L’actualité de la Règle de saint Benoît
Gabriel Peters, o.s.b.
N°1980-5 • Septembre 1980
| P. 259-271 |
La Règle de saint Benoît, qui date du VIe siècle, peut-elle aider l’homme d’aujourd’hui à accomplir sa destinée ? Pour répondre à la question, l’auteur porte d’abord son regard sur notre monde, dans lequel elle discerne avec Soljenytsine la nécessité pour nous d’« accéder à un nouveau degré anthropologique ». Puis, elle parcourt la Règle de saint Benoît, en marque les lignes maîtresses et en dévoile le cœur : le Christ préféré par-dessus tout et toutes choses reconnues en lui. Cette démarche manifeste l’actualité de la Règle : elle place le disciple devant le Christ, pleine vérité de l’homme. C’est par l’incorporation à lui que l’on pourra accomplir jusqu’au bout sa destinée. La Règle de saint Benoît n’a d’autre but que de l’y conduire.
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Si nous aimons le monde réel... si nous l’aimons réellement avec toutes ses horreurs, si nous osons l’enlacer des bras de notre esprit, nos mains rencontreront les Mains qui supportent le monde.
Martin Buber
La Règle de saint Benoît, qui date du sixième siècle, peut-elle encore parler à notre temps ? Est-elle capable, par sa pédagogie spirituelle, de mener jusqu’à son achèvement de personne pleinement responsable un homme concret d’aujourd’hui ? Celui-ci pourrait-il s’approcher de saint Benoît pour lui demander, comme au temps des Pères du désert, avec le sérieux d’un disciple assoiffé de vie véritable : « dis-moi une parole de salut » ?
La réponse ne peut faire de doute : elle sera affirmative. Comment pourrait-il en être autrement ? Toute œuvre vraiment grande garde une valeur permanente du fait qu’elle s’adresse à l’homme en ce qu’il a de meilleur ; au-delà de l’homme de son temps, elle rejoint l’homme de toujours. La Règle de Benoît a traversé plus de quatorze siècles sans rien perdre de sa sève vivante et l’actualité du monachisme bénédictin est celle du christianisme qui l’anime. Le Christ, « Rédempteur de l’homme [1] », demeure le même, hier, aujourd’hui, à jamais (Hé 13, 8) : le ciel et la terre passeront, ses paroles ne passeront point (Mt 24, 35). Mais afin que cette réponse affirmative puisse être démontrée, il sera bon d’embrasser successivement du regard notre monde réel et la Règle de Benoît, de les embrasser au sens littéral du mot par la compréhension lucide que seul peut donner l’amour. Ainsi et ainsi seulement, pourra-t-on entendre le dialogue de la Règle avec le monde d’aujourd’hui et juger de sa valeur.
Regard sur le monde réel
Dans le discours qu’il prononça en juin 1978 à l’université de Harvard [2], Soljenitsyne a osé enlacer le monde réel des bras de son esprit, selon l’expression de Martin Buber dans la phrase citée en exergue. Il dénonça l’éclatement de notre monde « creusé de failles plus profondes, plus larges et plus nombreuses qu’on ne le croit au premier regard » (p. 9). Le monde divisé et donc menacé de ruine est atteint à l’Est et à l’Ouest d’une maladie analogue (p. 54) : la catastrophe de la conscience humaine antireligieuse (p. 53). A l’Est comme à l’Ouest, « il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux, notre vie intérieure. A l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest, la foire du Commerce » (p. 53).
Soljenitsyne a choisi de concentrer l’attention de son auditoire sur les malheurs de l’Occident contemporain (p. 14) et ses paroles de vérité sont des paroles amères. Elles n’en sont pas moins des paroles amies parce qu’elles sont dictées par le souci de guérir. Aussi s’achèvent-elles en une réflexion religieuse qui est en fait, comme en tout oracle de prophète, un appel à la conversion : l’homme est-il effectivement au-dessus de tout et n’existe-t-il point au-dessus de nous un Esprit suprême (p. 55) ? Nous avons perdu le Tout, le Plus-Haut qui fixait autrefois une limite à nos passions et à notre irresponsabilité (p. 53). Corporellement voué à la mort, la tâche de l’homme sur cette terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous y étions entrés (p. 54). En ce tournant de l’histoire, tandis que se livre l’assaut décisif du mal universel qui fait sentir sa pression (p. 37), il est exigé de nous une flamme spirituelle, une montée vers une nouvelle hauteur de vues, vers un nouveau mode de vie où ne sera plus livrée à la malédiction, comme au Moyen Âge, notre nature physique, mais où ne sera plus foulée aux pieds, comme dans l’ère moderne, notre nature spirituelle. Cette montée est comparable au passage à un nouveau degré anthropologique. Personne, sur la terre, n’a d’autre issue que d’aller toujours plus haut (p. 56).
Ainsi donc, si la Règle de saint Benoît allume en nous la flamme de l’Esprit, si elle nous invite à la conversion, si dans notre état actuel d’épuisement spirituel (p. 35), elle nous aide efficacement à réaliser un progrès constant dans la foi et l’amour, elle sera précieuse pour nous aujourd’hui.
Avant de l’interroger, il faut retenir cette parole par laquelle se terminait le discours de Harvard : c’est à un nouveau degré anthropologique que nous devons accéder. En notre ère où tout est mis sous le signe du développement des sciences humaines et du progrès, la conversion s’énonce, comme d’instinct, en ces termes. Mais à une telle conversion, la Règle de Benoît, conçue au début du Moyen Âge, peut-elle nous conduire ? Les « droits de l’homme » seront-ils respectés dans une Règle qui risque peut-être d’opposer la contrainte de sa loi au libre développement de nos facultés ? L’homme est-il au centre de la pensée de Benoît et sa dimension de personne lui est-elle pleinement reconnue ? Il sera légitime de lui poser de telles questions.
Regard sur la Règle de saint Benoît
Ses sources
La Règle de saint Benoît fut rédigée en Italie au Mont Cassin entre 530 et 560. Elle est plus ancienne qu’elle-même car elle transmet au monachisme occidental toute la richesse de la tradition de vie cénobitique [3]. Ses sources sont bien connues : Pachôme, Basile, la Règle du Maître (reconnue antérieure et dont l’influence est prépondérante), Cassien lu à travers le Maître, Augustin auquel Benoît doit son sens profond de la subjectivité et des valeurs de la vie communautaire. C’est le mérite du Père de Vogüé d’avoir confronté avec minutie le texte de la Règle avec celui de ses sources [4]. Grâce à son travail, il est possible de refaire de l’intérieur la démarche même de Benoît et rien peut-être ne permet mieux de saisir son génie propre, son esprit de concision et de synthèse, son jugement averti, sa discrétion et sa profondeur.
Première approche du texte
C’est dans le texte de la Règle, tel qu’il est, inchangé, que nous découvrirons sa richesse spirituelle. Ce texte parlera plus haut et plus fort que toute transposition qui ne saurait être admise que comme étape provisoire. Encore faut-il bien lire ce texte ancien. « Tous les chefs-d’œuvre se reconnaissent à ce double signe qu’ils sont discrets et inépuisables, ils déçoivent les passants, ils sont la manne des autres [5] ». Le « passant » risque certes d’être déçu à la lecture de la Règle de Benoît, il sera heurté par un code législatif qu’il jugera dépassé : questions d’horaire et d’organisation, mesure de la nourriture, précisions vestimentaires. Un tel regard sur la Règle à peine feuilletée conduit à n’en voir que la caricature. Péguy a stigmatisé cette mauvaise lecture, ce mauvais regard, « un regard nul, zéro regard, pas de regard du tout..., le pire mauvais regard, le regard de la dénutrition définitive [6] ». Il suffirait d’un minimum d’attention bienveillante pour refaire, dans un tout autre esprit, le même rapide survol : quelque peu attentif, le passant verra du moins que la Règle s’ouvre par une série importante de chapitres spirituels : le prologue invitant à une conversion permanente qui est retour à Dieu par l’obéissance, le portrait de l’Abbé responsable du progrès de chaque moine dans sa recherche de Dieu, les maximes de l’art spirituel, l’obéissance, l’amour du silence, l’humilité, dont le fondement est la conscience vive et constante du regard de Dieu qui rencontre notre personne et atteint nos actes.
Un esprit, une inspiration profonde va donc animer le code législatif qui s’émaille encore d’autres sections spirituelles parmi lesquelles se remarquent les admirables chapitres sur l’obéissance dans les choses impossibles et sur le bon zèle [7]. Dans cet ensemble, l’axe humilité-obéissance fortement tracé se détache, visible. Les onze chapitres consacrés à l’Office divin sont élaborés avec le soin extrême de celui qui recommande à son moine de ne rien négliger (c. 31). Ils sont le meilleur commentaire de la sentence lapidaire : « que rien ne soit préféré à l’œuvre de Dieu » (c. 43). Le code pénitentiel, dont il est vrai de dire que la sévérité relève d’un autre âge, est entièrement dominé par ce qui le finalise, le souci de la guérison des frères qui ont failli (c. 18). Que le lecteur s’arrête ici à l’émouvant chapitre 27, œuvre toute personnelle de Benoît, et il saura découvrir sous la sévérité du maître la tendresse du père (c. 2). Benoît n’a d’autre exemple sous les yeux que celui du bon Pasteur qui eut toujours de notre faiblesse si grande compassion (c. 27). A sa suite, tout Abbé bénédictin sait qu’il a reçu la charge de conduire des âmes faibles et non d’exercer sur des âmes saines une autorité tyrannique (ibid.).
Quant à ce qui concerne l’organisation du monastère, quelques points forts seront remarqués au passage :
L’équilibre de l’horaire où le travail mesuré dans le temps et allégé par l’entraide n’écrase pas l’homme et laisse intacte la large part consacrée au service direct de Dieu dans la louange communautaire de l’Office divin, la prière personnelle et la lectio.
Le caractère sacré de la « maison de Dieu » où chacun prévient d’honneur son frère (c. 72) et où les objets eux-mêmes regardés comme les vases sacrés de l’autel sont maniés avec respect (c. 31 et 32), ce qui sous-entend d’après le contexte de la Règle deux principes importants : d’une part, le travail (dont l’outil est condition et dont l’objet est le fruit) est, lui aussi, service de Dieu et, d’autre part, la loi du respect du bien commun est à la base de l’utilisation de tout objet matériel.
La totale désappropriation de chacun au bénéfice du bien de la communauté dans laquelle « tout est commun à tous » (Ac 4, 32, cité au c. 33).
Le sérieux de chaque emploi où l’intensité de la vie spirituelle du moine humble et craignant Dieu (c. 31, 36, 53) assure la qualité du service et ennoblit ce service, quel qu’il soit.
De telles notations, dont on pourrait allonger la liste, ont leur prix mais elles maintiennent encore le lecteur à la surface de la Règle, dont on ne peut découvrir le cœur qu’en communiant par la foi et la prière à l’esprit qui l’inspira. L’esprit ou l’Esprit ?
Voir dans la Règle un manuel d’observances, c’est la trahir. La Règle, attentive à la tradition, est ouverte sur le passé mais, grâce à sa remarquable discrétion, elle s’ouvre d’avance à l’avenir. Jamais elle ne se présente comme un système clos. Elle confie à l’Abbé, responsable devant Dieu, le soin d’interpréter et d’adapter certaines observances [8]. Elle invite aussi avec insistance à puiser à d’autres sources : l’Écriture sainte lue intégralement (c. 9, 42, 73), les Pères catholiques, les auteurs monastiques. Au temps de Benoît, les « Pères catholiques> désignaient en fait tout le domaine de cette littérature chrétienne que nous appelons la patristique et il est évident que c’est bien dans le climat de cette littérature contemporaine à Benoît que la Règle se lit le mieux. Mais il ne faut pas perdre de vue que, pour Benoît, le terme « Pères catholiques » veut signifier les auteurs dont la foi est sûre. On doit donc constater que de tels auteurs se rencontrent à chaque génération et que ceux qui écrivent aujourd’hui cherchent à nous aider aujourd’hui à approfondir et à enrichir toujours une Tradition qui demeure vivante. Selon une expression intraduisible de saint Bernard, l’Église est ante et retro oculata. L’Église, dans le présent, est tout entière regard. Tournée vers le passé, déjà elle fixe et prépare l’avenir.
Le cœur de la Règle
Les lois, les prescriptions, les observances de cet art de vivre qu’est la Règle se rangeront, hiérarchiques, à leur vraie place, aussitôt que nous aurons découvert le centre le plus intime de la pensée de Benoît : par le chemin de l’Évangile, le moine s’engage à la suite du Christ (Prol.).
L’idéal que la Règle propose au moine est celui-là même que le concile Vatican II a rappelé à tout consacré ; il l’est avec une force, une insistance singulière. « L’exercice quotidien du moine n’est vraiment compris que si c’est l’écho, le reflet, la réverbération du Christ lui-même qui, lui, devient alors le thème principal, direct, unique, tel que l’Évangile nous le montre [9] ».
Par le premier degré d’humilité (c. 7), le moine demeure sans cesse dans le rayonnement de la présence de Dieu : cette attitude de base, qui est un état de prière, configure déjà le moine au Christ « qui demeure dans la vision ininterrompue de la profondeur paternelle [10] ». Ainsi, le moine, « les yeux ouverts à la lumière qui divinise » (Prol.) marche consciemment à la suite du Christ, cherchant à imiter le Christ humble et obéissant jusqu’à la mort (c. 7). Il retourne à Dieu par ce labeur de l’obéissance : telle est bien la conversion permanente du moine qui l’astreint à un dur combat contre lui-même dans le renoncement à sa volonté propre. Or, ce combat ne peut jamais se séparer de celui du Christ victorieux, le Seigneur Jésus, vrai Roi (Prol.). Le moine a faim, il a soif d’obéissance au point qu’il désire se soumettre à un Abbé (c. 5), mais c’est afin de pouvoir entendre sans cesse, par cette médiation fondée sur la foi, la voix de celui qui commande (c. 5), la voix du Père. L’obéissance prompte et joyeuse du moine n’a rien d’infantile, elle introduit le moine dans le constant dialogue d’amour du Christ avec son Père, elle greffe le moine sur le Christ qui fait toujours ce qui plaît à son Père (Jn 8,29). Pour mieux dire encore, « le Christ en lui se soumet au Père [11] ». Et, aux heures douloureuses où le poids du fardeau, lourd comme la croix du Christ, excède totalement la mesure de ses forces (c. 68), c’est en union avec le Christ que le moine dira en toute mansuétude : « Père, non pas ma volonté mais la tienne » (Lc 22,42). Confiant dans le secours de Dieu, le moine obéira alors par amour (c. 68). Dans l’obéissance du Christ, expression suprême de son amour du Père et de son amour des hommes, s’accomplit la rédemption du monde. A cette obéissance du Christ, le moine veut communier.
Descendant dans les ténèbres, le Christ, lumière du monde, se vide de lui-même, il s’anéantit (Phil. 2, 7). Serviteur souffrant, il dit avec le psalmiste : « Pour moi, je suis UD ver et non un homme, je suis l’opprobre des hommes et le rebut du peuple » (Ps 21,7, cité c. 7). « Jésus a tellement pris la dernière place que personne ne peut plus la lui ravir », disait Charles de Foucauld. Cette place, le moine croit de toute sa foi et dans le plus intime mouvement de son cœur que c’est la sienne parce que c’est la place du Christ. A cette humilité du Christ, le moine veut communier.
Aux souffrances du Christ, le moine veut participer par la patience, s’engageant à sa suite jusqu’à la gloire du Royaume (Prol.). Être avec le Christ : telle est la vie du moine, telle sera sa vie éternelle, il y aspire de toute l’ardeur de son âme (c. 4).
En son Abbé qui lui donne le bien de l’obéissance (c. 71), le moine contemple dans un même regard le Christ, seul Maître, et le Père que le Christ lui révèle : « Qui m’a vu, dit Jésus, a vu le Père » (Jn 14, 9). Mais c’est aussi en chaque homme qu’il voit le Christ, spécialement dans les hôtes en lesquels il l’accueille (c. 53), et, avec une transparence plus claire encore, dans les malades (c. 35) et dans les pauvres (c. 53).
Et tout au long de son effort de conversion, c’est contre le Christ que le moine brise, dès leur éveil, toute suggestion, toute pensée mauvaise (Prol. et c. 4).
Le moine ne préfère absolument rien au Christ (c. 72), il n’a rien de plus cher que le Christ (c. 5) et c’est par l’amour du Christ qu’il est mené à la charité parfaite (c. 7), seul but de toute vie chrétienne.
Telle est la doctrine qui informe toute la législation de la Règle de saint Benoît.
Actualité du monachisme
La Règle de saint Benoît a été parcourue. Il y a donc lieu de répondre maintenant à la question posée : la pédagogie de la Règle est-elle susceptible d’aider l’homme d’aujourd’hui qui s’engagerait à la suivre ou ceux sur lesquels elle rayonne par influence indirecte à accéder à ce « nouveau degré anthropologique » dont parlait Soljenitsyne ?
Que les mots ne nous abusent pas. Si l’on veut bien comprendre cette expression, il faut laisser l’auteur en délimiter le sens. Les phrases citées plus haut disent bien toute la portée et l’exigence de sa pensée. Rappelons-en l’essentiel : l’homme doit se soumettre à l’Esprit suprême, au Plus-Haut et tout le chemin de sa vie doit devenir l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle. C’est bien à cet idéal religieux que le moine de saint Benoît est convoqué et formé. Nous avons mentionné le premier degré d’humilité (c. 7), cette « crainte de Dieu » qui est le sentiment révérentiel et l’expérience même de la présence du Très-Haut.
Toute la Règle s’adresse à l’homme – à toi qui que tu sois (Prol. et c. 73) – mais, ne nous y trompons pas, la Règle n’est pas anthropocentrique. Elle est christocentrique. Il n’y a pas deux centres ! Or, précisément, le centre de l’homme créé par Dieu, pour Dieu, n’est pas en lui-même, il est dans le Christ, notre vie et notre salut : nous parlons le langage de la foi. Et la Règle aide l’homme à se libérer progressivement de tout égocentrisme. Le Christ, voilà l’Homme (Jn 19,5). « Le Christ manifeste pleinement l’homme à lui-même, la nature humaine assumée en lui a été élevée à une dignité sans égale. Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme ». Cette citation du pape Jean-Paul II est la pensée centrale de son encyclique Redemptor hominis, aussi le pape poursuit-il : « l’homme doit pour ainsi dire entrer dans le Christ avec tout son être, il doit « s’approprier » et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même ».
La configuration, l’incorporation au Christ obéissant, doux et humble, serviteur de tous est le cœur de la Règle : il n’est pas possible d’amener l’homme à un plus haut degré. Dans l’Homme-Dieu, l’homme s’humanise et il se divinise.
Le tissu de la foi est indéchirable : théologie, christologie, anthropologie se fondent dans l’unité lorsque le Dieu trinitaire de l’Alliance, le Dieu philanthrope qui a tellement aimé le monde donne son Fils unique à l’humanité (cf. Jn 3,16). Le Dieu de la Création et de l’Alliance est Dieu-pour-les-hommes : Dieu-pour-nous, il livre son Fils-pour-nous et il nous donne l’Esprit (Rm 8,31, 32 ; 5,5). Ainsi, le moine décentré de lui-même, chercheur de Dieu et imitateur du Christ, devient-il un homme-pour-les-hommes. Il se laisse engager « dans l’engagement de Dieu [12] ».
Mais ici surviendra l’objection classique :
– Non, dira-t-on, ou alors que le moine s’adapte au monde d’aujourd’hui ! Le moine fut toujours un original, un séparé. S’il se retire encore du monde, ce « retrait », quel que soit le nom nouveau qu’on essaie de lui donner, est un anachronisme. L’Église s’est reconnue comme le sacrement du monde, en tant que levain elle ne peut être utile qu’enfouie dans la pâte. Plus de ghetto ! Le mot d’ordre est donné depuis longtemps : « Raser les bastions [13] ».
Que répondre ?
– Le savant, l’artiste aussi se « retirent » pour préserver le sérieux de leur travail. Et leur travail est travail-pour-les-hommes. La voix du Concile ne saurait être plus nette : « Nul ne doit penser que, par leur consécration, les religieux deviennent étrangers aux hommes ou inutiles dans la cité terrestre. S’ils ne sont pas directement présents aux côtés de leurs contemporains, ils leur sont présents plus profondément dans le cœur du Christ, coopérant spirituellement avec eux pour que la construction de la cité terrestre ait toujours son fondement dans le Seigneur et soit orientée vers lui, pour que ceux qui bâtissent ne risquent pas de peiner en vain [14] ».
Mais peut-être faut-il tout simplement admettre avec sérénité qu’il n’est pas donné à tous de comprendre (cf. Mt 19,11). « Le principal office des moines restera toujours l’humble et noble service de la divine Majesté dans l’enceinte du monastère [15] ». Que chacun remarque du moins qu’un monastère bénédictin ne s’est jamais conçu et ne se concevra jamais sans hôtellerie : l’ouverture au monde se situe au cœur de la « maison de Dieu » (c. 31, 53, 54). Martin Buber a parlé des monastères, « de ces solitudes où nous descendons comme à l’auberge et qui, au milieu de l’agitation du monde, nous viennent en aide afin que ne s’affaiblisse pas la communication entre les liens relatifs et le grand lien absolu. La solitude, poursuit-il, doit connaître la qualité du claustral pour accomplir son œuvre, mais jamais elle ne doit vouloir nous arracher aux êtres, jamais elle ne doit refuser de nous libérer pour que nous puissions les rejoindre [16] ». Nous libérer ? En quel sens ? S’agirait-il simplement de pouvoir réserver du temps à nos frères ? Ce qui importe, ce sera moins la longueur du temps donné que le prix de ce temps, grâce à la valeur des paroles, au sérieux de l’écoute, à l’authenticité de la rencontre. C’est par la médiation de l’homme que l’homme va à Dieu, mais seuls seront témoins de Dieu ceux qui auront fait, dans la foi, l’expérience de Dieu, ceux qui auront vu l’invisible (He 11,27). Seul le libéré peut devenir un libérateur. Or, par sa libre obéissance, par le renoncement aux biens temporels, par son engagement dans la chasteté, le moine, comme tout consacré, se libère de ses entraves intérieures. Le moine accède à la vraie liberté au moment même où, en toute lucidité, il accepte d’inféoder sa liberté à une cause plus grande : le service de Dieu dans la louange, le service des frères auxquels le lie la vie commune, le service de tous ses frères les hommes, par sa vie d’intercession qui le fait participer à l’incessante intercession du Christ (cf. He 7,25).
Mais si l’hôtellerie bénédictine est le heu du « parloir », elle est encore et davantage l’oasis du silence. Ceci est important car nous assistons de nos jours à une vraie crise de la parole. Au rythme même des paperasseries qui s’accumulent dans les bureaux, les échanges, carrefours, rencontres nous écrasent. L’abus du meilleur peut produire le pire. Les opinions, les idéologies se succèdent, se propagent, elles remettent tout en question et nous laissent combien de fois sur notre faim. Quand la parole est ravalée au rang de bruitage et de bavardage, est-elle encore au service des relations humaines ? Le vide, la vanité des mots nous révèlent souvent des cœurs inquiets, désorientés, à la recherche de quoi ? Dans son discours, Soljenitsyne a dénoncé l’irresponsabilité des mass media. Face au slogan mensonger « tout le monde a le droit de tout savoir », il défend un droit supérieur, « le droit qu’a l’homme de ne pas savoir », de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités (p. 28). Le silence, comme la parole, est relatif. Il ne vaut que par rapport à son but. Il est école de recueillement, de maîtrise de soi, il permet la maturation de la pensée et du langage. Finalement, il nous prépare, il nous adapte à la relation avec Dieu et donc, par là, à la relation avec cet homme concret aimé par Dieu qui me le confie. Ce n’est pas un hasard si l’iconographie a représenté saint Benoît l’index levé sur ses lèvres closes. Benoît aime le silence : « on doit parfois s’interdire de bons discours par amour du silence » (c. 6). Parfois : la restriction est autant louange de la parole que louange du silence.
Il y a lieu de conclure : la Règle de Benoît dialogue avec le monde d’aujourd’hui en ce sens qu’elle peut lui parler de la grandeur de Dieu et de la grandeur de l’homme qui se conforme au Christ dans sa louange du Père et son obéissance rédemptrice. Peut-être les monastères sont-ils ainsi, humblement, à leur place, semés sur notre terre comme des signes d’espérance. Mais certes pas les seuls !
Comme il est bon, face à la désintégration du monde, d’épier, de découvrir des signes d’espérance : les maisons de prière se multiplient, le sens de l’entraide et du partage s’approfondit et mène à la recherche d’une certaine austérité, des communautés fraternelles se créent, des voix prophétiques se font entendre, des saints, dans l’héroïsme, offrent à Dieu leur souffrance.
Il est encore une autre lueur d’espérance et c’est l’importance que l’on reconnaît aujourd’hui de plus en plus à l’homme, en tant que personne et esprit, vu dans sa dimension d’autorité et de service. Nous disons cela, sans vouloir tomber dans le « redoutable piège de l’anthropocentrisme » que nous avons déjà dénoncé. « Pour un vrai chrétien, prendre le parti de l’homme revient à prendre le parti de Dieu pour les hommes [17] ». Mais la conscience de la dignité humaine entraîne comme corollaire un accroissement du sens de la responsabilité. Or, c’est à Dieu que l’homme doit répondre et c’est à l’homme que Dieu confie l’humanité, à la liberté de l’homme rendue accueillante à la grâce.
C’est à cet accueil de la grâce, à cette disponibilité que la Règle de Benoît veut nous former : « Écoute, ô mon fils, et tu parviendras [18] ». Benoît, en conduisant le moine de la lâcheté de la désobéissance jusqu’à l’obéissance parfaite, le mène du désordre de la désintégration à la paix de la réintégration dans le Christ.
Ainsi, au cœur de l’Église, sacrement du monde, le monastère offre au monde sa vision de paix. Le moine enlace le monde des bras de sa prière et le présente, confiant, à la « douce pitié [19] » de Dieu. Les portes du monastère sont ouvertes mais ce qui importe, en définitive, c’est que les moines, comme tous leurs frères chrétiens d’ailleurs, soient toujours capables de « tenir ouvertes les portes de l’Infini [20] ».
Monastère de l’Annonciation
B 7281 QUÊVY-LE-GRAND, Belgique
[1] Titre de l’encyclique de Jean-Paul II : Redemptor hominis.
[2] A. Soljenitsyne, Le déclin du courage, Paris, Seuil, 1978. Les citations empruntées à ce discours dans le corps de l’article seront indiquées par la mention de la page.
[3] La vie cénobitique est la vie en commun.
[4] A. de Vogüé, La Règle de saint Benoît, 8 tomes, Paris, Cerf, 1972-1977 (les 7 premiers font partie des « Sources chrétiennes », 181 à 186).
[5] M. Nédoncelle, Introduction aux Sermons universitaires de J. H. Newman, Paris, Desclée De Brouwer, p. 8.
[6] Ch. Péguy, Clio, Paris, N.R.F., p. 26.
[7] Chapitres 68 et 72 de la Règle, qui comporte un long Prologue (Prol.) et 73 chapitres (c.). Les citations ou références seront données dans le corps de l’article.
[8] Voir l’article de R. Bonpain, « Les adaptations et la Règle de saint Benoît », Collectanea cisterciensia, 1969, 247-264.
[9] H. U. von Balthasar, « Les thèmes johanniques dans la Règle de saint Benoît et leur actualité », Collectanea cisterciensia, 1979, 5.
[10] Origène, Commentarium in Joannem, 22.
[11] Grégoire de Nysse, PG 44, 1321.
[12] Titre du livre de H. U. von Balthasar (Paris, Éd. Paulines, 1973), qui montre combien et comment Dieu s’est engagé pour les hommes.
[13] H. U. von Balthasar, « Raser les bastions », Dieu Vivant, 25, 1953, 19-32.
[14] Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église, 46.
[15] Vatican II, Décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse, 9.
[16] M. Buber, La vie en dialogue, p. 167.
[17] Voir La Croix du 5 mars 1980 : Discours de Mgr Elchinger.
[18] « Écoute » est le premier mot du Prologue, « tu parviendras » est le dernier de la Règle.
[19] Expression familière à Georges Bernanos.
[20] M. Buber, loc. cit.