Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La voie des amants de Dieu

Une voix du désert et un témoin de notre temps

Christianne Méroz

N°1982-1 Janvier 1982

| P. 27-49 |

Deux hommes sont évoqués ici : quinze siècles les séparent, mais tous deux vivent le célibat pour le Royaume. Sœur Christianne, de la Communauté de Grandchamp, esquisse les grandes lignes de leur doctrine spirituelle. Ils décrivent, chacun à sa manière et dans la culture propre à son époque, cette « voie des amants de Dieu » à laquelle le Seigneur les a invités.

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Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il les créa ; homme et femme il les créa (Gn 1,27). Et au chapitre deuxième du livre de la Genèse, l’homme nous est présenté comme un « être-avec ». En effet, Dieu nous dit qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul, aussi lui fait-il une aide semblable à lui, ou encore, une aide comme en vis-à-vis de lui (Gn 2,18).

L’homme que Dieu crée est donc un être fait pour la relation, un être-avec, un être qui a besoin de l’autre pour se connaître. En hébreu, le verbe connaître (yadah) désigne aussi souvent la relation sexuelle. Pour la mentalité hébraïque, connaître ne signifie donc pas seulement savoir mais aussi rencontrer, éprouver, participer. C’est l’entrée, la pénétration au plus intime du cœur de l’autre, c’est le mode de connaissance entre le Père et le Fils : Jésus « connaît » le Père comme il est « connu » de Lui. C’est une connaissance qui est source de vie : Adam connut Ève, et elle enfanta Caïn (Gn 4,1). La Bible elle-même n’est-elle pas essentiellement, dans sa structure, dialogue, connaissance qui nous entraîne dans un mouvement de création continue ?

Saint Jean Climaque : une voix du désert

La conception de la chasteté, telle qu’elle nous est présentée par saint Jean Climaque [1] dans son œuvre intitulée L’Échelle Sainte, me semble bien s’inscrire dans le prolongement de la pensée biblique lorsqu’il nous présente l’homme chaste comme celui qui « bannit l’éros humain (ou sensuel) par l’éros divin et éteint le feu de la terre par le feu du ciel [2] ». La chasteté est envisagée par l’auteur de L’Échelle dans une perspective relationnelle et non pas comme une simple abstention des relations sexuelles. Pour saint Jean Climaque la continence n’est pas synonyme de la chasteté ; en effet la continence peut être le fruit de l’observance d’une loi ou d’une pensée philosophique (les philosophes grecs ont bien connu cette maîtrise du désir physique comme expression ou but d’une morale). Chez saint Jean Climaque rien de tel, la chasteté est vécue uniquement comme l’expression d’un amour personnel pour Dieu. C’est la réponse que choisissent de donner les amants de Dieu à l’amour même de Dieu.

Dans son article « Éros divin et éros humain [3] », Christos Yannaras écrit : « La voie de la chasteté est une voie érotique : c’est la réhabilitation de l’éros dans les dimensions de la communion personnelle ». À travers L’Échelle, saint Jean Climaque nous présente la chasteté comme la voie de la connaissance, de l’expérience de Dieu : sans ce désir d’union à Dieu, la chasteté perd son sens : « La chasteté est la demeure bien-aimée du Christ » (15.2).

L’homme qui est appelé par Dieu à s’engager dans la voie de la chasteté s’engage dans un processus de rédemption d’une corporéité blessée ; Dieu, en nous introduisant dans le dynamisme trinitaire, accorde à ce corps blessé la « défication » ou, pour le dire plus simplement, la guérison.

Quand un homme est tout entier mêlé à la charité divine, même l’aspect extérieur de son corps, comme une sorte de miroir, reflète la splendeur de son âme (30.17).

Dans L’Échelle, et plus particulièrement dans le quinzième degré qui traite de la chasteté, saint Jean Climaque nous fait découvrir la progression ou plus exactement l’ascension vers une chasteté progressive. On peut discerner plusieurs étapes nous faisant parcourir le chemin qui doit nous conduire, selon la conception même de L’Échelle, de l’effort ou mieux encore du labeur ascétique au charisme ou au don. Mais n’oublions pas qu’aucun labeur ascétique n’est possible que par l’Esprit et dans l’Esprit qui nous met en marche à la suite du Christ. Il est donc fruit de l’Esprit (foi, espérance et charité), discerné dans l’amour.

De ces étapes, nous en retiendrons trois : le travail de l’ascèse corporelle, l’importance de l’humilité et du discernement et enfin l’expérience de Dieu : grâce et illumination divines.

Travail de l’ascèse corporelle

C’est le début du chemin et il implique comme toute ascèse une certaine rupture (aprospatheia) qui doit nous conduire, s’il est bien parcouru, c’est-à-dire si nous le parcourons dans l’Esprit, à la rencontre, à la communion personnelle avec Dieu (apatheia). Pour commencer, le conseil qui nous est donné est de ne pas consentir aux pensées ou aux imaginations impures, ni aux phénomènes physiques naturels. Tout cela existe, fait partie de notre condition humaine, mais saint Jean Climaque nous demande de ne pas consentir, c’est-à-dire de ne pas entrer dans le jeu ou la valse des pensées.

Le commencement de la chasteté est de ne pas consentir aux pensées, et de subir de temps en temps des pollutions non accompagnées d’images (15.6).
C’est certainement une caractéristique de la sensualité que de subir la pollution en état de veille, à cause de ce qu’on a dans l’esprit (15.11).

Cette vigilance à l’égard de l’imaginaire, ce refus d’entrer dans la sollicitation des pensées de malice, c’est la part qui revient à celui qui se sent appelé à s’engager dans ce labeur de purification des sens, ou pour reprendre le langage de L’Échelle au « détachement des inclinations ».

Le moine qui se prive de sommeil est un pêcheur de pensées, dans la tranquillité de nuit, il peut facilement les surveiller et les prendre (19.5) ;

car, ajoute encore saint Jean Climaque,

le moine qui veille est ennemi de la luxure, mais celui qui est somnolent l’a pour compagne (19.3).

Ce qui est mis en cause, ce n’est pas seulement le sommeil, saint Jean Climaque nous met aussi en garde contre un autre ennemi important, notre ventre :

Quelques hommes doués de connaissance ont donné cette excellente définition du renoncement : haine du corps et combat contre le ventre (15.17) ;

car, nous précise-t-on,

La satiété dans la nourriture engendre la fornication ; la mortification du ventre procure la chasteté (14.6).

Notre ventre, et l’on pourrait aussi bien dire notre corps, joue un rôle important dans notre cheminement. Il y a au fond du cœur de l’homme un mystère insondable lié à sa condition corporelle et saint Jean Climaque a été fasciné par ce mystère du corps humain, ce corps qui est à la fois « ami et ennemi ».

Comment vaincre celui (le corps) que la nature me porte à aimer ? Comment me libérer de celui auquel je suis lié pour l’éternité ? Comment anéantir ce qui doit ressusciter avec moi ? Comment rendre incorruptible ce qui a reçu une nature mortelle ? Comment opposer de bons arguments à celui qui tient les siens de la nature ?
Si je l’enchaîne par le jeûne, j’en viens à juger mon prochain, et je lui suis livré de nouveau. Et si, renonçant à juger, je le vaincs, l’orgueil que j’en conçois dans mon cœur me rend de nouveau esclave. Car il est à la fois un allié et un ennemi, un aide et un rival, un défenseur et un traître (15.88).

Aussi devons-nous être attentifs à ce conseil de saint Jean Climaque qui nous est donné au début de L’Échelle : « aie pour serviteur ton corps » (3.20), parce que « la cellule de l’hésychaste [4], c’est les étroites limites de son corps ; au-dedans, elle contient une maison de connaissance » (27.12).

Nous commençons à bien percevoir que c’est la personne tout entière qui est mobilisée, à la fois dans son être et son agir, et par conséquent L’Échelle nous rend également attentifs aux pièges que peuvent représenter nos relations.

Ceux qui sont enclins à la sensualité semblent souvent compatissants, miséricordieux et portés à la componction ; tandis que ceux qui ont du zèle pour la chasteté ne possèdent pas ces dispositions au même degré (15.45) ;

ou encore ce récit qui a valeur de parabole :

Quelqu’un qui avait l’expérience de cette ruse m’a rapporté que très souvent le démon de la luxure se dissimule complètement, et tandis que le moine est assis et converse avec des femmes, il lui inspire de grands sentiments de piété et peut-être même des torrents de larmes, et lui suggère de les instruire en leur parlant du souvenir de la mort, du jugement et de la chasteté. Alors les malheureuses, trompées par ses discours et sa fausse piété, accourent vers ce loup comme vers un berger, et quand les rapports ont mûri en familiarité, l’infortuné est entraîné dans la chute (15.64).

C’est donc notre comportement tout entier qui, peu à peu, doit accomplir un mouvement à la fois de retour (métanoia) et d’ouverture à l’action de Dieu qui crée l’homme avec l’homme dans une création continue (Gn 1,26).

Par le seul moyen des yeux, par un simple regard, ou par un simple toucher de la main, ou par l’audition d’un chant, sans aucune pensée ni acte de l’intellect, l’âme est saisie par la passion et tombe dans la luxure (15.75).

Il s’agit donc de s’engager dans la voie de l’évangélisation de nos sens, dans le passage progressif d’une sensibilité humaine, charnelle, à une sensibilité divine, illuminée par l’Esprit. La voie de la chasteté est une voie pascale.

Le labeur de l’ascèse corporelle ne se situe pas seulement aux différents points que nous avons déjà soulevés et qui, vus sous un certain angle, sont encore relativement extérieurs ; il faut encore passer à un niveau plus intérieur, dans cette voie de purification des pensées ou des sens.

Celui qui a gardé sans souillure l’argile de son corps n’est pas chaste pour autant ; mais celui qui a soumis ses membres à l’âme, celui-là est parfait (15.8).

C’est l’invitation que nous fait L’Échelle d’envisager la chasteté non plus seulement comme un combat dans lequel l’homme a une part active, mais comme un appel à entrer dans une relation plus personnelle et plus intime avec le Père, un appel à la gratuité.

Que nul de ceux qui se sont exercés avec succès à la chasteté n’estime l’avoir acquise par ses propres forces. Car c’est chose impossible que de vaincre sa propre nature. Quand la nature est vaincue on doit y reconnaître la présence de celui qui est au-dessus de la nature. Car il est hors de conteste que le plus faible cède la place au plus fort (15.5).

Nous touchons là un point très important : la chasteté est un don, mais un don qui engage tout l’homme qui cherche vraiment Dieu, un don qui transforme :

Confie au Seigneur la faiblesse de ta nature, reconnaissant pleinement ta propre impuissance, et tu recevras sans t’en rendre compte le don de la chasteté (15.24).

C’est l’œuvre de Dieu en chacun de nous, œuvre toute personnelle, prenant chacun là où il se trouve pour le conduire peu à peu dans cette communion plus intime que le Père nous offre :

Autre est celui qui tient ce tyran (le corps et ses démons) enchaîné par ses combats, autre celui qui le lie par l’humilité ; et autre encore celui qui le fait grâce à la manifestation d’une lumière divine..., cependant, chacun des trois a sa cité dans le ciel (15.13) ;

ou encore :

Que tous deviennent impassibles, cela ne se peut ; mais que tous soient sauvés et réconciliés avec Dieu, cela n’est pas impossible (26.65).

Relevons cette touche de « personnalisme », car c’est là un des aspects parmi d’autres qui fait de saint Jean Climaque un auteur tellement de notre temps : chacun a sa voie propre car chacun est unique pour Dieu. Si c’est merveille d’être aimés de Dieu tels que nous sommes, notre émerveillement ne doit-il pas être tout aussi grand quand nous réalisons que nous pouvons aller à Dieu, le connaître au sens fort de ce verbe, l’aimer tels que nous sommes ? Car saint Jean Climaque, en fin psychologue et plus encore en auditeur attentif de la parole de Dieu et aussi en disciple des Pères de l’Église, sait bien que la pureté du cœur va à l’encontre des tendances de notre nature humaine [5].

Toute créature éprouve un désir insatiable de ce qui lui est apparenté : le sang désire le sang, le ver désire le ver, la boue désire la boue ; et la chair elle aussi désire la chair, même si nous usons de divers subterfuges pour tromper cette fourbe, nous qui voulons faire violence à la nature et désirons le Royaume (15.25).

Déjà au début du quinzième degré, saint Jean Climaque nous dit que « la chasteté est un renoncement surnaturel à la nature » (15.2). Oui, c’est à une transformation profonde de nos relations à Dieu et à l’autre que L’Échelle nous convie. C’est l’invitation à utiliser son corps et sa sexualité pour faire communion, c’est le don total de soi à l’Autre et à travers lui aux autres, sans rien demander en retour. C’est, si l’on veut, la répétition du geste du Christ qui nous a donné son propre corps pour qu’il soit communion. Ce qui est fort et d’une grande beauté, c’est le rôle central, dans L’Échelle entière, du corps : c’est par le corps que cette communion se fait, elle n’est pas idéaliste. Le modèle de notre amour pour Dieu est à rechercher dans les différents aspects de l’éros humain.

Que l’amour charnel (ou l’éros physique) nous serve de modèle pour notre désir de Dieu (26.34).

ce qui est ainsi explicité par saint Jean Climaque

Si le visage d’un être aimé produit dans tout notre être un changement manifeste et nous rend joyeux, gais et insouciants, que ne fera pas la face du Seigneur dans une âme pure quand il viendra invisiblement y demeurer ? (30.16).

car :

Bienheureux celui qui a obtenu un désir de Dieu semblable à celui d’un amant passionné pour celle qu’il aime (30.11).

Il est donc bien clair que, pour saint Jean Climaque, le point de départ de l’éros divin, de ce lien intime et personnel qui peut combler l’homme pleinement, c’est l’éros humain, la passion, la folie amoureuse.

Dans la pensée de saint Jean Climaque, la passion doit être comprise comme un appel, une marche de la personne vers la plénitude de la communion, de la relation personnelle. « Saint Jean Climaque affirme que l’éros est une passion commune pour le corporel et pour l’incorporel suivant qu’il se porte sur les visages humains ou sur le visage de Dieu [6] ».

Celui qui aime vraiment se représente toujours le visage de l’être aimé, et se plaît à l’embrasser dans son imagination. Un tel homme, même pendant son sommeil, ne peut trouver aucune relâche à son désir, et continue encore à s’occuper de l’être aimé. Il en est ainsi habituellement, aussi bien pour les réalités corporelles que pour celles qui sont incorporelles (30.13).

Et pour que nous saisissions bien toute l’importance de l’enseignement de saint Jean Climaque, voici encore ce merveilleux passage du cinquième degré :

J’ai vu des âmes impures qui se livraient avec fureur à l’amour charnel embrasser ensuite la pénitence et, grâce à leur expérience de l’éros physique et à sa conversion en éros divin, s’enflammer d’amour pour le Seigneur, surmontant toute crainte. C’est pourquoi Jésus-Christ, parlant de cette chaste pécheresse, ne dit pas qu’elle a craint, mais qu’elle a beaucoup aimé et qu’elle a pu facilement bannir de son cœur l’éros charnel par cet éros tout divin (5.28).

Saint Jean Climaque est non seulement l’homme de Dieu que nous révèle L’Échelle, il est également un véritable écrivain au style varié et qui déploie les finesses de l’écriture pour nous transmettre sa pensée. Dans certains passages, où il parle de la chasteté, il ne craint pas un certain « romantisme »et l’on pourrait, je crois, exploiter avec richesse le thème de la chasteté comme nostalgie du paradis perdu.

Où est l’espoir d’une chasteté et d’une purification parfaites ? Et cette attente où nous étions de la bienheureuse impassibilité ? (...) Tout cela est perdu, tout cela s’est dérobé comme s’il n’était jamais apparu, tout cela s’est évanoui et s’en est allé comme s’il n’avait jamais existé (5.25).

« Au-dessus de la nature il y a la chasteté » (26.51), qui est, nous précise saint Jean Climaque, une appropriation de la nature incorporelle (15.2). Aussi ces épanchements d’un cœur amoureux ne sont pas que soupirs d’un cœur blessé, ils sont encore et surtout la quête passionnée d’une chasteté et d’une purification parfaite, l’expression du désir de restaurer en l’homme l’image de Dieu. La chasteté nous met sur le chemin du retour à la maison du Père dans une recherche amoureuse du visage de Dieu.

L’importance de l’humilité et du discernement

Dans cette progressive ascension, nous devons être attentifs aux illusions. Elles sont d’autant plus subtiles que cette voie de la chasteté, nous la parcourons dans un corps, dans notre propre corps, avec nos tendances, nos tempéraments, en y engageant volontairement notre liberté et notre amour (éros). Notre condition d’homme, et d’homme pécheur, nous pousse à croire que nous pouvons jouer un rôle dans cette progression. Je crois aussi que certaines techniques psychologiques nous entraînent dans l’illusion qui consiste à nous attribuer le résultat de nos efforts. Certes, une bonne connaissance psychologique est importante, cependant il me semble que le combat de la chasteté se situe encore à un autre niveau, celui où la connaissance ne relève plus d’un savoir mais bien plutôt de cette pénétration dans l’intimité de Dieu, là où nous retrouvons notre juste place.

Parce qu’ils ne voient plus continuellement dans leur cœur des pensées impures, ils sont enclins à l’orgueil ; qu’ils s’examinent avec discernement : (...) ils découvriront certainement alors quelque pensée dissimulée dans les profondeurs de leur cœur comme un serpent dans du fumier, leur suggérant qu’ils sont arrivés par leur propre effort et par zèle à un certain résultat en fait de pureté du cœur. Ils ne pensent pas, les malheureux, à cette parole « qu’as-tu que tu n’aies reçu comme un don gratuit, soit de Dieu lui-même, soit grâce à l’aide et aux prières des autres ? » (15.79).

C’est le combat de l’humilité et du discernement où les autres nous sont si nécessaires : en effet, le paradoxe du combat spirituel, chasteté incluse, où tout est donné et où cependant tout reste à faire, est difficile à mener seul.

S’il est possible, ayons recours à un Père spirituel ou à un frère fervent, notre aîné en sagesse qui soit capable de nous aider. Mais je serais étonné que quelqu’un puisse à lui seul sauver sa barque sur cette mer (15.56).

Dans ce compagnonnage entre Dieu et l’homme, il y a réciprocité dans l’offrande : si Dieu accorde le don de chasteté, l’homme, quant à lui, offre à Dieu tout ce qu’il peut offrir, c’est-à-dire lui-même, dans son être et son agir.

Certains proclament bienheureux les eunuques par nature, parce qu’ils sont délivrés de la tyrannie du corps ; mais moi, je proclame bienheureux ceux qui se font eux-mêmes eunuques chaque jour, c’est-à-dire ceux qui se castrent eux-mêmes par leur pensée comme avec un couteau (15.19).

Et saint Jean Climaque, en connaisseur du cœur de l’homme, précise encore :

Celui-là court en vain qui a résolu de combattre contre la chair et de la vaincre par lui-même. Si le Seigneur, en effet, ne détruit la demeure de la chair et ne bâtit la demeure de l’âme, c’est en vain qu’a veillé et jeûné celui qui veut la détruire (15.23) ;

et pour nous réconforter dans notre marche il ajoute :

Le Seigneur, qui est incorruptible et incorporel, se réjouit d’autant de la pureté et de l’incorruptibilité de notre corps (15.34).

Il est bon que cela nous soit dit aussi clairement : notre chasteté réjouit Dieu ; cette pensée doit non seulement nous fortifier mais encore rendre notre cheminement joyeux. En effet, que peut-il y avoir de meilleur pour l’amant que d’entendre son Bien-Aimé lui dire que la voie choisie réjouit son cœur, et plus encore, le rend semblable à lui ? Saint Jean Climaque n’hésite pas à affirmer que « La chasteté est union intime et ressemblance avec Dieu, autant qu’il est possible à l’homme » (15.35).

Puisque, dans la chasteté, nous engageons notre personne tout entière, saint Jean Climaque va nous suggérer d’autres lieux qui vont être également lieux de compagnonnage, et à leur façon ils vont nous aider à aimer notre corps, notre être « vers Dieu ».

Que toujours la pensée de la mort s’endorme avec toi et se réveille avec toi, ainsi que la prière monologique de Jésus. En effet, tu ne trouveras pas de meilleurs auxiliaires pour te garder durant le sommeil (15.52).

Dans L’Échelle, la pensée de la mort, comme le deuil ou l’affliction, sont des dons de Dieu (cf. 6.22 et 7.54), ils produisent la joie parce qu’ils sont visite ou mieux encore « visitation » du Seigneur qui console d’une manière secrète, comme il le fait dans l’intimité de la prière.

Quelque pureté que tu aies acquise, ne sois pas trop confiant ; mais approche-toi plutôt avec une profonde humilité et tu recevras une confiance encore plus grande (28.12).

Le discernement (diakrisis) joue dans L’Échelle un rôle de charnière, on le « rencontre seulement chez ceux qui sont purs de cœur, de corps et de bouche » (26.1), c’est lui qui permet de faire le tri dans notre vécu et d’opérer, par l’humilité bien plus que par une ascèse afflictive, ce renversement, cette réorientation de nos sens, de notre sensibilité, de notre cœur, le mot cœur étant pris dans son sens biblique.

C’est le discernement qui nous dira quand nous sommes parvenus à l’insensibilité chamelle, c’est-à-dire quand nous avons substitué « un amour à un amour, un feu à un feu » (15.2). Et là, nous sommes à la racine même de ce que comporte la voie de la chasteté : passer d’une sensibilité humaine à une sensibilité divine, ou encore, pour le dire dans le langage de notre auteur, passer d’une sensibilité naturelle à une sensibilité surnaturelle. Dans la pensée de saint Jean Climaque, la sensibilité ou l’insensibilité jouent un rôle important. Au quinzième degré, l’insensibilité nous est présentée comme une béatitude, fruit de ce passage d’une sensibilité chamelle à une sensibilité au divin.

Heureux en vérité, celui qui est parvenu à une insensibilité parfaite devant tout corps, toute carnation et toute beauté (15.7).

Oui, heureux l’homme à qui il est donné d’y parvenir ou mieux encore, à qui il est donné la grâce de la métanoia, de la conversion du désir, car il voit Dieu ! C’est là le chemin de la divinisation des sens (cf. 26.7 et 26.8).

Cependant, au dix-septième degré, intitulé : « de l’insensibilité », et qui est un degré que l’on peut considérer comme le prolongement du quinzième, nous trouvons l’insensibilité devenue un vice et même, pour saint Jean Climaque, un vice capital très sévèrement jugé. C’est que nos sens ne sont pas neutres et que notre insensibilité peut conduire « à la mort de l’âme avant la mort du corps » ; ce tyran malfaisant, ajoute encore saint Jean Climaque, « a la dureté de la pierre et l’aspérité d’un roc » (17.5). Oui, l’insensibilité nous rend insensés puisque l’insensé regarde le visage d’autrui avec la passion dans le cœur et ne craint pas de disserter sur la chasteté (cf. 17.3).

Il y a donc pour saint Jean Climaque une progressive éducation de nos sens, de notre sensibilité pour passer du plan naturel au plan surnaturel :

Quelqu’un, me dit-on, à la vue d’un corps d’une singulière beauté, en prit occasion pour glorifier grandement le Créateur ; et ce seul regard excita sa charité envers Dieu et lui fit verser un torrent de larmes. Et c’était étonnant de voir ce qui aurait pu être un gouffre pour l’un devenir pour l’autre, d’une manière qui dépasse la nature, l’occasion de couronnes (15.58).

Nous pouvons dire, je crois, que nous avons là ce qu’est réellement pour saint Jean Climaque la chasteté : le changement de l’éros humain en éros divin. Pour essayer de mieux comprendre encore ce que L’Échelle veut nous dire au sujet des sens, nous pouvons mettre en relation le dix-septième degré avec le vingt-sixième (du discernement), où il est aussi question des sens spirituels.

Un intellect spirituel est toujours revêtu d’une sensibilité spirituelle. Comme elle est en nous et en même temps n’y est pas, nous ne devons jamais cesser de la rechercher. Et quand elle apparaît, les sens extérieurs cessent d’eux-mêmes leur propre activité. Il savait cela, le sage qui a dit : « Alors tu découvriras un sens divin » (26.17).

Cette pensée n’attend pas la fin de L’Échelle pour être exprimée, puisque nous trouvons déjà au septième degré (de l’affliction qui produit la joie) :

L’exercice assidu engendre la continuité, et celle-ci aboutit au sentiment (sensibilité de l’âme) ; et ce qui est accompli avec sentiment (goût de Dieu) ne peut pas être facilement arraché (7.70).

Saint Jean Climaque attache une très grande importance à cette notion de sensibilité de l’âme qui, peu à peu, s’éveille en l’homme purifié par l’ascèse et illuminé par l’Esprit, et qui favorise le discernement et nous donne aussi et surtout de goûter Dieu.

Qu’ils prennent courage, ceux qui ont subi l’humiliation d’être soumis aux passions. Même s’ils tombent dans tous les précipices, s’ils se laissent prendre à tous les pièges, et s’ils sont atteints de toutes les maladies, une fois revenus à la santé, ils deviennent médecins, phares, lampes et pilotes pour tous, enseignant les symptômes de chaque maladie, leur propre expérience les rendant capables d’empêcher les autres de tomber (26.11).

Voilà bien le chemin d’un renversement radical (metanoia) : l’éros humain est évangélisé, le désir charnel se transforme en dynamisme spirituel, en lieu de communion et de partage. C’est la transfiguration du corps qui nous est décrite ainsi :

Je pense que le corps de ces hommes incorruptibles n’est plus même sujet aux maladies ordinaires ; il est devenu comme incorruptible, il est désormais purifié par la flamme de la chasteté qui a éteint l’autre flamme. (...) car un feu céleste nourrit leurs âmes comme l’eau souterraine les racines d’une plante (30.19 et 20).

La chasteté est donc la libération de toutes les énergies du cœur et leur purification par une connaissance vraie et aimante de Dieu. C’est la voie de l’expérience de Dieu qui nous fait entrer dans le mystère de la Trinité [7].

Expérience de Dieu : grâce et illumination

L’ascension proposée dans L’Échelle est un chemin de simplicité. Seul, celui qui a un cœur simple peut rencontrer celui qui est la simplicité même.

Nous tous qui voulons attirer à nous le Seigneur, approchons-nous de lui comme des disciples de leur maître, en toute simplicité, sans hypocrisie, sans méchanceté, ni artifice, ni complication. En effet, il est lui-même simple et sans complexité, et il veut que les âmes qui l’approchent soient simples et innocentes (pures). Car vous ne trouverez jamais la simplicité séparée de l’humilité (24.18 ; cf. également 1.23 ; 24.16 ; 24.18).

Mais qu’est-ce qu’un cœur simple sinon un cœur non partagé, non tiraillé, un cœur qui n’est pas double ? C’est le cœur de celui qui a fait un choix et dont le comportement, l’activité tout entière est orientée vers une seule fin. Pour celui qui s’est engagé dans la voie de la chasteté, cela va signifier de vivre le commandement « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur » avec la totalité de sa personne, de tout son être. La chasteté est donc en rapport avec la simplicité du cœur et la crainte de Dieu. Saint Jean Climaque ajoute même que la chasteté rend l’homme hésychaste. Il nous faut donc encore parler un peu de l’hésychia [8], « couronnes de paix et de sérénité tressées pour ceux qui ne faiblissent pas au combat » (27.1). « L’auxiliaire de la chasteté, c’est l’hésychia » (26.6, p. 266).

Trop souvent on a fait de l’hésychia la panacée de quelques moines voués à la vie érémitique. Elle est bien une vie en solitude mais avant cela, elle est absence de tout souci, selon la parole de Jésus qui reproche à Marthe son agitation et son inquiétude. Elle est aussi l’expression, la manifestation visible de la confiance totale en Dieu. Enfin saint Jean Climaque nous dit que l’hésychia peut être, pour certaines natures, un remède :

J’ai vu des frères qui étaient sensuels, corrompus de cœur, affables, insinuants, affectueux pour leurs frères et attirés par les beaux visages ; ceux-là, je les exhortai à embrasser la vie d’hésychaste, qui est comme un rasoir ennemi de la sensualité (8.24) ;

et il ajoute encore :

À tous ceux qui combattent contre l’argile de leur chair, l’hésychia convient en son temps, pourvu qu’ils aient un guide, car à celui qui mène la vie solitaire, il faut la force des anges. Je parle ici de ceux qui sont vraiment hésychastes de corps et d’âme (27.14).

Ainsi la vie en solitude peut être un terrain d’exercice, un rasoir ennemi de la sensualité, mais seulement un moment favorable, quand les sens humains cèdent peu à peu la place aux sens spirituels ; alors, cette solitude du corps et de l’âme devient le lieu où, dans la paix intérieure, l’homme au cœur chaste entre dans la familiarité de son Dieu. Le silence des sens se transforme en un murmure amoureux, « quand le feu vient résider dans le cœur, il ressuscite la prière » (28.48).

« Si nous voulons nous tenir devant notre roi et notre Dieu et converser avec lui, il faut nous mettre en route après une préparation » (28.3). Pour l’homme chaste, cette préparation nous l’avons développée ci-dessus, en montrant l’importance de la spiritualisation ou de l’évangélisation de nos sens, de tout notre corps. La dernière étape, c’est la pénétration dans le mystère de la Trinité et la « sainte hésychia du corps et de l’âme » en est le portique : « alors je connaîtrai comme je suis connu ».

Ainsi, arrivé aux derniers degrés de L’Échelle, saint Jean Climaque n’hésite pas à faire de la chasteté le fondement de la théologie :

La chasteté rend son disciple théologien, capable de saisir les dogmes de la Trinité (30.25), (parce que) la pureté parfaite est le fondement de la théologie (30.21).

Dans cette dernière étape où l’homme chaste est capable de saisir les dogmes de la Trinité, il est saisi lui-même par l’amour de la Trinité. Dans ce mouvement d’unification personnelle à travers l’union à Dieu, on ne fait plus de distinction entre le comportement et l’être, l’homme est un à l’image du Dieu un. De même, il devient difficile de faire des différences très nettes entre hésychia, apatheia [9], agapè [10] et la chasteté elle-même, tant ce qui au début n’était encore qu’effort s’est vu, peu à peu, élevé au niveau de charisme. « La pureté mérite des éloges si hauts et si grands que certains Pères ont osé l’appeler impassibilité » (apatheia) (15.56). Oui, la chasteté conduit à l’hésychia, qui conduit à son tour à l’apatheia, à cet état où l’homme transformé par l’Esprit Saint ressemble à Dieu.

L’impassibilité dont parlent les Pères et saint Jean Climaque n’est pas l’apatheia des philosophes stoïciens. En elle, il n’y a rien de dur. Au contraire elle est l’état d’un homme qui a réussi à faire de ses passions une seule passion, elle est cet élan de l’amour fou qui caractérise la chasteté, don de Dieu. C’est le fruit d’un discernement qui nous fait percevoir le chemin de Dieu et du cœur des hommes ; c’est l’école de l’amour divin.

L’impassible garde son âme en présence du Seigneur, il tend incessamment vers lui dans un élan qui dépasse ses propres forces (29.2).

Et pourra-t-on jamais dire que nous aimons assez Dieu ou les autres ? Non, la chasteté, école de l’amour, c’est « la perfection des parfaits toujours à parfaire » (29.4). En nous rendant toujours plus sensibles au mystère de communion, elle nous conduit à l’épanouissement de la sensibilité de l’âme et à la joie de goûter Dieu, elle fait de nous les enfants bien-aimés du Père.

Celui qui a parfaitement uni à Dieu sa sensibilité profonde est initié par lui au mystère de ses paroles ; mais sans cette union, il est difficile de parler de Dieu (30.22).

Nous pouvons aussi, je crois, ajouter que la chasteté c’est l’actualisation toujours nouvelle de l’incarnation, c’est jour après jour la possibilité de vivre le double mouvement de Noël, Dieu avec nous et nous avec Dieu, comme aimait à le dire Karl Barth.

La parole implantée en nous parfait la chasteté et tue la mort par sa présence ; et quand la mort est morte, le disciple de la théologie est illuminé (30.23).

Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu ! La voie de la chasteté est bien la voie royale des amants de Dieu, de ceux qui n’ont rien de plus précieux que de voir la face de Dieu et de la voir dès ici-bas.

La chasteté est la demeure bien-aimée du Christ et le ciel terrestre du cœur (15.2).

Egide van Broeckhoven : quête du visage de Dieu et amitié

Après l’écoute d’une voix du désert, il peut être bon pour nous d’écouter aussi celle d’un témoin de notre temps. Je vous propose celle d’Egide van Broeckhoven, jésuite belge, prêtre ouvrier, mort brutalement dans un accident de travail, le 28 décembre 1967, à l’âge de 34 ans.

Pourquoi Egide van Broeckhoven ? La lecture du Journal spirituel d’un jésuite en usine [11] nous permet de parcourir avec l’auteur le chemin de sa quête passionnée du visage de Dieu dans le visage de l’ami et de voir, peu à peu, au cours des expériences, se dégager une mystique de l’amitié. Dans cette voie de l’amitié avec Dieu et avec l’homme, la chasteté joue un rôle dynamique. Et bien que l’expérience d’Egide van Broeckhoven reste une expérience très personnelle, elle m’apparaît cependant comme une bonne illustration de la pensée de saint Jean Climaque. Pour tous les deux, la chasteté est une médiation de la charité, un moyen de dire l’amour en le vivant.

De la rupture à la communion

Que ce soit la connaissance de Dieu ou celle de l’ami, toutes les deux requièrent un cheminement qui ne peut pas faire l’économie du temps. Connaître, c’est-à-dire pénétrer peu à peu au plus intime du cœur de Dieu ou de l’ami, se fait par étapes successives. L’Échelle nous a déjà introduits dans ce mouvement progressif d’entrée dans l’intimité du Père. La lecture du Journal d’Egide van Broeckhoven nous présente une démarche semblable pour la connaissance de l’ami ; connaissance qui conduit à la perception de la lumière qui luit au plus profond de l’être.

Un homme ne peut être aperçu dans toute sa profonde richesse que lorsqu’on voit la lumière qui luit au plus profond de lui-même et illumine de là tout le reste : Dieu (Journal de l’amitié, p. 22).

Pour atteindre le cœur du cœur de l’ami il faut un certain détachement, il faut rompre avec le mode de connaissance relevant uniquement de l’homme charnel. C’est une rupture qui ouvre à la communion.

Il est bien vrai que beaucoup découvrent que l’attrait des corps ne trouve tout son charme que lorsqu’un tempérament agréable les illumine ; certains même, que le tempérament ne reçoit sa richesse que de l’éclat d’un beau caractère ; mais il en est peu qui voient que tout ceci n’a de valeur qu’à la lumière de la présence cachée qui, au plus intime de la personne, projette ses rayons à travers elle (...) Cette profonde intimité n’est autre que l’origine divine et la destinée divine de l’homme, son être-de-Dieu et pour-Dieu, ce « Deus intimior intimo suo ». Pour atteindre ce centre dernier de la personne de l’autre, il faut un certain détachement de tout ce qui n’est pas cette lumière présente en ce centre ; il faut, en d’autres mots, une liberté entière par rapport à tout ce que l’autre a pour ne chercher et ne trouver, en ce qu’il a aussi, que ce qu’il est lui-même, celui qu’il est (JA 22-23).

Ne retrouvons-nous pas dans un langage tout autre, certes, ce cheminement qui transfigure notre sensibilité naturelle en une sensibilité illuminée par la présence de Dieu et qui nous donne de voir avec les yeux du cœur ce que nos yeux de chair ne peuvent saisir ?

Transfiguration de l’éros

Pour Egide van Broeckhoven, la voie de la chasteté passe par la voie de l’amitié : amitié avec Dieu, amitié avec l’homme. Cette amitié a ceci de particulier

qu’elle cherche ce que l’autre a de plus intime et se trouve prête à tout sacrifier pour y accéder. Elle cherche l’autre en tant qu’il est de Dieu, en tant que son intimité a son fondement dans l’Intimité. De cette manière, elle se tient cachée dans le mystère de Dieu qui est Amour (JS 37).

Egide van Broeckhoven ne craint pas d’aller à Dieu à travers notre réalité humaine, utilisant en les spiritualisant les forces même de notre libido.

Pour celui qui vit dans la chasteté, on peut bien admettre, dans l’éros qui le pousse vers l’intimité la plus profonde d’une personne, une attraction d’ordre sexuel, pourvu qu’il ne se replie pas sur elle ; car alors l’élément sexuel est vécu en lui-même, et non dans le mouvement de l’éros qui transcende la réalité sexuelle ; (...) ainsi celle-ci pourra exercer une fonction d’attraction vers la personne, sans provoquer d’arrêt sur une intimité inférieure ; en s’y arrêtant, on abandonne précisément l’intimité de la personne elle-même, pour une intimité qui reste en-deçà du dynamisme profond qui la relie à Dieu.
L’homme reste accroché en de nombreux domaines encore imparfaitement personnalisés : ce sont les domaines que l’on peut considérer et vivre en eux-mêmes d’une manière statique, en dehors de l’éros poussant vers l’intimité divine de la personne (JS 82 et 83).

La pensée d’Egide van Broeckhoven est claire, nous allons à Dieu avec toutes les manifestations de notre être et nous n’avons pas à craindre les manifestations de l’éros car, comme le dit saint Jean Climaque, nous avons là un modèle pour notre désir de Dieu. Nous pouvons donc, dans cette voie de la chasteté qui est celle de l’amitié, utiliser la dynamique sexuelle, la dynamique de l’éros pour aller à la rencontre de Dieu, en orientant toute la force de notre désir vers l’objet de notre quête : le visage de Dieu dans le visage de l’ami.

Egide van Broeckhoven précise même que nous sommes menacés d’immobilisme, prisonniers de nos zones non encore personnalisées ou évangélisées, si nous négligeons la force de dynamisme de l’éros qui est une composante de notre nature humaine, de notre être. De la lente purification de l’éros humain naît l’éros divin, l’éros pour Dieu ; c’est alors comme un jaillissement de la grâce. C’est une marche selon l’Esprit, nous y risquons notre tranquillité !

Aucune expédition n’exige de l’homme des sacrifices aussi imprévus que la recherche de Dieu ; on s’y trouve sans cesse placé devant les mystérieux secrets de l’inconnu. (...) Celui qui cherche Dieu doit s’exposer à perdre l’amour lui-même. Dans cette expédition-là on est seul ; car on s’engage beaucoup plus loin à des profondeurs qui dépassent les limites de tout amour humain (JS 31).

Quand Dieu nous fait la grâce de vivre une amitié en lui et pour lui, c’est-à-dire quand nous nous aimons l’un l’autre « vers Dieu et vers l’ami », cette amitié nous est une force et, en même temps, elle ouvre notre être tout entier à la tendresse ; elle nous pousse à dire ensemble aux hommes la tendresse de Dieu.

L’amitié dans la chasteté est ouverture à un amour plus large, plus profond, c’est aimer avec le cœur même de Dieu, c’est aimer à la fois divinement et humainement, avec une affection vraie et une grande délicatesse humaine. Dans le cœur se forme alors l’unité du premier et du second commandement. Et la prière nous est d’un grand secours pour recevoir, toujours à nouveau, ce don de l’unité dans l’amour.

Chasteté et communion trinitaire

Si la chasteté est vraiment ouverture et plus grand amour de Dieu et des hommes, il n’est pas étonnant de constater que la mystique de l’amitié plonge ses racines au cœur même de la Trinité.

C’est ce mystère qui transforme notre chasteté en une solitude peuplée. Enchassée dans la dynamique trinitaire, la chasteté devient un amour qui libère, un amour d’amitié.

Aimer vers Dieu ceux que nous rencontrons, c’est un amour selon le mode de l’Esprit : c’est unir la personne à Dieu. C’est ce que j’ai vu dans mes rencontres avec les autres, et aussi que cet amour trinitaire est déjà une façon de vivre l’amour céleste (JS 122).

La chasteté vécue ainsi en fonction du mystère trinitaire signifie donc que la source ultime de l’amour est Dieu lui-même. Parce qu’elle est demeure bien-aimée de Jésus-Christ, demeure de la Trinité Sainte, la chasteté nous rend tout proches de Dieu et tout proches des autres, Egide van Broeckhoven dirait dans leur intimité. D’autre part, la chasteté ainsi conçue nous ouvre également à l’acceptation inconditionnelle et aimante de l’autre en tant qu’il est à la fois autre et intime.

Dans l’amour, la foi consiste à accepter que la personne aimée ait une intimité encore inconnue ; c’est ce qui fait que la foi est à la base de l’éros et qu’elle n’est qu’en théorie distincte de l’espérance qui consiste dans le désir de posséder cette intimité ; la foi donne à l’espérance son audace. Ces deux formes d’amour (foi et espérance) se retrouvent en un sens dans l’amour naturel, elles sont sans doute présentes dans l’amour mystique naturel, et surtout dans l’amour surnaturel de l’autre et de Dieu (JS 51).

Se laisser éduquer à l’amour en se laissant aimer

Le lien intime que crée la chasteté entre Dieu et l’homme n’est pas une fin en soi, il comporte une dimension apostolique car nous sommes, en tant que créatures de Dieu, engagés dans une création commune.

Cela suppose que l’apôtre connaisse de l’intérieur les désirs les plus profonds des hommes (JA 66).

Créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, aimés chacun personnellement par le Père, nous avons à reproduire dans le monde cette attitude qui est toute réceptivité au divin et à l’humain. Notre amour sera assez personnalisé pour que notre amitié signifie à l’ami combien il compte aux yeux de Dieu en lui témoignant combien, pour nous-mêmes, cette amitié est précieuse [12]. Ce chemin de l’amitié ne sera pas toujours bien compris, peut-être fera-t-il question pour notre entourage ? Egide van Broeckhoven a rencontré cette méfiance.

Conversation avec JD me parlant de la peur que l’amitié inspire au Père J. – Lui : « Nous ne sommes pas encore persuadés que l’amour, l’amour véritable, est la première chose que Dieu nous demande ; ce que Dieu a inventé de plus beau, c’est qu’on puisse être amoureux ; cela nous en dit long sur la manière dont Dieu prépare l’homme à entrer au ciel ». – Moi : La purification s’opère en s’approchant de Dieu (JS 172).

Il faut se laisser émonder par l’Amour pour mieux aimer, chemin de purification, d’évangélisation de nos sens, où l’éros doit être converti en énergie pour aller à Dieu, pour aller aux autres.

Seule notre intimité avec le Père nous garde dans la transparence de l’amour, seule la quête passionnée du visage de l’Amour nous engendre à la vraie familiarité de l’amitié, signe de notre cohabitation avec Dieu, qui n’a pas craint de venir demeurer en nous, pour que nous demeurions en lui. Nous n’épuiserons jamais toute la dynamique contenue dans le verbe demeurer car, comme nous le dit Egide van Broeckhoven, cela ne signifie pas « s’enfermer dans une maison, mais y entrer et en sortir et nouer des relations personnelles » (JS 81).

Saint Jean Climaque nous a rendus attentifs à l’éveil progressif de notre sensibilité ; sous l’action de l’Esprit, elle s’affine, elle aiguise notre discernement et fait en sorte que chaque rencontre puisse être une vraie connaissance ou reconnaissance mutuelle, car Dieu « n’est pas aliénation du sensible, de l’amitié ressentie dans la sensibilité. Il en est la sursensibilisation » (JS 177).

Chantre de l’amour du Père

Loin de nous limiter dans notre vie affective, la voie de la chasteté est celle de la libération en profondeur de nos forces affectives. Elle est une invitation à aimer toujours plus, à « aimer les hommes avec une impétuosité divine, et Dieu avec une spontanéité humaine » (JA 75). Nous ne le dirons jamais assez, la chasteté n’est pas une idée abstraite, un idéal de vie, elle est relation ou elle n’est pas selon le cœur de Dieu. Renouvelée, recréée toujours à nouveau à la source du mystère trinitaire, elle veut dire aux hommes qu’il est possible de vivre un « désir de Dieu qui soit plus fort que le désir de la femme (ou de l’homme) » (JS 346). Elle veut chanter que la source ultime de l’amour et également sa fin dernière, c’est Dieu, Dieu habitant le cœur chaste et présent ainsi aux hommes dans l’amitié.

Communauté de Grandchamp
CH-2015 AREUSE, Suisse

[1Saint Jean Climaque (± 575-650), moine du Mont Sinaï, est contemporain de la « fin d’un monde ». Il fait le pont entre le monachisme du Sinaï et celui de l’Athos. Sa doctrine spirituelle nous est principalement connue par son Échelle Sainte, il nous y transmet les enseignements des premiers siècles du monachisme. A un souci constant de fidélité à l’héritage des Pères monastiques, il allie une grande liberté personnelle.

[2Jean Climaque, L’Échelle Sainte, Coll. Spiritualité orientale, 24, Bégrolle-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1978. Dans la suite de l’article, la référence à cet ouvrage sera donnée par deux nombres, le premier indiquant le « degré » de L’Échelle et le second le paragraphe dans l’édition citée, que nous reproduisons telle quelle, sauf indication contraire. Ici : 15.2 ; traduction légèrement modifiée.

[3Christos Yannaras, « Éros divin et éros humain selon saint Jean Climaque », Contacts, 21, 1969, 190.

[4Celui qui se sent appelé à vivre en « cellule » une vie monastique plus ou moins érémitique.

[5« Pourquoi donc suis-je mêlé à la boue, moi l’image de Dieu ? » (26.120). Saint Jean Climaque reprend une citation de Grégoire de Nazianze (cf. p. 341 la note « Degré 15,88 » de l’édition de Bellefontaine).

[6Ch. Yannaras, art. cité (note 3), p. 195.

[7« La chasteté rend son disciple théologien, capable de saisir les dogmes de la Trinité » (30.25).

[8Tranquillité, silence, quiétude.

[9Impassibilité envers les choses du monde due à une intimité avec Dieu. C’est l’état de celui qui n’est plus tiraillé.

[10Amour qui est le nom même de Dieu et qui, comme Dieu, ne passe pas.

[11Egide van Broeckhoven, Journal spirituel d’un jésuite en usine, Coll. Christus, 43, Desclée de Brouwer, 1976. Les références à ce livre seront données par le sigle JS suivi du numéro de la page.

[12« J’avais une perle précieuse,et Dieu m’a dit :Jette-la dans l’abîme de mon cœur.Je le fiset me sentis misérable ;car je ne connaissais pas la profondeur de l’abîmede son cœur.J’avais l’impression de tout jeter dans les ténèbres.O nuit plus aimable que l’aurore. (JA 21 ; JS 50).

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