Rencontre avec les représentants de la mission ouvrière
Pedro Arrupe, s.j.
N°1980-4 • Juillet 1980
| P. 212-227 |
En février dernier, le Père Arrupe accueillait un groupe de jésuites appartenant à la mission ouvrière. Ils venaient de six pays d’Europe occidentale. Le P. Arrupe a participé activement aux échanges, qui se déroulèrent dans un climat de prière, de fraternité et de confiance. À la suite de la rencontre, il a donné une forme plus complète aux réflexions qu’il avait communiquées aux participants et que leurs interventions avaient suscitées et enrichies. Il nous a semblé que ces notes – rédigées certes pour des jésuites – pouvaient intéresser bien des religieux et religieuses, qu’ils soient ou non insérés en milieu ouvrier. Car des critères sont donnés ici tant pour préciser l’importance de cette mission que pour discerner la manière dont l’insertion peut s’accomplir en vérité. Ils éclairent avec vigueur la manière propre à la vie religieuse de mettre en œuvre l’option pour l’homme et la promotion de la justice, exigences absolues du service de la foi.
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La joie de nous retrouver ensemble
Au moment de rédiger ces notes sur notre récente rencontre, la première pensée qui me vient à l’esprit est la reconnaissance pour ces jours que nous avons passés ensemble. Je vous dois la joie spirituelle que vous m’avez accordée en acceptant mon invitation à nous retrouver dans cette maison de toute la Compagnie pour y passer quelques jours de réflexion, d’échange d’expériences et de prière partagée. Je regrette que les exigences inflexibles de vos obligations de travailleurs nous aient imposé une réunion si comte ; mais je nourris l’espérance que d’autres réunions pourront suivre celle-ci. J’y trouve un intérêt et une joie extrêmes.
Lorsque je recherche les raisons pour lesquelles j’ai été heureux de me trouver avec vous – apparemment, cette réunion en est une parmi toutes celles que j’ai avec des représentants des différents fronts apostoliques de la Compagnie –, je crois pouvoir en discerner deux.
La première vient des conditions spéciales de votre « mission » : si celle-ci n’est peut-être pas plus difficile ni plus rude que celle qui est confiée à nombre d’autres compagnons dans la Compagnie, elle n’en présente pas moins, comme je le dirai tout à l’heure, quelques difficultés particulières qui sont par là-même, pour moi, la cause d’une attention et d’une estime spéciales.
La deuxième – et je veux ici être très sincère – est que, paradoxalement, pour des causes d’origine très diverse et en raison de responsabilités diversement partagées, la mission ouvrière est parfois restée quelque peu mise à l’écart et négligée. Je ne vous révèle rien de nouveau en vous disant que dans quelques secteurs – de la Compagnie, de l’Église ou du laïcat – elle est l’objet de réactions (favorables ou défavorables) particulièrement passionnées ; et cela bien plus que d’autres formes d’apostolat. Certes la chose est facilement explicable ; mais il faut changer cet état d’esprit, avant tout pour le plus grand bien de la mission ouvrière elle-même. Je crois justement que des réunions comme celle que nous venons d’avoir peuvent faire beaucoup en faveur des valeurs authentiques de la mission ouvrière, en contribuant à dissiper des soupçons vaguement répandus dans certains milieux, en partie par suite d’un manque de communication et d’information.
Le prêtre-ouvrier, jésuite et missionnaire
L’un des premiers malentendus qu’il faut lever est celui qui concerne la nature même de la mission ouvrière. La mission ouvrière, comme toute autre mission donnée par la Compagnie et dans la mesure où elle est donnée par elle, est une forme d’apostolat que la Compagnie reconnaît comme sienne, qu’elle soutient et dirige et dont elle prend la responsabilité. Le jésuite ouvrier – prêtre ou non – est un membre de la Compagnie. Il en reçoit la mission spécifique de s’insérer dans le monde du travail pour y exercer une activité apostolique. Cette mission, c’est trop clair, a la même caution et les mêmes traits que toute autre mission de la Compagnie, qu’il s’agisse de son origine, de sa durée, de la dépendance, de la disponibilité, de la coordination, etc.
Le jésuite ouvrier sert dans un apostolat très spécifique, qui prend place dans le vaste champ des activités que la Compagnie poursuit en vue de ce que saint Ignace appelait d’une manière générale le service « des âmes ». Il vise les masses énormes d’hommes et de femmes du milieu ouvrier qui ont tout spécialement besoin de compréhension, promotion et évangélisation. C’est l’une des formes avancées de l’effort que fait la Compagnie pour servir la foi et promouvoir la justice et auquel nous pousse notre identité de jésuites. Effort auquel collaborent, sur d’autres plans, les divers apostolats sociaux d’assistance ou de réflexion, et qui informe aussi, dans une certaine mesure, tous les ministères de la Compagnie.
Aux frontières du monde moderne
On se tromperait si l’on voulait estimer l’importance que la Compagnie accorde à votre apostolat en se référant au nombre des jésuites qui s’y consacrent. Les raisons sont nombreuses et évidentes pour lesquelles cette mission ne peut être confiée qu’à une minorité bien spécifiée. L’importance de la mission ouvrière relève d’un autre ordre de considérations.
C’est un apostolat de frontière : il vise, en effet, à porter le témoignage du travail manuel en des zones qui n’ont été touchées par aucun autre type d’évangélisation et au sein desquelles les circonstances peuvent même empêcher ou déconseiller parfois l’explicitation de la mission évangélisatrice. De ce point de vue, l’importance de votre travail est double. D’une part, vous êtes comme une tête de pont dans un continent à découvrir ; d’autre part, votre expérience est un élément d’une valeur très significative qui doit s’intégrer dans l’ensemble des expériences qui viennent réalimenter la réflexion et le discernement de la Compagnie à tous ses différents niveaux.
C’est un apostolat dont l’objectif est formé par d’ immenses masses d’hommes et de femmes de notre temps. L’universalité de l’action apostolique de la Compagnie n’est pas seulement un concept dont l’élément fondamental est la disponibilité à se rendre en n’importe quel lieu et à se consacrer à n’importe quelle mission. C’est aussi un concept géographique et même démographique : les grands nombres doivent peser en proportion sur la pensée de la Compagnie. Les Exercices et les Constitutions reposent sur ce double concept d’universalité subjective et objective. Et l’histoire de la Compagnie abonde, justement dans ses pages les plus brillantes, en missions de pionniers allant vers de grandes masses hostiles ou indifférentes, en pleine conscience et connaissance de l’énorme insuffisance des moyens mis à leur disposition par rapport aux objectifs à atteindre (Europe de la Contre-Réforme, évangélisation missionnaire de l’Afrique et de l’Asie au XVIe siècle, etc.).
C’est un apostolat privilégié selon les normes ignatiennes concernant le choix des ministères. Personne ne peut nier que dans le monde du travail, le prolétariat agricole ou industriel, l’énorme masse des ouvriers non-spécialisés, des manœuvres, des immigrants, des travailleurs occasionnels ou à temps réduit, des chômeurs, des nomades inadaptés à l’emploi stable, forment des catégories qui – dans des proportions différentes – se rencontrent dans tous les pays du monde. Tous correspondent exactement au critère que saint Ignace a mis au premier rang pour nos choix apostoliques : « la région (de la vigne immense du Christ notre Seigneur) qui est dans le plus grand besoin tant par le manque d’autres ouvriers que par la misère et la faiblesse où s’y trouve le prochain » (Const. 622).
Il en est de même pour cet autre critère ignatien concernant le discernement des priorités : « là où l’on se rendrait compte que l’ennemi du Christ notre Seigneur a semé l’ivraie » (ibid.). Le monde du travail a été et reste un champ où se sèment des idéologies étrangères au christianisme et même, dans une bonne mesure, directement athées et matérialistes. Les masses laborieuses sont sollicitées par des idéologies, en bien des domaines opposées entre elles, mais qui ont une caractéristique commune : la promesse d’une libération qui ignore la dimension surnaturelle. Les hommes sont ainsi réduits à leurs seuls besoins matériels, sociaux et politiques, tandis qu’on leur fait perdre de vue la seule chose qui, en définitive, constitue la justification la plus profonde de leur être et qui justifie toutes les autres revendications : leur dignité d’hommes en tant qu’enfants de Dieu.
C’est aussi un apostolat qui, en bien des pays, fait partie de ces secteurs qui « n’ont visiblement personne d’autre pour s’en occuper » (Const. 623) ; c’est pourquoi il doit être préféré par la Compagnie. Que pourrais-je vous dire moi-même de l’abandon dans lequel est ce secteur, à vous qui chaque jour vous voyez si seuls, comme des gouttes d’eau perdues dans la mer, peut-être même plus laissés à vous-mêmes et à votre sort que ne le permettent ma responsabilité personnelle et celle de vos supérieurs immédiats ? Alors que, parfois, dans des villes et des milieux très cultivés apostoliquement, on s’occupe d’une manière disproportionnée de minorités fidèles, voici qu’existent des multitudes immenses dont « personne ne s’occupe ». Je ne sais pas quel jugement l’histoire portera sur le temps de l’Église post-conciliaire ; mais je ne voudrais pas qu’on applique à cette époque aussi le reproche qui a été fait à l’Église des cent dernières années, d’avoir perdu les masses ouvrières. C’est un apostolat difficile : d’accord. Et comportant de nombreux risques : d’accord aussi. Vous le savez comme moi. Mais pouvons-nous dire que l’Église et la Compagnie ne sont pas tenues de faire plus qu’elles ne font actuellement ?
Enfin, comme je l’ai déjà dit, votre apostolat est important parce qu’il constitue un point de référence de plus, certainement précieux, pour le reste de la Compagnie, afin de sensibiliser ceux des Nôtres dont la mission se vit dans des conditions « plus sûres » (Const. 623), et de donner un exemple d’ouverture à la problématique de l’incroyance et à celle de l’insertion parmi les pauvres. De cette manière se réalisera ce que demandait la 32e Congrégation Générale : « Il faudra, grâce à la solidarité qui nous rattache tous au même corps de la Compagnie et à l’échange fraternel, que nous soyons tous sensibilisés, par ceux des Nôtres qui y seront mêlés de plus près, aux difficultés et aux aspirations des plus démunis. Nous apprendrons ainsi à faire nôtres leurs soucis, leurs préoccupations et leurs espérances » (D. 4, 49).
La classe ouvrière, pays de mission
Cela même qui donne à cette mission son importance et sa signification explique aussi sa difficulté : on y trouve en effet intensifiées diverses exigences qui se rencontrent également dans d’autres missions de la Compagnie. Je m’arrêterai à quelques-unes des plus importantes.
C’est une mission jésuite
Bien que j’y aie déjà fait allusion plus haut, je veux le dire ici plus expressément. En l’affirmant bien haut, je veux aller au-devant de ceux qui froncent les sourcils dès que l’on parle de « mission ouvrière » et tendent à considérer votre labeur comme un apostolat en partie étranger à la Compagnie, établissant abusivement un lien de cause à effet entre vos échecs isolés ou les défections qui se sont produites parmi les prêtres ouvriers, d’une part, et la notion même et la conception fondamentale de cet apostolat, d’autre part [1]. L’histoire, aussi bien ancienne que récente de la Compagnie – y compris son activité apostolique actuelle –, abonde en exemples de missions apostoliques qui ne se distinguent de la vôtre que par la classe sociale ou la catégorie de travailleurs dans laquelle elles sont vécues. Il n’est pas juste alors que, d’un côté, on admette un apostolat de pointe dans les milieux intellectuels ou dans le domaine de l’assistance, comportant insertion complète et inculturation, et que, de l’autre, on se montre réticent et désapprobateur quand le milieu d’insertion est celui du prolétariat du travail. N’y a-t-il pas dans cette attitude de soupçon un reste de mentalité et de préjugé de classe dont nous n’avons pas réussi à nous débarrasser ? On pourra discuter de la manière dont cette mission se réalise (comme de celle dont n’importe quelle autre mission se réalise) ; on pourra discuter des inexpériences dues à la nouveauté des formes qu’a prises cette mission jusqu’ici, ou des circonstances qui ont marqué certains cas concrets : tout ceci doit d’ailleurs nous pousser à une autocritique aussi saine que chrétienne et authentiquement jésuite. Mais on ne peut pas rejeter à priori une insertion et une inculturation apostoliques dans le monde du travail qui ont pour modèles Jésus travailleur à Nazareth et Paul le tisserand. Le jésuite ouvrier n’est pas un jésuite marginal. Il serait offensant et inadmissible de l’opposer à d’autres jésuites se consacrant à des missions plus directement pastorales. Ce qui fait notre unité dans la Compagnie est la mission, quel que soit le domaine où celle-ci s’exerce. Et parce que c’est la Compagnie qui donne la mission et qui en a la responsabilité, c’est aussi la Compagnie qui doit soutenir et aider à persévérer ceux qui sentent peser sur eux sa difficulté. Elle a de même le droit et le devoir de relever de cette mission quand cela semble bon dans le Seigneur.
Insertion
Une pleine insertion dans la masse des travailleurs semble être la condition nécessaire pour atteindre efficacement les objectifs que se propose le jésuite ouvrier. Cela veut dire que le lieu d’habitation et la manière de vivre, les occupations d’une journée de travail et, en définitive, le genre comme les conditions de vie doivent être, autant que possible, les mêmes que pour ceux parmi lesquels on travaille. Cette identité conditionne la validité du témoignage porté par le jésuite ouvrier et la possibilité de son action apostolique. Le jésuite ouvrier est comme le levain de l’Évangile, qui ne peut faire fermenter la pâte que s’il s’y mêle intimement et se dissout en elle. Il ne s’agit pas d’un apostolat télécommandé ou par simple juxtaposition, mais d’une identification et d’une assimilation. Le jésuite ouvrier doit expérimenter tous les avatars de sa condition de travailleur, les inconvénients et la pauvreté d’une habitation médiocre, les pressions sociales qui s’exercent sur sa dignité d’homme et ses droits, l’insécurité, l’assujettissement à un horaire imposé et à des normes de rendement implacables, souvent aussi des relations humaines rudes, etc. C’est à ce prix seulement – et malgré la distance inévitable que met entre lui et ses compagnons sa formation culturelle et spirituelle – qu’il pourra se considérer comme moins inadapté à promouvoir dans le monde du travail les valeurs qu’il est allé y porter. Je dis ceci parce que, sans rien enlever au mérite de votre option, votre condition d’hommes qui sont ouvriers par choix vous empêche de vous assimiler purement et simplement à ceux qui font partie de cette classe ouvrière par naissance ou par nécessité. Il y a deux différences insurmontables : vous arrivez dans la classe ouvrière avec la force qui vous vient d’une « mission » pleinement assumée, avec un capital de connaissances et une formation qui, intérieurement du moins, vous situent quelque peu à part. Cela vous rend même plus sensibles, sans doute, à des choses face auxquelles vos compagnons réagissent avec une certaine résignation et fatalisme. Seconde différence : votre vie spirituelle, maintenue avec la fidélité propre aux religieux de la Compagnie dans toute circonstance, surtout dans les circonstances difficiles, est source permanente de foi et d’espérance eschatologique et donne son sens à votre vie. Tout ceci manque à un grand nombre de vos compagnons.
Inculturation
L’insertion se fait en vue d’une inculturation. Si l’on ne parvient pas à l’inculturation, l’insertion n’est qu’un snobisme. Il ne suffit pas de s’identifier phénoménologiquement à la population ouvrière pour les conditions de travail et de vie ; il faut parvenir à apprendre et à assimiler les valeurs propres à la culture ou sous-culture des ouvriers : leurs schèmes mentaux, leur type d’émotivité, leurs manières de réagir, leur façon d’aborder autrui, leurs refus comme leurs fidélités, leurs valeurs morales, leur conception de l’homme, de la famille et de la société, leur attitude face à la massification, leur manière d’employer leurs loisirs, leur capacité de camaraderie, tous les éléments, enfin, qui composent la culture de la classe ouvrière, si riche en valeurs humaines et spirituelles qui ne sont pas toujours appréciées et développées comme il le faudrait. C’est seulement ainsi que, « cheminant patiemment et humblement avec les pauvres, nous découvrirons en quoi nous pouvons les aider, après avoir d’abord accepté de recevoir d’eux » (32e CG, D. 4, 50).
Cette insertion et inculturation en profondeur font du jésuite ouvrier, comme je l’ai déjà dit, un élément très précieux de dynamisme – un dynamisme dont les éléments vitaux sont puisés dans la réalité elle-même – pour d’autres types d’apostolat dans la Compagnie, spécialement pour le service de la foi et la promotion de la justice, tant par la réflexion que par l’action ; et, d’une manière plus concrète encore, elles stimuleront d’autres jésuites, les poussant à cette insertion parmi les pauvres et à cette expérience de la pauvreté que la dernière Congrégation signale comme un moyen de renouvellement et de formation permanente pour toute la Compagnie (D. 4, 49).
Sens de l’appartenance à la Compagnie
L’identification avec la classe ouvrière que supposent cette insertion et cette inculturation doit cependant se faire en préservant une autre identité, antérieure et prioritaire : l’identité jésuite et le sens de l’appartenance à la Compagnie. C’est à cette condition seulement qu’a un sens la « mission », qui ne doit en aucun cas dégénérer en un relâchement des Mens. Une perte lente et insensible de cette identité jésuite, et de ce sens d’appartenance à la Compagnie s’est produite malheureusement en quelques cas. Elle sert de prétexte à certains pour s’opposer à la conception même de mission ouvrière. Lorsque se produit un cas de ce genre, lorsque la pâte semble avoir absorbé le levain au point de le neutraliser, une réflexion s’impose : le processus doit être examiné, non seulement par les supérieurs, mais aussi par les intéressés eux-mêmes, en groupe et individuellement. Ceux-ci ont une vue plus réaliste de la scène où ils vivent, et c’est leur devoir de collaborer avec les supérieurs pour les aider à s’acquitter de leur principale responsabilité, le soin des personnes. Ce faisant, ils travailleront aussi à sauvegarder la mission ouvrière elle-même et à en faire reconnaître la validité.
Coordination avec les plans d’ensemble de l’Église et de la Compagnie
Ceux qui sont envoyés à la mission ouvrière ne constituent pas des commandos agissant pour leur propre compte. Comme tout groupe de jésuites sur tout autre front, ils doivent être et se sentir participants d’un plan global. Les caractéristiques spéciales de cet apostolat rendent peut-être plus difficile – mais pour cela même sans doute plus nécessaire – un contact permanent avec la hiérarchie et avec les supérieurs. On doit concevoir ces contacts comme un moyen de soutenir et d’aider les personnes et de promouvoir la mission. Ils supposent sincérité et ouverture de conscience, juste sentiment du compagnonnage et un vrai esprit d’équipe, beaucoup d’humilité et un optimisme constructif. Le contraire serait, par contre, une certaine suffisance faisant dédaigner les conseils d’autrui, le messianisme radical de celui qui se croit nécessaire et se suffisant à lui-même, et encore une certaine indépendance que l’insertion profonde dans un milieu différent peut faire naître. Lorsque des jésuites ouvriers se plaignent parfois de ce que les communautés « établies » les ignorent et ne s’intéressent pas à eux, on ne voit pas toujours très clairement qui a le premier coupé les ponts ou obstrué les canaux de la communication.
Une vocation particulière et exigeante
L’importance de la mission ouvrière et ses caractéristiques que je viens d’énoncer entraînent, on le comprendra facilement, un ensemble d’exigences pour celui qui est envoyé à la mission ouvrière. Je me permets de les reprendre avec vous. Naturellement, elles ne sont pas réservées à la seule mission ouvrière mais sont communes aussi à d’autres missions de la Compagnie.
Mission, oui ; autodétermination, non
Dans toute mission, le choix de celui qui est envoyé est une démarche engageant une grande responsabilité. Il doit être normalement précédé d’un discernement avec perception claire de l’appel du Seigneur, acceptation de cet appel et offrande de soi-même à la Compagnie pour accepter d’être envoyé. C’est dans un dialogue ouvert et avec autant d’interlocuteurs qu’il est nécessaire que peut s’établir la relation entre l’offrande de soi et l’obéissance. Il appartient au supérieur d’éprouver si l’appel est authentique. Pour qu’il le soit, il faut qu’il y ait dans le sujet les qualités nécessaires, tant humaines que spirituelles et qu’il s’agisse d’un « emploi raisonnable » (L.G. 2) de ces qualités compte tenu de l’ensemble concret des plans apostoliques aussi bien de la Compagnie que de la hiérarchie. C’est pourquoi une inclination naturelle ne saurait suffire ; ni un attrait fortement ressenti ; ni le désir d’un rôle prophétique ad intra (envers ceux de l’intérieur) dans la Compagnie et l’Église ne comportant pas le premier sceau de tout prophétisme authentique, celui de la charité. Ne suffit pas non plus un généreux élan suscité par les immenses besoins perçus lors de premiers contacts apostoliques ou par des liens de fraternelle identification avec ceux qui sont déjà engagés dans ce genre d’apostolat. Mon expérience, qui veut vous venir en aide, me fait dire que la générosité, quelque sincère qu’elle soit, ne peut suffire pour qu’on soit à la hauteur d’une telle mission. La responsabilité de plus d’un échec doit être partagée entre ceux qui en sont les victimes et les supérieurs qui n’ont pas pleinement saisi tout ce que requérait une nomination à un apostolat d’une si grande importance (Const. 619). J’ai par contre été très touché par vos paroles de remerciement à la Compagnie en raison de la confiance qu’elle vous a faite en vous confiant cette « mission ».
Formation suffisante
C’est une erreur grossière de penser que pour évangéliser en milieu ouvrier une formation moins rigoureuse pourrait suffire. C’est sous-estimer injustement le monde des travailleurs et ignorer les problèmes qui sont en cause. Celui qui penserait ainsi se montrerait par là même inapte à cette mission. Normalement, le jésuite de la mission ouvrière aura à discuter de questions de fond et se verra affronté à des idéologies opposées. Il lui faudra aussi promouvoir les intérêts des classes laborieuses. Pour tout cela, la simple bonne volonté n’est pas suffisante. Même pour sa propre vie intérieure (et pas seulement spirituelle), il faut au jésuite ouvrier une base solide sur laquelle s’inscriront ses expériences et à partir de laquelle il pourra réfléchir sur elles. En outre, une telle préparation est indispensable s’il veut participer autrement que par des anecdotes ou des faits de vie, aussi importants qu’ils soient, à une réflexion apostolique avec d’autres jésuites, réflexion dont j’ai déjà parlé précédemment.
Parlant ici de formation, je veux mettre spécialement l’accent sur son côté religieux et spirituel. J’ai fait allusion tout à l’heure à mon expérience ; mais je peux sûrement faire appel ici à la vôtre : sans fondement spirituel, sans motivation apostolique régulièrement rénovée par une vie intérieure sincère, sans vigueur personnelle permettant de maîtriser tant de forces qui vous aspirent et au milieu desquelles vous devez vous mouvoir, la mission ouvrière en tant qu’envoi apostolique est inviable, pour ne pas dire davantage. Des adaptations et accommodements de toutes sortes exigés par les circonstances sont réalisables. Mais le maintien de votre vie sacramentelle et de votre identité religieuse intérieurement vécue n’est pas négociable. C’est une responsabilité qui peut être très grave. Et renoncer à prendre les mesures nécessaires quand il y a un manque peut être une omission grave de la part des supérieurs. Par contre, je me réjouis de tout cœur quand j’entends l’un d’entre vous expliquer comment sa vie de travail est une source très riche d’inspiration pour sa prière personnelle et pour sa rencontre avec le Seigneur. Cette interaction entre prière et activité apostolique est de la plus authentique marque ignatienne.
Humilité
Je voudrais vous prémunir contre une subtile tentation qui peut vous guetter : celle de faire des comparaisons entre d’autres formes d’apostolat et le vôtre et de vous complaire dans les résultats de votre propre évaluation. L’évangélisation à laquelle vous vous consacrez – à condition, bien sûr, qu’elle réponde aux exigences que j’ai dites plus haut – est certainement une forme avancée, difficile et méritoire de l’insertion parmi les pauvres pour le service de la foi et la promotion de la justice, qui constitue l’expression actuelle du charisme de la Compagnie. Mais cela ne justifie absolument aucun sentiment de supériorité, et encore moins d’exclusivité. Sans parler d’autres considérations de fond, une telle attitude serait l’indice d’une certaine naïveté et d’un manque de perspective ; ce serait la marque, évidemment, d’une ignorance profonde et d’un manque d’information. D’autre part, une telle attitude n’aiderait pas à ce contact fraternel et à cette intégration dans les communautés et dans la Province qui sont particulièrement importants pour vous.
Discernement dans la charité
La « caritas discreta » ignatienne ou, plus clairement, le discernement dans la charité vous est très nécessaire. Ce discernement vous empêchera de tomber dans le radicalisme des idéologies et vous aider à dépister, s’il existait, un glissement insensible de vos conceptions apostoliques vers des manières de poser les problèmes plus séculières ou basées sur des idéologies, de quelque nature qu’elles soient. Je comprends la tension à laquelle vous soumet le fait d’être les spectateurs – et parfois les victimes – de situations angoissantes de toutes sortes, générales et institutionnalisées. Et je comprends, à cause de cela, les élans généreux de votre solidarité avec vos compagnons de classe, comme la nécessité de votre participation à la recherche d’une meilleure gestion des intérêts communs et d’une réforme des structures. Entre ici en jeu toute la dynamique de la vie d’une entreprise, d’un syndicat, de l’action politique. Vous savez les limites et les conditions que, en ce domaine, impose à votre action votre état sacerdotal et jésuite, état qui est prioritaire par rapport à votre condition de travailleur. Je ne me crois cependant pas dispensé de rappeler brièvement ce que j’ai dit plus longuement – m’adressant à divers destinataires, qui n’appartenaient pas toujours nécessairement à la mission ouvrière – sur l’engagement politique. Les directives générales de l’Église, celles du Synode des Évêques de 1971, celles de notre Congrégation Générale nous obligent tous, et mon devoir comme ma responsabilité la plus stricte est de mettre l’action apostolique de la Compagnie en accord avec elles. Je ne vais pas les répéter ici. D’autre part, à diverses occasions, j’ai moi-même donné des règles concrètes qui, me semble-t-il, ne laissent place à aucun doute, sur la manière dont la Compagnie entend l’engagement socio-politique des jésuites, et j’ai donné mon approbation à des documents et orientations adaptant, au niveau d’une Assistance ou d’une Province, ces mêmes prescriptions en les précisant encore davantage pour des situations concrètes [2]. Je veux seulement préciser : ces directives et ces normes lient tous les jésuites et non pas seulement les membres de la mission ouvrière, et elles s’appliquent à tous les partis politiques de quelque tendance qu’ils soient.
Le même discernement dans la charité doit vous accompagner dans les autres aspects de votre vie de relation : à propos de votre habitat, de vos relations de voisinage et de quartier, de votre forme de repos et de loisir, des fréquentations auxquelles vous êtes obligés, de votre comportement avec les femmes, de votre contact avec des milieux nouveaux, etc. Tout cela vous met dans des situations où le discernement entre en jeu en même temps que la charité. Je ne crois pas avoir la réputation d’être alarmiste. Mais je vous avoue que je suis parfois assez préoccupé par le manque de discernement avec lequel certains jésuites vivent la vie professionnelle. Cette remarque ne vise d’ailleurs pas seulement vous-mêmes, je l’ai déjà faite à d’autres jésuites. En fin de compte, la mission ouvrière n’est qu’une forme de la professionnalisation qui se manifeste aussi dans d’autres activités, l’enseignement par exemple. Ce qui commence comme un projet apostolique très clair – car je ne puis admettre une autre manière de l’envisager – peut dégénérer en un professionnalisme complètement vidé de tout message évangélisateur. Étant donné les conditions dans lesquelles s’accomplissent certains travaux professionnels, si l’on manque de discernement pour ce qui concerne les limites et les conditions d’un engagement et s’il n’y a pas le contrepoids constant d’une vie spirituelle, la sécularisation – avec toutes ses conséquences – est l’aboutissement naturel du processus.
Amour de l’Église et de la Compagnie
Pourquoi ne pas mentionner aussi ce point ? Vous vous mouvez dans un milieu où l’Église, ses membres et sa doctrine sont parfois l’objet de jugements allant du mépris à l’hostilité déclarée. Et vous vous sentez parfois l’objet d’une méfiance ou d’un rejet plus ou moins ouvert de la part de ceux qui, au moins au plan affectif, devraient partager vos inquiétudes. Efforcez-vous d’user de discernement. Ne généralisez pas. Sachez que c’est peut-être une partie inévitable, bien que pénible, de ce travail qui vous a apparemment éloigné d’autres fronts apostoliques. Et faites au sein de la Compagnie et de l’Église ce travail d’évangélisation qui est lui aussi nécessaire, celui d’annoncer que les pauvres sont évangélisés sur le front auquel vous avez été envoyés. Je rends grâce au Seigneur pour tout ce que vous avez dit et que j’ai entendu durant ces jours concernant votre identification à la Compagnie et votre reconnaissance envers ses supérieurs pour la confiance qu’ils vous ont témoignée en vous donnant cette mission.
Frères et compagnons, animés d’une foi renouvelée
C’est tout. Je relis les notes que j’ai prises pendant nos longues heures d’échanges ; et je vois que chacun des points que j’ai traité pourrait venir comme un commentaire de tant de choses que nous avons dites et entendues au cours de ces journées de vie, de travail et de prière en commun. La dernière image que je retiens de vous a été de vous voir repartir vers votre travail pleins de courage et – si je ne me trompe – animés d’une foi renouvelée en votre mission, ayant expérimenté d’une manière sensible votre identité de jésuites. Je prie le Seigneur pour qu’il vous donne abondamment ses grâces pour cette mission, pour cette fidélité et cette joie qu’il y a à être ses compagnons.
Borgo S. Spirito - C.P. 6139
I 00100 ROMA, Italie
[1] « Ce ministère sacerdotal, dans l’unité de l’ordre presbytéral, comprend diverses fonctions : évangélisation des non-croyants, (...) participation à la condition et au travail des ouvriers... » (31e CG, D. 23, 2 ; cf. Presb. Ord. 4 et 8).
[2] Le P. Général renvoie à certains documents. Parmi ceux-ci, nous publions la référence AR. XVI 1086 qui synthétise le mieux la pensée du P. Général sur ce point : « ... Il est important que nous soyons au clair sur la nature exacte du débat qui existe entre votre compagnon jésuite et la Compagnie de Jésus. Avec une grande honnêteté, et en ayant évalué sérieusement le caractère propre de la profession religieuse, le Père N. n’accepte pas de prononcer ses derniers vœux, si ce n’est en entendant qu’il reste disponible à servir là où ses concitoyens ou les pauvres pourraient faire appel à lui.Cette condition préalable de disposition de soi-même à la demande de non-jésuites et conformément à un discernement personnel ou au discernement de la seule communauté locale, est à ce point contraire à la nature et à l’esprit de notre vie que je ne pourrais l’admettre, fût-ce pour un service bien plus traditionnel que ne l’est une fonction politique soumise à une élection et entourée d’une législation spéciale. Cela touche au cœur de notre vocation, comme l’affirmait en 1975 la Congrégation Générale :« Aussi, le jésuite est-il essentiellement un homme envoyé en mission, qu’il reçoit directement du Saint-Père ou des Supérieurs de la Compagnie... C’est parce qu’il est envoyé en mission que le Jésuite peut être dit compagnon de Jésus ». Quand le Père N. insiste sur la conviction profonde qu’il a d’être appelé par l’Esprit Saint à une telle ouverture au service des pauvres, selon des voies non authentifiées par ses Supérieurs, je respecte sa sincérité. Cela signifie toutefois que l’Esprit l’appelle à un autre genre de vie. Tout chrétien fervent, tout homme engagé dans le service des pauvres, n’est pas appelé à être jésuite. Pour ce qui concerne la question générale de l’engagement politique du prêtre, il y a certains points de principe qui devraient être établis : – que la mission propre confiée à l’Église et au prêtre n’est pas d’ordre politique, économique ou social, mais d’ordre religieux. Tel est l’enseignement du Concile Vatican II, ainsi que du Synode des Évêques de 1971, qu’on peut difficilement suspecter d’avoir négligé les pauvres ; – que l’action civique ou politique au sens large, c’est-à-dire l’exercice des droits et de la liberté personnels, pour concourir au bien commun relève du devoir de tout homme ;– que les postes de responsabilité et de militance politiques sont exclus pour le prêtre dans les circonstances normales, et admissibles seulement dans une situation extraordinaire, dont doit juger l’Évêque local avec son presbyterium et, en cas de nécessité, en consultation avec la Conférence épiscopale. En tant que membre de ce Synode, je puis vous assurer que celui-ci n’avait pas l’intention d’exempter les supérieurs religieux d’un tel discernement lorsqu’il s’agit de leurs confrères ;– finalement, notre 32e Congrégation Générale, à laquelle moi aussi j’ai à me soumettre, a réitéré l’obligation d’obéir à la loi de l’Église pour ce qui regarde l’engagement politique d’un jésuite, et elle a indiqué qui est autorisé à octroyer une permission pour une telle action.Telles sont les directives selon lesquelles la mission d’un jésuite à un engagement politique doit être discernée. Ce sont des normes qui dérivent de la nature même du sacerdoce, de la vie religieuse, et du plus grand service de la Compagnie dans le monde contemporain. Je puis affirmer en vertu d’une connaissance immédiate et personnelle, que votre Évêque ne désire pas dans son diocèse de prêtre, religieux ou séculier, qui dispose d’une telle liberté pour briguer une charge soumise à élection ; c’est un jugement que je partage. Comment pouvez-vous exiger de moi une permission préalable pour un engagement politique soumis au choix et à la discrétion d’un individu ou d’une petite communauté locale ? »