Pauvreté évangélique en milieu africain
Vies Consacrées
N°1981-6 • Novembre 1981
| P. 343-346 |
Écrit pour le Zaïre, ce document large et précis tout ensemble peut nous rendre attentifs à la manière d’être pauvre dans nos propres pays, en ce qui regarde ces différents points : pauvreté du cœur, refus de la richesse, partage et libération des pauvres. La force d’interpellation de la dernière page ne saurait nous laisser indifférents.
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Lors de la VIIIe Assemblée Générale, tenue à Kimwenza du 26 avril au 2 mai 1981, la pauvreté évangélique en milieu africain a été le principal sujet de nos méditations. En tant que Supérieurs Majeurs du Zaïre, nous nous sommes sentis interpellés par les exigences actuelles de la pauvreté. Avec l’aide du R.P. Thaddée Matura, o.f.m. nous avons pu réfléchir sur l’enracinement biblique et l’évolution historique de cette pauvreté. Le plus important dans la vie religieuse est de suivre le Christ, et la pauvreté en est la conséquence inéluctable. C’est le fruit de nos réflexions que nous vous livrons ici espérant que vous aurez à cœur de les accueillir ; elles nous aideront à chercher les voies pratiques d’une pauvreté authentique. Ces réflexions sont regroupées en quatre points : pauvreté de cœur, refus de la richesse, partage et libération des pauvres.
Pauvreté de cœur
Heureux les pauvres de cœur
le Royaume des cieux est à eux ! (Mt 5,3).
Le pauvre ne peut faire valoir aucun titre ni auprès de Dieu ni auprès des hommes (Lc 17,7-10) ; il dépend totalement de Dieu qui seul peut sauver.
Dépendants, nous le sommes, même avec tout ce que nous avons. Nous ne pouvons rien non plus sans les autres ; d’où l’importance de l’humble écoute, de la disponibilité à recevoir et à apprendre.
Un cœur de pauvre est libre pour accueillir ses frères les hommes en toute simplicité, sans être prisonnier d’un programme ou d’un horaire. Un cœur de pauvre rend les autres heureux : une attitude de patience, de bienveillance, de miséricorde et de compréhension mutuelle apportera le bonheur dans notre propre communauté et dans la communauté apostolique où nous travaillons.
Un cœur de pauvre met sa confiance en Dieu : avec lui tout est possible. Il redonne confiance à la population comme à nous-mêmes pour lutter contre le défaitisme et le découragement. Enfin un cœur de pauvre est un cœur qui prie : avoir un cœur de pauvre est une grâce, un appel ; notre pauvreté est un besoin de Dieu qui conduit à une prière de demande, de reconnaissance et de louange.
Refus de la richesse
Mais malheureux vous les riches
Vous tenez votre consolation (Lc 6, 24).
En vérité, je vous le déclare, un riche
entrera difficilement dans le Royaume (Mt 19,23).
Face aux biens matériels, la pauvreté du cœur se manifestera en premier lieu par un refus de la richesse sous toutes ses formes : communautaire et individuelle. Ce refus de la richesse se concrétisera dans une triple démarche.
La première, négative mais purificatrice, est refus de s’enrichir, refus de toute recherche de confort dans la vie de chaque jour. Vécue communautairement, cette façon de vivre deviendra contestataire de la société de consommation.
Tout en condamnant une attitude capitaliste, notre pauvreté évangélique n’exclut pas une certaine politique de prévoyance et d’investissement pourvu qu’elle conduise à un meilleur service au profit de tous. Dans cette ligne il est nécessaire de nous former au respect du bien commun, à la gestion saine et laborieuse pour nous comporter en adultes vis-à-vis des biens matériels. On éveillera ainsi les esprits à la promotion personnelle et collective.
Aux formateurs nous demandons d’initier les jeunes religieux au sens du travail productif, tant matériel que spirituel et culturel. Ils les prépareront à assurer des responsabilités matérielles et spirituelles au sein de nos communautés, les engageant progressivement dans la gestion de l’économie.
Une deuxième démarche consistera en une vie sobre, simple et joyeuse, selon les exigences du Fondateur ou de l’esprit particulier de l’Institut. Là où c’est possible sans préjudice pour la santé, il est conseillé d’adapter son niveau de vie aux coutumes du pays et d’essayer de vivre avec des moyens fournis sur place. Une attitude de gratuité et le sens de la fête feront découvrir notre vrai cœur.
Une dernière démarche reflétera notre souci apostolique pour le salut des hommes : prêcher le message intégral et nuancé de l’évangile à tous, pauvres et riches. En particulier nous leur rappellerons sans cesse la parole de Jésus : combien il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, mais aussi combien il est néfaste à celui qui lutte pour sortir de sa pauvreté matérielle de mettre son cœur dans la richesse. Nous-mêmes, par notre exemple et en vibrant de cette même bonne nouvelle, sommes appelés à combattre, en nous et dans les autres, toute forme de cupidité.
Car, comme le disait le poète bantou,
Lorsque nous venons en ce monde,
nous n’apportons avec nous que nos cheveux,
et le placenta qui nous suit de près,
et qu’on porte aussitôt à la tombe,
afin de nous faire savoir
que nous irons aussi un jour dans la tombe,
rien qu’avec nos cheveux,
sans richesse (Daguazeme).
Partage
Ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme
et nul ne considérait comme sa propriété
l’un quelconque de ses biens ; au contraire
ils mettaient tout en commun (Ac 4,32),
pour en partager le prix entre tous,
selon les besoins de chacun (Ac 2,47).
Pour l’Africain, le consacré est d’abord et avant tout l’homme de Dieu. Tout son être et tout ce qu’il possède proviennent de Dieu. Il est aussi l’homme de tous, il se doit à tous, il doit donc donner à tous. C’est pourquoi tout le monde recourt spontanément à lui pour trouver une aide matérielle. Quand il n’a « ni or ni argent » (Ac 3,6), il peut donner ce qu’il est lui-même, son cœur, ses conseils, sa culture.
Convaincus que le bien le plus précieux que nous avons à partager c’est notre être même, notre vie, notre foi, notre prière et notre savoir, nous n’oublions pas non plus que le partage réel et effectif des biens matériels est exigé de tout disciple du Christ.
Aussi, pauvres de cœur, méfiant à l’égard des richesses, resterons-nous libres vis-à-vis de ce que nous avons reçu, souvent gratuitement, prêts à donner sans peur et même sans espoir de retour.
Nous veillerons en premier lieu à ce qu’à l’intérieur de notre propre communauté se pratique une mise en commun intégrale de tous les biens.
Conscients d’appartenir à une Église locale, nous savons que dans cette Église il y a parfois des urgences dont l’Évêque peut être juge. Nous aurons donc à cœur de nous garder disponibles pour y répondre.
Si, parmi les pauvres, il y a nos familles ou celles de nos confrères, ne pas s’en occuper est une impiété, car, dit saint Paul, celui qui ne prend pas soin des membres de sa famille est pire qu’un infidèle (1 Tm 5,8). Par rapport à nos familles il faut donc clarifier le problème et tranquilliser les consciences, les empêchant de recourir à une débrouillardise de mauvais aloi. C’est la communauté et non l’individu de sa propre initiative qui aide les familles quand elles sont dans le besoin. La congrégation pourrait faire figurer à son budget une somme destinée à ces familles.
Nos familles ne sont pas toutes pauvres. Des frères, cousins, parents par alliance et amis qui sont riches doivent apprendre à partager entre eux et avec nous. Ils peuvent nous aider individuellement, certes, mais ils devraient nous aider en tant que Congrégation ou Église locale, en espèces ou en nature. De cette façon, ils vivront aussi leur appel à la sainteté par le moyen du partage.
Il arrive que des nécessiteux nous soient envoyés à nous, leurs frères religieux, pour obtenir une aide. Nous les soulagerons de notre mieux sans distinction de famille, de clan, de tribu. Nous élargirons ainsi le cercle de notre partage.
Libération des pauvres
L’Esprit du Seigneur est sur moi...
il m’a envoyé pour annoncer la bonne
nouvelle aux pauvres, proclamer aux captifs
la libération, aux aveugles le retour à la vue,
renvoyer les opprimés en liberté (Lc 4, 18).
Libérer les pauvres n’est pas seulement une question de justice, c’est prolonger la mission de Jésus ; c’est donc notre mission : celle de tous les chrétiens, celle des religieux comme celle de l’Église entière. Celle-ci ne peut pas ne pas s’engager à lutter contre la pauvreté matérielle, contre ses causes et contre ses conséquences. L’effort accompli jusqu’à présent dans notre pays, par des religieux et les chrétiens engagés dans l’œuvre de l’éducation, de santé et de développement – expression concrète et efficace de la lutte contre la pauvreté matérielle –, fait partie intégrante de l’évangélisation. (Cf. Mgr Kaseba, dans son homélie pour la clôture de l’année du centenaire).
Si à l’avenir ces efforts ont à se traduire dans des projets moins vastes, c’est afin d’y associer davantage la population. On pourra ainsi, dans un cadre à dimensions humaines, développer le sens de la participation et de la responsabilité dans la gestion du bien commun.
Ces efforts se poursuivront en collaboration avec les autorités locales. Cependant, là où des situations d’injustice notoire existent, il faut oser les dénoncer au nom de la conscience et de l’Évangile. Nous ne pouvons le faire en vérité qu’en assurant nous-mêmes des salaires justes, et non seulement légaux, à notre personnel et à nos ouvriers.
Nous avons longuement réfléchi au problème de l’enseignement. D’après nous la situation est tellement désastreuse que nous nous posons la question : comment pouvons-nous continuer de collaborer à l’enseignement dans la situation actuelle ? Tel qu’il est conçu et pratiqué aujourd’hui, l’enseignement constitue un frein au vrai développement du pays et de plus en plus un privilège des riches qui seuls peuvent encore payer les frais scolaires qui ne cessent d’augmenter. Nous voyons difficilement comment notre collaboration dans ce domaine peut encore être œuvre d’évangélisation : elle devient contre-témoignage car elle permet, favorise, gère même une institution devenue injuste dans sa mise en pratique. Nous demandons un assainissement radical de la situation et nous souhaitons vivement y participer.
Le travail d’évangélisation en profondeur implique, en plus de l’enseignement doctrinal et de l’administration des sacrements, une conscientisation en vue d’une prise en main par chacun de son propre sort. Cette conscientisation vise la libération économique et sociale et la libération des situations injustes relevant de la coutume (par exemple : situation des veuves). Il ne faudrait pas perdre de vue non plus que la croyance persistante en des forces maléfiques (sorcellerie) bloque l’initiative et le développement.
Des religieux, poussés par l’Esprit, prononcent des paroles et adoptent un style de vie prophétiques. Sachons nous en réjouir, les encourager et éventuellement y participer. Ces paroles et ce style de vie ont aussi leur place dans la mission de l’Église, peuple de Dieu, peuple prophétique.
Conclusion
La pauvreté de cœur conduit au partage et à la libération des pauvres. Si le Christ n’a pas formellement interdit à ses disciples toute forme de richesse, il en a néanmoins vigoureusement dénoncé les dangers et, à travers les temps, les religieux ont cherché dans la pratique de la pauvreté une voie pour aller à Dieu. En ceci le Christ, pauvre, serviteur et souffrant, demeure le modèle que nous devrons toujours suivre.
Nous vous livrons ces quelques réflexions, souhaitant qu’elles vous aident à un approfondissement individuel et communautaire de la pauvreté évangélique en milieu africain.
Kimuenza, le 2 mai 1981
Les Supérieurs Majeurs du Zaïre