble donc parler, après quinze siècles, aux nombreux hommes et aux multiples sociétés qu’il faut libérer des diverses formes contemporaines d’oppression de l’homme. L’esclavage pèse sur celui qui est opprimé, mais aussi sur l’oppresseur. N’avons-nous pas connu, au cours de l’histoire, des puissances, des empires, qui ont opprimé les nations et les peuples au nom de l’esclavage encore plus fort de la société des oppresseurs ? Le message ora et labora (prie et travaille) est un message de liberté. De plus, ce message bénédictin n’est-il pas aujourd’hui, à l’horizon de notre monde, un appel à se libérer de l’esclavage de la consommation, d’une façon de penser et de juger, d’établir nos programmes et de mener tout notre style de vie uniquement en fonction de l’économie ? Dans ces programmes disparaissent les valeurs humaines fondamentales. La dignité de la vie est systématiquement menacée. La famille est menacée, c’est-à-dire ce lien essentiel réciproque fondé sur la confiance des générations, qui trouve son origine dans le mystère de la vie et sa plénitude dans toute l’œuvre de l’éducation. C’est aussi tout le patrimoine spirituel des nations et des patries qui est menacé. Sommes-nous en mesure de freiner tout cela ? De reconstruire ? Sommes-nous capables de convaincre notre monde que l’abus de la liberté est une autre forme de la contrainte [13] ? » Pour Jean-Paul II, le monde présent est injuste, parce qu’il implique l’esclavage de la consommation et qu’il ne reconnaît pas plus le droit à la liberté religieuse qu’il ne promeut la dignité de la personne, du travail, de l’amour et de la vie. Voilà qui requiert une présence effective, mais originale, des religieux, présence qui soit complémentaire de celle du laïcat [14] et de celle du sacerdoce ministériel [15] ; mais nous y reviendrons.

Par ailleurs, la vie religieuse est insérée dans le champ de l’Église. À la suite de l’enseignement du Concile et de sa christologie [16], le Pape décrit la mission de l’Église comme prophétique, sacerdotale et royale. « La mission de l’Église est prophétique. Elle annonce le Christ à toutes les nations et leur transmet son message de salut [17] ». Ainsi, « l’évangélisation de soi-même et des autres aboutit au culte divin. L’Église a aussi une vocation sacerdotale à laquelle (les religieuses) (sont) intimement associées [18] ». « Enfin la mission de l’Église est royale. C’est d’abord l’évêque qui doit veiller à la croissance et à l’unité de la foi, ainsi qu’à la fraternité de l’amour dans son diocèse. C’est lui qui ordonne et stimule les activités apostoliques. Mais dans le peuple de Dieu, convié tout entier à investir ses forces et ses talents spécifiques dans les divers secteurs pastoraux de la vie des diocèses et des paroisses, les religieuses ont bien leur place [19] ». C’est en raison de cette dimension ecclésiale que Jean-Paul II ne cessera d’inviter les religieux à resserrer leurs liens avec l’Église diocésaine, conformément aux directives de Mutuae Relationes [20]. Dans l’Église prophétique, sacerdotale et royale, la vie religieuse n’est pas seulement évangélisatrice par la parole ou par la liturgie, elle est aussi apostolique, et doit l’être là surtout où l’Église est davantage touchée par les mutations socio-culturelles que décrit par exemple le discours du Pape à l’UNESCO.

Dans et pour le monde athée et injuste, dans et pour l’Église, la vie religieuse ne s’appartient donc pas. Le Pape nous invite à nous poser la question de « l’identité profonde de la vie religieuse. Ce n’est pas pour être utile à la pastorale que la vie religieuse occupe une place définie dans l’Église et revêt une valeur incontestable. C’est le contraire qui est vrai : la vie religieuse rend un service efficace à la pastorale parce que et dans la mesure où elle se maintient inébranlablement fidèle à la place qu’elle occupe dans l’Église et aux charismes qui définissent cette place [21] ». Nous voici donc tenus de réfléchir maintenant à cette élection particulière que le Pape reconnaît à la racine de la vie religieuse : l’appel de Dieu.

L’appel de Dieu

« Depuis le Concile, dit le Pape, les Congrégations religieuses ont multiplié les temps et les moyens d’approfondissement des valeurs religieuses essentielles. Elles les ont bien remises dans le sillage de la consécration première, ontologique, ineffaçable, qu’est le baptême. Et toutes les religieuses se sont comme transmis un mot de passe : Soyons d’abord des chrétiennes ! [22] ». Ou encore : « Au cours des années qui ont suivi notre baptême (...) » nous avons été acheminées vers ce jour (...) où nous avons ratifié, en pleine conscience et dans la liberté, notre consécration baptismale [23] ». Et aussitôt : « (la) consécration religieuse repose sur ce fondement commun qui est partagé par tous les chrétiens : le Corps du Christ [24] ».

L’achèvement de cette « consécration baptismale [25] » s’enracine dans un choix divin : le Christ choisit des baptisés, et ceux-ci ont « voulu (le) suivre plus étroitement, conformer (leurs) vies plus complètement à celle de Jésus-Christ dans et par une communauté religieuse déterminée [26] ». Ailleurs, Jean-Paul II précise : « Vous avez choisi de vivre, ou plutôt le Christ vous a choisies pour vivre avec lui son mystère pascal à travers le temps et l’espace [27] ». Ou bien : « Le passage de saint Jean que nous venons de lire nous a rappelé l’essence de la vie religieuse : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués, pour que vous alliez, que vous portiez du fruit (Jn 15,16) (...) La consécration religieuse est essentiellement un acte d’amour : l’amour du Christ pour vous, et, en retour, votre amour pour lui et pour tous ses frères [28] ». C’est donc que « le religieux est un homme consacré à Dieu par le Christ dans l’amour de l’Esprit [29] ».

Choix de Dieu dans le Christ, la vie religieuse est encore un charisme dont Dieu enrichit l’Église. « La vocation religieuse, comme la vocation sacerdotale, est un don admirable que le Christ a fait à son Église et que celle-ci doit donc garder et conserver avec un amour jaloux [30] ». Réciproquement, « la consécration religieuse non seulement approfondit (l’)adhésion personnelle (des religieux) au Christ, mais elle affermit également (leur) lien avec son épouse, l’Église. Elle est une manière particulière de vivre dans l’Église, une manière spéciale de parfaire la vie de foi et de service commencée avec le baptême [31] ».

Enracinée dans la consécration baptismale et donnée à l’Église, la vie religieuse est appelée à se joindre à la mission divine de salut de l’Église. Écoutons, entre autres, cette exhortation du Pape : « L’amour du Christ pour vous est encore beaucoup plus important que votre amour pour le Christ. Vous avez été appelées par lui, vous êtes devenues membres de son Corps (...) et destinées par lui à partager la mission qu’il a confiée à l’Église : sa propre mission de salut. Pour cette raison, le centre de votre vie est dans l’Eucharistie (...) Là, avec lui (...) vous trouvez une plus grande compréhension et une plus grande compassion pour le peuple de Dieu [32] ».

Jean-Paul II déploie à maintes reprises cette dimension de salut universel, surtout en présence de religieuses contemplatives. Mais il est bon de noter, à ce propos, combien le Pape a le souci de l’unité de vie et ne favorise certes pas l’opposition entre la vie contemplative et la vie active [33]. Si son attention se porte souvent à la dimension contemplative de toute vie religieuse, il renvoie fréquemment les religieux contemplatifs aux discours adressés aux religieux de vie apostolique, et inversément [34]. Pour conclure ce point, reprenons cette très belle adresse du Pape qui semble résumer ce que nous venons de dire : « Je vous rappelle, avec des sentiments d’admiration et d’amour, que le but de la vie religieuse est de louer et de glorifier la Très Sainte Trinité, et, à travers votre consécration, d’aider l’humanité à parvenir à la plénitude de vie dans le Père, dans le Fils et dans le Saint-Esprit [35] ».

La réponse de l’homme

À l’appel du Christ qui veut le consacrer à son service, le religieux répond en lui consacrant, selon le mot du Pape, « toutes ses puissances de vivre et d’aimer [36] ». Ce concept de consécration est bien central chez Jean-Paul II, il recouvre à la fois l’acte de Dieu qui appelle et l’action de l’homme qui s’offre en retour : « Ceci est l’essence de la consécration religieuse : professer dans et pour l’Église, la pauvreté, la chasteté et l’obéissance, en réponse à l’invitation particulière de Dieu, pour le glorifier et le servir avec une plus grande liberté de cœur et pour conformer plus intimement vos vies au Christ, en ayant pour exemple sa vie et celle de sa sainte Mère [37] ». Chaque message de Jean-Paul II reprend cette perspective, mais il nous paraît préférable de voir comment cette consécration « ontologique » se déploie dans la vie des religieux [38].

Par les vœux, le religieux consacre tout d’abord sa liberté, puisqu’il vit désormais selon les conseils évangéliques, dans la solitude et le sacrifice, sur lesquels le Pape revient souvent. Le temps et l’espace sont également consacrés, à travers la prière personnelle et liturgique : « Jésus doit toujours être premier dans vos vies (...) Le Christ n’a la première place dans vos vies que s’il a la première place dans vos esprits et dans vos cœurs. Pour cela, vous devez vous unir continuellement à lui dans la prière. Sans la prière, la vie religieuse n’a pas de sens. Elle perd le contact avec sa source, elle se vide de sa substance et elle ne peut plus avoir ni joie, ni espérance, ni paix (...) ‘N’oubliez pas le témoignage de l’histoire : la fidélité à la prière ou son abandon est le test de la vitalité ou de la décadence de la vie religieuse’ (Evangelica testificatio,42 ) [39] ».

Le religieux répond encore par la consécration de son corps. À travers le vêtement [40] et les oeuvres [41] se manifeste l’intégration à la visibilité de l’Église. Ici également prend sens la souffrance physique et morale : « Comment oublierais-je les Sœurs malades, infirmes et âgées ? À longueur de jour et souvent de nuit (...) elles présentent au Seigneur l’oblation de leurs prières quasi ininterrompues, de leurs souffrances physiques et morales, de leur fiat à la volonté divine. Elles aussi sont le peuple sacerdotal que le Christ s’est acquis par le sang de sa croix. Avec lui, elles sauvent le monde [42] ».

Enfin, la consécration touche le cœur. Jean-Paul II a une prédilection pour l’expression « l’amour exclusif » de Dieu [43] : « Vivez dans la joie et la radicalité de votre condition absolument originale : l’amour exclusif du Seigneur, et en lui, l’amour de tous vos frères en l’humanité [44] ». La clôture peut en être le témoin : « vos couvents, fermés en apparence, sont en réalité largement ouverts à la présence du Dieu vivant dans notre monde humain, et donc si nécessaires au monde [45] ». Ou encore : « la clôture n’est pas une barrière qui divise et sépare de l’amour : au contraire, ce moyen de défense ouvre pour ainsi dire l’espace nécessaire à plus de liberté où le moine vit et progresse dans l’amour [46] ».

Ainsi consacrée, la vie devient féconde, « parce que, dit le Pape, votre oblation d’amour est intégrée par le Christ lui-même à son œuvre de rédemption universelle, un peu comme les vagues se fondent dans la profondeur de l’océan [47] ». Et plus loin : « Tout ce que vous êtes, tout ce que vous faites chaque jour (...), tout est assumé, sanctifié, utilisé par le Christ pour la rédemption du monde. Pour que vous n’ayez aucun doute à ce sujet, l’Église – au nom même du Christ – a pris un jour possession de toutes vos puissances de vivre et d’aimer [48] ». Ainsi, la fécondité apostolique trouve-t-elle sa force dans l’intégration au Christ et à l’Église, c’est-à-dire aussi dans la reconnaissance institutionnelle de la « profession » par laquelle se constitue un état de vie comme réalité sociale. Ainsi enfin la vie du religieux devient-elle cet « amour exclusif et nuptial » dont Marie, « modèle parfait de la vie consacrée [49] » est dans l’Église la figure.

La mission

En mentionnant la fécondité, nous entrons déjà dans la mission de la vie religieuse. Jean-Paul II la caractérise volontiers par le registre du témoignage rendu à la sainteté de Dieu : « La vie religieuse (...) s’insère dans la ligne des charismes et plus exactement dans la dynamique de cette sainteté qui est la vocation primordiale de l’Église. La première raison pour laquelle un chrétien se fait religieux n’est pas d’assumer dans l’Église un poste, une responsabilité ou une tâche, mais de se sanctifier. C’est là sa tâche et sa responsabilité : le reste lui sera donné par surcroît. Tel est son service pour l’Église : celle-ci a besoin de cette école de sainteté pour réaliser concrètement sa propre vocation de sainteté [50] ». Et encore : « le témoignage connaturel à la vie religieuse en général et à chaque religieux en particulier est celui des Béatitudes vécues dans le quotidien ; celui de l’absolu de Dieu, devant lequel les engagements temporels les plus importants deviennent fondamentalement relatifs, et par conséquent, le témoignage de l’invisible, et en fin de compte, celui de la parousie, destiné à être vécu dans l’espérance dès cette vie [51] ».

Ce témoignage dont parle le Pape doit s’étendre aux deux champs de l’horizon dont nous parlions tout à l’heure : le monde et l’Église. La vie religieuse témoigne dans le monde, face à l’athéisme, au matérialisme et à la sécularisation, de « la dimension transcendante de la personne humaine, créée à la ressemblance de Dieu et appelée à une vie d’intimité avec lui [52] ». Ainsi, « en appliquant votre capacité d’aimer à l’adoration et à la prière, votre propre existence crie silencieusement la primauté de Dieu, (et) atteste la dimension transcendante de la personne humaine [53] ». C’est par là que la vie religieuse témoigne du sens de la vie : « la qualité de votre appartenance d’amour au Seigneur, aussi bien au plan personnel qu’au plan communautaire, est d’une extrême importance. La densité et le rayonnement de votre vie cachée en Dieu doivent poser question aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui, doivent poser question aux jeunes qui cherchent si souvent le sens de la vie [54] ». En troisième lieu, puisqu’ils manifestent la possibilité de la fraternité universelle par leur vie commune, les religieux deviennent encore des témoins vivants de la nouvelle « civilisation de l’amour » où culminera l’histoire humaine [55].

Ce triple témoignage rendu à la personne humaine, à Dieu et à la fraternité universelle, la vie religieuse le manifeste en particulier dans l’œuvre de l’évangélisation du monde. Comme on le sait, Jean-Paul II confirme les lieux d’évangélisation traditionnels, lesquels « continuent d’apparaître comme des lieux privilégiés d’évangélisation, de témoignage de charité authentique et de promotion humaine [56] ». Le Pape apprécie aussi le soin apporté à « rechercher des formes nouvelles de présence [57] » mais il rappelle bientôt certaines conditions à observer. Il y faut tout d’abord un climat de prière qui évite les tentations de particularisme, d’opposition et de radicalisme socio-politique [58]. Les projets doivent ensuite être préparés par une étude sérieuse [59], en étroite collaboration avec les supérieurs responsables et les évêques intéressés. Il convient enfin que l’on s’accorde aux normes et aux orientations données par la hiérarchie [60] et par le magistère [61] de l’Église.

Aux religieux-prêtres, Jean-Paul II ajoute encore deux précisions. Ils ne doivent pas « oublier que la nécessaire préoccupation pour la justice doit s’exercer en conformité avec (leur) vocation de religieux et de prêtres [62] », et le Pape les renvoie à son intervention de Rio de Janeiro [63]. Ainsi « les prêtres et les religieux n’ont pas à prendre la place des laïcs et ils doivent encore moins négliger la charge qui leur est spécifiquement propre [64] ». Ensuite, et dans le même sens, le Pape se montre soucieux d’une collaboration étroite entre prêtres diocésains et prêtres religieux [65] et il demande de ne pas dissoudre la différence des situations propres. Il attire d’ailleurs l’attention, à maintes reprises, sur le respect du charisme propre à chaque Ordre ou Institut : « La richesse spirituelle de l’Église et de son service de l’homme réside dans la variété. Il y a appauvrissement et déperdition chaque fois que tous (...) se mettent à faire la même chose [66] ». Et le Pape de conclure : « Je suis sûr que la communauté humaine en général, au-delà même de la communauté ecclésiale, en sera reconnaissante à la vie religieuse [67] ».

Évangélisatrice, la vie religieuse l’est parce qu’elle témoigne de l’Église en ses notes propres. La mission de l’Église est prophétique. La vie religieuse évangélise donc par la parole (c’est-à-dire la catéchèse) et par la vie. Ceci est particulièrement mis en lumière dans le Discours aux Religieuses de Kinshasa [68]. La mission de l’Église est aussi sacerdotale : la vie religieuse l’exerce par le service de la louange et de l’intercession [69]. Enfin la mission de l’Église est royale : la vie religieuse participe à la croissance et à l’unité de la foi, à la croissance et à la fraternité dans l’Église universelle et les Églises locales [70]. Mais il nous faut conclure.

Conclusion

À l’horizon du monde et de l’Église, la vie religieuse manifeste combien l’élection de Dieu consacre l’homme tout entier dans le témoignage rendu au Christ. Nous pourrions conclure cet essai par deux paroles assez proches, prononcées toutes les deux à Lisieux en 1980. Aux Supérieurs Majeurs, le Pape disait : « Veillez bien à ce que la vie religieuse soit une ʻépiphanie’ du Christ. Le monde moderne a besoin de signes. La nuit privée d’étoiles est source d’angoisse [71] ». Et au Carmel, Jean-Paul II exhortait : « En vous rencontrant ou en vous voyant, il faudrait que tout visiteur (...) puisse dire ou du moins sentir qu’il a rencontré Dieu, qu’il a connu une épiphanie du mystère de Dieu qui est lumière et amour ! Les temps que nous vivons ont besoin de témoins autant que d’apologistes ! Soyez, pour votre part, ces témoins très humbles et toujours transparents [72] ! »

[1Nous donnons les références aux discours du Pape d’après la Documentation catholique (DC, suivie de l’année et de la page) et d’après Jean-Paul ii, Aux religieuses et religieux, 1978-1980, textes recueillis par J. Beyer, s.j., Saint-Pern, La Tour Saint-Joseph, 1981 (B, suivi du numéro du document). Le cas échéant, nous renvoyons aussi à L’Osservatore Romano en langue française (ORLF, suivi de la date) ou, pour les discours de Lisieux, à Jean-Paul II, France que fais-tu de ton baptême ? Paris, Centurion, 1980 (LC, suivi de la page). Ici : Aux religieuses de Rome, DC 1978, 1003 ; B 1.

[2Ibid., 1004 ; B 3.

[3Aux Supérieurs Généraux à Rome, DC 1978, 1051 ; B 33.

[4Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 236 ; B 583.

[5Aux Supérieurs Généraux à Rome, DC 1978, 1051-1052 ; B 36.

[6Aux religieuses de l’U.I.S.G. à Rome, DC 1006 ; B 22.

[7Ibid. ; B 27.

[8Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 758 ; B 628.

[9Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 235 ; B 581.

[10Aux Jésuites, DC 1982, 305.

[11Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 759 ; B 637.

[12Aux Supérieurs Généraux à Rome, DC 1978, 1052 ; B 42.

[13Lettre apostolique pour le XVe centenaire de la naissance de saint Benoît, DC 1980, 912.

[14Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 766 ; B 667.

[15Aux Jésuites, DC 1982, 305-306.

[16Message pour la journée des vocations, DC 1980, 409.

[17Aux religieux à Kinshasa ; B 463.

[18Ibid. ; B 464.

[19Ibid. ; B 465.

[20Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 764 ; B 651-653.

[21Ibid., 765 ; B 654.

[22Aux religieuses de l’U.I.S.G. à Rome, DC 1978, 1005 ; B 19.

[23Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 227.

[24Ibid. ; B 228.

[25Entre autres, aux religieux des Instituts cléricaux et laïcs, DC 1980, 105 ; B 323.

[26Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 228.

[27Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 237 ; B 583.

[28Aux religieux de Manille, DC 1981, 255.

[29Aux Supérieurs Généraux à Rome, DC 1978, 1052 ; B 41.

[30À des Supérieurs majeurs italiens, DC 1980, 256.

[31Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 229.

[32Ibid. ; B 237.

[33Aux Supérieurs Généraux à Rome, DC 1978, 1051 ; B 41.

[34Aux religieuses cloîtrées à Guadalaja, DC 1979 ; B 85 ; Aux Supérieurs majeurs des religieux et religieuses à Lisieux, LC 239 ; B 587.

[35Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 241.

[36Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 237 ; B 583.

[37Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 228.

[38À des religieux et religieuses rassemblés à Rome, DC 1981, 206-207.

[39Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 243. Sur la prière, voir aussi : Aux contemplatives du Kenya, ORLF 7.5.80 ; B 502-504 ; Aux abbesses bénédictines d’Italie, ORLF 17.6.80 ; B 517 ; Aux membres de la session plénière de la Congrégation des Religieux et des Instituts séculiers, DC 1980, 313-315 ; B 369-378.

[40Aux religieuses de l’U.I.S.G. à Rome, DC 1978, 1006 ; B 23 ; Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 239 ; Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 758 ; B 631.

[41Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 758-759 ; B 632-633.

[42Aux religieuses à Kinshasa ; B 464.

[43Entre autres, à des religieuses contemplatives à Albano, DC 1979, 814 ; B 143.

[44Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 760 ; B 643.

[45Aux religieuses de Rome, DC 1978, 1005 ; B 14.

[46Lettre apostolique pour le XVe centenaire de la naissance de saint Benoît, DC 1980, 903.

[47Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 236-237 ; B 583.

[48Ibid. ; Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 765 ; B 662.

[49Aux religieuses à Washington, ORLF 23.10.79 ; B 225 ; Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 760 ; B 647.

[50Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 765 ; B 660.

[51Ibid. ; B 661.

[52Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 236 ; B 582.

[53Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 760 ; B 643.

[54Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 236 : B 582.

[55Aux religieuses à Sâo Paulo, DC 1980, 759 ; B 642.

[56Ibid. ; B 634.

[57Ibid. ; B 635.

[58Ibid. ; B 637.

[59Ibid. ; B 638.

[60Ibid. ; B 639.

[61Ibid. ; B 640.

[62Aux Jésuites, DC 1982, 306.

[63Aux prêtres à Rio de Janeiro, DC 1980, 753-754 ; B 615.

[64Aux Jésuites, DC 1982, 306 ; Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 765 ; B 667.

[65Aux religieux à Sâo Paulo, DC 1980, 764 ; B 651.

[66Ibid., 766 ; B 669.

[67Ibid. ; B 670.

[68Aux religieuses à Kinshasa ; B 463.

[69Ibid. ; B 464.

[70Ibid. ; B 465 ; Aux Supérieurs Généraux des Instituts séculiers, DC 1982, 87.

[71Aux Supérieurs majeurs des religieux et religieuses à Lisieux, LC 239 ; B 591.

[72Aux religieuses contemplatives à Lisieux, LC 236 ; B 582.

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