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L’examen de conscience spirituel

Georges A. Aschenbrenner, s.j.

N°1980-5 Septembre 1980

| P. 283-297 |

L’auteur aborde l’examen de conscience avec un regard neuf : il le voit en liaison étroite avec le discernement des esprits, comme un exercice intense et quotidien de discernement dans la vie. Il s’agit d’apprendre à être attentif à la manière dont le Seigneur nous touche et nous meut au cœur des sentiments que nous ressentons. L’examen devient alors une expérience quotidienne de renouvellement et d’enracinement dans notre vocation religieuse propre. C’est toute une « école du cœur » à laquelle nous sommes conviés ici.
Ces pages ont paru en anglais dans la Review for Religious, 1972, 14-21 ; elles ont été traduites par les Cahiers de spiritualité ignatienne (1979, 30-42). Nous remercions l’auteur et les éditeurs de nous avoir permis de les publier.

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L’examen est habituellement la première pratique qui disparaît de la vie quotidienne du religieux. Pour plusieurs raisons qui toutes reviennent à reconnaître (rarement de façon explicite) que l’examen n’a pas de valeur immédiatement pratique dans une journée chargée. Mon propos, dans cet article, est de montrer que toutes ces raisons, avec la conclusion erronée qu’en en tire, viennent de ce que l’on a, au fond, mal compris l’examen et sa pratique dans la vie religieuse. Il faut le voir en liaison avec le discernement des esprits. C’est un exercice quotidien intense de discernement dans sa vie.

L’examen spirituel de la conscience

Pour beaucoup de jeunes, aujourd’hui, la vie est spontanéité ou elle n’est pas. Si on brime la spontanéité, on la fait avorter, la vie est mort-née. À voir ainsi les choses, la vie active est coupée de sa spontanéité par l’examen. C’est une approche réflexive déshydratée, qui dessèche toute la spontanéité de la vie. Ces gens n’admettent plus aujourd’hui la prétention de Socrate, qu’une vie soustraite à l’examen ne mérite pas d’être vécue. Pour eux, l’Esprit est dans le spontané et tout ce qui contrecarre son jaillissement est étranger à l’Esprit.

Cette façon de voir oublie que deux types de spontanéité surgissent dans notre conscience et notre expérience : l’une, bonne, au service de Dieu ; l’autre, mauvaise, qui n’est pas à son service. Tous font l’expérience de ces deux genres de pulsions et de motions spontanées. Souvent, des esprits vifs, des langues agiles, qui peuvent être si intéressants et faire centre et dont la caractéristique habituelle est justement cette spontanéité, ne nous convaincront pas tout à fait qu’ils sont sous la mouvance de la bonne spontanéité et qu’ils l’expriment. Car, pour celui qui se soucie de servir Dieu de tout son être, le défi n’est pas seulement de laisser jaillir le spontané, mais plutôt de savoir filtrer ces diverses poussées spontanées et d’endosser dans sa vie concrète celles qui viennent de Dieu et conduisent à lui. C’est ce que nous faisons en laissant surgir, dans notre vie de chaque jour, la spontanéité vraiment inspirée par l’Esprit. Seulement, nous devons apprendre à percevoir cette véritable spontanéité inspirée par l’Esprit. Dans cet art, l’examen a un rôle tout à fait central.

Lorsqu’on rattache l’examen au discernement, il devient l’examen spirituel de la conscience plutôt que le simple examen de conscience. L’examen de conscience a des résonances étroitement morales. On avait beau nous dire toujours que l’examen de conscience dans la vie religieuse est autre chose qu’une préparation à la confession ; dans la pratique, on l’expliquait et on le traitait comme s’il l’était en grande partie. Son objectif principal était la qualité bonne ou mauvaise de nos actions de chaque jour. Dans l’exercice de discernement, la préoccupation principale n’est pas la qualité morale des actions bonnes ou mauvaises, mais plutôt la manière dont le Seigneur nous touche et nous meut (souvent à notre insu) au cœur des sentiments que nous ressentons. Ce qui survient dans notre conscience spirituelle prime et l’emporte sur nos actions qualifiables juridiquement de bonnes ou de mauvaises. Comment nous ressentons l’attirance du Père (Jn 6,44) dans notre conscience spirituelle concrète, comment notre nature pécheresse, tranquillement, nous tente et nous attire loin de notre Père, à travers le jeu subtil de nos dispositions spirituelles, c’est de cela qu’il s’agit dans notre examen de chaque jour plutôt que de la réponse donnée dans nos actions. C’est de l’examen de nos dispositions spirituelles que nous nous occupons présentement, en sorte que nous puissions apporter notre collaboration et abandonner nos cœurs à l’admirable spontanéité qui est la touche de notre Père et la poussée de l’Esprit.

L’examen et l’identité religieuse

L’examen dont nous parlons ici n’est pas un effort de perfectionnement personnel à la manière de Ben Franklin. Nous parlons d’une expérience, dans la foi, de notre croissante sensibilité aux modes uniques, spéciaux et personnels, qu’emploie l’Esprit du Christ pour s’approcher de nous et nous appeler. Évidemment, cette croissance demande du temps. Mais l’examen ainsi compris nous renouvelle et nous enracine davantage dans notre identité religieuse, Dieu enveloppant de son amour la personne de chair et d’esprit que nous sommes et nous invitant à entrer profondément dans le monde de sa dilection personnelle. Je ne puis m’examiner sans me retrouver devant le Père tel que je suis dans le Christ, avec mon identité de religieux pauvre, chaste et obéissant à l’imitation du Christ, tel que me l’a fait connaître d’expérience le charisme de ma vocation religieuse.

Or, l’examen de chaque jour devient souvent à ce point général, vague et sans caractère spécifique, que nos identités de religieux (Jésuites, Dominicains, Franciscains et autres) semblent ne point différer. L’examen prend une vraie valeur lorsqu’il devient une expérience quotidienne de confrontation et de renouvellement dans notre identité religieuse singulière et dans la manière dont le Christ délicatement nous appelle à approfondir et à développer cette identité. Nous devrions faire chaque fois notre examen avec toute la netteté dont nous saisissons notre identité religieuse. Car nous ne faisons pas cet examen simplement comme le ferait tout chrétien, mais comme ce chrétien particulier qui a reçu dans la foi une vocation et une grâce uniques.

L’examen et la prière

L’examen est un temps de prière. Une réflexion vide sur soi-même ou une introspection malsaine centrée sur soi comportent de vrais dangers. D’autre part, l’examen fait sans effort et la tendance à vivre au fil de la vie nous rendent tout à fait superficiels et insensibles à l’action subtile et profonde du Christ à l’intime de nos cœurs. L’examen ne garde ses qualités de prière et d’efficacité spirituelle que s’il continue la prière contemplative du sujet. Sans cette relation, l’examen glisse à la réflexion sur soi en vue du perfectionnement personnel, si même il dure. C’est dans la prière contemplative que le Père nous révèle, au rythme qui lui plaît, l’ordonnance du mystère de toutes choses dans le Christ, comme le dit Paul aux Colossiens : « Dieu a bien voulu faire connaître de quelle gloire est riche ce mystère chez les païens » (Col 1,27). Le contemplatif expérimente de multiples et délicates façons, surtout non verbales, cette révélation du Père dans le Christ. L’esprit de Jésus ressuscité présent au cœur du croyant le rend capable de sentir et « d’entendre » cette interpellation à nous conformer à cette révélation. La contemplation est vide sans cette réponse conformante.

Cette sorte de conformation respectueuse et docile, et non d’allure moralisante (qui est « l’obéissance de la foi » dont parle Paul dans Rm 16,26), est l’œuvre de l’examen quotidien pour « sentir » et identifier ces invitations intimes du Seigneur qui guident et approfondissent de jour en jour notre adhésion, et pour ne point céder aux insinuations subtiles qui lui sont contraires. Sans ce contact contemplatif avec le Père qui nous découvre la réalité dans le Christ, dans la prière formelle comme dans la prière informelle diffuse, la pratique quotidienne de l’examen se vide, se dessèche et meurt. Sans cette écoute de la révélation par le Père de ses voies si différentes des nôtres (Is 55, 8-9), l’examen redevient la façon de nous mettre en forme, à la poursuite de la perfection personnelle, humaine et naturelle ou, pis encore, de l’engagement égoïste de nous-mêmes en nos propres voies.

Sans la contemplation régulière, l’examen est futile. Manquer à cette contemplation appauvrit la riche et merveilleuse expérience en laquelle le Seigneur invite sans cesse le contemplatif à lui répondre en ordonnant sa vie. Il est exact, d’autre part, que la contemplation pratiquée sans examen régulier se compartimente et devient, dans une vie, superficielle et rabougrie. Le temps de la prière formelle peut devenir, dans la journée de quelqu’un, une période éminemment sacro-sainte, mais si isolée du reste de cette vie qu’elle ne baigne pas dans la prière « qui trouve Dieu en toutes choses » au niveau de la vie réelle. L’examen donne, à notre quotidienne expérience de Dieu dans la contemplation, prise réelle sur toute la vie de notre journée ; c’est un moyen important pour trouver Dieu en tout et pas seulement au moment de la prière formelle, comme nous l’expliquerons à la fin de l’article.

Le discernement du cœur

Lorsque nous prîmes connaissance de l’examen dans la vie religieuse, il s’agissait d’un exercice précis de prière, durant environ un quart d’heure. Il nous parut d’abord très stylisé et assez artificiel. Cela ne tenait pas à l’examen-prière lui-même, mais à nous : nous étions des commençants et nous n’avions pas encore intégré en nous ce processus de discernement personnel pratiqué en des examens quotidiens. Pour un commençant qui n’a pas encore avancé beaucoup son intégration personnelle, un exercice ou processus peut être très valable, et paraître cependant formel et stylisé. Cela ne devrait pas nous déconcerter. Cette expérience est inévitable dans la vie religieuse du novice comme du vétéran qui se remet à l’examen.

Mais, fondamentalement, on ne comprendra pas l’examen si on ne saisit pas l’objectif qu’il poursuit. En définitive, spécifiquement, l’examen vise à développer un cœur qui discerne, actif pas seulement pendant un ou deux quarts d’heure dans la journée, mais continuellement. C’est là un don du Seigneur, un de ses dons les plus importants, comme Salomon s’en rendit compte (1 R 3,9-12). Nous devons donc sans cesse le demander, mais aussi accueillir son développement en nos cœurs. La pratique quotidienne de l’examen y est essentielle.

Il faut donc en conséquence considérer les cinq étapes de l’examen que nous présentent les Exercices spirituels de saint Ignace (N° 43) et, graduellement, en faire dans la foi l’expérience, comme des dimensions de la conscience chrétienne telle que Dieu et son action la forment dans le cœur, à mesure que celui-ci affronte le monde et toutes choses et s’y développe. Si nous laissons le Père peu à peu transformer nos esprits et nos cœurs en ceux de son Fils, et devenir vraiment chrétiens à travers notre vivante expérience de ce monde, l’examen alors, dont les éléments séparés nous apparaissent maintenant comme des aspects intégrés de notre cœur ouvert sur le monde, cet examen nous apparaîtra beaucoup plus organique et beaucoup moins artificiel. En conséquence, il n’y a pas d’attribution de temps idéale, pour les cinq points de l’examen chaque fois, mais il s’agit plutôt d’une expression organique, chaque jour, de l’état spirituel de notre cœur. Un jour, c’est un point qui nous retiendra plus que les autres et, à un autre moment, ce sera un autre.

Ignace en sa maturité, près de sa fin, ne cessait d’examiner tous les mouvements et inclinations de son cœur, ce qui signifie qu’il « discernait » la convenance de toute chose avec son vrai moi centré sur le Christ. C’était le rejaillissement des exercices intensifs de l’examen-prière pratiqué chaque jour. Le novice, comme le vétéran, doit se rendre compte à la fois de l’importance de l’un ou des deux quarts d’heure d’examen chaque jour, c’est-à-dire d’un cœur pratiquant sans cesse le discernement et, d’autre part, de la nécessité d’adapter la pratique de l’examen à son étape de développement et à la situation du monde où il vit. D’autre part, nous savons tous très bien qu’une subtile rationalisation nous invite à abandonner l’examen quotidien, sous le prétexte que nous sommes « arrivés » à ce continuel discernement du cœur. Cette rationalisation empêcherait la croissance du sens que, par la foi, nous avons de l’Esprit et de ses comportements dans nos vies de chaque jour.

Jetons maintenant un coup d’œil sur la forme de l’examen que saint Ignace présente dans les Exercices spirituels (N° 43), dans l’esprit des réflexions où nous voyons, dans l’examen, une conscience en train de pratiquer le discernement dans la vie concrète.

La demande de lumière

Ignace propose dans les Exercices, comme premier point de l’examen, un acte d’action de grâces. On pourrait intervertir les deux premiers points sans changer grand-chose. Pour ma part, je proposerais, comme introduction appropriée à l’examen, la demande de la lumière.

Il ne s’agit pas seulement dans l’examen, à propos d’une section de la journée, de revenir sur sa journée et de l’analyser. Il s’agit de plonger dans ma vie un regard guidé par l’Esprit, où s’exerce, dans une réponse courageuse, le sens que j’ai de l’appel de Dieu dans mon cœur. Ce que nous recherchons ici, c’est le développement progressif de ce regard qui discerne dans le mystère que je suis. Sans la grâce illuminatrice du Père, cette sorte de regard est impossible. Le chrétien doit veiller à ne pas se laisser enfermer dans le monde de ses puissances naturelles. Notre monde technologique peut présenter ici un danger particulier. Établi dans une estimation profonde des relations humaines interpersonnelles, le chrétien s’élève dans sa foi au-dessus des frontières du hic et nunc et de ses causes naturelles limitées ; il découvre un Père qui l’aime et s’emploie à cet amour, à travers et par-delà tout ce qui existe. C’est la raison pour laquelle nous commençons l’examen en demandant explicitement cette illumination qui va survenir dans et à travers nos facultés naturelles, mais dont celles-ci ne seraient jamais capables par elles-mêmes. Que l’Esprit daigne m’aider à me voir un peu mieux moi-même comme il me voit !

Une action de grâces réfléchie

La condition du chrétien au milieu du monde est celle d’un pauvre, qui ne possède rien, pas même son être, et qui, cependant, à tout instant et en toutes choses, est comblé de dons. Quand nous devenons trop préoccupés de nous-mêmes avec nos richesses et que nous nions notre pauvreté foncière, nous perdons alors les dons reçus et, ou bien nous demandons sans cesse ce que nous croyons mériter (ce qui mène souvent à d’amères frustrations), ou bien nous prenons naïvement ce qui nous arrive comme allant de soi. Seul le vrai pauvre peut apprécier à sa valeur le moindre don et éprouver une authentique gratitude. Plus nous vivons profondément notre foi, plus nous sommes pauvres, et plus nous sommes comblés ; la vie elle-même devient humble et joyeuse action de grâces. Ce devrait être, de plus en plus, une donnée habituelle de notre conscience spirituelle.

Après la demande de lumière en guise d’introduction, nos cœurs devraient demeurer dans une reconnaissance véritable et nourrie de foi envers notre Père, pour les dons qu’il nous a faits dans la dernière partie du jour. Peut-être, dans la spontanéité du moment, n’avons-nous pas eu conscience du don que nous recevions et maintenant, en cet exercice de prière réfléchie, nous voyons dans une tout autre lumière ce qui s’est passé. Notre soudaine gratitude, notre acte humble et désintéressé de pauvres nous aident et nous disposent à reconnaître avec plus de clarté le don futur qui surviendra soudain. Notre gratitude devrait s’attacher aux dons concrets et tout à fait personnels dont nous sommes chacun gratifiés, qu’ils soient considérables et manifestement importants ou petits et apparemment insignifiants. Il y a, dans nos vies, bien des choses que nous considérons comme allant d’elles-mêmes ; peu à peu, Dieu nous amènera à comprendre profondément que tout est don. Il est juste de l’en louer et de l’en remercier.

La revue concrète de nos actes

Dans cette troisième partie de l’examen, nous nous empressons d’ordinaire de revoir en détail, de façon précise, nos actes de la partie de la journée qui vient de se terminer, en sorte que nous pouvons les classer en bons ou mauvais. Justement ce que nous ne devrions pas faire !

Notre principal souci, ici, dans la lumière de la foi, est ce qui est survenu, à nous et en nous, depuis notre dernier examen. Les questions essentielles sont : qu’est-il survenu en nous ? quel travail Dieu a-t-il accompli en nous ? que nous a-t-il demandé ? Ce n’est qu’en second lieu qu’il faut considérer nos actions. Cette section de l’examen suppose que nous sommes devenus attentifs, en notre intérieur, à nos sentiments, à nos dispositions, aux très délicates pressions, et que nous n’en sommes pas effrayés, mais que nous avons appris à les prendre très au sérieux. C’est ici, au cœur de notre affectivité, si spontanée, si forte et parfois si chargée d’ombres, que Dieu nous meut et traite avec nous de la façon la plus intime. Ces dispositions, sentiments, pressions et mouvements en notre intérieur sont les « esprits » qu’il y a lieu de passer au crible, de soumettre au discernement, afin que nous puissions reconnaître l’appel de Dieu au cœur de notre être. Nous le disions plus haut : l’examen est un des principaux moyens de voir clair en notre conscience spirituelle.

Cela suppose une véritable approche, dans la foi, de la vie, vie qui est d’abord écoute, puis réponse active.

« L’attitude fondamentale du croyant est une attitude d’écouteur. Il écoute les propos du Seigneur. Sous toutes leurs formes variées et à tous les niveaux, où l’écouteur discerne la parole et la volonté que Dieu lui exprime, il doit répondre comme Paul en toute « obéissance de foi ». C’est l’attitude de réceptivité, de passivité et de pauvreté, de celui qui toujours a besoin, dépend radicalement, et est conscient de sa condition de créature [1] ».

D’où ce grand besoin de tranquillité intérieure, de paix et d’une attention passionnée, qui nous dispose à écouter la parole de Dieu à tout instant et en toute situation, et à lui répondre alors dans nos actes. Dans un inonde bâti surtout sur l’activité (qui devient activisme), sur la productivité et le rendement (tandis que l’efficacité est une norme du Royaume de Dieu), à tous les tournants de la route, la foi est implicitement, sinon explicitement, contestée.

Voilà pourquoi, ici, notre premier souci concerne ces dispositions intimes et délicates de notre affectivité, où Dieu a traité avec nous en ces dernières heures. Peut-être n’avons-nous pas reconnu à ce moment-là son appel, mais, à présent, notre vue est claire et directe. Notre seconde préoccupation porte sur nos actes dans la mesure où ils furent des réponses à son appel. Très souvent, notre activité prend le pas et nous y perdons toute idée de répondre. Nous en devenons auto-actifs et auto-motivés plutôt que mus et motivés par l’Esprit (Rm 8,14). Il y a là un subtil manque de foi, une subtile défaillance à vivre en fils ou en filles du Père. Dans la lumière de la foi, c’est la qualité de réponse de l’activité, plus que l’activité elle-même, qui change tout pour le Royaume de Dieu.

Dans cette revue générale, rien n’exige qu’on revoie toutes les secondes écoulées depuis le dernier examen ; nous devons plutôt nous attacher à des détails, à des incidents précis qui révèlent un dessein et apportent lumière et profondeur. Ceci nous amène à réfléchir à ce que saint Ignace appelle l’examen particulier.

Cette section de l’examen, peut-être plus que toutes les autres, a été mal comprise. On en a fait souvent un effort de division et de conquête, descendant la liste des vices ou remontant celle des vertus, dans une recherche planifiée et mécanique de la perfection personnelle. On mettait un certain temps à un vice ou à une vertu, puis on passait au suivant sur la liste. Plutôt qu’une approche complète, concrète, programmée de la perfection, l’examen particulier veut être une rencontre personnelle, respectueuse et loyale, avec le Seigneur dans nos cœurs.

Lorsque nous nous éveillons pour de bon à l’amour de Dieu, nous commençons à nous rendre compte que des choses doivent changer. Nous choppons en tant de domaines et nous avons à nous défaire de tant de défauts ! Mais le Seigneur ne nous demande pas de les entreprendre tous du coup, tous ensemble. Habituellement, nous avons dans le cœur un coin où, spécialement, il nous appelle à une conversion, laquelle est toujours le commencement d’une vie nouvelle. Il y a un coin en nous où il nous pousse du coude et nous rappelle que, si nous sommes sérieux avec lui, cela doit changer en nous. C’est souvent justement le coin que nous voulons oublier et (peut-être) entreprendre plus tard. Nous ne voulons pas entendre Sa parole nous condamne à ce propos et, en conséquence, nous essayons de l’oublier et de nous en distraire en travaillant dans un autre coin plus sûr, qui nous demande conversion, mais pas avec le même aiguillon de la conscience que dans l’autre coin. C’est dans ce coin-là de nos cœurs, si nous voulons être francs et dociles au Seigneur, que nous connaissons d’expérience très personnellement le Seigneur et sa parole brûlante dans sa rencontre même. Bien souvent, nous manquons de reconnaître cette culpabilité pour ce qu’elle est ou nous tâchons d’en émousser la perception, en travaillant fort sur un autre point que nous voulons corriger, alors que le Seigneur veut présentement autre chose. Les commençants ont besoin de temps pour sentir intérieurement Dieu, avant d’arriver peu à peu à reconnaître l’appel à la conversion qu’il leur adresse à propos de telle zone de leur vie (au prix peut-être d’une lutte très pénible). Les commençants font mieux de prendre le temps d’apprendre quel examen particulier le Seigneur attend d’eux présentement que de prendre seulement telle imperfection qu’on leur détermine, pour s’y mettre.

Ainsi, l’examen particulier est une expérience très personnelle, sincère et parfois très délicate, de l’appel que Dieu nous adresse au fond du cœur pour une plus profonde conversion à lui. L’objet de la conversion peut demeurer le même pendant une longue période ; l’important est que nous « percevions » le défi personnel que Dieu nous adresse. Souvent, cette expérience d’un appel de Dieu sur un point (de notre cœur) prend figure d’une bonne et saine culpabilité, qu’il faut interpréter avec soin et à laquelle il faut répondre, si nous voulons progresser en sainteté. Lorsque nous comprenons ainsi l’examen particulier, comme une expérience personnelle de l’amour que Dieu a pour nous, nous nous expliquons qu’Ignace nous suggère d’appliquer toute notre attention intérieure à cette expérience de Dieu (sous quelque forme qu’elle se présente en pratique ; par exemple, en apportant plus de délicatesse dans l’humilité et la disponibilité à nous mêler aux gens comme ils sont, etc.). Ignace nous suggère d’appliquer toute notre attention aux deux moments très importants de la journée, en plus des temps de l’examen formel : quand nous entreprenons notre journée et quand nous la terminons.

En ce troisième point de l’examen formel, la croissance de la connaissance de foi que nous avons de notre condition de pécheur est capitale. Elle est plus une donnée spirituelle de foi, que Dieu nous révèle en sa rencontre, qu’une donnée lourdement moralisante et culpabilisante. Ce sens profond de notre condition de pécheurs dépend de nos progrès dans la foi et se développe d’une façon vivante qui s’achève toujours dans l’action de grâces, ce chant du pécheur sauvé. François Roustang, dans le second chapitre de son livre Croissance dans l’Esprit, parle avec beaucoup de profondeur de la condition du pécheur et de l’action de grâces. Ces pages peuvent éclairer considérablement les liens qu’il y a entre les deuxième et troisième points de l’examen formel, surtout si nous y voyons les aspects habituels de notre conscience spirituelle de chrétiens.

Se laisser réconcilier

Le cœur du chrétien est toujours habité de chants – chants de joie profonde et d’action de grâces. Mais l’alléluia peut être très superficiel, sans corps ni profondeur, si une peine vraie ne l’occupe. C’est le chant d’un pécheur qui n’oublie jamais qu’il est la proie de ses tendances pécheresses et, d’autre part aussi, qu’il est entré dans la vie nouvelle que nous garantit la victoire de Jésus-Christ. En conséquence, notre croissance ne s’accomplit jamais sans que nous éprouvions une affliction émerveillée en présence de notre Sauveur.

Cette dimension fondamentale de la vision de notre cœur, que le Père veut approfondir à mesure qu’il nous convertit, de pécheurs en ses fils et ses filles, si nous le lui permettons, s’applique ici aux particularités des actes que nous avons posés depuis notre dernier examen, dans la mesure surtout où ils furent des réponses insuffisantes et égoïstes à l’action de Dieu dans nos cœurs. Cette tristesse jaillira particulièrement de notre manque de sincérité et de courage dans nos réponses à l’appel que Dieu nous adresse dans l’examen particulier. Cette contrition et affliction n’est pas de la honte, ni un manque de ressort en face de notre faiblesse, mais une expérience de foi à mesure que nous découvrons mieux le désir bouleversant qu’a Dieu que nous l’aimions de toutes les fibres de notre être.

Après cette description, nous devrions très bien voir la valeur de cette pause quotidienne de notre examen formel, et de la manifestation concrète que nous y donnons de ce regret que nous éprouvons à demeure ; elle devrait se dégager naturellement du troisième élément de survol pratique de notre conduite.

Une résolution chargée d’espérance

Le dernier élément de l’examen formel quotidien surgit très naturellement des éléments précédents. Leur développement organique nous amène à envisager l’avenir qui se lève pour nous affronter et s’incorporer à nos vies. A la lumière du discernement que nous venons de faire du passé immédiat, comment voyons-nous l’avenir ? Sommes-nous découragés, abattus, craintifs devant lui ? Si telle est présentement l’atmosphère de nos cœurs, nous devons nous interroger et tenter d’y voir clair ; nous devons reconnaître très honnêtement les sentiments que nous inspire l’avenir et ne point les refouler, dans l’espoir qu’ils vont disparaître.

Le sens précis de cet élément final sera fixé par le déroulement organique de l’examen précis que nous faisons présentement. En conséquence, cet aspect de la résolution que nous prenons pour l’avenir immédiat ne sera pas toujours le même. S’il allait le demeurer, ce serait le signe certain que nous ne sommes pas vraiment entrés dans les quatre précédents éléments de l’examen.

À ce point de l’examen, nous devrions vivement désirer envisager l’avenir avec un regard et un cœur renouvelés, alors que nous prions à la fois, d’une part, pour reconnaître encore mieux les voies délicates de l’accueil que nous fera le Seigneur et entendre sa Parole nous appeler dans les conditions concrètes de l’avenir et, d’autre part, pour répondre à son appel avec plus de foi, d’humilité et de courage. Cela devrait être surtout vrai de l’intime expérience habituelle que nous avons d’un appel du Seigneur à une conversion pénible en tel coin de notre cœur, ce que nous avons appelé l’examen particulier. En ce moment, l’atmosphère de nos cœurs devrait être une grande espérance, une espérance fondée, non sur nos désirs ou sur nos propres forces futures, mais plutôt et beaucoup plus profondément, en notre Père dont nous partageons la victoire qu’il a remportée en Jésus, par la vie dans nos cœurs de leur commun Esprit. Plus nous ferons confiance à Dieu et lui permettrons de conduire nos vies, plus nous connaîtrons d’expérience l’authentique espérance surnaturelle en lui, péniblement, dans, à travers, mais aussi par-delà nos faibles moyens. L’expérience sera parfois apeurante et dépouillante, mais finalement, joyeusement exaltante. Saint Paul exprime bien l’esprit de cette conclusion de l’examen formel, dans tout le passage de l’Épître aux Philippiens (3,7-14) : « ...oubliant le chemin parcouru, je vais droit devant moi, tendu de tout mon être, et je cours vers le but » (3,13).

L’examen et le discernement

Nous terminerons cet article par quelques remarques d’ensemble sur l’examen tel que nous l’avons décrit et sur le discernement des esprits. L’examen, perçu dans cette lumière et pratiqué ainsi chaque jour, devient plus qu’un bref exercice accompli une ou deux fois le jour et tout à fait secondaire par rapport à notre prière formelle et notre façon active de vivre l’amour de Dieu dans notre vie quotidienne. Il devient plutôt un exercice qui centre et renouvelle à ce point notre identité spécifique dans la foi, que nous devrions répugner plus à omettre notre examen que notre prière contemplative proprement dite de chaque jour. Telle paraît avoir été la manière de voir d’Ignace sur la pratique de l’examen. Jamais il ne parle de l’omettre, quoiqu’il parle, d’autre part, d’adapter et d’abréger, pour certaines raisons, la méditation quotidienne. Il semble que l’examen pour lui était central et tout à fait inviolable. Cela nous étonne tant que nous n’arrivons pas à renouveler notre sens de l’examen. Nous commençons peut-être alors à voir l’examen en liaison si étroite avec le développement de notre croissante identité spirituelle et si capital pour notre découverte de Dieu en toutes choses et partout, qu’il devient notre expérience centrale de prière quotidienne.

Pour Ignace, trouver Dieu en toutes choses est le tout de la vie. Il disait, sur la fin de ses jours, « qu’il pouvait trouver Dieu quand il le voulait, à n’importe quelle heure » (Autobiographie, n° 99). C’était l’Ignace de la maturité, qui avait si pleinement laissé Dieu occuper toutes les fibres de son être en disant au Père un oui incontestable, jailli du plus profond de son être, qu’il pouvait éprouver, chaque fois qu’il le voulait, la paix profonde, la joie et le contentement (la « consolation », voir les Exercices, n° 316), en lesquels il faisait l’expérience de Dieu à l’intime de son cœur. L’identité d’Ignace, à ce moment de sa vie, était tout à fait pleinement établie dans le Christ, comme le dit Paul : « car, à présent je suis en lui et n’ai plus rien de ma justice à moi, de celle qui vient de la Loi » (Ph 3,9). Ignace avait cette certitude et il s’identifiait à son vrai moi dans le Christ.

A même de trouver Dieu chaque fois qu’il le voulait, Ignace pouvait désormais le trouver en toutes choses, en éprouvant l’accord de toute motion, disposition ou sentiment intérieurs, avec son vrai moi. Chaque fois qu’il éprouvait en lui-même cet accord intérieur (sous la forme de paix, de joie, de contentement renouvelé) en liaison immédiate avec la motion intérieure, et qu’il se sentait, en son vrai moi, apaisé, il avait alors la certitude qu’en cet instant il avait perçu la parole que Dieu lui adressait. Et il y répondait avec la plénitude de l’humble courage qui était bien sa manière. S’il découvrait quelque dissonance, agitation et trouble, au fond de son cœur (à bien distinguer d’une répugnance au niveau rationnel [2]) et ne pouvait trouver dans le Christ son vrai moi pacifié, il identifiait la motion intérieure comme l’œuvre du mauvais esprit et il trouvait Dieu en allant à l’opposé de la pulsion de désolation (cf. Exercices, n° 319). De cette façon, il était à même de trouver Dieu en toutes choses, en soumettant avec soin au discernement toutes ses expériences intérieures (ou « esprits »). Ce discernement des esprits devint ainsi une façon quotidienne très pratique de vivre l’art d’aimer Dieu de tout son cœur, de tout son corps et de toutes ses forces. Tous ses instants de vie passaient à trouver Dieu dans la situation donnée, dans une profonde tranquillité, paix et joie.

Pour Ignace, cette retrouvaille de Dieu dans la motion, le sentiment, l’option du moment, lui était devenue, en sa maturité, presque instantanée, tant Dieu avait saisi le cœur ou la pente de son être. Pour le commençant, ce qui était presque instantané chez l’Ignace de la maturité peut demander un effort, un développement de quelques heures ou quelques jours de prière intense, selon l’importance de la motion-pulsion à identifier.

D’après certains de ses écrits, Ignace recourait à l’examen et se reportait au test quasi instantané de l’accord avec son vrai moi, et il pouvait le faire bien des fois à toute heure du jour. Mais il parle aussi de l’examen, au sens formel et restreint des deux quarts d’heure de prière chaque jour.

Nous avons voulu, en tout cet article, éclairer les relations intimes et essentielles qu’il y a entre ces deux sens de l’examen.

University of Scranton
SCRANTON, Pennsylvania 18510, U.S.A.

[1David Asselin, s.j., « Christian Maturity and Spiritual Discernment », Review for Religious, 1968, 594.

[2John Carroll Futrell, s.j., Ignatian Discernment, Saint Louis, Institute of Jesuit Sources, 1970, 64.

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