Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le supérieur local : sa mission apostolique

Pedro Arrupe, s.j.

N°1981-5 Septembre 1981

| P. 279-293 |

Bien souvent aujourd’hui, dans la vie concrète des communautés, des questions se posent au sujet du rôle et de la mission du supérieur local. Le Père Arrupe rappelle ici avec force que la relation autorité-obéissance dans la vie religieuse ne s’éclaire finalement qu’à la lumière de la croix du Christ. Ensuite, il approfondit quelques aspects de la mission du supérieur local : envoyer, dialoguer, discerner, coordonner, se former. Certes, l’auteur s’adresse à des Jésuites, on s’en apercevra. Il nous a semblé cependant que ce texte, moyennant les transpositions demandées par les charismes propres et les situations concrètes, pouvait aider nombre de religieuses et de religieux à situer le rôle du supérieur local dans leur vie et leur mission.

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Ce texte est un extrait de l’allocution prononcée en février dernier par le Père Arrupe devant les supérieurs locaux de son Ordre en France. L’auteur constate une certaine dévaluation de leur tâche, qui peut être explicable, mais non justifiable, comme phénomène passager ayant pour origine l’instabilité propre à toute période d’adaptation. Puis il tente une analyse des causes de cette relativisation. Il en distingue de deux types. Tout d’abord, le manque d’assimilation de valeurs nouvelles ou rénovées durant ces vingt dernières années : simplicité, pluralisme, communautés plus réduites, insertion dans un milieu ayant ses solidarités propres, remise en valeur de la personne, de la communauté, du dialogue et du discernement. Ensuite il évoque des causes ayant pour origine des changements structurels qui situent l’autorité du supérieur dans un nouveau contexte : la distinction entre supérieur et directeur d’œuvre apostolique, la cogestion ou l’association dans de grandes institutions, la coordination et la planification des œuvres. S’ajoute à cela le fait que, parfois, le supérieur local a connu une sorte d’inhibition et de passivité qui ont contribué à l’éclipse de sa fonction. Peut-être a-t-il trop cru que le gouvernement religieux résidait dans le contrôle de l’exécution des lois, alors qu’il consiste plus dans l’animation des esprits. Le texte que nous publions reprend la suite de son intervention.

L’obéissance et le mystère de la croix

Précisément en fonction de ce que je viens de dire, j’estime qu’il est d’une grande actualité et d’une grande importance de renforcer le rôle du supérieur local partout où, pour l’une des raisons que j’ai citées – et je sais très bien que je n’ai pas épuisé toutes les possibilités – s’est affaibli le concept qui y correspond ou bien l’exercice de sa mission. Et la première chose que je veux faire est d’aller à ce qui est fondamental, à l’idée sans l’acceptation de laquelle n’est pas explicable la relation autorité-obéissance ou, si l’on parle des personnes, supérieur-sujet. C’est l’idée de la « kénose » du Christ, de son obéissance, et de la croix comme une de ses manifestations les plus réelles [1]. La réalité est que le jésuite a librement choisi d’imiter et de suivre le Christ crucifié dont l’œuvre de rédemption s’accomplit dans la soumission totale de sa volonté au Père. L’obéissance n’est pas une conséquence de la croix, mais le contraire : parce qu’il a obéi, il a assumé la croix. L’obéissance se pose comme condition de la rédemption qui s’est accomplie sur la croix. D’où, par conséquent, avoir choisi d’obéir signifie s’être profondément engagé dans le mystère multiforme de la croix, et l’une de ses formes les plus concrètes est la relation autorité-obéissance.

Nous nous sommes liés au Christ et nous nous sommes voués à Dieu. Le supérieur, comme dépositaire de l’autorité religieuse, suppose toute la théologie de la « médiation », de la délégation, de la subsidiarité, qui a pour fondement la certitude que notre liberté, offerte en bloc et directement au Christ, nous revient transformée et fragmentée en actes quotidiens et concrets d’obéissance à travers une échelle d’intermédiaires – de médiateurs – dont le plus élevé est le Pape, son Vicaire, et le plus immédiat le supérieur local. Telle est la signification de l’expression ignatienne : « Le supérieur tient la place du Christ notre Seigneur » ou de celle, encore plus solennelle, « les supérieurs tiennent la place de la divine Majesté », ou encore de celle qui dit que les supérieurs ordonnent « à la place du Christ ». Car la représentation vicaire du Christ par le Souverain Pontife – et, par lui, à travers les supérieurs – n’est pas une construction canonique ou une structure conventionnelle ou une pieuse considération. Elle a au contraire pour fondement cette réalité théologique : l’œuvre salvifique du Christ doit être visible dans l’Église au sein de laquelle elle continue à agir. Pour cette raison, la participation à la continuation et à l’achèvement de la passion du Christ inclut l’imitation de l’obéissance par laquelle il nous a sauvés sur la croix. La « kénose », qui suppose souvent la soumission de la volonté propre à l’ordre du supérieur, reproduit de manière analogique, mais très vivante, la soumission du Christ au Père.

Obéir est donc se livrer au Christ obéissant et crucifié. Sans cette relation d’amour et d’offrande de soi à Jésus obéissant et, par conséquent, crucifié, le don définitif de sa volonté et de sa liberté propres serait injustifiable, et l’obéissance religieuse n’aurait aucun sens. On ne peut mieux comprendre l’obéissance qu’à la lumière glorieuse de la croix. Lumière qui, mystérieusement, peut paraître obscure soit au supérieur qui commande soit au sujet qui obéit, comme fut obscur pour le Christ son abandon à la volonté du Père. Dans une de ses expressions les plus réelles, la croix est, avec son mystère surnaturel et sa souffrance humaine, obéissance. L’autorité et l’obéissance sont comme deux aspects complémentaires de la même participation à l’offrande du Christ. Le fait même que le supérieur accepte par obéissance le service de l’autorité donne à cette autorité, chez le supérieur, un caractère explicite d’obéissance à l’égard de son propre supérieur.

Car au plan humain – que nous ne devons pas ignorer – interviennent, dans l’obéissance, les lois subtiles de la psychologie du comportement, de la relation, des affinités et des aversions. Une part de la croix du supérieur est la tension que produit l’écart entre ce qu’il est et ce que l’on attend de lui, et même ce qu’il attend de lui-même. On ne peut négliger le fait que, dans une combinaison extrêmement variée de qualités et de limitations, certaines déficiences, réelles ou supposées, de son caractère ou de ses habitudes, la sympathie ou l’antipathie qu’il suscite spontanément puissent être projetées sur sa fonction comme supérieur. Lui-même cherchera à être plus parfait, comme personne aussi, pour être mieux accepté comme supérieur, et il souffre de l’impuissance de sa propre imperfection. Même dans les cas où il peut être pleinement accepté comme compagnon, il souffre d’être moins accepté comme supérieur, par cela même qu’il se rapproche davantage du centre du mystère de la croix qui est la relation supérieur-sujet, autorité-obéissance. Et puisque le service de l’autorité doit s’exercer plus que jamais dans un contexte de dialogue et de discernement, d’amitié fraternelle dans le Seigneur et de participation, de rapprochement et de sollicitude, le jeu des relations humaines – en aucun cas supprimé par le mystère de l’obéissance – peut sensiblement intervenir dans l’exercice de l’autorité et aussi dans celui de l’obéissance.

La « Mission » du Supérieur

Je n’ai pas l’intention de traiter ici des qualités du supérieur idéal. Je relève seulement les énoncés suivants : avant tout la capacité de guider les frères en donnant lui-même l’exemple en tant que « modèle du troupeau [2] », concrètement dans sa vie contemplative comme dimension inséparable de sa fonction apostolique. Le supérieur doit être humble et fidèle dans le service, infatigable dans l’accueil, attentif au bien de chacun et au bien de tous, capable de dialoguer et de diriger ; il a l’imagination créative et est persévérant dans l’exécution. Il doit avoir un sens profond de l’Église et de la Compagnie. Presque rien ! Pour votre consolation et la mienne, j’ajoute la phrase par laquelle Ignace de Loyola, plein de sagesse et d’humanité, termine sa description des qualités du Général : « Et si manquaient quelques-unes des qualités énumérées plus haut, que ne manquent pas au moins une grande bonté et un grand amour pour la Compagnie ».

Je veux en revanche m’attarder sur quelques aspects du gouvernement du Supérieur local à travers lesquels il exerce plus formellement sa mission d’animateur apostolique de sa communauté et, quand c’est nécessaire, son autorité.

Envoyer

Dans la Compagnie, ce ne sont pas seulement les individus mais aussi les communautés comme telles qui sont apostoliques. Cela indique déjà, même étymologiquement (« apostello » = j’envoie), que la condition d’être envoyé est une composante essentielle de la communauté tout comme elle l’est pour chacun de ses membres. De son côté, la notion d’envoi suppose un agent qui n’est ni ne peut être autre que le supérieur. Chacun d’entre vous est, aux côtés du Provincial, ce supérieur. Je suis heureux de vous confirmer dans cette fonction d’« envoyer » vos compagnons. Cette fonction est au cœur même de notre vocation et – je me risque à le dire – de notre mystique. On est jésuite en voulant être envoyé, en choisissant librement la condition d’une continuelle disponibilité, parce que l’on sait qu’ainsi on imite la condition de Jésus, Fils de Dieu et « envoyé » du Père, au service duquel chacun de nous s’est engagé pour l’extension du Royaume. Le concept du supérieur est inséparable de la notion d’« envoi », du moins selon la part qui lui revient dans la hiérarchie des supérieurs. Par sa capacité d’envoyer, le supérieur, concrètement le supérieur local, participe à la représentation du Christ notre Seigneur dont saint Ignace nous parle dans les Constitutions. Plus encore : les autres fonctions par lesquelles le supérieur recherche le bien commun de sa communauté et le bien personnel de chacun de ses membres, ou par lesquelles il veille à assurer les diverses conditions nécessaires, y compris matérielles, s’orientent en réalité vers la réalisation de cette fonction principale : envoyer. Autorité et transmission de la mission sont des notions qui s’articulent l’une à l’autre. Mais le concept premier est celui de « donner mission » et il fonde le concept d’autorité. Non l’inverse.

Dans la Compagnie, cette fonction d’envoyer, comme nous le savons tous, se partage et s’exerce par capillarité, depuis le premier donneur de mission, qui est le Vicaire du Christ, en descendant par le Général aux Provinciaux, et de chacun de ceux-ci à chaque supérieur local sans solution de continuité. De telle sorte que chaque jésuite doit se considérer comme envoyé par le Christ lui-même quand lui parvient à travers le supérieur local la formulation concrète de sa mission, même si ne lui revient pas la direction de l’œuvre apostolique parce que celle-ci a son propre directeur. C’est le Provincial qui généralement confie la mission, mais c’est le supérieur local qui l’entretient – rendant présente notre condition permanente d’envoyé – et c’est lui qui veille à ce que la vie religieuse de chacun et de la communauté soit telle que cette mission puisse être menée à bien. Selon les cas, ce sera au supérieur local de concrétiser et de déterminer plus en détail la place du sujet dans la mission apostolique de la communauté, spécialement si le supérieur est en même temps le directeur de l’œuvre apostolique.

Je dois préciser qu’ainsi entendue la mission d’envoyer s’étend aussi, naturellement, aux membres de la communauté qui travaillent soit dans des institutions qui n’appartiennent pas à la Compagnie, soit hors institutions. N’est pas concevable, si l’on parle en jésuite, un apostolat acéphale qui n’a pris naissance dans aucun envoi ou qui n’est pas soutenu par lui, pratiquement soustrait à la mission apostolique globale de la communauté ou se faisant en marge du supérieur qui – sauf cas exceptionnels – doit être le supérieur local. Ne sont donc pas concevables les « auto-destinations » ainsi que la condition d’« hôtes perpétuels » dans les communautés, en indépendance fonctionnelle et/ou économique vis-à-vis du supérieur local. Dans l’exercice continu de sa mission d’envoyer, le supérieur local surmonte la tension entre unité et dispersion qui est le propre de la Compagnie. C’est une perspective dans laquelle le rôle du supérieur local doit être renforcé. Là où il y aurait l’une ou l’autre des situations que je viens d’évoquer, votre mission d’envoyer et votre obligation de faire usage de la relation autorité-obéissance qui vous définissent comme supérieurs vous interpellent. Votre responsabilité à l’égard de la mission reçue et de la communauté ne peut tolérer – si vous me permettez une expression un peu forte – de telles excroissances communautaires. Les Provinciaux doivent vous aider à ce qu’elles n’existent pas.

Dialoguer

Un des éléments qui définissent plus et mieux le type « nouveau » de supérieur à partir des années 60 est la mise en valeur de sa capacité de dialogue tant au niveau des personnes que de la consulte et de la communauté. Au niveau des personnes, la plus haute expression de ce dialogue est le compte de conscience. En ce qui concerne la communauté, ce niveau est atteint quand, les conditions requises étant remplies et compte tenu de l’importance du thème, ce dernier est abordé dans le climat et la dynamique d’un discernement authentique. Tout ceci manifeste quel type de relations personnelles, plus intimes, plus ouvertes, plus continues, doit régner entre les membres de la communauté apostolique, entre eux comme avec la tête de la communauté. On part de l’hypothèse que le dialogue est vraiment dialogue, non monologue ; et que le supérieur sait écouter et est toujours prêt à le faire, rendant favorables pour le sujet les conditions ambiantes – objectivité, calme et sérénité – dans lesquelles il peut entendre sa parole, surtout la parole la plus modeste, la parole de celui qui est plus dans le besoin.

Il est certain que dans la Compagnie seuls les jeunes en formation doivent donner à leur dialogue avec le supérieur immédiat le contenu et la signification formelle de l’authentique compte de conscience. Un tel compte de conscience ne devient pas inutile ou superflu même lorsque se tiennent régulièrement – et cela est un acquis très précieux des plus jeunes générations – des réunions de groupe et de révision de vie. Ces réunions – dans lesquelles on doit respecter le for interne de la conscience auquel seuls ont le droit d’accéder le supérieur et le confesseur – sont très utiles en elles-mêmes et constituent une excellente préparation pour le compte de conscience par la pédagogie de l’ouverture qui s’y pratique et par l’expérience vitale de foi partagée ainsi que d’union des cœurs et des esprits qui peut s’y développer. Si, comme c’est l’idéal, le supérieur assiste à ces réunions, il ouvre au jeune en formation une voie facile d’approche, en toute confiance filiale, vers celui auquel ce jeune se remet comme à un père dans le Seigneur. Un tel compte de conscience est, pour le jeune, un droit à recevoir l’aide que le supérieur ne peut lui refuser ou rendre difficile sans manquer à son devoir. Et c’est aussi une obligation, car le supérieur doit disposer des moyens prévus dans les Constitutions pour qu’il puisse répondre à sa responsabilité de promouvoir le bien de celui qui lui a été confié. Le compte de conscience est, pour le supérieur comme pour le sujet, un droit et un devoir étroitement liés.

Mais c’est aussi avec les membres de la communauté qui sont considérés comme formés que le Supérieur local doit situer sa relation avec chacun à un niveau qui rende possible le dialogue ouvert et plein de sollicitude fraternelle en ce qui concerne la mission qu’il accomplit, son encadrement spirituel et matériel, les répercussions de son travail sur sa vie, sur sa prière, sur sa santé, sur sa liberté intérieure, sur les centres particuliers d’intérêt du sujet. Tout ceci joint à un profond respect, en fonction de l’âge, du tempérament, des occupations, etc. Dans ce type de dialogue et dans les conséquences pratiques qui en découlent, se trouve l’expression concrète du caractère paternel et plein de charité qui est le propre du supérieur dans la Compagnie. C’est en même temps une des formes les plus efficaces bien que moins visibles – parce que plus profondes – de l’exercice du gouvernement. Pour cela, le supérieur local peut être réellement mieux placé que le Provincial. La capacité d’établir un dialogue aux différents niveaux est une des qualités qui doivent être expressément prises en compte par le Provincial dans la présentation qu’il fait d’un jésuite en vue du service de supérieur local.

Le dialogue prend de bien des manières des dimensions communautaires : la vie de foi et la prière commune, les réunions communautaires de révision, de planification, d’information, de commentaire et approfondissement de documents ou de thèmes d’intérêt commun, etc. Bien que sans dépasser sa compétence propre – concrètement dans les cas où le supérieur n’est pas le directeur de l’œuvre apostolique – et sans être nécessairement à chaque occasion le rapporteur ou l’animateur (j’oserais même dire qu’il ne doit pas l’être toujours, pas même dans les domaines, nécessairement limités, dans lesquels un homme peut être compétent), le rôle du supérieur est très important et il doit consacrer à cette mission tout le temps nécessaire. C’est une autre forme subtile et très efficace d’exercer sa fonction de « guide » de la communauté. Il sera souvent nécessaire que lui-même prenne l’initiative. À lui aussi il reviendra habituellement de fournir l’information opportune, et il devra pour cela commencer lui-même par être informé, en maintenant ouverts les canaux de communication avec les instances supérieures de l’Église, de la Province et de la Compagnie universelle, et en connaissant les thèmes qui ont une plus grande influence religieuse et apostolique et qui sont d’intérêt général.

Les conséquences plus immédiates et visibles de ces multiples formes de dialogue seront, entre autres, les suivantes :

  • Une plus grande charité, qui est le lien de l’union, avec une plus grande souplesse et spontanéité dans les relations interpersonnelles. Cette « union des âmes » est l’un des objectifs premiers de tout supérieur.
  • Une plus profonde et plus vitale cohésion apostolique de sa communauté comme « corps pour la mission ».
  • Un plus grand partage et une meilleure sensibilisation à l’égard de la Province, de la Compagnie et de l’Église universelle, en augmentant la conscience joyeuse de faire partie de l’« envoi » global de l’unique Seigneur au « monde entier ».

Une forme très concrète de dialogue du supérieur, extrêmement importante pour sa fonction de conduire la communauté, est celui qu’il établit avec ses consulteurs. Je ne vais pas analyser ici les sages raisons pour lesquelles les consultes sont prescrites.

Permettez-moi cette confidence : à en juger par quelques lettres d’office que je viens de recevoir, les consultes ne se tiennent pas partout selon la juste fréquence, ni avec le sérieux désirable dans la préparation, dans l’ordre du jour, ou dans le développement ou l’exécution de ce qui est décidé. Je comprends que la surcharge de travail et l’excès de réunions dans certains cas, ou, dans d’autres cas, une certaine atonie et passivité conjoncturelles, ou encore une expérience peu stimulante ont contribué à ce qu’on les néglige. Mais ce sont des explications que j’estime insuffisantes, même dans le cas où la communication à l’un des autres niveaux que j’ai précédemment signalés est bonne. La consulte est la consulte, avec des compétences qui lui sont propres. Et l’on ne peut pas accepter la théorie de sa substitution par des instances inférieures de communication bien que très utiles en elles-mêmes : commissions, groupes de travail, réunions de la communauté ou de l’œuvre pour évaluer, planifier, etc.

Discerner

J’en viens maintenant à traiter de ce qui « peut être la forme la plus élevée de l’échange communautaire et l’expression des motions de l’Esprit entre le supérieur et ses compagnons » : le discernement communautaire. Je ne vais pas non plus répéter ici sa théorie : conditions préalables, repérage du point en crise (au sens technique de l’expression), évolution et confirmation. Le discernement est un élément-clé de la fonction du gouvernement du supérieur. Et je ne fais pas seulement état du discernement compris dans son sens le plus strict, qui ne sera pas très fréquent et qui ne se réalisera que pour des affaires très concrètes et essentielles. J’inclus dans mon propos d’autres types de réunions pour l’analyse des situations, les révisions ou les planifications apostoliques, l’étude des décisions, etc., qui peuvent, et parfois doivent se dérouler dans un climat spirituel et selon un processus très proches de ceux du discernement proprement dit.

Le discernement, comme je l’ai suggéré plus haut, peut, et même doit se faire lors de circonstances spéciales, au niveau personnel. Le supérieur est une personne spécialement indiquée pour l’accompagnement en ce moment spirituel, à moins que dans le cas concret ce rôle soit rempli par un autre directeur spirituel compétent. Mais ne peut se déléguer la responsabilité finale concernant la décision par laquelle se conclut habituellement tout discernement, car cette décision n’acquiert de valeur religieuse que si elle s’insère dans le contexte autorité-obéissance inséparablement lié à la relation supérieur-sujet. Un discernement de ce type est spécialement indiqué dans les cas où le supérieur local doit adapter la mission donnée globalement par le Provincial aux circonstances locales ou la définir de manière plus précise en l’intégrant dans la mission apostolique de la communauté. C’est que « le discernement apostolique est la première tâche de tout supérieur jésuite », non seulement au niveau communautaire mais aussi comme cadre du « soin des personnes ».

Le discernement communautaire est, avec encore plus de clarté, une mission de tout premier plan pour le supérieur dans l’ensemble de ses devoirs à l’égard de la communauté comme telle. Ce qui est en jeu, c’est la vitalité apostolique de la communauté elle-même, l’efficacité de l’œuvre – ou des œuvres – dont cette communauté a été chargée. Ce n’est que dans une ambiance de discernement – quand sont remplies les conditions que l’on sait – que peuvent être menées à bien une évaluation et une option de la qualité et profondeur que requiert la nature spirituelle même de notre activité apostolique – en relation avec des éléments et des techniques humaines. D’un point de vue pratique, je désire souligner que l’initiative revient généralement au supérieur – ou qu’il doit au moins donner son accord. Quelles que soient les autres formes de dialogue déjà existantes, on peut en arriver au moment où il faut élever le dialogue ou la délibération au niveau du discernement spirituel. Mais on ne doit pas considérer cela comme un événement extraordinaire, étant donné que « la communauté jésuite est une communauté de discernement ». Ce discernement, dont la responsabilité revient au supérieur, prend une importance spécifique quand il répond à une requête des instances supérieures du gouvernement de la Compagnie comme sont la Région, la Province, l’Assistance ou le Général lui-même, avec en perspective l’adoption d’importantes mesures de gouvernement ou des mesures qui concernent l’apostolat d’une œuvre concrète ou la planification d’un ensemble.

De toutes les étapes du discernement, celle qui m’importe de souligner ici est la suivante : le rôle de décision qui vous revient. La décision finale – qui donne au discernement sa valeur comme démarche religieuse à la lumière de l’Esprit et qui confirme la validité de l’option prise – est celle du supérieur. Mais il serait illusoire de vouloir sauter d’une situation de marasme dans laquelle le courant ne passe pas entre frères au discernement communautaire. Sans un rodage préalable aux niveaux plus accessibles – communauté de foi et de vie, réunions communautaires, informations habituellement partagées, consultes restreintes et/ou élargies dans la mesure où les circonstances le conseillent ou le permettent – la communauté n’a pas le niveau spirituel nécessaire, ni, au plan humain, la dynamique de relation et de fonctionnement de groupe qui est indispensable. D’où le devoir du supérieur de travailler avec patience et persévérance dans cette direction. Car il est sûr que le discernement spirituel communautaire est très distinct d’une délibération ordinaire : il suppose en effet, humainement parlant, que ce premier niveau a été maîtrisé.

Coordonner

Une autre fonction revient aussi au supérieur local comme animateur apostolique de la communauté : celle d’assurer la coordination avec les instances supérieures de l’apostolat. Je l’ai déjà suggérée plus haut, mais je veux la définir plus explicitement car, dans une certaine mesure, c’est, depuis le Concile, une nouveauté.

Il s’agit, pour une part, de la coordination avec les plans apostoliques de la hiérarchie ecclésiastique, aux niveaux diocésain ou national en leurs divers secteurs apostoliques. Cette coordination doit se pratiquer non seulement par les communautés directement vouées au soin des âmes dans des paroisses ou non (le décret concilaire Christus Dominas (CD 34) considère ces communautés comme appartenant d’une certaine manière au clergé diocésain) ; toutes les autres aussi « doivent se sentir véritablement membres de la famille diocésaine [3] ». Le supérieur lui-même (ou celui qui nous représente dans les Conseils presbytéraux) doit être, là où il n’y aurait pas de curé ou de directeur d’œuvre auxquels revient plus directement cette fonction, l’homme qui est en relation avec l’évêque ou avec le vicaire épiscopal compétent [4]. On peut dire la même chose à l’égard des associations d’ampleur nationale, des fédérations, etc., dans lesquelles sont habituellement regroupées des institutions apostoliques consacrées à une activité bien définie : enseignement, presse, radio, œuvres d’assistance, etc. En poursuivant cette coordination et cette intégration, le supérieur exerce une part de sa mission d’animateur apostolique de sa communauté.

Il est évident que le supérieur doit avoir un lien étroit avec son Provincial et les organismes à travers lesquels le Provincial agit. La raison en est claire : « membres du corps universel de la Compagnie, les jésuites appartiennent normalement à une communauté locale dans laquelle ils sont nommés en fonction de la mission qui lui est donnée ». La fonction du supérieur n’est pas de faire écran et de séparer une telle communauté du reste du corps de la Compagnie. Au contraire, il articule la mission partielle à l’ensemble, il veille à l’union et à la coordination, il assure la fluidité de la communication et de l’information reçue et donnée. Le supérieur local ne pourra pas bien remplir son devoir s’il n’est pas très en contact avec le Provincial et avec ses délégués ou vice-provinciaux, là où il y en a. Avec le Provincial, il doit s’entretenir sur la mission des personnes (en respectant toujours, évidemment, le caractère confidentiel du compte de conscience) et sur la mission de la communauté. Il doit être disposé à participer aux réunions convoquées dans ce but et se sentir associé aux autres supérieurs locaux qui sont les collaborateurs par excellence du Provincial au plan exécutif, comme les consulteurs de Province le sont au plan du conseil. Dans ces réunions de supérieurs le sens de l’unité et de la coopération s’intensifie, des expériences s’échangent, les lignes d’action s’unifient ainsi que l’interprétation des documents, et – élément très appréciable – les difficultés de chacun se relativisent tout comme se pratique le réconfort fraternel. Sous forme de digression, je souhaite souligner l’opportunité pour un supérieur, quand il n’y est pas empêché par des raisons de santé, par la charge qu’implique le gouvernement d’une communauté très nombreuse, etc., de participer d’une manière ou d’une autre à l’œuvre apostolique de la communauté, même quand il n’en est pas le directeur. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il y travaille tellement qu’il manque à sa principale mission : être supérieur.

La formation permanente

La formation est un processus vital dans lequel l’assimilation a une énorme importance et nous savons maintenant que les étapes de l’assimilation ne supportent pas la précipitation. C’est pourquoi la formation du jésuite est lente. Mais c’est aussi pourquoi la formation ne peut jamais être considérée comme terminée ; par essence elle n’est pas acquise « une fois pour toutes » : elle reste un processus incessant d’assimilation d’éléments nouveaux et de maturation personnelle pour répondre au défi du milieu ambiant. Ainsi la formation permanente et le discernement constituent les deux piliers du renouveau apostolique de la Compagnie. La formation permanente n’est pas seulement un perfectionnement ou une mise à jour théorique, académique ou pratique qui peut s’acquérir grâce à des cours, bien que l’on puisse en suivre de très bons, qui seront souvent un point de départ nécessaire. C’est aussi et surtout un effort spirituel et intellectuel, pratique et opératoire, pour se maintenir ouvert aux nouvelles réalités, aux nécessités du monde dans lequel nous vivons tel qu’il est et non tel que nous voudrions qu’il soit. C’est entretenir sa propre capacité de transmettre la parole de Dieu aux hommes et aux femmes de ce temps, et en même temps, comme le dit saint Paul, notre capacité de nous offrir en sacrifice pour les hommes devant Dieu [5], une conversion continue.

La négligence, consciente ou inconsciente, dans laquelle quelques Supérieurs locaux ont tenu leur formation permanente a constitué l’une des causes de la perte de leur mission. Le supérieur doit veiller à rester le guide. Et pour guider, il importe de marcher devant. C’est pour cela que je dis qu’il est nécessaire que la formation permanente dans les communautés commence par la formation permanente de leur supérieur. C’est aussi la condition pour qu’il retrouve, là où ce serait nécessaire, la plénitude de sa fonction et la confirmation de son autorité. Car l’autorité, surtout l’autorité religieuse, doit donner en premier l’exemple. Dans la formation permanente sont latents un désir de dépassement et un effort en pleine cohérence avec le « davantage » ignatien.

Les ayant précédés par son exemple, il sera très facile au supérieur local d’encourager les membres de sa communauté dans cette marche sans fin qu’est la formation permanente. Ainsi non seulement il maintiendra vigoureux l’élan apostolique de la communauté, mais aussi il parviendra souvent à empêcher à temps les déclins prématurés, les inadaptations et les sous-emplois. En plus d’un cas, se mettre et se maintenir à jour permettra de conserver des œuvres apostoliques qui ne seraient pas viables sans cette rénovation. Le supérieur local doit être beaucoup plus audacieux et insistant que timide en encourageant les siens à cette rénovation et, à la mesure de ses moyens, il doit être généreux en ce qui concerne les programmes sérieux de formation.

Deux sentiments partagés

Si, à ce que je vous ai expressément recommandé – qui ne comprend d’ailleurs rien de nouveau – j’ajoute la référence à d’« autres principes de gouvernement ignatien », de grande valeur humaine et religieuse, qui constituent le dernier chapitre des Directives pour les supérieurs locaux, l’un ou l’autre pourra penser qu’il ne se sent pas à la hauteur de cette mission. Bien ! Je vous dirai franchement que je suis habitué à recevoir la confidence de pareils sentiments... que j’éprouve moi-même. Mais j’ajoute deux considérations.

Voici la première. Dans l’Esprit, tout appel est une disproportion : depuis l’appel de Jésus aux douze pêcheurs pour fonder sur eux son Église jusqu’à l’appel que chacun de nous a reçu à la sublime vocation à la Compagnie et au sacerdoce. Accepter cet appel et de plus, souvent, accepter le service comme supérieur fait partie du sacrifice lié au service du Seigneur.

La seconde : il y a certes cette protestation d’incapacité – très sincère, oui, mais pas toujours objective car je l’ai entendue de la part de supérieurs magnifiques ; il y a aussi, très souvent, la reconnaissance qu’avoir été supérieur est une des grandes grâces que beaucoup de jésuites ont reçue dans la Compagnie. Et moi-même je confirme aussi, en toute humilité et reconnaissance envers le Seigneur et mes frères dans la Compagnie, cette grande vérité. Être supérieur permet de se pencher d’un balcon privilégié sur l’intérieur du jésuite et de découvrir la grandeur et la beauté des trésors humains et spirituels qui passent souvent inaperçus de l’extérieur et qui sont aussi voilés par de petits défauts ou quelques erreurs. Quel amour pour le Seigneur, quelles valeurs, quelle bonté radicale, quel grand désir apostolique, quel sacrifice il y a dans les hommes de nos communautés, dans nos frères ! Et combien ceci aide le supérieur à mûrir et à être plus humain et plus surnaturel ! N’ayez pas de fausse pudeur à admettre que vous l’êtes et à exercer la plénitude de votre mission.

Il est clair que si la théorie est univoque, son application pratique admet l’analogie et la mesure qu’imposent les différents types de communautés : ce ne sont pas les mêmes besoins, les mêmes difficultés ni les mêmes possibilités qu’offrent une communauté de jeunes en formation, une grande institution, une communauté paroissiale ou une maison pour nos Pères et Frères du troisième âge. Mais dans toutes les communautés, étant donné qu’elles sont réunies au nom du Seigneur Jésus, c’est lui qui est au milieu de nous. C’est lui seul que nous servons. Qu’à lui soit la gloire !

Borgo S. Spirito 5 - C.P. 6139
I-00195 ROMA, Italie

[1Cf. Jn 4,34 ; 5,30 ; He 10,7-8 ; Ph 2,5-8 ; Ps 39,9 ; Perfectae caritatis 14 ; Evangelica testificatio, 23-29.

[21 P 5,3.

[3Mutuae relationes, 18 b et 37.

[4Ibid., 40-41.

[5He 5,1.

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