« Quittant tout, ils le suivirent » (Lc 5,11)
Bertrand Rollin, o.s.b.
N°1981-2 • Mars 1981
| P. 104-115 |
Comment la vie religieuse, telle que nous la voyons aujourd’hui, se rattache-t-elle à l’Évangile ? Inutile de chercher une réponse dans des textes ou des événements précis. Mais n’y a-t-il pas un fait, une expérience évangélique globale capable de nous éclairer ? Alors que beaucoup sont invités par Jésus à le suivre et à vivre les Béatitudes en demeurant dans leur situation antérieure, certains sont appelés à le suivre dans la « forme de vie » qu’il a lui-même adoptée depuis le début de sa vie publique. Ils quittent alors leur état de vie précédent pour une manière de vivre appelée à être signe d’autre chose, geste prophétique. Quel sens ce geste a-t-il pour l’existence humaine ? Quelle réalité est-il appelé à manifester ? C’est ce que l’auteur s’efforce de montrer dans ces pages.
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Dès les origines les plus lointaines de l’Église, autant que nos connaissances nous permettent d’en juger, il y eut des hommes et des femmes qui choisirent de quitter la vie du monde pour vivre l’Évangile avec une radicalité particulière, soit en s’engageant dans le célibat, soit en se dépouillant de tous leurs biens, soit en se retirant dans les solitudes, soit en se rassemblant en communauté intégrale de vie, soit encore en cumulant tous ces aspects partiels. L’histoire en est complexe et passionnante. Ils ont donné naissance à ce que l’on a appelé par la suite la « vie religieuse », terme d’ailleurs assez peu satisfaisant.
Depuis ces origines, cette forme de vie, infiniment variée dans ses réalisations, est devenue un fait d’Église. Partout où celle-ci s’est implantée, la vie religieuse est apparue plus ou moins rapidement. Malgré les difficultés rencontrées, malgré les persécutions de toutes sortes, elle a exercé une influence prépondérante sur le développement de la vie ecclésiale dans tous les domaines : évangélisation, spiritualité, recherche doctrinale... Et cependant elle a toujours fait question, même dans l’Église [1]. Périodiquement, elle a été critiquée, mise en demeure de s’expliquer. Souvent, au cours des siècles, les religieux et les religieuses ont dû rendre compte de leur genre de vie. Pour leur propre besoin spirituel d’ailleurs, cette réflexion était nécessaire. La vie religieuse est née de l’expérience, non d’une réflexion théologique ou d’une argumentation exégétique. Elle a d’abord été vécue spirituellement, et ensuite seulement elle a été réfléchie.
La vie religieuse est-elle enracinée dans l’Évangile ?
À travers toutes les explications données, à travers même les critiques qui lui sont faites, une constante se manifeste clairement : aux yeux des religieux eux-mêmes, aux yeux des chrétiens dans leur ensemble et même en quelque sorte aux yeux de « ceux du dehors », la vie religieuse apparaît comme un témoignage directement porté à l’Évangile.
La question se pose alors : comment la vie religieuse, telle que nous la voyons aujourd’hui, se rattache-t-elle à l’Évangile ?
Telle est la question à laquelle ont voulu répondre tous les efforts de justification de la vie religieuse. Des réponses successives ont été données : « Jusqu’ici... la tradition s’est arrêtée... à une lecture assez littérale de l’Écriture. Elle a désiré trouver dans les textes révélés l’analogue d’une institution par Jésus ou découvrir la phrase qui serait l’équivalent de ce qu’est pour le mariage la phrase de la Genèse reprise par Paul et Matthieu. Parfois elle a même cherché l’événement spécial auquel elle pourrait se rattacher [2] ». Ces tâtonnements n’ont pas été inutiles. Ils ont peu à peu fait émerger les textes et les paroles du Seigneur autour desquels s’est cristallisée la réflexion théologique. Certaines de ces références cependant n’ont pas entièrement résisté à une approche moderne plus critique. Elles ne suffisent plus à elles seules à fonder la vie religieuse, comme par exemple la description de la première communauté à Jérusalem (Ac 2,42 sv.) ou l’appel du riche (Mt 19,21). Une de ces références cependant se dégage à travers toute la tradition comme déterminante du genre de vie qui a donné naissance à la vocation religieuse. Beaucoup plus qu’une citation précise, il s’agit d’un fait évangélique global, qu’on a appelé la « suite du Christ (sequela Christi) ». Relue aujourd’hui dans une approche plus existentielle, à la lumière de ce qui a été vécu depuis des siècles, cette référence globale reste riche d’enseignements. Au-delà des mots et d’une écoute trop littérale, mais en passant toujours par le texte, il est nécessaire de retrouver l’expérience humaine qu’elle rapporte. Telle en effet que les textes la font percevoir, cette expérience rejoint des données universelles de la condition humaine, c’est pourquoi elle reste pour nous une « parole » de Dieu [3].
Suivre Jésus sur le chemin des Béatitudes
Jésus ne prêche pas deux évangiles différents. Aucune trace d’ésotérisme dans sa prédication. Dès son premier discours, tel que Matthieu le rapporte, il livre la totalité de son message. Celui-ci est tout entier contenu dans les Béatitudes. Du point de vue de la perfection évangélique, il n’y a rien au-dessus d’elles. Les paroles et les gestes de Jésus ne feront qu’en expliciter les richesses ; rien n’y sera à proprement parler ajouté. En entraînant « à sa suite » sur cette voie des Béatitudes, Jésus fera cependant entrer toujours davantage dans la révélation du mystère, de son propre mystère. Ce sont donc tous ses disciples qui sont appelés à « le suivre » sur ce chemin de la perfection évangélique. Pour tous, il est « la voie, la vérité, la vie ».
Cet appel à le suivre, malgré toutes ses exigences internes, n’est ordinairement accompagné d’aucune invitation spéciale, à plus forte raison d’aucun ordre particulier. Ceux qui l’entendent restent dans l’état qui est le leur. Ce sera même plus tard un des leitmotive de Paul aux nouveaux convertis : « Que chacun vive selon la condition que le Seigneur lui a donnée en partage et dans laquelle il se trouvait quand le Seigneur l’a appelé » (1 Co 7,17 sv.). Il semble bien, au travers des textes évangéliques, et sans durcir cette interprétation, que nombre de disciples fervents de Jésus ont continué la vie qui était la leur dans leur situation propre, même après avoir reçu la Parole. Parmi eux, il y a ses amis de cœur, Lazare et ses sœurs, par exemple, d’une position sociale sans doute aisée ; il y a des convertis notoires, comme Zachée qui, s’il dorme la moitié de ses biens aux pauvres, conserve l’autre moitié (et on peut la supposer substantielle) ; il y a des miraculés, comme le Gérasénien à qui Jésus demande explicitement de rester dans son pays. On peut aussi nommer Nicodème ou Joseph d’Arimathie, peut-être encore le propriétaire du cénacle où Jésus célébra sa dernière Pâque. Il est possible aussi de se demander d’où venaient ces 72 disciples que Jésus envoie pour une brève mission à travers le pays (Lc 10) et les 120 « frères » qui participèrent à l’élection de Matthias, avant la Pentecôte (Ac 1,15). Même symboliques, ces chiffres ne sont pas sans fondements. Il est plus difficile d’évoquer la situation de sa Mère après son départ. Sans rien édulcorer donc de son message pour eux, sans témoignage d’un moindre amour envers eux ou d’une moins grande confiance, Jésus les laisse seulement face à sa Parole. C’est elle qui, peu à peu, dans la mesure où ils s’y ouvriront, transformera leur vie.
Suivre Jésus dans la « forme de vie » qui est la sienne
Mais il n’agit pas ainsi avec tous. Avec d’autres il agit autrement. Très vite un clivage apparaît parmi ses disciples, clivage dont les frontières ne sont pas toujours très nettes, mais qu’il est impossible de gommer des récits évangéliques [4]. A certains de ses disciples, Jésus lance un appel à « le suivre » qui prend un autre sens, un sens très particulier qu’il n’a pas pour tous, un sens beaucoup plus précis : il s’agit de le suivre dans la « forme de vie » qu’il a adoptée depuis le début de sa vie publique. Il leur demande de le suivre sur les routes de Galilée, sans lieu où reposer la tête (Lc 9,58), vivant de l’aide bénévole apportée par d’autres (Lc 8,3), rompant ainsi avec leurs relations et le mode de vie antérieur. Ce bouleversement de leur genre de vie, Jésus le demande à Pierre et à André, aux fils de Zébédée et à ceux dont il fera des apôtres. Mais il le demande aussi à d’autres, comme l’indiquent certains textes de Luc en particulier (8,1-3 ; 9,57-61...), sur lesquels il faudra revenir. Parfois, l’appel de Jésus fut un échec : on nous parle d’un homme riche qui refusa de le suivre sur ce chemin hasardeux (Mt 19,22).
Or, en invitant certains à « le suivre » ainsi, Jésus ne leur demande pas autre chose que de refaire à leur tour le geste que lui-même a posé un jour. Quand il eut « environ trente ans », d’après Luc (3,23), il changea radicalement d’état de vie, au point que les siens ne le comprirent pas et voulurent le ramener à une manière de faire plus commune (Mc 3,21). Jusque là, il avait vécu dans son village, inséré dans sa communauté naturelle et dans toutes les relations humaines normales qu’un homme entretient avec son entourage familial, professionnel, social, religieux, etc. Un jour, il s’est arraché à cette insertion, « il a tout quitté », travail, mère, concitoyens... [5]. Et c’est le même geste auquel il invite quelques-uns de ses disciples. Pierre le lui rappellera un jour : « Nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi » (Mt 19,27).
Mais ce geste ne prend tout son sens que resitué dans le contexte total de la vie de Jésus et, plus globalement encore, dans une perspective biblique.
À Nazareth, pendant trente ans, Jésus a vécu pleinement. Les évangélistes sont peu diserts à ce sujet. Luc souligne seulement à deux reprises que Jésus y a mûri comme tous les hommes, passant par les stades de l’enfance et de l’adolescence (Lc 2, 40 et 52). Sa prédication est le fruit de cette lente maturation humaine à la lumière des Écritures. L’Évangile qu’il va prêcher aux foules, il l’a d’abord vécu lui-même, dans ces conditions de vie que connaissent ses auditeurs, c’est-à-dire dans le cadre de vie d’un homme ordinaire, inséré professionnellement et engagé dans les relations et les solidarités habituelles. Un des traits dominants de notre époque chrétienne est justement d’avoir retrouvé cette certitude que l’Évangile peut être vécu pleinement, totalement, dans cette situation commune à tous les hommes et à toutes les femmes, en tous lieux. Au moment du baptême, Jésus est déjà le « Bien-aimé » du Père en plénitude (Mc 1,11). Il l’est depuis sa conception, il l’est par nature. Il ne le devient pas davantage à ce moment capital de sa vie. La décision qu’il prend de proclamer l’Évangile et de s’y consacrer n’est pas pour lui l’accession à une situation nouvelle dans sa relation au Père. Elle n’est pas une décision de « conversion ». Il ne vivra pas davantage selon son Évangile après cette décision qu’il ne le faisait déjà auparavant. Il va seulement « l’annoncer » davantage, d’une manière plus visible. Il change de situation par rapport aux hommes. Il entre dans son rôle de « prophète ». Le moment est venu d’accomplir la mission qu’il a reçue du Père. Il se révèle LE prophète attendu. Se situant dans la ligne de tous ceux qui l’ont précédé, il va s’adresser au peuple. Plus qu’eux, il va devenir tout entier « parole ». Déjà beaucoup d’entre eux avaient su concrétiser leur parole en des gestes qui la symbolisaient : Isaïe, Jérémie, Ézéchiel avaient inventé des gestes hautement parlants pour accompagner leurs oracles. Parfois leur vie même était devenue une parabole vécue, comme les amours d’Osée.
Le geste accompli par Jésus doit être compris dans cette perspective. C’est un geste « prophétique ». Le mode de vie adopté n’a pas directement de portée morale. De lourds contresens d’interprétation ont causé des torts difficiles à évaluer. Dire qu’il s’agit là d’un geste prophétique revient à marquer qu’il faut en chercher le sens. Ce geste et ce mode de vie sont signes d’autre chose. Ils sont Parole de Dieu. Quelle est la parole ainsi proclamée par Jésus ? Quel est le sens de ce geste prophétique auquel il demande à certains de ses disciples de s’associer ?
Le sens d’un geste prophétique
Tout d’abord : quel est exactement ce geste ? L’intuition traditionnelle qui l’a constamment posé comme fondement de la vie religieuse en a aussi toujours reconnu la formulation dans la réponse de Pierre. Ce geste est celui qui consiste à tout quitter pour suivre le Christ.
Une question préalable se pose alors. Est-il vraiment possible de tout quitter ? Une seule solution semble pouvoir répondre à ce projet : quitter réellement ce monde en se donnant la mort. Tant que nous sommes des vivants dans ce monde, nous aurons encore à notre usage beaucoup de choses, même en les réduisant au minimum. Jésus admettait une bourse pour subvenir aux besoins de ceux qui le suivaient (Lc 8,3 ; Jn 4,8 ; 12,6 ; 13,29). Qu’ont-ils donc quitté exactement ?
Il s’agit en réalité pour eux d’un « passage ». Ils passent d’un mode de vie à un autre, d’une insertion sociale à une autre, d’une « situation » sociale à une autre. Dans leur simplicité, les récits évangéliques sont étonnamment évocateurs de ce fait.
C’est souvent dans leur travail même, au moment où ils exercent leur profession, que ces hommes sont rejoints par l’appel du Christ. En quelques mots, ils sont campés dans leur situation sociale : des pêcheurs de Galilée, possédant en famille barques et filets, ayant même des salariés à leur service (Mc 1,20). Structurellement, ils sont « situés » d’après toutes les relations normales d’un homme parmi les hommes : famille, travail, niveau social. De même Lévi, pris à son bureau de percepteur et rassemblant pour une fête ses amis ou « relations », est tout aussi fortement « situé » dans la société de son temps. De même encore « celui qui avait de grands biens » et refusa l’appel à quitter cette « situation », comme il était demandé aux autres de quitter la leur. C’est donc bien de cela qu’il s’agit quand Jésus demande à quelqu’un de tout quitter. Il l’invite à s’arracher à la « situation » qu’il occupe, celle par laquelle il est inséré dans le jeu normal de la société. Or nous savons aujourd’hui, grâce à une réflexion plus précise des sciences humaines, à quel point un homme est normalement constitué dans sa personnalité par son insertion dans son milieu naturel, où une place propre lui est reconnue, la sienne, « sa » place. C’est de là qu’il peut tisser ce réseau de relations qui, comme des racines, lui apportent la vie. En contre-épreuve, le monde moderne abonde en exemples de « déracinements » désastreux.
Depuis des siècles, un nombre impressionnant de femmes et d’hommes ont vécu ce « tout quitter » sans en faire la théorie. C’est cependant à partir de leur expérience que la réflexion ecclésiale a peu à peu élaboré la théorie des trois renoncements évangéliques ou des trois conseils. On a cherché à fonder cette doctrine sur des textes précis. En réalité, comme cela se passe ordinairement, les textes n’ont de valeur que par l’expérience qui les fait interpréter et, à leur tour, ils éclairent l’expérience. Ce que l’expérience vécue a intuitivement perçu apparaît maintenant, à la réflexion, profondément juste. Les analyses des sciences humaines soulignent en effet combien les trois « conseils évangéliques [6] » atteignent l’homme dans ses forces vives, celles qui sont constitutives de la personne. Selon les contextes culturels, des dénominations différentes peuvent être utilisées ; il s’agit néanmoins toujours des trois assises fondamentales de la vie humaine : les biens, l’amour, le pouvoir – la productivité, la relation, l’influence – le travail, la sexualité, le politique...
Ces points d’appui sont indispensables à l’évolution de la personne humaine. Jésus ne demande pas de les supprimer ; pas de trace de mépris à leur égard dans l’Évangile. Il invite cependant certains à imiter, par rapport à eux, son propre geste et à poser un acte symbolique au sens fort du terme. En appelant à quitter la situation qui normalement insère dans la société, il propose de changer radicalement la relation à ces bases humaines de la vie. Par cet acte, il invite à dénoncer non seulement les excès d’attachement à ces trois piliers de la vie, qui sont la cause de tant de maux, mais aussi la source de ces excès. En même temps, il veut révéler plus clairement le sens de ces trois axes de l’existence.
Quelle sécurité face à la peur de la mort ?
De fait, il est facile de constater que l’appât de la richesse, l’amour passionnel et la lutte pour le pouvoir sont à l’origine de la plupart des maux qui affectent la société. Ce qui aide la vie et permet la communion des hommes entre eux devient cause de mort et de désunion. Pourquoi cela ? Il faut en chercher la racine profonde dans la « peur de la mort » (cf. He 2,14).
C’est la peur de la mort qui pousse à s’accrocher, désespérément parfois, à ce qui paraît source de vie, et cela même au détriment de la vie des autres. L’accumulation des biens est une défense contre ces signes avant-coureurs de mort que sont la gêne, la misère, etc. Le « niveau de vie » indispensable tend toujours à s’élever, comme pour mettre la mort à distance. Perdre un peu de ce niveau de vie est déjà en quelque sorte subir une avancée de la mort. La sexualité est, elle aussi, profondément liée à la mort. La procréation est comme la victoire de l’espèce sur la mort. Le plaisir sexuel comporte une plénitude qui semble faire reculer les frontières de la mort. Plus profondément, l’assurance d’être aimé entre tous ou toutes et la joie d’aimer par choix est la plus grande force vitalisante de l’homme. Perdre l’amour, c’est souffrir « mille morts » ! Le pouvoir enfin est la garantie qui semble protéger toutes les autres assurances. Il est donné pour lutter contre toutes les forces de destruction et de mort qui menacent un individu ou une collectivité. L’engrenage du pouvoir peut alors conduire à des excès dont la vraie cause est une angoisse capable de mener à la folie sanguinaire. L’histoire n’en fournit que trop d’exemples.
À l’origine de ces déviations, il y a cette peur de la mort, qui déchaîne chez l’homme, cramponné au désir de vivre, toutes sortes de pulsions. Si, en effet, il n’y a pas d’autres assurances, d’autres sécurités que celles de ce monde, à l’intérieur de ce monde fini, il faut tout miser sur elles. Elles prennent alors un caractère d’absolu. Derrière les « idoles » aux visages multiples que les hommes se sont créées, il y a toujours cette même recherche d’une sécurité contre la mort à partir des principales sources de vie à notre portée. « L’absolutisme du pain, du pouvoir et de l’ éros menace les hommes d’aujourd’hui autant que ceux de l’antiquité [7] ». En dernière analyse, c’est l’homme qui compte sur lui-même et sa propre capacité de se défendre contre la mort. La conclusion que lui impose alors la logique de la vie est d’adopter la « loi du monde », c’est-à-dire la loi du « chacun pour soi ». L’égocentrisme aboutit ensuite aux égoïsmes qui dominent la société et sont l’obstacle majeur à la communion des hommes entre eux. C’est le péché qui défigure le visage de l’homme et du monde. Pour rompre avec cet engrenage et le dénoncer, Jésus demande à certains un geste effectif qui modifie profondément leur situation et leur insertion dans le monde. Par le renoncement et l’arrachement qu’il réclame, ce geste instaure une contestation radicale de ces valeurs, non en elles-mêmes, mais dans leur prétention à l’absolu. Il est en effet le signe que l’homme doit chercher à un autre niveau le fondement dernier de sa vie personnelle et collective.
Remettre toute sa vie entre les mains du Père
Jésus invite en effet ceux qui acceptent de le suivre à partager avec lui un tout autre « mode de vie » : sans attaches aux biens, « sans avoir où reposer la tête » (Lc 9,5-8), dans la mise en commun des biens (Lc 8, 3), sans se laisser retenir par les liens familiaux (Lc 8,19 sv.), sans recherche d’un amour qui comble les désirs du cœur (Mt 19,12), sans la protection assurée du pouvoir (Jn 11,57 et passim), etc.
En les situant ainsi tout autrement dans le monde et la société, Jésus leur assure une liberté plus grande, semblable à la sienne. C’est la liberté des Béatitudes, à laquelle il convie tous les disciples. Mais, par le mode de vie adopté par lui et ses compagnons, il veut dévoiler plus clairement le fondement de cette liberté : l’acte de foi total en Dieu, la remise totale de sa vie entre les mains du Père. Seul, en effet, cet acte de foi radical ouvre en ce monde « réglé par la mort » (Camus) une brèche qui donne accès à la sécurité dernière, à celui qui est capable de ressusciter d’entre les morts. C’est le cœur de l’Évangile. Tous y sont appelés. Mais, en renonçant explicitement à s’appuyer sur les grandes sécurités intramondaines, ceux qui suivent Jésus sont appelés à rendre plus manifeste cet acte de foi en la sécurité transcendante du Père. Du même coup aussi, ils relativisent les trois grandes assises de la vie humaine et leur rendent leur vrai sens : leur orientation foncière vers la communion selon l’Esprit.
« Jésus est venu affranchir tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort » (He 2,15). Or celui qui est libéré de la crainte fondamentale est libéré de toutes les autres, fait remarquer saint Thomas. Il n’est pas question de supprimer la peur viscérale de la mort, Jésus lui-même l’a ressentie. Pas question non plus de force morale à la manière stoïcienne. Il s’agit d’un acte de foi théologale, ce qui est tout autre chose. C’est un acte de confiance et de communion à la vie intime de Jésus : sa relation au Père au-delà de toutes les sécurités humaines, celle qui lui a permis « d’aimer les siens jusqu’au bout », c’est-à-dire en donnant sa vie pour eux. Ce n’est pas sans raison que la tradition ecclésiale a vu dans la naissance de la vie monastique le relais du martyre : l’une et l’autre signifient la victoire de la foi sur la mort. Ils sont signes de la vraie liberté des enfants de Dieu.
Un mode de vie signe du monde nouveau
Signe plus explicite de la victoire sur la crainte de la mort, le mode de vie instauré par Jésus est par conséquent aussi le signe plus explicite du monde nouveau. Il l’est surtout par son aspect communautaire. Si la peur de la mort est la cause profonde des égoïsmes qui provoquent le repliement sur soi et empêchent la communion des hommes, il est normal qu’une fois cet obstacle enlevé, l’ouverture de chacun aux autres devienne possible ainsi que la communion des hommes entre eux. Il suffit de souligner la portée possible d’un tel témoignage aujourd’hui en le rapprochant de cette réflexion d’André Malraux : « Il est certain que, pour un agnostique, la question majeure de notre temps devient : peut-il exister une communion sans transcendance ? et sinon sur quoi l’homme peut-il fonder ses valeurs suprêmes ? sur quelle transcendance non révélée peut-il fonder sa communion [8] ? »
La réponse à l’appel du Christ à tout quitter exige donc un acte de foi radical. La « situation dans le monde » qui en découle n’a de sens que dans et par la foi. « La vie du chrétien... dans le monde a une consistance propre qui précède son option de foi et qui, même en dehors de celle-ci, se trouve déjà riche, digne à elle seule de remplir pleinement une existence humaine généreuse et droite... Coupée de la foi, l’existence quotidienne conserve des motivations intramondaines fort belles... On voit la différence avec le projet religieux qui, hors d’une visée de foi, perd toute signification. Dans un cas l’amour du Dieu de Jésus-Christ et l’hommage existentiel qui lui est rendu sont la raison d’être et l’explication du style de vie choisi ; dans l’autre ils apparaissent dans un projet humain qui, même sans la foi, aurait son sens [9] ».
Pour répondre à sa mission, la vie religieuse doit donc montrer par tout ce qu’elle est, par son mode de vie tout entier, qu’elle ne s’appuie pas, en dernier ressort, sur les « valeurs mondaines ». Celles-ci ne sont en aucune manière méprisées ou rejetées. Elles sont au contraire remises explicitement à leur vraie place, relativisées, mises au service de l’amour et de la communion. Ce témoignage ne peut être porté seulement par des individus. Il doit aussi l’être par les communautés en tant que telles. Ce n’est qu’à ce prix qu’elles seront signes dans l’Église et qu’elles vérifieront cette définition de la vie religieuse donnée par Vatican II : « L’état religieux, qui assure une liberté plus grande à l’égard des choses terrestres,... imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant dans ce monde pour faire la volonté de son Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient » (L.G., n° 44).
Abbaye d’En Calcat
F 81110 DOURGNE, France
[1] Les hésitations de Vatican II au sujet de la vie religieuse sont connues : fallait-il la situer dans le chapitre V sur « L’appel universel à la sainteté » ou lui réserver un chapitre spécial ? Le Concile a tranché en faveur de cette seconde solution. Il semble cependant que cette décision n’ait pas suffi à supprimer toute hésitation quant à la spécificité de la vie religieuse dans l’Église. Un effort de réflexion reste à faire dans le sens de la décision conciliaire, reçue comme indication de la foi de l’Église.
[2] J. M. R. Tillard, o.p., Devant Dieu et pour le monde, Coll. Cogitatio fidei, 75, Paris, Cerf, 1974, 94.
[3] Il ne s’agit pas de découvrir dans l’Écriture une institution de la vie religieuse, mais de voir si l’institution de la vie religieuse est fondée dans l’Écriture. C’est une tout autre perspective. L’exégèse, dont les données doivent être respectées, n’y suffit plus. C’est la vie de l’Église qui explicite l’Écriture tout en étant contrôlée par elle.
[4] Cf. J. M. R. Tillard, op. cit., 163 sv. et G. Theissen, Le christianisme de Jésus, Coll. Relais Desclée, Paris, Desclée, 1978, notamment sa distinction entre les « charismatiques itinérants » et les « sympathisants locaux », en particulier p. 27 sv.
[5] Il est inutile de rappeler les problèmes concernant le Jésus de l’histoire. La rencontre de Jean-Baptiste et le départ de Jésus font partie des données incontestées de l’histoire, à en juger par deux témoignages d’horizons très divers, celui de J. Guillet, Jésus devant sa vie et sa mort, Coll. Intelligence de la foi, Paris, Aubier, 1971, ch. III, et celui de W. Kasper, Jésus le Christ, Coll. Cogitatio fidei, 88, Paris, Cerf, 1976, 93 sv.
[6] Que cette appellation soit légitime ou non, il est inutile également d’en traiter ici.
[7] J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Paris, Marne, 1969, 63.
[8] Page 23 de sa Préface au livre de Pierre Bockel, L’enfant du rire, Paris, Grasset, 1978.
[9] J. M. R. Tillard, Devant Dieu et pour le monde, 293-295.