Un laïc consacré : Giancarlo Brasca
Giuseppe Morgante
N°1980-4 • Juillet 1980
| P. 228-236 |
À travers les deux articles de Brasca parus dans notre revue (« Prier en plein monde », en 1976 ; « La passion du Christ dans l’engagement du séculier consacré », en 1978), nos lecteurs ont déjà pu pressentir sa spiritualité simple et profonde, nourrie à l’école de saint François. Un de ses amis et collaborateurs s’est efforcé, en des pages inspirées par ses écrits, de dégager les traits marquants de cette personnalité riche et attachante, bel exemple d’un laïc consacré dans l’Église et le monde.
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Giancarlo Brasca est moins connu dans les pays de langue française, en dehors des Instituts séculiers, et on peut le regretter. Il naquit à Mezzago, dans la province de Milan, en 1920. C’est à Milan qu’il fit ses études et qu’il obtint le doctorat en philosophie à l’Université catholique. Il y fit carrière dans les services administratifs, devint directeur de la Bibliothèque, secrétaire administratif, puis directeur administratif durant les rectorats du Père Gemelli (son ami très cher) et de ses successeurs. « Chrétien élevé à l’école de saint François », comme il l’écrivait lui-même, il se dévoua sa vie durant à l’Université catholique, à Milan et à Rome, et aux Instituts séculiers. Il était membre de la branche masculine, fondée en 1928 par le Père Gemelli, de l’Institut séculier « Missionnaires de la Royauté » et la présida durant les dix dernières années de sa vie. Il devint le premier président de la Conférence mondiale des Instituts séculiers (que ses talents et sa persévérance contribuèrent grandement à faire naître). La Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, qui l’avait nommé consulteur, a largement bénéficié de sa compétence et de son dévouement. C’est le 24 janvier 1979 que Dieu rappela à lui « ce témoin qualifié de ce que signifie être un laïc consacré dans l’Église et dans le monde ».
Même pour qui a, comme moi, vécu tant d’années près de Giancarlo Brasca, partagé le laborieux effort qu’il consacrait à l’exercice de sa profession, remarqué et vérifié, pour ainsi dire, le travail intérieur qui l’unifiait et le soutenait, il n’est pas facile de parler de lui, de sa spiritualité.
C’est que Brasca ne fut pas un homme ordinaire. Et comme toutes les personnalités hors du commun il savait garder pour lui les secrets de son cœur. Un cœur dans lequel passait – comme il lui arriva parfois d’en faire la remarque – du sang romagnol (qu’il tenait de sa mère), autant dire un cœur sujet à s’emballer et à se cabrer, et qu’il lui avait fallu dompter et rendre docile, au cours de longues années de cheminement spirituel.
C’était une personnalité complexe, dont bien des aspects échappaient à l’attention et à l’observation de ses collaborateurs les plus proches. Une pensée fervente, constamment ouverte à des expériences rénovatrices ; une intelligence polyvalente, formée par des études philosophiques rigoureuses, et qui s’était développée dans le sens pratique et concret par l’exercice de différentes activités et de responsabilités de direction ; elle s’était affermie au contact d’hommes de la valeur d’un Père Gemelli, d’un Mgr Olgiati, d’un F. Vito. Ces dispositions lui faisaient entreprendre sans hésitation et poursuivre sans se lasser les tâches à lui confiées. Un regard qui portait loin et scrutait avec finesse les signes du temps, capable de prévoir les événements et d’apprécier d’avance les choses à leur juste prix. De quoi faire de lui un élément propulseur, sinon un guide, pour les prises de position en matière de culture et pour les mouvements spirituels.
En témoignent les contacts qu’il eut avec des courants et des figures marquantes de l’après-concile (parmi celles-ci le Pape actuel), ainsi que les postes élevés qu’il occupa en ces dernières années dans l’organisation internationale des Instituts Séculiers.
Je préfère ne pas m’en remettre à mes souvenirs. Ils sont encore trop affectés par les images dramatiques que nous gardons de l’inexorable avance de sa maladie, supportée avec une sérénité et un courage héroïques. C’est à travers ses écrits que j’ai tâché de relever les lignes de son itinéraire intérieur. De cette recherche se dégagent quelques traits caractéristiques de sa physionomie spirituelle, que je vais évoquer en relisant tel ou tel texte de lui.
Le Christ centre et sommet de sa vie
Au centre de l’existence de Brasca, le Christ, qu’il avait rencontré et aimé dès sa jeunesse, qu’il apprenait à connaître par l’étude continuelle et passionnée de sa parole et dont il se nourrissait chaque jour dans l’Eucharistie. Cependant, avec l’âge mûr, c’est le Christ crucifié qui fut au foyer de sa méditation, le Christ crucifié que contribuaient sans doute à lui révéler et à lui rendre plus proche les vicissitudes parfois tumultueuses, non exemptes de souffrances, que toute sa vie eut à traverser.
Sa réflexion part d’un problème qui a des racines séculaires : « Si Jésus est le Fils de Dieu et a mis en lui toute sa confiance, pourquoi le Père ne fait-il rien pour l’arracher aux mains de ses bourreaux ? », se demandait Brasca dans un de ses articles. Mais la réponse qu’il trouve se situe sur le plan de l’expérience des hommes d’aujourd’hui. « Cela nous fait penser tout de suite qu’entre la situation où Jésus se débat aux derniers moments de sa vie et celle de tous les hommes, il y a un lien des plus étroits ; que le « chemin de la croix » parcourt à nouveau les étapes ultimes de l’existence humaine ; qu’en s’incarnant le Verbe a prévu – non sans en apprécier la valeur, en communion avec la volonté du Père qui est à l’origine de tout – que sa vie serait en toutes choses, et donc aussi dans la mort, égale et pareille à celle de ses frères, hormis le péché. » C’est une première conclusion, suivie de celle qui consiste dans la reconnaissance et l’action de grâces.
Brasca poursuit : « Si le non-croyant est porté par un mouvement de sympathie vers celui qui a subi, avec courage, fermeté et générosité, des maux comme il en arrive tant parmi nous, et spécialement pour les meilleurs, le croyant, en revanche, trouve que beaucoup de textes évangéliques dévoilent finalement leurs richesses : la bonté du Père qui aime le monde et lui donne son Fils pour que celui-ci conduise l’humanité au salut ; le fait que Jésus déclare avoir lui-même choisi son sort et aille volontairement à la rencontre de cette fin, refusant les seules façons de s’y dérober : l’exil, la fuite, la démission. »
« Le problème trouve sa solution dans le cadre de la vision chrétiennement optimiste, qui ne récuse pas la souffrance, mais va jusqu’à en faire un motif de charité et de service d’autrui. »
C’est toujours Brasca qui écrit : « Jésus apporte un souffle nouveau : il révèle l’homme à lui-même, en ses profondeurs les plus inaccessibles. Il lui découvre une manière tout autre d’être homme, affirmant que c’est possible moyennant le don total aux autres, à l’imitation de Dieu qui passe toute sa vie – si l’on peut s’exprimer de la sorte – à faire du bien à ses créatures, bonnes et mauvaises, allant les chercher là où elles se trouvent, se donnant lui-même pour elles, pour les racheter du péché, pour les sauver miséricordieusement du mal. Vraiment l’amour se montre plus fort que la mort – la mort physique et surtout cette mort morale que sont le péché, la haine, l’oppression meurtrière des hommes de bien. » Ce texte nous révèle combien profondément était méditée la parole que Brasca incarnait dans son existence et qui lui donnait de vivre en chrétien, portant la croix de chaque jour – elle n’était ni légère ni petite – avec une sérénité foncière, toujours disponible à l’appel du frère qui lui demandait aide et orientation.
Amour et service de l’homme
Le choix qu’il fit en sa jeunesse de se consacrer tout à Dieu en restant dans le monde nous donne la démonstration concrète de cet amour des hommes. Pour lui, la consécration consistait à mettre son existence à l’entière disposition de Dieu pour la réalisation de son projet d’amour en faveur de l’humanité. Il écrit : « En cette période de révision générale des valeurs et des formes où on les exprime, les chrétiens intensifient leur présence d’hommes parmi les autres hommes, partageant en tout leurs souffrances et leur attente, leurs tensions, leur peine, leurs luttes et leurs conquêtes, s’efforçant d’y introduire le levain qui vient de l’Évangile ; ouverts à toute créature avec une sympathie affectueuse ; forts dans le combat à mener contre le mal, en eux-mêmes et dans les autres, avec loyauté, fermeté et courage. C’est pourquoi ils consacrent toute la compétence et tout le dévouement possibles à leurs tâches professionnelles et au vaste domaine des multiples rapports sociaux, sans céder à la lassitude ni plaindre leur peine ; en même temps ils respectent les limites de leurs forces et font en sorte que l’exercice de leur activité favorise leur perfectionnement personnel et les mette à la disposition de leurs frères. En cette action multiforme, déployée à la lumière d’un jugement de foi, dans la docilité à l’influence de l’Esprit Saint et la fidélité à l’Église, attentive aux indications qui se dégagent des choses, en cela se résume l’apostolat que les laïcs sont appelés à exercer essentiellement suivant trois lignes convergentes. »
Chez quelqu’un qui, comme Brasca, se voit contraint par ses lourdes charges administratives à vivre comme à part, cette volonté d’être « homme parmi les hommes » peut sembler paradoxale. Toutefois il en est peu qui surent percevoir comme lui les exigences et les tensions du temps présent, et comme lui les comprendre et les partager : soldat avec les soldats durant la dernière guerre ; engagé ensuite dans la résistance et, après la guerre, dans les efforts généreusement déployés pour reconstruire un ordre national d’inspiration chrétienne. Au cours des dernières décennies, il se rendit présent sur un champ encore plus étendu, atteignant des dimensions internationales, avec la pointe avancée que représentent ses voyages si remarqués dans les pays de l’Europe de l’Est. Avec, au foyer de cette présence parmi les hommes, le sens chrétien du travail et de l’action au sein des réalités temporelles « afin que, écrit-il, soustraites à l’emprise déformante du péché et remises, à travers l’homme, dans leur orientation naturelle vers Dieu, elles recouvrent progressivement la valeur originelle que Dieu lui-même, en les créant, leur a attribuée et qui constitue le terme ultime auquel tend tout le dynamisme de l’histoire : la récapitulation de toutes choses dans le Christ, pour que, quand il aura remis le Royaume au Père, « Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28) ».
« Le chrétien qui voue ses efforts à la sanctification du monde est donc bien conscient d’avoir à en respecter pleinement la nature et les lois, à promouvoir la juste autonomie de l’ordre profane et – en collaboration fraternelle avec tous les hommes – à mettre ses énergies personnelles au service du développement normal du monde. » Et encore, au premier plan, la vérité – la recherche et l’attestation de la vérité : certains des textes rédigés il y a quelques années se sont révélés prophétiques.
C’est le cas de cette réflexion : « Les hommes sont à la recherche du vrai, au-delà des mythes, des traditionalismes, des barrières rigides des institutions. Ils veulent le rencontrer dans des attitudes vécues concrètement et de façon onéreuse ; ils veulent en vérifier l’authenticité et la fécondité, en discuter librement, hors de toute forme préfabriquée et artificielle. »
Les écrits de Brasca rendent pleinement compte de l’ascendant et de l’attrait dont il bénéficiait près des jeunes – de tous les jeunes, fussent-ils contestataires, du moment qu’ils étaient sincères, désintéressés et ardents dans la quête de la vérité. La jeunesse voyait en lui un témoin et ses paroles, toujours mesurées, en particulier quand il s’adressait à des esprits exigeants ou compliqués, ses paroles portaient, parce qu’elles contraignaient l’interlocuteur à tirer au clair sa propre pensée et à voir si sa conduite présentait cette cohérence que nous réclamons tous des autres mais dont, inconsciemment, nous nous dispensons nous-mêmes.
Le sens de l’Église
À quelle profondeur s’enracinait cet amour sans bornes pour l’Église ? Deux fruits particulièrement riches en témoignent : la vénération qui se traduisait dans l’étude attentive des enseignements du Magistère et l’attachement aux papes.
Ils sont bien rares en Italie, je pense, les laïcs qui ont comme lui étudié les documents du concile, creusé et assimilé leur teneur. Dans les nombreux exposés qu’il fit dans le pays à des laïcs engagés, spécialement à des jeunes, il tenait constamment à partir de ces documents. Il savait dégager les nuances et la signification la plus exacte de ces textes, de sorte que ses auditeurs sortaient de cette rencontre avec le ferme propos d’approfondir leur connaissance du document dont ils venaient de saisir la beauté et l’importance essentielle pour leur vie de foi.
Quant au sentiment qui l’attachait aux papes, il s’est manifesté avec une évidence particulière en ce qui touche les papes qu’il a personnellement connus de plus près.
Paul VI, dont la mort fut pour lui l’occasion de rédiger quatre articles fervents dans L’Avvenire et L’Osservatore Romano. L’un d’entre eux mettait en relief, dans la physionomie du pape défunt, certains traits qui avaient échappé à bien des gens ou, pis encore, avaient été interprétés comme des défauts. Lisons un passage : « Plus que ses grands prédécesseurs, Jean-Baptiste Montini était tendu vers l’avenir et déployait une action capable de marquer en profondeur l’Église et ses rapports avec le monde. Ce qui chez lui pouvait sembler hésitation ou tendance à temporiser tenait à son sens aigu, parfois anxieux, des implications prochaines ou éloignées de toute démarche et de ses répercussions possibles dans l’histoire. Plus tard on reconnaîtra, j’en suis sûr, au pontificat de Paul VI une efficacité transformatrice considérable ; en même temps on se rendra clairement compte à quel point cette efficacité fut liée à la faculté exceptionnelle qu’avait le pape d’évaluer les aspects multiples et complexes de chaque question. »
Le Pape Jean-Paul II, dont l’élection causa à Giancarlo Brasca tant de joie et d’enthousiasme que, oubliant délibérément la gravité de son propre état de santé, il s’épuisa à rédiger des articles pour les journaux et les revues (seize en huit jours) et à donner des interviews à la radio et à différentes chaînes de télévision italiennes et étrangères (huit en deux ou trois jours). A propos de quoi il écrivait en novembre 1978 à quelques-uns de ses amis : « Ces jours derniers mes faibles forces ont été soumises à des prestations extrêmement fatigantes. Plusieurs fois je me suis levé de grand matin (à trois, quatre ou cinq heures) pour travailler en paix et pouvoir me concentrer sur des sujets difficiles et délicats. Une folie ? Je ne le pense pas. Je suis un des quelques Italiens qui ont connu personnellement Karol Wojtyla ; c’était pour moi un devoir moral d’accomplir tout ce qui était en mon pouvoir pour le faire mieux connaître en Italie. Est-ce l’excès de fatigue et le trop grand nombre de rencontres qui m’ont valu une broncho-pneumonie ? C’est bien possible, mais qu’aurais-je dû faire ? En discutant avec les médecins (après coup), j’en suis venu à conclure que, tout compte fait, je n’avais pas d’autre choix que de courir ce risque par amour de Dieu et de son Église. D’ailleurs, comme vous le voyez, je suis encore là. Un peu meurtri, mais prêt à recommencer. » D’ailleurs, une fois passé le « coup de feu », Brasca était redevenu le patient le plus docile, obéissant aux médecins qui le soignaient.
Esprit franciscain
Ceci nous amène à relever la note bien franciscaine de sa spiritualité vécue. De l’esprit du Poverello, Brasca s’était approprié ces deux composantes essentielles : une pauvreté personnelle austère, alliée à une grande largeur dans la manière d’agir quand sa conduite mettait les autres en cause ; une humilité sincère et profonde. Ainsi aviez-vous eu avec lui une discussion assez vive (ce qui arrivait parfois) ? Vous pouviez être sûr de recevoir, le soir même, un billet de sa calligraphie si claire : il reconnaissait avoir été dans son tort, ou bien, tout en rappelant ses arguments, il s’excusait du ton qu’il avait pris dans l’animation du débat.
Mise en valeur simple et désintéressée des ressources humaines
On peut encore voir un reflet de la simplicité franciscaine dans la manière dont Brasca sut mettre en œuvre ses riches dons naturels, au bénéfice de ses frères. A cet égard nous retiendrons :
- une créativité vraiment singulière. On s’en est aperçu bien des fois : au cours d’une conversation sa pensée s’était élaborée à nouveau et, séance tenante, ayant perçu la difficulté que ses interlocuteurs éprouvaient à accepter son premier projet, il en avait conçu un autre – ce qui laissait un peu perplexes ceux qui avaient concouru à former ce projet initial ;
- la facilité à enseigner. Il enseignait parce qu’il savait. Et l’on se rendait compte de son savoir. Mais il enseignait comme en s’excusant, se faisant pardonner d’en savoir plus long que d’autres, de posséder une préparation plus poussée et mieux tenue à jour ;
- la disposition qui l’amenait à prendre la direction des échanges dans un congrès ou une réunion. Il manifestait une vigueur irrésistible dans la présentation logique de ses raisons, mais il en usait sans blesser personne, sans écraser autrui sous le poids de sa compétence ;
- une forte capacité de travail, et la résolution de mener à bonne fin tout ce qu’il entreprenait, sans céder à la lassitude. Chez lui ce n’était pas le fait d’une confiance présomptueuse en soi-même et en ses propres forces, mais de l’assurance que Dieu peut se servir aussi de gens fatigués et que la fatigue n’est pas un motif valable de s’arrêter ;
- le souci de mettre les autres en valeur. Tout capable qu’il était d’accomplir seul une tâche, il préférait servir de « locomotive » et promouvoir l’intervention d’autrui. Ses collaborateurs sentaient qu’il avait confiance en eux, qu’il les estimait, qu’il leur revenait d’agir parce qu’ils en avaient l’aptitude.
Il s’agit là d’authentiques valeurs humaines. Croirait-on qu’elles n’ont rien à faire avec la spiritualité de Brasca ? En réalité elles lui fournissaient comme un support.
Unité entre prière et action
Il était arrivé à harmoniser remarquablement la prière et l’action. Toujours il savait se réserver le temps d’une oraison prolongée. Dans ses dernières années, il avait réduit à l’essentiel les livres d’étude et de méditation, mais il avait toujours à portée de la main la Bible, les documents pontificaux, les sources franciscaines. Il ne s’inquiétait d’ailleurs pas si l’urgence d’un travail particulier le privait par moments de la possibilité matérielle de prier, car il s’était formulé la notion de la « récupération hebdomadaire ou mensuelle de la prière » et il avait fait de celle-ci une pratique effective. De l’heureuse expérience personnelle qu’il en avait, il faisait part à ceux qui, chargés de travail comme lui, couraient un risque d’anémie spirituelle par insuffisance de contact vivifiant avec la source de leur activité.
Pour terminer, je voudrais citer quelques fragments d’un témoignage relatif à sa vie de prière ; ils sont, je pense, de nature à nous éclairer sur ce que la prière représentait pour lui.
Une recherche plus qu’une possession ; un essai renouvelé qui tente de frayer une voie vers Dieu à partir de tout endroit où la vie me mène ; un cheminement tracé depuis les situations les plus diverses, mettant à profit les mille passages qui peuvent s’ouvrir de toutes sortes de façons imprévues.
Ainsi comprise, la prière est surtout une soif qui n’est jamais étanchée ; un besoin de celui qu’on cherche et qu’on ne trouve jamais complètement. Une rencontre, souvent fugitive, qui, chaque fois, ajoute un trait à la physionomie de Dieu telle que je la vois et l’aime. Une démarche consistant à creuser, à travers les expériences qu’il nous accorde de faire de lui, pour savoir qui il est, comment il est, quelle est sa manière d’agir. Reflété dans les conjonctures les plus diverses, Dieu apparaît tantôt comme le centre du monde, auquel il donne sa signification et sa consistance, tantôt comme le père, le frère, l’ami ; le sauveur qui pardonne ; le bien qui donne la joie ; le crucifié vers qui lever les yeux aux heures de souffrance et de découragement ; le ressuscité qui soutient et qui pousse à aller toujours plus loin, jusqu’aux limites de toute réalité ; le terme final, vers lequel tend tout le dynamisme grandiose de l’histoire. Il ne faut pas moins de la vie entière pour explorer, à l’aide de nos instruments humains, la réalité insondable de celui dont personne ne peut voir la face, pour le connaître dans l’expérience vécue, en ces innombrables facettes dans lesquelles se réfracte le rayonnement de l’Un, l’infiniment riche, celui qui existe avec une intensité infinie.
Ma prière a comme contenu Dieu, abordé des mille points différents par où passe le courant ininterrompu de la vie. Aussi connaît-elle de continuelles variations quant à ses amorces, à ses parcours, à ses formes. Le fil conducteur n’est pas une méthode fixée d’avance, mais le développement même de ma propre réalité intérieure et extérieure sous la main très sage de Dieu.
Voilà le sens positif que je reconnais moi-même à ma prière, telle que je puis la décrire aux moments de réflexion sereine.
Toutefois, dans la réalité quotidienne, elle est aussi quelque chose d’obscur, de difficile, souvent aride et apparemment stérile. Un effort sans vigueur et parfois relâché ; parfois emporté par un élan qui très vite faiblit et retombe. Bref, une bien pauvre prière, et dont je devrais être honteux.
Et pourtant je persiste à croire qu’elle exprime – avec ce que ces contrastes ont de pénible et d’humiliant – la véritable réalité de mon être, pécheur mais touché par le salut du Christ, tendu vers Dieu, malgré les attaches au côté immédiat et superficiel des choses, et en recherche de cette certitude vitale qu’il existe et que nous sommes faits pour lui.
On me permettra de conclure en évoquant quelques aspects de sa spiritualité de laïc que j’ai pu saisir au cours de ces trente ans d’amitié et qui m’apparaissent comme un héritage de prix à offrir aux personnes qui, tout en le trouvant exigeant, veulent l’accepter pour le mettre en valeur :
- Ne pas revenir sur le passé pour se complaire dans les résultats acquis, fussent-ils dignes d’être remarqués, mais porter le regard en avant, pour viser des objectifs plus lointains, des cimes plus hautes, et s’entraîner à franchir des obstacles toujours plus élevés.
- Ne pas profiter de l’amitié pour s’assurer des privilèges personnels ou faire couvrir ses erreurs.
- Exiger de soi, avant de la réclamer d’autrui, une manière de vivre cohérente, telle que toujours la parole suive l’action, qu’elle soit communication d’expériences vécues et non pas vaine exaltation ou fruit d’une élaboration théorique capable de procurer une satisfaction esthétique, mais sans pouvoir de conviction ni d’entraînement.