Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une réflexion de théologie spirituelle

Pierre Gervais, s.j.

N°1981-3 Mai 1981

| P. 159-178 |

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Il m’a été demandé d’aborder le thème de l’amitié dans la vie religieuse sous l’angle d’une théologie spirituelle. L’aborder sous cet angle, c’est déjà y présumer une réalité de l’Esprit, et concrètement, pour celui ou celle que l’amitié touche, une grâce, du moins éventuelle. C’est aussi, dès le point de départ, présupposer deux faits. Le premier : quels que soient les facteurs humains qui entrent dans la relation qui peut unir deux êtres consacrés, seule la vie religieuse est en mesure de se prononcer sur la vérité humaine et spirituelle de cette relation, tout autre point de vue demeurant en dernière instance extérieur aux réalités spirituelles en cause. Le deuxième : il faut s’attendre à ce que la vie religieuse possède déjà en elle-même tous les critères pour discerner, éprouver une telle amitié et, le cas échéant, lui donner de s’épanouir à l’intérieur du don premier et sans partage qui la constitue.

La vie consacrée

La vie religieuse s’inscrit dans un mystère d’alliance. Elle est réponse éminemment personnelle à un appel du Christ, qui engage la totalité de l’existence, corps et âme. Celui que le religieux a entendu un jour dans le silence de son cœur n’est pas seulement Dieu, principe de tout être ; c’est le Christ Jésus dans les mystères de sa vie terrestre et dans son corps transfiguré. Dans sa réponse qui s’exprime en termes d’amour préférentiel – et en ce sens exclusif –, le religieux rejoint la personne même du Christ, là où, d’un cœur chaste et sans partage, celui-ci révèle dans sa relation filiale à son Père ce qu’il est pour les hommes et au milieu d’eux. D’où le vœu de chasteté qui non seulement lie celui qui le prononce à son Seigneur, mais encore, d’une façon particulière, le configure à son mystère.

Mais dire que le religieux rencontre le Christ des Évangiles dans la lumière de sa Résurrection, c’est aussi affirmer qu’il rencontre en lui des frères. En effet, celui qui au matin de Pâques se manifeste dans son corps glorieux est précisément celui qui, en cet instant, se révèle personnellement comme le Vivant en suscitant une communauté de frères en un même Père. Nous touchons ici, bien entendu, le mystère du Christ et de l’Église. Or c’est à l’intérieur de ce mystère que se situe la vie religieuse. Ainsi, celui que le religieux rencontre et auquel il consacre sa vie d’un cœur sans partage est toujours celui qui se livre à lui en forme de communauté. Si son engagement prend sa source dans un amour préférentiel et virginal pour le Christ, l’amour qui le meut est de fait toujours porté par la communauté à laquelle le Christ l’intègre, pour s’épanouir spontanément en charité fraternelle.

Telle est la vie religieuse : don total et radical à la personne du Christ Jésus qui, par la force de l’Esprit, rend disponible et vulnérable à tous ceux que lui-même donne comme ses propres frères. Il était utile de se remettre en mémoire ces données fondamentales, avant d’aborder l’amitié, en ce qu’elle implique comme lien privilégié entre deux personnes consacrées au sein même de cette relation vivante au Christ et aux hommes qui constitue la vie religieuse. Comme don inconditionnel au Christ dans son Église, la vie religieuse a été affectivement et spirituellement comblante pour des générations d’hommes et de femmes à travers les siècles. Aujourd’hui encore, dans la radicalité de son engagement, elle est joie pour beaucoup, jusqu’au cœur de leurs fragilités humaines. Et quelles que soient les mutations culturelles auxquelles la vie consacrée est soumise aujourd’hui comme par le passé, là est l’exigence évangélique qui dans sa force libératrice sera toujours à son point de départ comme à son terme.

Qu’en est-il alors de l’amitié dans la vie religieuse ? On peut certes prendre le mot « amitié » au sens large du terme. On pense alors à ces liens multiples qui se tissent entre personnes consacrées au gré des affinités et des collaborations dans un même service du Seigneur, et qui, dans leur simplicité et leur vérité, devraient contribuer normalement à donner à la vie consacrée sa saveur évangélique. On peut aussi entendre le mot dans un sens plus précis. Il s’agit alors d’une relation privilégiée qui engage l’une par rapport à l’autre deux personnes consacrées jusque dans leur affectivité profonde.

C’est ce dernier type d’amitié dont il sera question dans les pages qui suivent. Qu’une telle amitié soit compatible avec la vie religieuse, qu’elle puisse y être reçue et vécue par certains comme réalité de l’Esprit, il n’y a pas lieu d’en douter, du moins en principe. On pourrait évoquer le Journal de l’amitié tiré des notes spirituelles d’Égide van Broeckhoven. Une grande amitié avec un confrère jésuite vient féconder la vocation religieuse d’Égide ; elle le fait entrer dans l’intimité d’amour du Dieu trinitaire, tout en lui donnant de reconnaître dans chacun de ses camarades de travail l’ami. Nous sommes là devant un fait humain et spirituel se situant non pas seulement à la périphérie, mais au coeur même de la relation d’un religieux à Dieu et aux autres.

Néanmoins, il faut bien le reconnaître, une telle expérience spirituelle ne va pas de soi. Lorsque surgit le visage de l’être aimé, celui-ci risque toujours de se superposer à celui du Christ, dans lequel le religieux s’est d’abord reconnu. En se détachant du groupe, ce visage risque toujours aussi de repousser dans l’ombre des frères et sœurs qui dans le Christ devraient habiter toute vie consacrée. L’amitié, lorsqu’elle lie de façon privilégiée deux êtres, peut donc détourner de cette liberté intérieure qui est propre à la vie religieuse ; elle peut même en briser le ressort intime. Comment savoir alors si l’amitié qui sollicite est don de l’Esprit ou finalement obstacle à sa motion ? C’est ce que nous voudrions essayer de mieux cerner, tout en nous référant à ce lien d’amitié qui peut unir homme et femme dans la vie religieuse.

La découverte de l’autre

Il ne saurait s’agir de décrire ici une amitié spirituelle. Tout ce qui en ce domaine apparaîtrait tant soit peu « modèle » à imiter ne pourrait que fourvoyer irrémédiablement. Si déjà deux itinéraires spirituels ne sont jamais identiques, combien plus en est-il de ces liens qui, à des degrés divers, peuvent unir des religieux entre eux. Pour juger de la vérité de ses sentiments et de ses affections, il n’y aura jamais d’autre mesure que celle de sa propre relation vivante à la personne du Christ. En outre, si dans la radicalité de son don la vie religieuse est déjà foncièrement comblante, comme nous l’avons dit, nous ne saurions affirmer la réalité spirituelle de l’amitié entre deux personnes consacrées qu’en reconnaissant sa gratuité à un double titre. Elle est gratuite, de cette gratuité propre à toute grâce à l’intérieur de la vocation. Elle l’est aussi, en ce sens précis qu’elle ne donne, affectivement et spirituellement, que ce que la vie religieuse, dans son projet initial, offre et donne déjà à toute personne qui s’y engage. Autrement dit, le type d’amitié auquel nous nous référons n’est pas nécessaire au plein épanouissement d’une vocation. Il ne lui ajoute aucune plus-value, ni au niveau du signe, ni à celui de sa réalité. Il est un chemin, parmi d’autres, tracé par Dieu, à l’intérieur d’un même appel. Et si ce chemin exprime à sa façon quelque chose d’essentiel à la vocation religieuse dans sa relation au mystère du Christ, il n’en reste pas moins par définition de l’ordre d’une grâce qui n’a de portée que pour celui ou celle que, dans son bon vouloir, le Christ voudrait bien rejoindre ainsi. Il ne peut donc être question ici d’un modèle auquel chacun pourrait mesurer la vérité de son engagement évangélique. Tout au plus peut-il s’agir de critères, de repères, pour situer un fait humain dans sa réalité spirituelle, à l’intérieur des limites tracées par la consécration religieuse.

Pour ce faire, nous partirons du « meilleur des cas » – celui qui, si paradoxal que cela puisse paraître, devrait aussi être le plus normal –, c’est-à-dire, de personnes qui, à travers ces difficultés qui sont le lot de tout homme, sont foncièrement « heureuses dans leur vocation ». Nombreuses sont de nos jours les occasions de rencontre entre religieux et religieuses, dans les études, la prière, le travail apostolique. Au gré de ces rencontres, deux personnes consacrées peuvent être amenées à découvrir un jour, et cela à leur étonnement, combien plus importante qu’elles n’étaient d’abord en mesure de se l’avouer est la place qu’elles tiennent dans la vie l’une de l’autre. Elles se reconnaissent tout à coup rejointes, touchées, aimées jusqu’en ce qu’elles ont d’unique et de meilleur et qui souvent était caché à leurs propres yeux. En retour s’éveillent en elles, de part et d’autre, des sentiments jusqu’alors inconnus. Elles s’aiment. En cet instant, qu’il le veuille ou non, – et alors même qu’il demeure bien ancré dans son don premier –, le cœur se sait partagé, ne serait-ce qu’en ce sens que sa présence au Seigneur, si intensifiée soit-elle, se révèle toujours plus ou moins aussi présence à l’autre, et que dans la communauté, un visage en estompe tout à coup beaucoup d’autres.

Tout lien affectif privilégié, alors même qu’il avive dans son don au Seigneur, met tôt ou tard une personne consacrée devant cette question, parfois difficile à formuler et pourtant inéluctable : jusqu’à quel point, dans le support même qu’il apporte à mon engagement religieux, ce lien d’amitié qui va s’affermissant fait-il obstacle à un amour plus grand et à une disponibilité toujours plus totale ? Alors même qu’il me rend sensible à Dieu, jusqu’à quel point voile-t-il plutôt qu’il ne me dévoile son appel ? Cette question n’est pas nécessairement le fait d’un sentiment de culpabilité plus ou moins suspecte. Elle naît bien plutôt de la délicatesse du cœur. Elle est finalement respect tout aussi bien du mystère de Dieu sur soi-même que de l’intimité de l’autre avec son Seigneur.

Deux possibilités se présentent alors. La première, on la connaît : c’est le choix de la rupture, dans le sentiment peut-être tout aussi vif que confus qu’il y a atteinte à quelque chose de fondamental. Il est bon de se rappeler ici que c’est sur un fond de rupture que se fait tout engagement dans la vie religieuse. Souvent aussi, pendant de longues années, ce ne sera que sur le mode de la rupture, constamment réaffirmée, qu’une personne consacrée pourra protester de son amour préférentiel pour le Christ et y trouver son point d’ancrage, dans l’attente patiente d’une réconciliation de tout son être en Dieu. Cette réaction « négative » peut certes être le fait d’une crainte stérile ; elle peut aussi être un signe de santé spirituelle, ouvrant au grand air de la liberté divine. Qui saurait le dire ? Là où l’affectivité est en jeu, il n’y a jamais de comportement purement transparent à soi-même. Seul Dieu qui sonde les cœurs peut saisir la portée d’un geste sous ses inévitables maladresses. C’est pourquoi toute décision de cet ordre ne peut que commander le plus grand respect, aujourd’hui comme par le passé.

Mais le fait de rompre n’est pas solution à toute tension intérieure. Appliqué de façon aveugle, le principe de la rupture peut même conduire à toutes les impasses, dans une violence inutile à soi-même qui est finalement violence à l’Esprit. Les tensions qui traversent une vie sont souvent autant de chemins, obscurs certes, empruntés par Dieu, pour faire grandir à la mesure de ce qu’il est en lui-même dans le don qu’il fait de sa propre vie.

Ainsi, dans la situation évoquée il y a un instant, les deux personnes concernées peuvent fort bien ressentir, tout aussi clairement que confusément en quelque sorte, qu’il n’y a pas motif à rupture. L’émoi maintenant ressenti n’était pas ce qui était recherché dans la rencontre. A lui seul, il ne met pas nécessairement en cause la rectitude intérieure de chacun des intéressés, celle qui était au cœur de leur fidélité de tous les jours avant qu’ils ne se rencontrent, celle aussi qui a rendu possible la rencontre, le support mutuel et la joie partagée à l’intérieur d’un appel commun. Cet émoi peut donc être considéré comme une interférence indue et non voulue. Certes, il fait un avec tout leur être. Il avive et colore leur perception de toutes choses. Il n’en reste pas moins adventice par rapport à cet essentiel qui d’abord a permis la reconnaissance mutuelle et qui en quelque sorte se trouve confirmé par elle. Bref, ce qui conforte s’avère plus fondamental que ce qui trouble. La fidélité patiente d’un chacun dans sa responsabilité solitaire devant Dieu demeure cette assise stable qui non seulement situe la tension du moment, mais encore permet déjà de la dépasser.

En ce qui regarde le moment présent, la confiance peut donc l’emporter à bon droit sur la crainte. Cette confiance n’est pas d’abord confiance en soi-même, mais en ce que Dieu a déjà fait dans la vie de l’un comme de l’autre. Quant à l’avenir, la question reste ouverte. Ce lien est-il appelé à libérer pour Dieu ou à en détourner subrepticement ? Est-il la grâce d’un moment, ou est-il appelé à marquer plus profondément sa vie religieuse ? Et si oui, sous quelle forme Dieu donnera-t-il à chacun d’être fidèle à ce qu’il a déjà mis en son cœur ? Il y a là un non-savoir qui comme tel n’a rien d’angoissant. Ce non-savoir n’est que le reflet de ce secret qui est celui de Dieu sur toute vie. Mais en même temps, ce non-savoir ouvre sur un débat intérieur, débat qui parfois pourra s’étendre sur des années, car il y va ici non pas de la solution de quelque problème ponctuel, mais du lien de toute une vie à son Dieu. Quoi qu’il en soit de son issue, pour celui qui est fidèle, ce débat intérieur ne pourra être que l’œuvre de l’Esprit. Il ne pourra se solder que dans une reprise de toute son affectivité humaine, même en ce qu’elle aurait d’obscur et de véhément, en celui que son regard a le premier croisé : le Christ dans son humanité au coeur de l’Église.

La référence au Christ

Dans un premier temps, l’amitié nouée a pu susciter l’euphorie spirituelle : joie dans le partage, confortation dans le travail apostolique, dilatation dans la prière. Dans un second temps, alors même que ces fruits spirituels demeurent, perce ce qui interfère. Pour employer une expression courante : les intéressés découvrent, de part et d’autre, et chacun selon sa sensibilité propre, qu’ils ne sont pas des anges. Ils ressentent en eux-mêmes une tension que toutes les protestations verbales à elles seules ne peuvent conjurer. Ils sont passifs de sentiments et de motions dont ils ne sont pas totalement maîtres, et qui ne sauraient être relégués à un point bien délimité d’eux-mêmes. Tout en n’y reconnaissant pas la vérité de leur vie devant Dieu dans la foi, ces sentiments n’en imprègnent pas moins la totalité de leur manière d’être. Dans la joie qui traverse leur engagement de personnes consacrées, ils touchent, et qui sait peut-être pour la première fois dans leur existence, leur pauvreté et leur dénuement.

L’homme ne rejoint vraiment le Dieu vivant qu’avec le cœur qu’il a, et non pas seulement avec celui qu’il voudrait avoir. La passivité ressentie face à ses propres sentiments ne pourra se traduire que par une passivité devant Dieu. La personne consacrée sait jusque dans sa chair son incapacité à aimer d’un amour clair et total, non seulement l’autre, mais surtout son Dieu, ce Dieu si mystérieux et pourtant, dans sa proximité, source de tout amour. « Mon cœur et ma chair crient vers le Dieu vivant », dit le psalmiste. De même, à cet instant de sa vie, c’est dans la forme et la fragilité de sa chair qu’elle se tient devant celui en qui elle a mis sa confiance, prête dans son impuissance à se laisser toucher et enseigner par celui qu’elle croyait déjà connaître et aimer.

De fait, il se pourrait qu’en ces heures, pour la première fois et dans un renversement qui marquera sa vie, quelqu’un découvre qu’avant même d’être élan de sa part vers Dieu, la prière est d’abord et foncièrement un travail de Dieu en lui et sur lui. La vulnérabilité ressentie met à découvert devant celui qui seul, en blessant, peut faire jaillir du cœur humain l’eau vive, à l’heure et à la façon qui est la sienne. La solitude consentie devant Dieu ouvre à cette parole de paix et de grâce que nul ne peut se donner à soi-même. Passive de ses sentiments, la personne consacrée se découvre ainsi, dans la foi, passive de Dieu et de son Esprit, qui seul dans le respect des personnes suscite la communion véritable. Ainsi se creuse en elle, dans la patience, cette disponibilité foncière qui permet de recevoir comme don ce que Dieu donne, et de le recevoir dans la lumière de ce don premier qui la situe devant lui : celui de sa propre vocation.

Touchée dans son être, la personne consacrée est aussi amenée à prier d’une manière plus affective. Qu’est-ce à dire, sinon que là où, avec toute son affectivité, sa vie devient prière devant Dieu pour trouver finalement son repos en lui, c’est le Christ même dans son humanité qu’elle rencontre et expérimente jusque dans sa chair, pour y être mystérieusement mais combien réellement configurée. Si la confusion des sens mise devant Dieu est communion à la passion du Christ, la pacification reçue est déjà puissance de sa Résurrection. Tous deux s’étaient déjà consacrés corps et âme à leur Seigneur. De fait, c’est lui qui, en cet instant, les rejoint jusque dans leur humanité blessée et qui, en les recréant intérieurement, se donne à eux corps et âme, dans son humanité et dans sa divinité, scellant ainsi à nouveau cet amour préférentiel, et en ce sens exclusif, qui est au cœur de leur consécration.

Rien dans cette solitude consentie devant Dieu ne dit encore le dessein de Dieu sur chacun des intéressés. Et pourtant, si l’amitié qui les lie dans l’instant l’un à l’autre peut être considérée comme grâce à l’intérieur de leur vocation respective, elle l’est déjà de par ce fruit qu’elle produit en eux, quoi qu’il en soit de sa signification ultérieure sur leurs vies.

La référence à la communauté

De soi, tout amour entre deux êtres tend à tracer autour d’eux un espace d’intimité qui les amène à se définir de plus en plus l’un par l’autre. Il exige des temps prolongés de présence l’un à l’autre. Tout tiers qui fait irruption dans cette intimité est alors ressenti, du moins dans un premier mouvement, comme un intrus. L’affection que se portent un religieux et une religieuse tendra spontanément à obéir à une même exigence, même si parfois, sous le couvert de motivations spirituelles, celle-ci peut passer inaperçue à leurs yeux.

Or l’amour que donne le Christ dans la vie religieuse – si humain et si différencié soit-il – est toujours en son principe ouverture et présence à tous. Il ne peut donc que contrer une tendance qui, comme telle, relève de l’amour conjugal. Il le fait tangiblement en opposant à l’attraction des corps la communauté et ses tâches apostoliques. Ici encore, comme dans la relation vivante au Christ, l’éclosion d’un sentiment d’affection entre deux personnes consacrées ne pourra s’éprouver que dans une redécouverte de leurs liens ecclésiaux, dans leur consistance humaine et spirituelle.

Qu’est-ce à dire ? Concrètement, que les exigences de la vie communautaire et apostolique devraient toujours prendre le pas sur un désir même légitime de présence l’un à l’autre. Savoir faire passer les attentes et les besoins de ses frères et sœurs avant ses propres projets, savoir user dans ses rapports l’un avec l’autre de la discrétion nécessaire pour éviter les tensions inutiles au sein de la communauté, savoir s’en remettre sans arrière-pensée aux exigences de sa tâche apostolique et aux dispositions des supérieurs, bref être prêt à se laisser enseigner jour après jour par des événements qui bousculent et souvent séparent, pour ne reconnaître que dans la prévenance de Dieu la mesure véritable de son affection mutuelle, voilà autant de façons de laisser se desserrer le cercle qui tendrait à se refermer sur sa propre intimité et ainsi de découvrir toujours à nouveau ce qui précisément unit l’un à l’autre : l’amour inconditionnel du Seigneur dans la présence à ses frères et sœurs en Église.

Il y a là une ascèse qui, à certains jours, sera ressentie comme une mort véritable à ce qui est le plus cher. Certains y verront d’ailleurs un motif pour récuser toute amitié privilégiée dans la vie religieuse. Celle-ci, dira-t-on, est source de tensions inutiles, et donc stériles. Et pourtant qui sait si cette tension portée dans la foi ne peut être aussi, à sa façon, le lieu d’une véritable renaissance à la communauté ?

En communauté, les frères et les sœurs n’ont toujours, dans un premier temps, que le prix de la confiance et de la présence que l’on veut bien leur accorder, même si, en retour, ils rendent au centuple. Concrètement, ce prix payé aura été ici le renoncement consenti à tel moment de légitime détente passé ensemble, à tel projet apostolique pensé en commun. Plus radicalement, il aura été cet acte de confiance en la communauté (et entendons ici non seulement la petite communauté locale, mais la congrégation religieuse et l’Église) qui seule a de fait rendu possible la rencontre à l’intérieur d’une vocation commune, et qui seule, malgré tout ce qui peut être ressenti comme incompréhensions de sa part, permet à un lien d’authentique amitié de grandir à la mesure du bon vouloir divin.

Qui sait de fait si, pour avoir appris, dans l’affection qu’elles se portent, à se reconnaître dans le respect mutuel, les personnes concernées ne seront pas davantage capables, en retour, d’une certaine qualité d’accueil et de présence à leurs frères et sœurs ? Qui sait si, dans cette liberté spirituelle qui seule les a ouvertes l’une à l’autre, elles n’auront pas un peu plus cette liberté intérieure qui donne à l’image du Christ d’être tout à tous dans la communauté ? Pour avoir été vulnérables en cela même qui leur était commun et qui était ressenti comme le plus cher, elles auront appris ainsi à s’ouvrir à tant d’autres visages que peut-être elles méconnaissaient jusqu’alors sans trop s’en rendre compte. La source toujours renouvelée de leur joie commune devient alors de plus en plus cette joie même de chacun au sein de sa communauté et de ses tâches apostoliques.

L’ouverture de conscience

Dire qu’une amitié ouvre sur la communauté et s’authentifie en elle n’implique aucunement que cette amitié soit le bien de tous. Déjà dans toute vie religieuse, il y a un mystère d’intimité avec Dieu sur lequel la communauté n’a aucun droit de regard. Qui mettrait trop facilement sur la place publique cette intimité avec Dieu ne pourrait que lui faire violence. Secret de Dieu à l’intime de soi-même, comment celle-ci pourrait-elle être livrée au regard et au jugement de tous ? Ainsi en est-il aussi de cette intimité propre à l’amitié qui lie deux êtres consacrés, d’autant que celle-ci est un bien commun dont aucun des deux ne dispose à lui seul. Lien singulier suscité par Dieu, dont la portée réelle échappe à ceux-là même qu’il unit, tout en n’entrant pas dans ces catégories sociales où les hommes se reconnaissent habituellement, comment cette amitié pourrait-elle être livrée, même aux proches, sans par trop souvent être sujette à incompréhensions ? Toute grâce est à la fois le plus fragile des biens et la plus forte des réalités. Fragile, elle l’est de par ceux qui la portent comme des vases d’argile. Forte, elle l’est de par la fidélité insondable du Dieu qui en est le garant. Une grâce grandit et fortifie l’homme intérieur dans la mesure du respect qui lui est porté.

Ce respect se mesure toujours, chez le religieux, à sa volonté de ne pas s’approprier pour soi ce qui est de Dieu. Il se mesure concrètement aussi à sa capacité de se laisser éprouver et confirmer jusque dans ses certitudes les plus intimes par la voix d’un autre, et cela précisément pour pouvoir accueillir son être et son histoire comme don de Dieu. Nous touchons ici bien entendu la question de l’ouverture de conscience. Là où l’affectivité est engagée comme dans le cas de l’amitié entre deux êtres consacrés, cette ouverture est un élément décisif, non seulement pour être foncièrement obéissant à la voix du Seigneur sur soi, mais encore pour éviter de porter atteinte à la grâce de celui (ou de celle) dans la vie duquel on est entré.

En effet, dans l’histoire de toute amitié, il est inévitable qu’il se produise des tensions momentanées, des sollicitations indues, des dérapages, dira-t-on, qui si légers qu’ils puissent paraître objectivement, ne sont pas nécessairement tels sur le moment pour ceux qu’ils affectent. Un peu d’humour et de bon sens dédramatisent bien des situations, remarquera-t-on. C’est vrai. Mais en rester à cette philosophie pratique serait méconnaître fort les réalités spirituelles en cause. Ce serait oublier que c’est là où l’amour n’est plus seulement un mot mais une réalité que l’homme touche le plus sa propre fragilité. Ce serait oublier cette évidence toute simple qu’une amitié se fait toujours « à deux », et que ce qui, à certains moments, est sans importance pour l’un peut fort bien affecter l’autre profondément. Ce serait surtout présupposer tacitement que là même où son être spirituel est en cause, un certain bon sens donne toujours de s’en sortir. Affirmé comme tel, ce présupposé serait négation de tout l’ordre spirituel. On ne dispose pas de Dieu, ni de ses voies. C’est lui qui dispose de nous et nous engage sur ses propres chemins. La marque irrécusable de ce fait, c’est qu’à certaines heures la parole qui confirme sa prévenance ne peut venir du religieux lui-même mais d’un témoin de son Église, celui que nous appelons habituellement « directeur spirituel ».

C’est donc dire l’importance que peut avoir, pour une personne consacrée, l’ouverture de conscience, surtout lorsque sa propre vie engage aussi celle d’un autre. Il se peut fort bien que l’aide du directeur spirituel soit discrète. La plupart du temps, celui-ci ne connaîtra que l’un des deux intéressés. Disons qu’en règle générale, il ne sera pas de son ressort de « consacrer » une amitié dont il n’est pas en mesure de saisir la portée réelle sur les deux intéressés ni dans le présent ni dans l’avenir. Mais en aidant celui qui s’adresse à lui à se situer dans sa relation vivante au Christ et dans son rapport à sa communauté, c’est-à-dire en le confirmant dans la grâce première de sa vocation, il authentifie déjà ce qui dans la rencontre est prévenance divine, et indirectement – ce qui est une aide précieuse – il intègre aussi dans l’Église un lien qui dans sa singularité pourrait toujours être ressenti, non sans une certaine souffrance, par les deux personnes concernées comme en marge du bien commun de la vie religieuse et de l’Église.

L’amitié comme réalité spirituelle

Arrivés à cette étape de notre réflexion, nous pourrions fort bien nous demander à juste titre : ne faut-il pas voir, dans une telle amitié entre personnes consacrées, un amour impossible ? Cette amitié n’est-elle pas soumise à des exigences qui en sont simplement la négation : amour préférentiel pour le Christ, disponibilité foncière à la communauté et à ses supérieurs, ouverture de conscience ? Que lui reste-t-il encore en propre ? J’oserais presque dire : tout.

C’est à ce point, me semble-t-il, que nous sommes en mesure de mieux cerner l’amour qui peut unir deux personnes consacrées, en ce qui le spécifie par rapport à celui qui est propre à l’amour conjugal. Cet amour ne se distingue pas du second en ce qu’il serait, lui, pur don de Dieu. Tout amour est don de Dieu et, de ce point de vue, les époux unis dans les liens du sacrement de mariage peuvent à bon droit, aussi bien que les religieux, voir dans leur union un don d’en haut, reçu et vécu à chaque instant dans sa gratuité. De même, ce qui distingue cet amour de l’amour conjugal ne consiste pas non plus en ce que le premier exclurait la sexualité, alors que le second l’engage. Dans un cas comme dans l’autre, l’amour, don d’en haut, touche les corps. Mais, et c’est peut-être ici que s’inscrit la différence fondamentale entre l’amour qui peut unir deux personnes consacrées et celui qui constitue le couple, l’amour, don d’en-haut, se symbolise dès le point de départ de façon radicalement différente, de part et d’autre, et cela précisément en ce qui regarde la relation au corps.

Au niveau du couple, l’amour qui est don d’en haut passe tout aussi bien par la force que par la fragilité de notre chair. A la suite de l’acte créateur de Dieu, cet amour est acte de confiance fondamental dans la vie, vie que les deux conjoints se communiquent mutuellement dans la remise inconditionnelle qu’ils font de l’un à l’autre, vie aussi qu’ils ne peuvent donner que l’un par l’autre. L’étreinte, dans son vœu d’abolir la distance et le temps, est tout à la fois suprême affirmation de la vie et suprême tentative d’exorciser la caducité qui s’y cache. Mais alors même que cette étreinte exprime cet absolu qui est au cœur de la création, elle ne peut jamais en elle-même contenir et garder la réalité dont elle est le vœu. Elle doit se desserrer. En se desserrant, elle donne naissance à la vie, celle de l’enfant qui advient, mais elle signe aussi une mort, celle des époux qui ne peuvent plus s’accueillir désormais que dans ce tiers qui est plus qu’eux-mêmes. À travers leur union, les conjoints ont senti passer la vie, une vie dont ils ne sont plus désormais les seuls garants, mais, dans leur fragilité même, ils ont aussi senti cette puissance de mort qui est à l’œuvre dans notre condition chamelle. Par la médiation des corps et par les détachements qui s’ensuivent, ils sont configurés à un mystère plus grand qu’eux. En obéissant dans la foi et l’amour à l’œuvre de création pour l’affirmer jusque dans sa caducité, c’est à la personne même du Christ dans son mystère de mort et de résurrection qu’ils ont accès. Que leur union ait bien à faire avec Dieu, Créateur et Sauveur, le Nouveau Testament le rappelle éloquemment, lui qui fait de cette union le signe et le sacrement de l’amour indéfectible du Christ envers son Église.

Tout autre est cet amour au cœur de l’amitié qui peut unir deux personnes consacrées. Dès le point de départ, celui-ci est vécu sur l’arrière-fond d’une relation constitutive, personnelle et préférentielle au Christ dans son mystère de mort et de résurrection. Cette relation est anticipation des temps à venir dans l’aujourd’hui de l’Église. Elle est acceptation d’une mort, celle que signe le triple vœu de religion, et dans cette mort même, affirmation tangible de cette vie nouvelle dont vit tout chrétien dans l’attente de sa manifestation définitive. Ainsi, le vœu de chasteté prononcé par le religieux n’est pas sans lien avec ce qui s’atteste dans l’union conjugale. Dans son renoncement librement consenti, il prend sur lui dès le point de départ cette caducité qui affecte et menace l’œuvre de création pour manifester jusque dans notre condition chamelle cette puissance de résurrection qui seule garde, consacre, transfigure en la conduisant à son terme, l’affirmation de vie qui est au cœur de tout amour humain. Il est pauvreté réelle et consentie dès le point de départ, pour que déjà ici-bas, dans cette pauvreté même, soit signifiée et effectuée cette communion et cette vie que le Christ nous a acquises et dont il est le garant dans sa propre résurrection. Il exprime, dans la foi et l’espérance, sous le mode de l’accomplissement, non pas seulement en paroles mais par le poids d’une vie entière, le vœu qui est au cœur de tout amour conjugal.

Ainsi, si l’amour qui porte deux personnes consacrées l’une vers l’autre touche aussi les corps, il le fera d’une façon radicalement différente de celui qui relève de l’union conjugale. Certes, les personnes concernées ne seront pas sans ressentir, même avec force, cette attraction des corps qui est une requête de la vie. Mais jamais elles ne s’y confieront : jamais elles n’accepteront que se referme sur elles, ne serait-ce qu’un instant, l’étreinte. Non pas qu’elles la déconsidèrent. Mais, dans leur détermination la plus intime, elles vivent déjà de ce qui en est le terme dans le Christ. Pour elles, et cela, elles le ressentent de tout le poids de leur existence déjà graciée dans le Christ et de tout ce que comporte leur foi en la vie, celle-ci ne peut que rester ouverte, pour que dans cet espace tangible ainsi tracé entre elles, dès le point de départ et jusque dans leur chair, puisse s’affirmer toujours à nouveau celui qui est leur espérance et leur vie, et qu’ainsi opère dès maintenant en elles la force de sa résurrection.

Chez elles, donc, nulle frustration, alors même qu’à certaines heures le renoncement consenti peut être durement ressenti. Nulle ambiguïté, alors même que le lien qui les unit n’entre pas dans les catégories sociales où les hommes se reconnaissent. Nul sentiment de s’engager dans une quelconque « troisième voie » ; elles ne forment pas un couple. Elles ne font qu’affirmer l’une par l’autre ce qui était au point de départ et ce qui demeure la détermination irrécusable de leur vocation première. Chacune vivait personnellement du Christ, avant de découvrir à son étonnement combien, vivant de lui, elle vit aussi de l’autre, mais de l’autre tel qu’il se reçoit constamment de son Dieu. Le seul fait de reconnaître sereinement dans la foi le corps de l’autre comme possession de Dieu inscrit à lui seul dans sa propre chair le moment présent comme don reçu, dans l’espérance d’une communion que Dieu seul peut opérer, et qu’il opère de fait dans le lien d’amitié qu’il instaure entre elles.

L’amour qui les unit est, dès le point de départ, amour virginal au sens où l’a toujours entendu la vie religieuse. Il touche les corps certes, mais dans le renoncement qui les affecte et qui met à découvert leur caducité, il fait ainsi entrer les personnes concernées sous un mode particulier au cœur même du mystère chrétien. L’ultime testament de l’amour et de la fidélité de Dieu envers les hommes ne s’est-il pas inscrit lui-même dans la plus fragile et la plus menacée des réalités, cette chair qu’est l’homme, devenu corps livré et sang versé du Christ ? Et n’est-ce pas dans ce corps du Christ qui devient, par la force de l’Esprit, eucharistie dans l’Église qu’est déjà signifiée et contenue jusque dans sa pauvreté la consécration et la transfiguration de notre condition chamelle ? Corps du Christ qui est aussi notre corps véritable. Corps du Christ qui, alors même qu’il assume notre propre corps jusque dans sa caducité, en fait cette communion à laquelle celui-ci ouvre, tout en ne pouvant être à lui seul le garant. Le renoncement consenti par les deux personnes concernées est, dans la foi, vive reconnaissance de l’eucharistie dans tout son réalisme « charnel » et acquiescement à travers son mystère de mort à cette communion de vie dont elle est le signe et que le Christ opère déjà dans son Église par la force de l’Esprit. Dans la fragilité et les limites du moment présent, leur renoncement effectif est affirmation d’une puissance de résurrection déjà à l’œuvre en elles, et d’une tendresse de Dieu d’où découle, dans la liberté et le respect, toute tendresse humaine.

Là est donc le lieu précis, l’eucharistie, où se noue le lien singulier qui peut unir deux personnes consacrées. Ce lien, elles auront à le vivre dans la souffrance et la joie. Elles auront aussi à se le dire, avec ces mots qui sont ceux de tout homme mais qui, en puisant à ce mystère, trouveront justesse et rectitude. Ainsi la parole échangée pourra-t-elle être pour elles une parole qui, en livrant les corps, les libère, en confiant le trouble, le dissipe, en reconnaissant la distance, unit, procurant cette pacification intérieure à laquelle tout être aspire et intégrant toujours plus dans un ordre de salut. Tout alors peut être dit. Car rien n’est gardé pour soi, mais entendu et porté en celui qui en est la source. La seule mesure de la confidence n’est que le bon plaisir de Dieu, et ce bon plaisir se vérifie à la liberté toujours retrouvée et reconfirmée de chacun dans le respect réciproque du secret de Dieu sur l’un et sur l’autre. Si désir il y a encore, il est devenu alors celui de l’Esprit : voir l’autre grandir toujours plus, en Dieu même, à la mesure de sa vocation première et se réjouir de le voir y trouver sa joie. Pour avoir accepté une mort, il leur aura été donné d’accéder dans l’Esprit à un mystère d’intimité dont elles ne disposent pas, car il est en même temps mystère de Dieu sur chacune de leurs vies.

Un même amour d’en-haut se symbolise différemment selon qu’il s’exprime dans le lien conjugal et dans l’amitié entre personnes consacrées. Le premier a une reconnaissance sociale. Le second n’en a pas, même à l’intérieur de la communauté religieuse. Il en sera toujours ainsi. Et pourtant, il y a bien là une expression authentique de cette grâce commune à tous ceux qui sont dans la vie consacrée. Plus que par le passé, il y a lieu d’y être ouvert et d’en être respectueux. Dans la formation à la vie religieuse, il n’y a pas à magnifier cette expression plus qu’à mettre en garde contre elle, à la favoriser qu’à la décourager. La discrétion sera toujours la marque de son authenticité, de même que son effacement, le signe de sa fécondité spirituelle et apostolique. Comme tel, ce lien relève beaucoup plus de ce que Dieu écrit dans les cœurs que de ce qu’il inscrit dans les structures mêmes de la vie religieuse en tant que signe des temps nouveaux.

Dans le Christ et dans l’Église

La vie religieuse a sa source dans le mystère du Christ et de l’Église, affirmions-nous au moment d’aborder le thème de l’amitié dans la vie religieuse. Or, pour décrire ce mystère d’alliance et d’intimité de l’Église à son Seigneur, l’Écriture et la Tradition ont toujours eu recours à une double affirmation : l’Église est à la fois Épouse et Corps du Christ. Épouse du Christ, l’Église l’est, au dire de saint Paul, en ce sens que le Christ l’a aimée au point de se livrer pour elle pour se la présenter resplendissante, pure et sans ride, telle une fiancée à son époux. Corps du Christ, elle l’est dans la diversité de ses membres, unis par le lien de la charité et ne formant ainsi qu’un seul corps qui est le corps du Christ. Il y a là un seul et unique mystère ; il ne peut néanmoins être approché que de l’intérieur de cette double affirmation complémentaire.

Ainsi en est-il du mystère d’alliance que constitue au sein de l’Église la vie consacrée. La vie religieuse se définit à l’intérieur d’une double référence, relation vivante à la personne du Christ qui s’exprime en termes d’amour préférentiel, relation à des frères et sœurs en communauté qui s’exprime en termes d’amour et de service fraternels. On pourrait tout aussi bien dire que la vie religieuse se comprend et se déploie à l’intérieur d’une double symbolique, celle qui l’exprime en termes de mystère d’épousailles, celle qui la fonde comme diaconie fraternelle. Or c’est précisément à l’entrecroisement de cette double symbolique que l’amitié entre deux personnes consacrées se dévoile et s’affermit dans sa réalité proprement spirituelle. Elle y renvoie comme à autant de critères de son discernement, ainsi que nous l’avons vu, mais surtout, et c’est probablement là le point le plus important, elle en jaillit comme la simple expression.

Le fait bouleversant d’être aimé et touché en son être par la présence et la confidence d’un autre, le fait aussi d’aimer en retour tout en souffrant de ne savoir aimer, bref, l’histoire de la rencontre et de l’amitié entre un homme et une femme dans la vie religieuse, ne renvoient pas seulement à un Dieu de silence au fond du cœur de chacun. Cette histoire entre deux êtres renvoie à une autre histoire d’alliance, celle d’un Dieu qui le premier a aimé, et qui, en se livrant, rejoint et touche l’homme jusque dans sa chair pour le rendre capable d’un amour qu’il ne soupçonnait pas, scellant ainsi avec lui un mystère d’intimité qu’à la suite du Cantique des Cantiques la tradition chrétienne s’est plu à décrire en termes d’épousailles. Pour rendre compte de la façon dont, par son Esprit, le Christ habite l’âme fidèle, opère en son cœur et en libère les forces vives pour se la présenter toute pure et resplendissante de l’amour qu’il a pour elle, les mystiques de tous les temps n’ont pas craint d’avoir recours aux images les plus vives relevant de la symbolique dans laquelle s’exprime l’amour conjugal. Le Christ se met à la recherche de l’âme ; en se manifestant et se dérobant tout à la fois à son regard, il avive son désir, l’éveille à sa présence, l’arrache à son sommeil pour finalement la rendre toute en lui et à lui. L’âme se trouve ainsi engagée dans un dialogue incessant, fait de reprises et d’échappées – ce que nous appelons motions intérieures –, dialogue spirituel certes, mais où déjà dans la foi le croyant se trouve transfiguré et configuré, corps et âme, dans toute l’ampleur de son affectivité, en celui qui est le tout de sa vie. Certes, cette symbolique des épousailles n’est plus celle dans laquelle le chrétien exprime sa relation vivante à Dieu aussi volontiers que par le passé. En récuser néanmoins, sinon le vocabulaire, du moins la réalité, ce serait refuser de reconnaître l’intériorité du chrétien au mystère même du lien préférentiel qui lie l’Église à son Seigneur.

Quoi qu’il en soit, cette symbolique des épousailles rappelle que l’amitié qui peut unir un homme et une femme dans la vie religieuse non seulement renvoie à un don premier et à son histoire d’alliance, mais encore en jaillit comme de sa source intarissable. Si « épousailles spirituelles » il y a, celles-ci ne se situent pas au plan du lien d’amitié ; elle relève de ce lien qui relie chacun des intéressés au Christ lui-même. Si intimité il y a, cette intimité est d’abord intimité avec le Christ. C’est l’alliance toujours renouvelée que le Christ scelle avec un chacun qui rend capable d’une alliance faite de reconnaissance et d’amour entre personnes consacrées. C’est le don qu’il suscite en se livrant d’une manière ineffable à chacun qui rend capable d’un don réciproque. Bref, c’est l’exclusive qu’implique l’amour préférentiel exigée par son propre amour qui seule fonde l’amitié entre religieux, dans sa réalité proprement spirituelle. Ce n’est donc pas en définitive l’union dans le sentiment d’une vocation commune qui renvoie à la présence de Dieu au fond de son propre cœur. Tout au contraire, c’est la vive présence du Christ à chacun qui, en retour, rend capable de présence mutuelle. C’est parce que le Christ est déjà le tout de leur cœur que deux êtres peuvent aussi, à la mesure de la grâce de Dieu et par la force de son Esprit, être tout l’un pour l’autre. L’amitié entre personnes consacrées n’a d’autre mesure que l’amitié qui d’abord unit chacune d’elles à celui qui s’est d’abord livré à elles et pour elles. Et là est la source de son constant renouvellement.

S’il y a parfois réticence à avoir recours à la symbolique des épousailles pour exprimer la relation vivante de la personne consacrée à son Seigneur, cela vient peut-être du fait que trop souvent celle-ci a été utilisée et vécue indépendamment de cette autre dimension, tout aussi constitutive de notre être chrétien, et qui est le lien de charité et de service qui, à l’intérieur de l’Église, nous fait tous fils et filles d’un même Père dans le Christ. L’une ne va pas sans l’autre en effet. Prise de façon exclusive, la symbolique des épousailles instaure dans un rapport imaginaire à la personne du Christ et enferme dans une intériorité stérile. En effet, l’humanité du Christ des Évangiles n’est jamais rejointe que dans la lumière du matin de Pâques ; sa personne, qu’en tous ceux qu’il rassemble dans le don qu’il a fait de lui-même jusqu’à la dépossession de la croix. Ainsi, pour le chrétien, le Christ c’est toujours des frères et des sœurs, dont la souffrance, la soif, la faim, sont sa propre souffrance, et dont les joies et la valeur absolue sont attestation de sa présence de ressuscité au cœur du monde. Ce n’est que dans le service désintéressé, dans une diaconie de tous les jours qui est perte de soi-même, là où le Seigneur le veut, là où il envoie, que se construit, pour le religieux, ce corps qui est son propre corps. Ainsi seulement peut grandir le consacré à la mesure de celui qui le premier s’est donné à lui. Ainsi seulement, dans le service des hommes, le chrétien se renouvelle-t-il dans son union à celui qui est toujours plus grand que lui.

Ce qui est vrai de la vie chrétienne et de la vie consacrée en général, l’est tout particulièrement de l’amitié entre deux personnes consacrées. Nous avons vu comment cette amitié ne pouvait s’éprouver et grandir que dans l’ouverture à la communauté. Ici encore, plutôt que de dire que l’amitié renvoie à la communauté comme à son support, il serait plus juste de dire qu’elle se reçoit comme un don toujours renouvelé de la communauté elle-même. De même qu’elle a sa source dans l’union personnelle et intangible de chacune des personnes concernées au Christ, de même se reçoit-elle jour après jour dans son inépuisable nouveauté du service fraternel et désintéressé de chacune d’entre elles au sein des communautés où le Seigneur les place. Ainsi la joie d’un chacun, cette joie qui unit, s’avère-t-elle en définitive la joie – toujours nouvelle – de voir l’autre en toute liberté intérieure, à travers les difficultés mais aussi les espoirs de tous les jours, servir totalement et généreusement, là même où l’obéissance le met, alors même que cette tâche et tous les liens humains qu’elle tisse les tient à distance l’un de l’autre. Cette joie, dans la distance, est déjà présence de l’un à l’autre dans le Seigneur, et présence plus vive que la simple proximité physique, là où celle-ci est rendue impossible. Et c’est cette joie qui fait de tout moment de rencontre, quel qu’il soit, un don toujours renouvelé de Dieu, riche de ce que chacun porte en Église.

Ainsi, ce qui dans un premier temps paraissait critères pour juger et éprouver l’amitié qui peut unir deux personnes consacrées s’avère-t-il en dernière instance l’âme même de cette amitié à mesure qu’elle grandit à sa véritable dimension spirituelle. Le terme « critère » pourrait toujours laisser entendre une norme extérieure qui dans son objectivité permet d’apprécier un fait humain et spirituel. Or l’amitié qui unit deux personnes consacrées n’est pas extérieure aux critères qui la mesurent. En définitive, elle n’est rien d’autre que l’amour préférentiel que chacune des personnes concernées porte à son Seigneur et que leur service désintéressé de l’Église dans l’obéissance. Leur grâce n’ajoute rien à la grâce de leur vocation religieuse ; elle réaffirme cette vocation commune à tous dans la vie consacrée. Ne lui ajoutant rien, elle ne lui est donc nullement nécessaire. Ou plutôt, si nécessité il y a, elle est celle de la liberté de l’Esprit. Elle est cette nécessité intérieure à toute grâce, dans sa gratuité et son caractère imprévisible. Nul n’a le droit de méconnaître ou de mépriser le don que Dieu lui fait. Au contraire, il se doit d’y être fidèle de toutes les forces de son être à travers la fidélité d’une vie. Mais, s’il n’a pas le droit d’en douter, il n’a par ailleurs aucun titre à s’en glorifier.

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B-1040 BRUXELLES, Belgique

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