Tribune libre : Quelle vie religieuse pour demain ?
Thaddée Matura, o.f.m.
N°1980-4 • Juillet 1980
| P. 237-251 |
La vie religieuse sous sa forme communautaire existe dans l’Église depuis seize siècles. Aujourd’hui cette histoire semble marquer un temps d’arrêt, en Occident du moins. Quelle sera cette vie, quelles formes prendra-t-elle en l’an 2000 ? Dans ce texte, Thaddée Matura propose de se livrer à un rêve éveillé. Pour ce faire, après un bref rappel du passé immédiat et des racines de la vie religieuse actuelle, il tente une description de la situation présente et analyse les tendances nouvelles qui se font jour un peu partout. S’appuyant sur ces données, il dégage les lignes de force que la vie religieuse suivra dans les années à venir. De l’avis de l’auteur, les religieux, moins nombreux, s’orienteront dans deux directions : combattants pour la justice ou moines dans la cité. Suggestives et stimulantes pour la réflexion, ces pages tiennent-elles un compte suffisant de la vie religieuse apostolique ? Les avis sur ce point peuvent être différents. Renseignements
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La vie religieuse sous sa forme communautaire existe dans le christianisme depuis les débuts du IVe siècle ; ce qui fait déjà seize siècles d’histoire ! Histoire marquée par des périodes de gloire et de décadence, et riche en inventions créatrices au sein d’une foncière continuité. Aujourd’hui cette histoire semble marquer, en Occident du moins, un temps d’arrêt. Comme si, épuisée par ses mutations externes et internes accompagnant et suivant le Concile, affaiblie par une baisse numérique d’environ 20 % en quinze ans, la vie religieuse doutait de son présent et hésitait au seuil de l’avenir.
Dans ces conditions, on voit combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de parler sérieusement du futur de la vie religieuse dans son ensemble. Que sera cette vie, quelles formes prendra-t-elle dans cent ans, voire au tournant tout proche du siècle qui s’achève ? Ne sont-ce pas là des questions futiles, auxquelles seul un roman de science-fiction pourrait répondre ?
Et pourtant est-il possible à un groupe humain de survivre, et d’aller de l’avant, sans se tourner vers l’avenir et du coup le prévoir, bâtir ne fût-ce que des projets utopiques ? La vie religieuse qui se vit, certes, dans une fidélité au jour le jour, a besoin elle aussi de rêver son avenir à partir de son passé et de son présent.
C’est à un tel rêve éveillé que je veux me livrer dans ce texte. La durée – c’est elle que regarde l’histoire – comprend le présent sans cesse précédé par le passé et s’orientant vers le futur. Le passé structure, explique et relativise le présent ; les deux ensemble, se projetant vers l’avenir, permettent de l’entrevoir et de tracer, en pointillé, quelques pistes, hypothétiques, certes, mais nécessaires pour avancer.
D’où les trois parties de cet essai : une réflexion sur le passé immédiat de la vie religieuse ; une description de sa situation présente ; une projection de cette situation vers le futur. De la sorte, une réponse à la question : « Que sera la vie religieuse en l’an 2000 », paraîtra-t-elle moins fantaisiste, plus crédible.
Le passé récent
Le style de la vie religieuse tel qu’il a prévalu jusqu’aux années conciliaires (vers 1965) et qui marque encore la majorité de ses membres actuels est, en fait, le fruit de ce qu’on pourrait appeler la restauration du XIXe siècle. La vie religieuse de l’ancien régime avait pris fin, dans les grandes convulsions révolutionnaires allant de la fin du XVIIIe jusque vers le milieu du XIXe siècle. Rien qu’un simple relevé statistique l’atteste éloquemment : si vers 1770 l’Église compte environ 300.000 religieux, en 1850 il n’y en a plus que 80.000 (y compris les ordres fondés après 1800) soit une diminution globale de plus de 70 %. Mais à ce point la croissance reprend et en 1965 les effectifs auront quadruplé (335.000 religieux). Comment cela s’est-il passé ?
Les Ordres anciens : moines, chanoines, mendiants, clercs réguliers, après une disparition complète dans certains pays (France), y reprennent une vie imprégnée d’austérité, de rigueur, d’une certaine aura romantique ; c’est avec un passé idéalisé, parfois très « reconstitué », que l’on veut renouer par-delà des ruptures. Des ordres nouveaux sont créés, surtout du côté féminin où l’on assiste à une explosion de vie et d’activités les plus diverses. Le XIXe siècle est le temps privilégié de naissance de la vie religieuse féminine « active », telle que nous la connaissons.
Cette restauration et cette création influent profondément l’une sur l’autre. Un même style de vie se répand partout : si les dénominations et les uniformes varient presque à l’infini, la discipline interne, la séparation d’avec « le monde », les horaires, l’étiquette religieuse se ressemblent étonnamment d’un groupe à l’autre. Sous-tendant cette uniformité extérieure, une conception théologique commune de la vie religieuse s’impose. Elle est centrée sur les trois vœux, auxquels s’ajouteront occasionnellement d’autres vœux particuliers.
La vie religieuse est conçue comme le choix d’une voie conduisant ses membres vers un état privilégié de perfection. L’observance des vœux, des Règles, vécue dans une tension sacrificielle et ascétique, maintient le tonus spirituel. La prière liturgique est considérée davantage comme un exercice de piété qu’une célébration de la foi ; la communauté est vue surtout sous son aspect pénitentiel ; la clôture, le vêtement, le style de vie, marquent la différence. Dans les communautés actives, « on sortira », pour aller vers les hommes, mais les portes demeurent fermées au monde. Par ailleurs, mis à part les ordres contemplatifs, chaque groupe se spécialisera dans certaines activités : apostolat ministériel sous les formes les plus variées ; services éducatifs, hospitaliers, caritatifs. Le plus souvent la vie religieuse se définira davantage par ses activités que par son être. L’originalité que chaque groupe particulier prétend avoir se fondera sur des origines historiques différentes, des dévotions particulières, des choix d’activités. Mais dans l’ensemble la vie religieuse présente un visage discipliné, unifié. A partir de la fin du XIXe siècle, son développement se poursuit régulièrement ; même les deux guerres mondiales ne paraissent pas, sur le coup, l’affecter.
C’est cette forme de vie qui constitue le passé immédiat et la racine de la vie religieuse actuelle.
Le présent
Le présent de la vie religieuse c’est, bien sûr, l’instant fuyant que nous vivons en ce jour. Mais ce sont, globalement, les quinze dernières années qui ont fait ce présent tel qu’il est. Or, ces années ont constitué un tournant radical, qu’on peut situer aux environs de 1965 (la fin du Concile). Ce tournant est marqué par toute une série d’indices convergents.
Indices statistiques d’abord. L’année 1963-64 marque pour tous les ordres un sommet numérique, suivi par une diminution annuelle régulière de l’ordre de un à deux pour cent. Alors qu’il y avait environ un million de religieuses en 1963, on n’en comptait que 800.000 en 1978 ; les religieux, eux, sont passés de plus de 300.000 à quelque 230.000. Chute sûrement spectaculaire, due à des facteurs internes et non pas, comme dans le passé, à des circonstances extérieures (suppressions, expulsions, persécutions). Les entrées se sont raréfiées, les départs (dispenses) ont été élevés comme probablement jamais dans l’histoire ; le vieillissement et la mort ont fait le reste. Avec quelques exceptions (certains pays socialistes d’Europe et des pays asiatiques), c’est là une tendance générale dans tous les Ordres, même contemplatifs. Il est vrai que l’hémorragie des dernières années paraît arrêtée ; quelques indices sembleraient même indiquer une stabilisation sinon une remontée des vocations.
À la même période des changements profonds, des mutations peut-être, ont affecté toutes les formes de vie religieuse. Elles touchent depuis les domaines les plus extérieurs tel que l’habillement, jusqu’à la conception théologique elle-même. Cette dernière s’appuyait naguère sur la distinction des préceptes et des conseils ; aujourd’hui on parlera plutôt du radicalisme évangélique (discutable lui aussi, comme marque propre de la vie religieuse) ou simplement d’une forme de vie chrétienne vécue intégralement dans le célibat et la communauté. Même si les textes et les discours officiels se réfèrent encore, du moins en filigrane, à la théologie des conseils, rares sont les religieux qui se voient comme des super-chrétiens, appelés à une perfection qui leur serait réservée.
Ce changement de perspective théologique, qui se poursuit lentement mais sûrement, ne manque pas d’influer sur le genre de vie concret. La conception de l’obéissance évolue et modifie le type des relations internes de la communauté : au moins en théorie la coresponsabilité est affirmée comme une exigence. Sans entrer dans les détails, l’on peut dire que l’organisation concrète de la vie a, sinon pris un visage nouveau, du moins perdu le visage qu’on lui connaissait. Pour les familles religieuses anciennes, étant donné que la plupart de leurs membres ont été formés selon une autre conception de la vie, cette évolution, qui est loin d’être achevée, entraîne une désorientation certaine. C’est d’abord une crise d’identité : on ne sait plus qui on est, ce qu’on doit vivre, comment se situer dans un monde et une Église changeants. Des traits qui paraissaient immuables ont perdu ou perdent leur signification : on se met à douter de l’actualité du projet de sa famille religieuse.
Les Ordres anciens supportent le choc avec plus ou moins de bonheur ; si certains ne manquent pas de capacités de rebondissement et de renouveau, tous, en tout cas, sont en train de se transformer. Même la vie contemplative féminine, encore aux prises avec une législation pointilleuse sur la clôture et sur les fondations, suit une évolution en profondeur dont les signes avant-coureurs sont les « petites fraternités » qui se cherchent. Par contre, des petits groupes féminins, que le XIXe siècle a produit en une telle quantité, arrivent difficilement à survivre et doivent fusionner, on ne sait si c’est pour retrouver un second souffle ou pour mourir.
La crise affecte ceux qui viennent du passé, au point que se pose la question de leur survie, et voilà qu’apparaissent des nouveaux rejetons. Car en ces dernières années ont surgi des formes nouvelles de vie religieuse. Les Instituts séculiers ont déjà un passé respectable ; il en est de même des Petits Frères et Sœurs de Jésus ainsi que de Taizé apparus tout de suite après la guerre. Mais en ces temps-ci, on a vu l’émergence et la diffusion relativement importante, en France, des Sœurs et Frères de Bethléem, et plus récemment de la communauté monastique de Jérusalem (à St-Gervais, et bientôt ailleurs). Des communautés laïques (comprenant couples, enfants, célibataires) sont en train de se former sous l’influence plus ou moins directe des mouvements charismatiques (le Lion de Juda, Théophanie). En Italie c’est la communauté œcuménique et mixte de Bose qui s’affermit. Ces nouvelles communautés sont toutes marquées par l’exigence d’une prière très forte et par certains traits monastiques en ce qui concerne le style de vie.
Les tendances
Ce qui précède n’a été qu’un regard panoramique sur certains aspects d’un phénomène complexe ; il sera bon de tracer à présent quelques lignes plus nettes indiquant les tendances nouvelles qui percent partout, même si elles ne se sont pas encore universellement imposées.
Au cœur des masses
Le titre d’un livre bien connu du P. Voillaume caractérise bien ce qui nous semble être une des tendances importantes, aussi bien dans les Ordres anciens que dans les fondations nouvelles : le désir d’être avec et pour les hommes. Rompant avec des séparations souvent artificielles, désireux de sortir de l’isolement sinon d’un ghetto religieux, des frères et des sœurs ont voulu devenir proches des hommes, surtout des plus pauvres. D’ou l’abandon d’un vêtement qui les sacralisait et les mettait à part ; le choix d’un habitat anonyme (maisons ordinaires, appartements loués) ; la décision de vivre de leur travail ; fréquemment aussi, des engagements syndicaux et même politiques. Les uns vivent ces valeurs par manière de simple présence, partageant silencieusement le style de leur milieu humain ; d’autres vont jusqu’à se joindre aux combats des pauvres pour promouvoir leur libération ; tous se veulent partie prenante des soucis et des luttes des hommes.
Cette tendance, dont je viens d’indiquer les traits majeurs, s’est manifestée avec force il y a plus de quinze ans, sous la poussée de l’expérience des Petits Frères de Jésus ainsi que des prêtres au travail. S’il est vrai qu’actuellement elle semble marquer le pas, du moins en ce qui concerne les engagements syndicaux et politiques des religieux (les nouvelles fondations ne s’orientent guère dans ce sens), l’essentiel, à savoir la volonté de vivre comme les classes laborieuses, a été retenu partout où se cherchent des nouvelles expressions. Il n’est pas jusqu’à la vie contemplative, même féminine, qui n’en soit peu ou prou touchée.
Chercheurs de Dieu
Parallèlement à cette volonté de présence aux hommes, d’enfouissement dans leur masse, un autre courant se fait jour, surtout ces dernières années. Il va, apparemment, dans un sens tout opposé. Sans rejeter l’identification avec la vie des hommes, ce qu’il cherche pourtant, c’est l’intériorité, la profondeur, la découverte du mystère de Dieu. Au centre de tout il place la quête de Dieu au moyen de la solitude, de la lectio divina, de la prière silencieuse et de la célébration communautaire de la foi. Certes, une telle exigence n’a jamais été absente d’aucun projet religieux digne de ce nom ; elle était fortement soulignée dans les Ordres dits contemplatifs. Ce qui paraît nouveau c’est l’extension d’une telle volonté à toutes les catégories de religieux et religieuses. Après une forte poussée vers la présence aux hommes, on revient aujourd’hui vers l’ermitage, la solitude au moins temporaire ; la prière liturgique reprend une place privilégiée. Ceci vaut pour les Ordres et congrégations anciens ; quant aux communautés les plus récentes (Bethléem, Bose, Saint-Gervais, Lion de Juda), elles se placent toutes résolument dans ce courant. Et que dire de la multiplication extraordinaire d’ermites des deux sexes ? Sous des formes diverses, l’aspect intérieur de la foi et de l’expérience religieuse semble envahir et niveler des familles spirituelles aux projets fort différents. Il n’est pas jusqu’au rite, à la sacralisation (espaces pour la prière, vêtement, symboles liturgiques, attitudes du corps) qui ne reviennent en force, après une période de disgrâce. La sécularisation, dont on parlait tant il y a dix ans, apparaît aux plus jeunes comme de l’histoire déjà ancienne.
Signe de la fraternité
Les mots « frère, sœur », « fraternité », ont connu ces derniers temps une vogue extraordinaire dans le langage des religieux. Signe qu’à ce niveau quelque chose est en train de se passer. D’une conception assez formelle de la communauté comme structure et ordre, on passe aux relations interpersonnelles, fondées sur l’égalité et la coresponsabilité. La vie en fraternité redevient le centre du projet, et cela par fidélité au commandement nouveau de Jésus.
Une telle vue entraîne des changements quant à la place et le rôle de l’autorité. Même là où celle-ci était conçue en termes de paternité plus ou moins monarchique, elle prend peu à peu le visage du service évangélique d’unité. L’image du Supérieur isolé, séparé, élevé sur un trône est en train de disparaître, et les communautés sont appelées à prendre en mains tous les aspects de leur vie. Ceci vaut aussi bien pour les groupes restés plus classiques (abbayes, monastères des contemplatives, couvents) que, il va de soi, pour les « fraternités nouvelles ».
L’expérience a certes montré que la transparence absolue et la communication permanente en profondeur n’étaient qu’un idéal toujours fuyant, et qu’aucun groupe humain ne peut se passer d’un centre de cohésion et parfois de décision ; il reste que l’idéal renouvelé de fraternité s’impose, ne fût-ce que comme une utopie, à tous les religieux. Cet aspect fraternel est d’ailleurs de mieux en mieux perçu par ceux du dehors ; ils y voient un témoignage humain et évangélique particulièrement nécessaire en un temps de socialisation dépersonnalisante.
Abaissement des barrières
Paradoxalement, cette concentration sur la fraternité interne, loin de conduire à un renfermement, un ghetto séparé, ouvre sur l’extérieur, sur l’accueil de l’autre. Jamais on n’a tant accueilli à l’intérieur des monastères et des maisons religieuses, aussi bien pour la prière que pour la table. Même des contemplatives, qu’on n’entrevoyait naguère qu’à travers les grilles et les voiles, pratiquent largement l’hospitalité pour qui veut partager leur vie.
Ainsi la coupure d’avec l’extérieur, si elle n’est pas complètement abolie, ce qui du reste serait contraire à la nature des choses, s’est considérablement assouplie. Ouverture qui se manifeste de différentes manières. Certains groupes (déjà anciennement des moines, quelquefois des moniales), tout en continuant leur train de vie ordinaire, silencieuse ou non, admettent à leur prière, à leur table, à quelques autres contacts, des hôtes de passage (Sœurs de Bethléem). C’est aussi la pratique de plus en plus habituelle de nombre de « petites fraternités ». Sans créer des liens permanents organisés, on expose sa vie au regard des autres, on la partage.
D’autres vont plus loin : un compagnonnage plus régulier s’établit avec des laïcs, couples et célibataires ; peu à peu un réseau plus large se crée, dont les limites et la structure ne sont pas bien précises. Certaines communautés nouvelles (Lion de Juda) regroupent franchement, dès le départ, couples et célibataires, dans un projet religieux commun. Enfin, des communautés mixtes se forment çà et là, assemblant dans une même vie de partage, de prière, d’accueil, parfois sous le même toit, des hommes et des femmes engagés au célibat.
Ces diverses manifestations témoignent toutes du fait que la vie religieuse se veut consciemment insérée dans le tissu humain et ecclésial dont elle fait partie, qu’elle entend en recevoir les questions, les impulsions, les souhaits, autant qu’elle veut faire partager ses propres richesses.
Changer de vie
À chaque époque, quand elle restait fidèle à ses racines évangéliques, la vie religieuse créait au sein du monde quelque chose de nouveau, de différent. Elle représentait une autre vie, même lorsqu’elle était en contact et en symbiose avec le milieu culturel et social ambiant.
Ceci reste encore vrai ; peut-être même perçoit-on mieux aujourd’hui, dans tous les milieux, cette valeur. Du fait de la mise en commun de tous les biens (le seul vrai communisme intégral !), de l’exclusion (au moins en principe) du pouvoir des uns sur les autres et de l’égalité coresponsable, du fait de l’accueil mutuel fait de tolérance et de pardon, du fait de la méfiance évangélique vis-à-vis de la richesse et du refus de la société fondée sur la consommation, un nouveau type d’existence humaine se crée au nom de l’Évangile. Dès lors, « changer de vie » n’est pas seulement une utopie, un programme politique creux ; un commencement de réalisation voit le jour, quelque chose de la nouveauté apportée par le Christ apparaît, et cela au niveau de la réalité perceptible par tous, rêvée et désirée par tous. Certes, je ne veux pas idéaliser la réalité toujours fragile et déficiente, mais force est de reconnaître que dans l’ensemble et par rapport à tant d’autres situations humaines, la vie religieuse représente une zone d’une certaine qualité de vie, de liberté, de communion. Ceci, aussi bien au plan des relations humaines qu’à celui du rapport aux biens, au travail, aux contraintes sociales. Les religieux (et les autres chrétiens) en prennent de plus en plus conscience.
Primauté de l’être sur le faire
Les familles religieuses qui ont marqué le plus fortement leur temps et qui ont survécu à l’épreuve de la durée, sont celles qui ont eu comme projet la formation d’un homme évangélique. En d’autres mots, ce sont les mouvements spirituels qui se sont proposé, non plus d’abord tel ou tel service ou travail dans l’Église ou la société, mais un certain style de vie chrétienne ; vie chrétienne saisie dans sa totalité et vécue selon une cohérence particulière qui fut le charisme propre du fondateur.
Tel est le cas du monachisme ancien, au sein même de ses diversités et de ses accentuations particulières. C’est aussi, malgré les théorisations postérieures, le cas du mouvement franciscain, et même à certains égards, de la spiritualité ignatienne qui vise d’abord à créer un certain type de chrétien dévoré de zèle pour la gloire de Dieu. Cependant, surtout à partir du XIXe siècle, de nombreuses congrégations religieuses sont apparues pour répondre à des besoins particuliers : ministère des âmes, services caritatifs, éducation, œuvre missionnaire. L’aspect religieux n’était pas évacué ; il était, en quelque sorte, adventice. Ces groupes vivaient polarisés par leurs œuvres.
Ce sont de tels groupes que la crise d’identité affecte le plus, surtout en des pays où la société a assumé la plupart des tâches et services que jadis ils ont eu le mérite et l’audace d’entreprendre. Aussi, dans les pays occidentaux (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord), qui pour le moment regroupent la majorité de religieux, un déplacement d’accent s’opère. Même les congrégations dites « actives » sentent bien que le centre de gravité de leur vie religieuse ne peut être une fonction ou une tâche ; il faut le trouver dans une vision évangélique de l’existence. Être chrétien a la primauté sur le faire surtout quand celui-ci est trop particularisé. Ainsi, à ce plan également, un certain nivellement, ou si l’on préfère, un recentrement, s’accomplit partout.
Identité et survie
Si l’on tente, à l’aide d’une grille à la fois historique, spirituelle et statistique, une typologie de la vie religieuse actuelle, tout de suite émergent certains courants majeurs assez caractérisés ; d’autres sont plus difficiles à cerner. Il y a le monachisme sous la Règle de saint Benoît ; le petit groupe à tendance érémitique (Chartreux, Camaldules) auquel se rattache le Carmel, surtout dans sa branche féminine. Viennent ensuite les communautés de prêtres (chanoines réguliers du haut Moyen Âge) dont les frères prêcheurs sont l’expression médiévale et la plupart des congrégations cléricales, la reprise moderne. La famille franciscaine, frères, moniales contemplatives, religieuses actives, constitue un groupe particulier. Les Jésuites, avec certaines congrégations féminines de même spiritualité, forment un autre courant d’importance.
À côté de ces courants majeurs, l’on rencontre une multitude de congrégations qu’il est difficile de classer autrement que par leur orientation fonctionnelle, et ceci vaut surtout pour le nombre incalculable des congrégations féminines modernes.
Le mouvement de retour aux sources, au charisme propre du fondateur ou fondatrice, pose des problèmes fort divers selon les groupes. Si les communautés marquées à leurs origines par une personnalité charismatique puissante et par une vision de vie chrétienne large et proche de l’évangile, n’ont pas trop de peine à trouver et à manifester en termes d’aujourd’hui leur identité, il n’en est pas de même pour les autres. Celles-ci, ou bien se rattacheront à des courants spirituels voisins, ou encore à une certaine conception générale de la vie religieuse (laquelle ?), sinon on voit difficilement comment elles pourraient survivre.
Car la crise numérique est liée, en grande partie, à la crise d’identité ; la survie et l’expansion dépendent de la conscience de soi, des racines qui plongent dans l’Évangile et dans la Tradition.
Personne ne peut se prononcer absolument sur l’avenir d’un groupe. On peut seulement penser que ceux qui ont déjà subi victorieusement l’épreuve du temps s’en sortiront encore avec une nouvelle jeunesse. Quant à ceux qui sont trop liés à une situation, à un service, ils sont pour le moins invités à un réexamen profond de leur identité véritable, de leur capacité de se réadapter, de survivre et d’en tirer les conséquences.
Il ne faut pas oublier que des formes religieuses du passé ne subsiste aujourd’hui qu’une sur quatre. La survie ne devrait pas constituer une préoccupation majeure : du moment qu’un groupe a accompli un rôle pour lequel il a été créé, surtout s’il s’agit d’une fonction, il peut disparaître si la fonction n’a plus de raison d’être.
Projection vers le futur
Dans ce texte destiné à réfléchir sur l’avenir de la vie religieuse, j’ai parlé jusqu’ici du passé et surtout du présent de cette vie. C’est que, à moins de laisser cours à une imagination débridée, sans attaches avec le réel, l’avenir ne peut être envisagé autrement que dans le prolongement de ce qui se vit à présent. Les lignes de force que j’ai essayé de dégager, indiquent, il me semble, en pointillé, des formes que la vie religieuse va prendre d’ici une vingtaine d’années.
Accroissement ou diminution ?
La première question qui se pose, pour secondaire qu’elle soit, est celle du nombre des religieux. Nous avons vu que depuis 1964 environ, ce nombre était en chute continuelle d’environ 2 % par année, et ceci à peu près dans tous les groupes. Il paraît qu’ici et là un certain redressement s’esquisse, mais il est impossible d’en tirer, pour le moment, des prévisions assurées. Ce qui est certain, c’est qu’à moins d’un renversement imprévisible et improbable de la situation (mais tout reste possible), les groupes vieilliront, et les plus jeunes, rares, auront à porter les anciens dont le trait dominant ne sera pas l’élan vital et le dynamisme.
D’autre part, un certain nombre de petites congrégations déjà fort décimées et peu rajeunies, disparaîtront soit par fusion avec d’autres, soit simplement par extinction.
On peut encore penser, et c’est mon avis, que dans la mesure où les exigences évangéliques vont être prises en compte par un nombre croissant de chrétiens vivant dans le monde (sans même parler des Instituts séculiers), les vocations spécifiques à la vie religieuse vont se raréfier. Pour vivre une vie radicale il ne sera plus nécessaire d’être religieux.
Ce qui va entraîner, d’une part, la diminution du nombre de religieux, mais d’autre part, créer sans doute un type de vie où les valeurs propres : célibat, communauté intégrale, liberté vis-à-vis des tâches matérielles et des responsabilités familiales, vont être davantage affirmées.
Peut-être y aura-t-il beaucoup moins de religieux en l’an 2000, mais seront-ils plus caractérisés, se distinguant plus nettement par un certain style de vie chrétienne.
Deux lignes possibles
Mais quel sera ce style de vie ? Au risque de simplifications, je vais indiquer deux lignes qui me paraissent, inégalement il est vrai, pointer vers un avenir possible. Les futurs religieux seront-ils des combattants pour la justice ou des moines dans la Cité ? Là, il me semble, est le choix que la vie religieuse aura à affronter et à décider.
Certes, dans les dix, vingt ans à venir, il n’y aura pas disparition, comme par enchantement, des institutions actuelles. A moins de révolutions ou autres bouleversements, des bâtiments et les communautés qui les peuplent demeureront ; des religieux continueront à y vivre avec une certaine régularité, et géreront encore des écoles, des collèges, d’autres institutions. Mais cela ne paraîtra-t-il pas, du moins dans les pays occidentaux, comme une survivance en train de disparaître ? De même, le ministère paroissial classique qu’assument des milliers de religieux, ne sera-t-il pas regardé comme un domaine étranger à la vocation religieuse ? Bref, la pression des événements et des situations n’obligera-t-elle pas les religieux à s’affirmer et à s’exprimer dans leur originalité qui ne peut consister dans les offices et tâches communes aux hommes et aux chrétiens ?
Mais dans quelle direction ira la recherche et l’expression de cette identité religieuse ?
Il faut tenir compte des tendances du présent relevées précédemment ; d’une façon ou d’une autre, elles marqueront toutes les formes de l’avenir ; ce sont des constantes qui ne pourront que s’affermir. Mais à partir de cette base commune, deux options assez différentes restent possibles.
Des combattants pour la justice
En parlant de la présence « au cœur des masses », j’ai souligné que certains cherchaient à s’insérer dans la vie des hommes jusqu’à assumer et leurs conditions de travail et leurs combats sociaux, voire politiques. C’est une tendance certes minoritaire, mais elle ne manque ni de vigueur ni de combativité. Il est même frappant de constater que ce sont des religieux des pays les plus favorisés (Amérique du Nord) qui y semblent le plus sensibilisés, du moins en théorie ; ils sont appelés à prendre conscience des situations de pauvreté, d’injustice et à s’engager résolument dans une contestation pratique d’un tel monde. Quand on pense à l’Amérique latine et à d’autres pays du Tiers Monde, sans parler du Vieux Continent, il est à peu près sûr qu’un certain nombre de groupes religieux vont s’engager dans cette voie. Ce qui manifestera, une nouvelle fois, la volonté de tant d’hommes et de femmes de répondre aux besoins des hommes leurs frères. Dans le passé, ces besoins pouvaient être servis par des institutions d’éducation, de charité, de ministère ; à l’avenir on y répondra en travaillant, par l’engagement concret dans une vie de pauvreté et de travail et par la parole, à la conscientisation sociale et même politique des pauvres ; et cela au nom de l’Évangile. Mais cela, bien entendu, dans le cadre souple et exigeant d’une vie de prière, de fraternité, d’accueil, ouverte et pourtant différente. Autrement, on ne voit pas où serait l’originalité religieuse. C’est cela du reste qui fait la difficulté de cette option ; on peut se demander si, lorsqu’elle devient le centre de la vie religieuse, elle peut assurer sa cohérence et, à long terme, sa survie.
Des moines dans la cité
Aussi, c’est une autre tendance qui paraît devoir triompher dans l’avenir : des moines dans la cité. Ces mots demandent quelques explications. Le terme « moine » ne veut pas évoquer l’image d’un trappiste ou d’une carmélite d’aujourd’hui : rejoignant les origines de la vie religieuse, il veut seulement souligner le choix d’une vie chrétienne centrée sur l’évangile, la prière, la fraternité, l’amour universel.
C’est cela qui va former le cœur de la vie religieuse de l’avenir : ceux qui s’y engageront seront avant tout des chercheurs de Dieu, consacrés à la quête et à l’approfondissement du silence, de l’intériorité, où se cache le mystère ultime de Dieu et de l’homme. La prière communautaire, célébrée festivement et comme partage avec tous les croyants, manifestera chaque jour le centre de gravité de la communauté. Ce sera une communauté de frères et de sœurs vivant au jour le jour la difficile exigence de l’amour mutuel, cœur de la Loi nouvelle. Amour concret pour le prochain immédiat, mais étendu à tout homme, proche ou lointain, ce qui implique l’accueil, l’ouverture des cœurs et des portes, volonté d’écoute et de service. Une telle vie sera menée au milieu des hommes, elle partagera leur genre de vie quant à l’habitat, le vêtement, le travail, etc., tout en le contestant dans ce qu’il a d’injuste, d’inutile, d’inhumain.
De telles communautés seront comme des espaces verts, où tout homme pourra respirer quelque chose de Dieu et de l’humanité authentique ; espaces mobiles, établis aussi bien dans la ville qu’à la campagne. Tout en assurant la stabilité et la permanence du groupe, les frères et les sœurs, allant et venant parmi les hommes, sauront, selon leurs charismes et leurs capacités, être auprès de tous des signes et des messagers de la Bonne Nouvelle de Jésus. Ces communautés seront plus ou moins ouvertes, s’associant ou non des membres extérieurs ou temporaires, acceptant ou non une mixité plus ou moins articulée. Elles se nourriront des traditions spirituelles de leurs origines, sans créer cependant des chapelles exclusives. Il se peut qu’ainsi nous allions vers une conception plus orientale de la vie monastique : fondamentalement une par le nom et la profession, admettant pourtant une grande variété d’inspirations et de traditions. La spécialisation et les particularismes à outrance qui caractérisaient la vie religieuse occidentale, tendront sans doute à s’atténuer ; seuls des types majeurs subsisteront. Il est même à prévoir que ce type de vie absorbera graduellement la tendance « des combattants pour la justice », non pour l’éteindre, mais pour l’intégrer et lui permettre d’exister à partir d’une base commune solide. Car c’est seulement à partir de ce fond constitutif d’originalité que les divers engagements, services et combats, pourront être caractérisés comme « religieux ».
Ainsi notre réflexion nous a conduit à une vision d’avenir, imprécise comme un rêve, mais contenant, comme lui, une part de vérité profonde. Le futur de la vie religieuse est dans son retour aux origines, non pour les reproduire servilement, mais pour y puiser l’élan, la jeunesse, la capacité créatrice et inventive. Au-delà des spécialisations secondaires, au-delà des fonctions de service qui ont paru la caractériser, la vie religieuse se retrouvera profondément une. La division en contemplatifs-actifs, artificielle qu’elle est, s’estompera. Tous chercheront à vivre à fond la quête de Dieu et l’office de louange, mais cela au milieu des hommes, avec et pour eux, les servant comme des frères, en dehors de toute volonté et de toute structure de puissance.
Aussi l’avenir n’est-il pas tellement au-delà ou en avant ; il est plutôt au-dedans, au cœur le plus profond de la vie religieuse. Quand les hommes et les femmes qui forment celle-ci seront saisis par la puissance de la Parole évangélique qui est « esprit et vie », ils ne manqueront pas de créer, pour le monde qui vient, le signe dont il a besoin.
Grambois
F 84240 LA TOUR D’AIGUES, France