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« Dieu des vengeances, montre-toi ! » (Ps 94,1)

Jean-Louis Ska, s.j.

N°1981-6 Novembre 1981

| P. 353-356 |

Lue après les textes précédents, cette note les éclaire en profondeur et leur donne un relief saisissant. On y perçoit sur le vif combien c’est Dieu lui-même qui vient au secours de l’opprimé et rend justice dans un monde de violence. Il invite l’homme à en être le témoin. Et ce « Dieu des vengeances » fait justice une fois pour toutes en prenant visage d’homme : Jésus le Serviteur souffrant.

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Ce premier verset du Ps 94 contient une des expressions de l’Ancien Testament qui fait difficulté au lecteur moderne. « Vengeance », comment peut-on accoler ce mot au nom de Dieu ? Et comment réconcilier le visage du Dieu vengeur avec celui du « Seigneur miséricordieux et bienveillant, lent à la colère et plein d’amour » (Ps 103,8) ? Il y a là plus qu’une question de vocabulaire. La plupart de ceux qui méditent les psaumes aujourd’hui ne parviennent plus à intégrer dans leur monde religieux un Dieu de vengeance, et encore moins leur vient-il à l’idée de lui demander d’apparaître dans un tel rôle. On peut se poser la question de savoir pourquoi nous voulons gommer du portrait de Dieu tous les traits qui ne sont pas ceux de la douceur et de la tendresse. Mais essayons plutôt de comprendre le psaume dans son propre contexte, et la « vengeance » divine nous apparaîtra sans doute sous un autre jour.

La vengeance dont il est question ici est loin d’être le sentiment sournois qui surgit des abysses humains les plus ténébreux, qui revêt l’uniforme de l’arbitraire et de la violence la plus incontrôlée. C’est sans doute cela qui nous répugne tant. Nous ressentons une répulsion instinctive lorsqu’apparaît la bête que chaque homme cache en lui et domine tant bien que mal. Le « Dieu des vengeances » serait-il donc un Dieu qui ouvre la cage de cet animal dont on connaît trop bien les ravages ? La lecture du psaume conduit exactement à la conclusion inverse. Le « Dieu des vengeances » est celui qui empêche la violence de se donner libre cours. Non seulement il y met un frein, mais il la supprime.

Pour mieux le saisir, il est utile de lire le psaume en entier et de se demander dans quelle situation se trouve le psalmiste pour qu’il sente le besoin d’en appeler à un Dieu vengeur. En premier lieu, on s’occupera donc des adversaires mentionnés dans la prière. Qui sont-ils ? Pourquoi demande-t-on que la vengeance divine retombe sur eux ? Ensuite, on examinera la requête du psalmiste pour savoir exactement ce qu’il espère de son Dieu.

Les adversaires

La situation de l’orant, qui va nous retenir dans un premier temps, est loin d’être platonique. Il a affaire à des gens non seulement malhonnêtes, mais qui prennent plaisir à leur perversité et qui s’en vantent (v. 4). Ils font subir un sort peu enviable au peuple de Dieu (v. 5). Bien plus, ce sont des assassins purs et simples qui s’en prennent aux plus faibles (v. 6). Le cas est donc sérieux, puisqu’il s’agit de véritables criminels. Il y a eu mort d’homme et d’autres vies humaines sont en danger. Il faut sans doute insister sur ce point. Le cadre dans lequel nous méditons les psaumes, dans nos oratoires, chapelles ou églises, est loin des situations extrêmes vécues par les psalmistes. Ils ne venaient pas, la plupart du temps, se recueillir dans la paix d’un sanctuaire pour reprendre haleine loin du bruit et des soucis du quotidien. Ils n’avaient pas cette chance. Bien souvent, ils arrivaient exténués, haletants, et leurs cris étaient ceux des gens menacés par la mort. Ce n’est pas seulement un peu de calme et de réconfort qu’ils cherchaient auprès de Dieu, ils voulaient sauver leur vie ou rendre grâce d’avoir échappé à la mort. Sans doute, qu’on nous comprenne bien, cette dimension n’est pas absente de nos prières, mais elle est moins aiguë, et ce sentiment atteint rarement la densité qui est coutumière dans les psaumes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les premiers versets du Ps 69.

Mais revenons aux adversaires du Ps 94. Ils accomplissent sans sourciller des forfaits abominables. Mais ils le font, en outre, en toute bonne conscience. Dieu ne s’occupe pas de ces choses, semble-t-il. Ils pensent pouvoir agir en toute tranquillité (v. 7). Ici, le psaume amorce un tournant. Car cette pensée n’est rien de moins qu’un blasphème. C’est la souveraineté de Dieu qui est en cause, et on ne s’en prend pas impunément au Seigneur de l’univers. Il y va de l’honneur de Dieu. Le ton change. Le psalmiste adresse d’abord une série de questions aux criminels en les qualifiant de « stupides » (autre traduction : « abrutis ») et d’« esprits bornés » (v. 8). Ces adjectifs sont très forts. Ils ne correspondent pas à « idiot » ou « nigaud » ; l’erreur que commettent ces gens est volontaire ; elle ne les rend pas ridicules, elle cause littéralement leur perte (cf. par exemple, Ps 92,7-8 ; Jr 10,14-15.21). Suit alors une série de questions et d’affirmations sur le Dieu juste. Nous y reviendrons. Notons en passant que la vie du psalmiste est bien en danger (v. 17) et que le Seigneur a pu le délivrer. Une dernière note sur les adversaires doit nous retenir. Ces malfaisants ont aussi corrompu la justice (v. 20-21). Ce sont les maîtres du pays qui commettent les crimes et rendent la justice. On se rend compte de la situation désespérée dans laquelle se trouve le juste opprimé : tout recours humain est exclu. Ses bourreaux et ses juges ne font qu’un. Cela rend compréhensible le paroxysme de certaines expressions.

La requête

On vient de voir pourquoi le juste se tourne vers Dieu dans sa détresse. Qu’attend-il de lui exactement ? En quelques mots, on pourrait dire qu’il lui demande d’être lui-même, c’est-à-dire Dieu, un Dieu créateur qui gouverne ses créatures, qui entend, regarde, connaît et corrige (v. 9-11). Ou encore un Seigneur qui ne se laisse pas faire et qui ne laisse pas tout faire (v. 14). Cette attitude de Dieu, la Bible lui donne un nom : Dieu est juge (v. 2). Le rôle du juge dans l’ancien Orient est plus vaste que le domaine de la simple justice de nos sociétés modernes. « Rendre la justice » est une des premières prérogatives du chef, et du roi en particulier. Cela équivaut à peu près à ce que nous entendons aujourd’hui par « gouverner ». Le juge connaît les lois qui régissent les rapports entre les membres de la société dont il est responsable, et il doit les faire respecter. Un juge de l’ancien Orient qui laisse fleurir l’injustice perd tout de suite son autorité. Il admet en fait un autre pouvoir à côté du sien. Dans la mentalité des psalmistes, si Dieu n’agit pas contre ceux qui transgressent sa volonté au sein de son peuple (v. 5-6), il n’est plus Dieu, Seigneur et juge de la terre. Dieu ne peut se faire le complice des criminels (v. 20) sans renier son être le plus profond.

Arrivés à ce point, il nous est beaucoup plus facile de comprendre ce que signifie dans ce contexte le mot « vengeance ». Celui qui « venge » est le juge, et lui seul. Il le fait parce qu’il exerce une autorité légitime et que son devoir est de faire régner la justice. Saint Paul va dans le même sens lorsqu’il réserve la vengeance à Dieu seul (Rm 12,19, qui cite Dt 32,35). « Venger », dans ce cas, signifie intervenir contre les criminels et rétablir une situation de justice. Il faut non seulement juger, mais restaurer, réparer, éliminer les abus. Il ne s’agit pas seulement de prononcer la sentence, mais il faut encore veiller à la faire exécuter. Cela est encore du ressort du juge. La « vengeance », c’est donc en définitive l’application des décisions du juge envers un innocent qui mérite réparation. Les synonymes de « venger » sont « rétribuer » (v. 2), « rendre » (v. 23). Et finalement les impies sont anéantis par leurs propres crimes (v. 23).

L’essentiel, cependant, c’est le salut du juste et l’assurance qu’il met en son Dieu (v. 16-18.22). Cela tient une place plus importante. Dieu ne reste donc pas indifférent. Il supprime les impies et les criminels de la surface de la terre. S’il peut encore y avoir des questions, ce ne sera pas sur la légitimité de la vengeance, mais plutôt sur son mode. Ici, il faut remarquer qu’elle est entièrement remise entre les mains de Dieu. Elle ne peut donc être arbitraire, incontrôlée. Le juste juge ne peut « venger » en se montrant lui-même injuste.

En conclusion, on peut espérer que ce langage biblique sera devenu un peu plus clair et qu’on pourra désormais sans mauvaise conscience invoquer le « Dieu des vengeances », s’il est celui qui est chargé de rétablir la justice dans un monde de violence. Et notre univers, malheureusement, connaît encore bien des endroits où la seule issue du juste est de crier : « Dieu des vengeances, montre-toi ! ».

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