Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une approche concrète

Jean Bouvy, s.j.

N°1981-3 Mai 1981

| P. 186-194 |

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Le sujet qui nous occupe, je voudrais l’aborder franchement au plan d’une situation concrète, avec tout le risque que comporte une entreprise aussi difficile que délicate. Que se passe-t-il lorsque l’amitié entre un homme et une femme, ayant l’un et l’autre consacré leur vie à Dieu dans la vie religieuse, prend la couleur d’une relation amoureuse ? Comment pratiquer un discernement dans cette situation vécue qui peut connaître des moments conflictuels ? Quelle peut être l’issue d’une telle relation ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais introduire mon propos par quelques remarques préliminaires.

Tout d’abord, je voudrais m’en tenir au niveau de l’expérience vécue. Amour et amitié sont deux substantifs qui dérivent du même verbe aimer. L’usage de ce verbe, dans le langage courant, distingue cependant « Je t’aime » et « Je t’aime bien ». Entre un homme et une femme, la frontière de l’amitié et de l’amour peut, à certaines heures, présenter des contours indécis. Aurait-on peur des mots ? On parlera sans peine d’amitié lorsque la relation, profonde et durable, s’établit au niveau de l’esprit, de l’intelligence, de la cordialité et de l’affection réciproque et même, tout simplement, d’un travail ensemble dans un même idéal. Dans le langage religieux, l’amour on le réserve à Dieu, d’où il reçoit toute son excellence : on l’offre universellement à tous ceux et celles que le Seigneur met sur notre chemin. Même s’il exige les plus grands sacrifices et peut combler une vie, le caractère englobant et universel de ce double commandement le distingue et, dans certains cas, le préserve de cette singularité qui apparaît dans le couple lorsque surgit cette attirance et que se forme ce lien qui n’ont d’autre raison d’être que « parce que c’est elle, parce que c’est lui ». Cet « entre-deux » qui trouve normalement son épanouissement spirituel et charnel dans le mariage, le religieux ou la religieuse est loin d’en ignorer l’existence, parce qu’il en a sans cesse le témoignage sous les yeux, à partir, le plus souvent, de sa propre famille. Il sait qu’il en est le fruit ; il le voit chez les autres, du moins dans ses effets ; mais il ne le vit pas, il ne l’éprouve pas personnellement dans son esprit et dans sa chair, parce qu’un jour, librement et consciemment, même s’il a un moment entrevu les avenues où il aurait pu le conduire, il y a renoncé à cause d’un appel du Christ. Mais qu’arrive-t-il lorsque, incidemment, se présente à lui, à elle, cette singularité de l’amour ?

En second lieu, si j’évoque certaines situations vécues, si je trace un certain parcours pour tenter de les éclairer, il serait erroné de croire que cette expérience de vie est nécessairement vécue par tous et par toutes, encore moins qu’elle serait comme le chemin obligé d’une maturation affective et spirituelle. Les circonstances de la vie ont toujours fait que, dans la vie religieuse, hommes et femmes se rencontrent, travaillent ensemble, se réconfortent mutuellement dans l’épreuve ou communient dans la joie partagée. Un homme et une femme peuvent collaborer pendant de longues années, et même à un niveau très profond de leur être, sans que s’éveille un instant l’éventualité d’une relation amoureuse. Mais les modifications apportées récemment au style de vie des religieux – l’ouverture des communautés, la mixité du travail apostolique, les changements dans l’habit et l’habitat, la facilité des déplacements, les relations plus sélectives, l’usage du tutoiement – ont été ressenties différemment : tantôt elles ont ouvert la voie à des relations plus intimes qui n’étaient pas exemptes de trouble et d’ambiguïtés ; tantôt elles ont conduit à une simplicité de rapports plus francs et plus sains. Il se peut que les religieux d’âge moyen aient été plus sensibles aux effets troublants du changement, tandis que la jeune génération, formée dans un climat plus libre, mais aussi plus responsable, aborde avec plus de naturel les situations de mixité. L’histoire récente des congrégations offre d’ailleurs des différences notables à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous savons bien que l’interrogation sur le sens du célibat consacré a été une des composantes – pas la seule – de nombreuses crises de la vocation religieuse autour des années 70. Et ce ne fut pas toujours, loin de là, une question théorique. Si nous savons que certaines de ces situations amoureuses se sont résolues par un mariage, on parle moins – et pour cause – de celles qui ont été vécues dans le secret du cœur, avec peut-être l’audience discrète d’un conseiller, sans qu’au terme de cette épreuve les partenaires renoncent aux engagements qu’ils avaient pris antérieurement. Sans ignorer que certaines « liaisons » stagnent dans un compromis douteux, on peut dire cependant que, dans plusieurs cas, l’engagement dans la vie religieuse s’en est trouvé confirmé.

En troisième lieu, je voudrais mettre l’accent sur la pratique d’un discernement au cœur de ces situations vécues et nullement généralisables. Poser quelques jalons qui ne suivent pas un ordre chronologique impératif mais offrent des repères utiles à ceux et celles qui vivraient ces situations comme à ceux et celles qui seraient appelés à apporter leur aide fraternelle. Il est propre au discernement d’apporter quelque lumière à une situation confuse, et c’est bien ce qui se passe dans le domaine des sentiments. Là où nos décisions et nos actes sont prompts à suivre les échauffements de l’imagination et de l’affectivité, la médiation de l’intelligence est plus que jamais nécessaire. Mais la raison n’a que bien peu d’empire sur la passion. Aussi est-ce à la vérité concrète de l’être qu’il faut faire appel et mettre sous cette lumière l’usage de notre liberté. On ne s’étonnera donc pas que les repères que je propose soient formulés dans un langage tout simple, comme un rappel d’évidences premières d’une psychologie universelle ; mais qu’en même temps ils aient une résonance évangélique et que ce renvoi au document majeur où nous est révélée la vérité sur l’homme fasse de cette médiation de l’intelligence un discernement spirituel. Les choix s’opèrent à des moments cruciaux. Si l’Évangile ne nous donne aucune solution toute faite à nos problèmes de vie, il nous oblige à poser les questions tranchantes auxquelles sont attendues des réponses décisives, même si dans leur mise en œuvre concrète elles doivent être assorties de nuances. Par l’image qu’il nous donne en Jésus de la totalité de l’existence, l’Évangile nous aide à ne négliger aucun aspect majeur de la vie humaine. En particulier, et pour le sujet qui nous occupe, il nous garde de l’illusion de croire qu’une amitié – ou un amour – peut d’emblée s’établir au plan spirituel sans passer par le creuset de la tentation et de l’épreuve. C’est à ces moments cruciaux que le recours à la mémoire scripturaire autant qu’à ce qui a déjà été gravé dans le cœur donnera l’intelligence de ce qui se passe en permettant de lire l’événement et d’agir dans la liberté et la vérité.

L’amour survient. Cet « entre-deux » survient dans une situation humaine apparemment tranquille et humainement solitaire. Il vient d’ailleurs, en plus, comme un toi et moi aux origines obscures, soudainement apparu dans le premier signe, souvent non verbal, d’une possible réciprocité. Survenant, il trouble. Moins par la convoitise qu’il éveille et qui demandera d’être purifiée que par l’intrusion de l’autre, inattendue, créant une situation nouvelle, ouvrant une histoire. La première réaction, toute de surprise, sera souvent : que se passe-t-il ? que m’arrive-t-il, que nous arrive-t-il ?

Qu’il réveille la conscience vague d’une fragilité ou qu’il entame une assurance soigneusement entretenue, l’amour advenant apporte en germe cette expérience qu’il est plus difficile d’être aimé que d’aimer. Or toute une formation antérieure aura peut-être mis l’accent sur le devoir d’aimer au sens actif et pluriel. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... et ton prochain ». On sait bien qu’aimer Dieu n’est possible qu’en se sachant aimé de lui. On sait qu’il a en tout l’initiative. On l’a aussi reconnu dans sa singularité personnelle, mais ce singulier par excellence, par transcendance – « plus intime à moi-même que moi-même » – est aussi la source trinitaire de l’amour universel. Quant à l’amour du prochain, ce singulier collectif, il consiste à aller vers les autres, à se faire proche d’eux, fort de sa propre assurance, les risques de l’amour du prochain étant pris sur le capital de l’amour de Dieu qui nous habite et qui, à la limite, nous invite à aimer sans retour, précisément sans attendre la réciprocité.

Voilà bien la surprise qui trouble : l’amour survenant, au passif et au singulier. Venant d’une personne qui n’est pas Dieu, me désignant moi et appelant la réciprocité, est-il en contradiction avec la vérité de mon être ou en fera-t-il jaillir les richesses endormies ? À la vue de l’ange et à ses paroles, Marie fut troublée, mais l’ange la rassura. De qui, de quoi cet autre, survenant, est-il le messager ? Il n’est pas que Dieu qui trouble quand il survient.

Le premier effet de cet amour survenant est sans doute d’exiger la clarté au point où on en est. Car, ouvrant l’histoire – quelque chose se passe –, il oblige à interroger le passé et le récit que nous nous en faisons à nous-mêmes, comme il pose des questions pour l’avenir. C’est ici et maintenant qu’un premier discernement doit se faire, avant même que cet « entre-deux » nouveau ne devienne un lien, avant que les mots qui le reconnaissent ne soient prononcés. Où est le poids tandis que s’écoule ce temps intermédiaire marqué par la surprise ? Voit-il s’accentuer le trouble, réveillant des convoitises masquées, une frustration latente, se répercutant sur l’entourage, obscurcissant la relation à Dieu ? Vient-il, au contraire, cet amour qui ne porte pas encore son nom, ouvrir par son exigence même de nouveaux espaces d’humanité et désigner celui qui nous a tous aimés le premier ? Est-il dès lors à accepter comme une grâce ou à refuser comme une dis-grâce ?

L’amour touche. Ce verbe est lourd de significations symboliques. C’est peut-être ici, à la frontière indécise de l’amitié et de l’amour, que la lucidité et le tact seront plus nécessaires que jamais. On ne joue pas avec le feu. L’amour survenant touche la personne au plus profond d’elle-même. Il la désigne du doigt dans sa singularité propre, dans ce qu’elle a d’unique, et donc à l’exclusion de tous les autres. Il touche, c’est-à-dire qu’il révèle et réveille ce qui fait cette singularité : le corps marqué par la différence sexuelle, l’esprit où s’est gravée dans la mémoire et dans le cœur la genèse de la vocation personnelle. Ce n’est plus tant la fonction sociale qui intéresse (elle peut susciter l’estime), ni les qualités de la personne qui retiennent l’attention (elles sont à la base de l’amitié), mais ce toi, vulnérable ou blessé, désirable et désiré, source de bonheur possible dans cet « entre-deux » où la faiblesse dévoilée peut rencontrer un salut offert.

La réciprocité tend à prendre la double forme de la confidence et du contact.

La confidence naît de la confiance qui rapproche les esprits et les cœurs. Le désir et le manque trouvent leur langage et ouvrent à une re-connaissance de soi sous le regard attentif de l’autre. Des choses se diront ou s’entendront dire qui n’ont jamais été dites à personne et qu’on ne s’est peut-être jamais dites à soi-même. Il en peut jaillir une prière, un pardon. Mais l’histoire qui se tisse se raconte difficilement à qui ne l’a pas vécue. Elle s’entoure de discrétion quand elle ne s’enferme pas dans le secret. Le discernement spirituel peut être gêné par le propos plus ou moins délibéré du « tiers exclus ». Tout le réseau des relations antérieures peut se trouver remodelé par rapport à cet « entre-deux » survenu. La représentation de Dieu aussi.

Le contact cherche à réduire l’espace entre les deux partenaires et, en chacun d’eux, la distance entre l’esprit et le corps. Voir, entendre ne semblent plus suffire. Le toucher assure la présence immédiate et rassure. Le désir de prendre rencontre le besoin d’être compris. L’amour, en touchant, veut s’inscrire dans la sensibilité ; le désir de l’autre imprime la trace de son passage ; en touchant ce qu’il y a de plus vulnérable, il s’offre comme sauveur.

Préludes normaux de la démarche amoureuse, la confidence et le contact ne peuvent éluder la question fondamentale sur l’identité des partenaires, à moins qu’ils ne s’abîment dans le plaisir immédiat. Qui es-tu, toi ? Il n’est pas rare que la première attirance et le premier rapprochement aient eu pour cause l’admiration pour cette vocation par Dieu qui a fait l’autre tel qu’il est. Comment dès lors se situer l’un vis-à-vis de l’autre sans que soit touchée dans sa vérité même cette relation à Dieu, elle aussi très singulière ?

Un discernement est nécessaire. Il est d’autant plus difficile et délicat que se trouvent concernées toutes les harmoniques de la personnalité et la vocation intime de chacun. Il ne sera exempt ni de combat intérieur, ni même de conflit entre les partenaires.

N’en appelons pas trop vite à la « jalousie de Dieu ». Cet anthropomorphisme, malgré ses attaches bibliques, a égaré plusieurs explications du mystère de la rédemption. Dieu n’est pas un des trois partenaires du triangle romanesque où l’amant risque de tuer le mari. Il n’est pas non plus Othello.

« Qui m’a touché ? » disait Jésus lorsque la Chananéenne s’est approchée de lui. « Ne me touche pas, va vers mes frères », dira-t-il le matin de Pâques à Marie de Magdala.

Cet « entre-deux » où chacun se trouve personnellement concerné est-il un lieu de vérité d’où sortira renforcée la consécration première par la médiation de l’autre, dans la reconnaissance commune de celui dont chacun a fait l’axe de sa vie ? Ou, au contraire, un lieu d’illusion qu’entretient la ruse de l’adversaire ? Lieu de salut ou de perte ? Nous sommes au cœur du combat spirituel.

Ce lien qui se tisse entre deux personnes les retient-il d’« aller vers les frères » ou, au contraire, les unit-il pour un plus grand service ?

Dans le refus d’aller plus loin dans les gestes de l’amour, il peut y avoir beaucoup d’amour. La pauvreté voulue de l’expression charnelle du toucher, toujours tenté de s’approprier et d’enfermer, renvoie à la radicale distinction des personnes. Ce peut être la grâce de ce moment, le salut offert, que de ramener à la contemplation dans le respect, à l’écoute de la parole, surtout de la parole donnée. C’est sur celle-ci que se fonde le lien de l’amitié. Accepter la précarité de cette relation par le refus de posséder l’autre, c’est aussi la fonder sur la commune appartenance à Dieu qui habite l’esprit, le cœur et le corps.

Entre la mémoire qui recueille et médite l’expérience et l’espérance tendue vers la fin, voici le temps intermédiaire, l’endurance dans la durée. Elle n’a rien de stoïcien, encore moins de masochiste. Elle est une souffrance reçue, porteuse de vie, comme celle de la femme qui enfante. Elle est prière : proposition d’un désir inassouvi, qui ne sera jamais comblé que par celui qui, tout en étant venu, doit toujours advenir.

L’amour fait mourir. Qu’il soit passion ou Passion, l’amour est confronté à la mort. Il ne s’agit ni de meurtre ni de suicide, encore que ceux-ci appartiennent bien souvent au drame des passions. Mais de la mort à soi-même impliquée dans tout choix.

« J’ai désiré d’un grand amour manger cette Pâque avec vous avant de souffrir... Voici mon corps livré pour vous ». « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».

La relation amoureuse ne peut esquiver le choix décisif entre le cœur à cœur et/ou le corps à corps. Ou bien c’est l’acceptation de la conjugalité, avec ce qu’elle aura de renoncement quotidien, jusque dans le plaisir même, créant ce lien que les époux savent devoir se défaire un jour par la mort de l’un d’eux, à moins que ne subsiste, plus fort que la mort, ce consentement des personnes dont l’Église a fait un sacrement. Ou bien c’est la mort, dès maintenant, à l’expression corporelle, sensiblement gratifiante, de l’amour et à l’expérience de fécondité incluse dans le lien.

Donner la vie à ceux qu’on aime ; donner sa vie pour ceux qu’on aime : le premier est impossible sans le second, mais le second est possible sans le premier. Mourir pour que les autres aient la vie : il y a là un paradoxe et même un scandale que seule la mort de Jésus éclaire. « Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible ». Qu’il s’agisse du mariage ou du célibat, c’est la même attitude de foi qui est requise et c’est de l’un et l’autre qu’il est question dans le chapitre 19 de saint Matthieu dont cette parole de Jésus est tirée.

Vivre l’amour sans la hantise constante des preuves de l’amour, c’est peut-être une des expressions de la vie de foi qui anime la chasteté aussi nécessaire dans le mariage que dans le célibat. C’est vivre un amour sur parole, sur une parole donnée et qui demeure, même quand la présence se creuse d’absence. Les paroles eucharistiques de Jésus disent la présence de cet amour sans réserve, jusqu’au bout, dans le corps livré, perdu. C’est cela donner sa vie : à l’exemple d’un seul, la mettre à la disposition de tous.

Le discernement ne peut trouver ici que sa confirmation par l’épreuve. « Il les aima jusqu’au bout ». L’amour se déploie en condition de service assumé ensemble à la suite du Serviteur.

L’amour fait vivre. Mort et vie sont tellement conjointes dans la dynamique de la foi qu’on ne peut parler de l’une sans l’autre. Mais ce n’est pas en édulcorant la mort qu’on parlera mieux de la vie. La résurrection de Jésus, la vie éternelle et la joie qu’elle apporte ne sont accessibles qu’au travers de la réalité de sa mort librement acceptée et subie. Cette passion était nécessaire (« ne fallait-il pas... ») pour que la vie soit manifestée, partagée, et que l’Esprit soit donné. Ainsi en va-t-il de la vie spirituelle. Si le célibat consacré témoigne des réalités eschatologiques, c’est au terme d’un parcours qui traverse, à un niveau plus ou moins profond, l’éventualité de la conjugalité. Il est autant un après qu’un avant. L’expérience surprenante d’être aimé, d’être touché par cet amour, d’accepter d’être mortifié par lui (« qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Lc 9,24) peut aider non seulement à reconnaître le Seigneur, mais à être envoyé par lui à ses frères. L’amour des autres, au sens actif et pluriel, qui risquait autrefois de se perdre dans les généralités, peut devenir l’amour de chacun en particulier, de quiconque en ce monde attend que lui soit manifesté au travers d’une médiation humaine l’amour singulier que lui porte le Dieu invisible. L’expérience d’une amitié singulière peut apporter ce surcroît d’humanité qui a désormais son unique référence à celle du Christ à condition que soit déployé tout son évangile, de l’incarnation à l’ascension. On ne peut pas brûler les étapes. Le choix dès lors n’est plus entre Dieu Sauveur et l’homme (ou la femme) sauveur. Cette concurrence, qui a pu apparaître comme un moment conflictuel, est dépassée dans la seigneurie même du Christ qui ne nous appelle plus ses serviteurs mais ses amis (Jn 15,15).

Et l’on découvre alors toute la profondeur de l’amitié qui concerne autant les époux que ceux qui, au nom du Christ, ont choisi le célibat. Car Dieu continue à avoir besoin des hommes pour continuer son œuvre. Le tout est de savoir quelle situation humaine (conjugalité ou célibat) est, pour chacun en particulier, médiatrice du salut et de la grâce. La transcendance même de Dieu le rend présent au plus intime de chaque personne et au cœur de toute situation. Le choix vrai qui libère est celui qui reconnaît un appel singulier à le suivre. La conjugalité – dans l’expression chrétienne du mariage – est, à sa manière, sinon une « suite du Christ » au sens fort et radical que la tradition a attaché à ce terme, du moins une « imitation du Christ » à laquelle l’amour humain devra sans cesse se mesurer (Ép 5,25). C’est à ce même absolu que le célibat religieux se réfère, par une voie différente, librement choisie, marquée par la préférence confessée pour celle que le Christ a choisie pour lui-même sous le regard du Père.

La force de l’Évangile est de nous remettre sans cesse sous les yeux la totalité du parcours suivi par le Christ dans notre histoire humaine. Il nous enseigne aussi le cheminement des disciples qui, saisis par un appel premier, ont dû recevoir du Seigneur, au fil des jours, la purification et la confirmation de leur foi.

Pour nous aussi, c’est l’amour du Christ – l’amour qu’il nous porte et celui qu’il éveille en nous pour lui – qui ne devrait cesser de nous surprendre, qui nous touche au plus profond de notre affectivité et de notre sensibilité, qui nous fait mourir à toute forme de repliement sur nous-mêmes et qui nous fait vivre pour Dieu et pour les autres.

C’est l’apprentissage de toute une vie. Il ne se fait pas seulement dans la prière et dans les livres mais au travers des événements, des rencontres, de tout ce qui survient dans notre histoire. La consécration à Dieu qui nous fait tendre dès maintenant vers la fin de l’histoire – le royaume des temps eschatologiques – se vit dans le quotidien de l’existence qui nous trouve vulnérables et forts, humbles et pénétrés d’action de grâces.

La référence constante au déploiement de l’histoire du Christ permet à chacun de reconnaître « le point où il en est ». Celui qui nous a saisis dès l’origine peut nous faire voir, grâce à la chaleur lumineuse de sa présence, dans tout être humain qu’il met sur notre route un don appelant un autre don dans ce « merveilleux échange » qu’est l’amitié. Dès lors, une affection singulière, mais dépouillée de tout exclusivisme et dégagée d’une pseudo-conjugalité où elle aurait été tentée un moment de s’enfermer, peut prendre une qualité toute spéciale, infiniment précieuse. Alors c’est de Dieu même que l’on reçoit tel frère, telle sœur, et beaucoup d’autres, qui seront aimés sans ambiguïté, à l’intérieur même de notre consécration.

L’amitié humaine épouse alors le mouvement même qui est celui de l’amour du Christ. Il inspirera les attitudes intérieures et extérieures qui s’imposent « au point où on en est » sur le chemin de la véritable amitié. L’aide fraternelle d’un conseiller sera souvent très opportune pour éviter les illusions ou les égarements, calmer les peurs, faciliter les renoncements.

Tantôt il conviendra de ne pas manifester à l’autre la nature de l’attachement qu’on lui porte et de laisser mûrir ou s’effacer un sentiment amoureux encore trop lié à une sensibilité naïve et peu expérimentée. Tantôt il faudra reconnaître dans la vérité l’incompatibilité de telle relation avec un projet de vie librement assumé. Ou bien il faudra prendre quelque distance, dans le respect de l’autre et de soi-même, pour retrouver, sous le regard de Dieu, la profondeur et l’horizon d’une vocation première qui n’a pas encore livré toutes ses exigences concrètes. Ou bien encore, c’est en ouvrant largement à d’autres les richesses partagées que l’amitié progressera, en s’incorporant davantage dans la communauté chrétienne. Ainsi sera mise à la disposition de tous la joie d’une amitié qu’on sait ne pas avoir été reçue sans souffrance, mais qu’on ne peut plus désormais retenir pour soi seul : « Ne me retiens pas, va vers mes frères... »

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