Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les religieux et la promotion humaine

Vincent Cosmao, o.p.

N°1980-2 Mars 1980

| P. 67-80 |

En des pages denses, l’auteur, directeur du centre L. J. Lebret « Foi et développement », nous rappelle avec force que la vérité de la relation à Dieu « se fait » dans la participation à la construction de la société mondiale dont dépend l’avenir de l’humanité. La vie consacrée est donc directement concernée par elle. Pour l’aider à en prendre conscience, le P. Lebret analyse d’abord à larges traits l’objectif auquel la planète terre est acculée aujourd’hui : construire une société qui mette en œuvre une économie politique de gestion du patrimoine commun de l’humanité. Il montre ensuite que l’Église est impliquée, qu’elle le veuille ou non, dans la transformation de notre société, au nom même de sa vision de l’homme et de sa relation constitutive à Dieu. Ces données, propres à tous les chrétiens, aideront les religieux à mieux percevoir la part qui leur revient dans ce travail et cette mission.

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Dans un texte [1] qui ne semble pas avoir connu la diffusion qu’il méritait, 68 supérieurs généraux d’Ordres et de Congrégations religieuses déclaraient en 1978 qu’ils voyaient : « le développement intégral des peuples comme une tâche très importante de notre mission religieuse dans le monde » et ils ajoutaient : « nous sommes convaincus que la vie évangélique nous appelle en tant que membres d’instituts religieux à remplir une fonction prophétique et critique ».

Étoile filante en une nuit où l’on ne regarde plus guère le ciel, ce texte risque d’être sorti trop tard pour beaucoup de ceux qui ont contribué à rendre possibles les prises de conscience qu’il exprime, tandis que beaucoup d’autres le considéreront comme une concession d’ailleurs « maîtrisée » à l’esprit du temps ou aux discours « révolutionnaires » de ceux qui « sont partis » et dont les supérieurs sont souvent les mieux placés pour savoir qu’ils sont parfois de ceux qui discernent les signes des temps quand ils ne sont encore que les indices.

Il est difficile d’évaluer le degré de « représentativité » des supérieurs qui tiennent un tel langage et les taux de réceptivité des religieux ou de réception effective du « message » qui traverse ce texte : les contradictions internes à la vie religieuse n’ont été que très partiellement « révélées » depuis quinze ans en fonction des orientations qui se définissaient progressivement selon le cap qui se précise dans cette déclaration ; emmêlées à toutes les autres incompatibilités réciproques, elles ont plus souvent été refoulées dans un « non-dit » qui, plus que partout ailleurs peut-être, constitue le sous-sol miné d’une « vie commune » où les « évidences » sont d’autant plus fortes et plus difficilement communicables, quand elles ne sont pas d’emblée « communes », qu’elles s’articulent sur un engagement radical.

Mais puisque ce communiqué vise « à remplir une fonction prophétique et critique », le moment est peut-être venu de tenter une avancée dans l’analyse (critique) et le discernement (prophétique) des enjeux évoqués et de la pertinence de la vie religieuse par rapport à ces enjeux.

Depuis quelques années, les questions sous-jacentes à ce discours sont en train de sortir au grand jour avec la « conscientisation » d’innombrables religieux et religieuses dans la ligne du « combat pour la justice » que le Synode de 1971 sur « la justice dans le monde » considérait, avec « la participation à la transformation du monde... comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive ». Voté sans difficulté, ce texte n’est pas entré sans résistance dans la vie de l’Église. Comme il arrive souvent, les discussions sur les mots ont servi à occulter les réactions de refus face à ce qui se disait ; de ce fait ce « message » a « travaillé » comme « révélateur » dans le tissu de la vie ecclésiale et religieuse. Mais les contradictions ainsi révélées sont tellement fondamentales ou radicales, elles viennent de si loin, que, même si elles ne sont pas négociables, il vaut mieux tenter de les mettre à jour pour « vivre avec » dans la sauvegarde ou la construction de la « communion » qui est la vie religieuse puisqu’elle est le « critère » de la « consécration » à Dieu.

À l’origine de la « vie religieuse » dans le christianisme il y a une « fuite du monde » qui a toujours été en tension avec la « construction du monde » dans laquelle le christianisme a failli perdre son âme mais dont il redécouvre, comme à travers la mort, qu’il doit la reprendre à nouveaux frais parce qu’elle est « constitutive » de la religion ou du culte à rendre à Dieu, selon l’esprit de l’ancienne et de la nouvelle Alliance.

Pour avancer dans cette analyse et ce discernement il est important de prendre en compte une modification récente des données du problème. Depuis des décennies la question de la justice dans son rapport à la religion était posée en perspective « post-chrétienne », en fonction des contradictions de l’ère mercantile et industrielle. Depuis une ou deux décennies elle est en train de se poser en fonction des contradictions du système mondial qui ne sont pas réductibles à celles du « centre » qui s’industrialisait tandis que la « périphérie » entrait en sous-développement. Là où la « religion » était « de toute évidence » un facteur de résignation à l’ordre des choses, elle est en train d’apparaître comme un facteur d’insurrection contre le « désordre établi » et un moteur de transformation des structures qui produisent le sous-développement : la « religion » ne s’identifie plus à la « résignation » mais à la « libération ». La « vie religieuse » ne peut sortir « indemne » de cette mutation même si elle y trouve les chances de son renouveau le plus radical depuis ses origines.

Mais les concepts et les cadres théoriques qui seraient nécessaires pour analyser cette mutation ne peuvent se construire qu’à contre-courant de ceux qui servaient à penser la foi dans un univers culturel où « la mort de Dieu » allait de soi. Pour y parvenir il est nécessaire de faire un détour par la problématique de la transformation du monde et de l’implication de l’Église dans ce processus.

Pour éclairer un tant soit peu le rapport entre la vie religieuse et la promotion humaine, le combat pour la justice ou la transformation du monde, j’examinerai successivement les propositions suivantes :

  • dans un monde dont l’échec est mis en évidence par la « pauvreté absolue » de 800 millions de personnes c’est l’ensemble des rapports entre les peuples et les groupes sociaux qui est mis en transformation ;
  • qu’elle le veuille ou non » l’Église est impliquée dans la transformation du système qui produit « des riches toujours plus riches aux dépens de pauvres toujours plus pauvres » (Jean-Paul II à Puebla) ;
  • la vérité de la relation à Dieu « se fait » dans la participation à la construction de la société mondiale dont dépend l’avenir de l’humanité.

On verra mieux alors que la vie religieuse n’est pas seulement affrontée à de nécessaires « adaptations » mais à une réinvention à la source.

Dans un monde dont l’échec est mis en évidence par la « pauvreté absolue » de 800 millions de personnes c’est l’ensemble des rapports entre les peuples et les groupes sociaux qui est mis en transformation.

Une des données les plus significatives des derniers mois est le contraste entre les efforts de mobilisation des opinions publiques pour la prise en charge des « misères » que produit le fracas de l’histoire – boat people, réfugiés du Cambodge, etc. – et l’impuissance des pouvoirs à gérer les contradictions qui produisent de tels effets : l’impuissance d’un président face à un ayatollah n’est pas plus remarquable que les limites du pouvoir de celui-ci sur les forces qu’il a mises en marche ; les dictatures qui se sont effondrées dans l’année ont, de même, été emportées par des mouvements populaires tandis que le consensus populaire semble se reconstituer aux États-Unis au moment où le pouvoir y paraissait au plus fort de son érosion.

L’effervescence qui apparaît ainsi dans les sociétés les plus diverses est une manifestation parmi d’autres du changement de phase dans lequel est entrée l’humanité et dont tout donne à penser qu’il est irréversible. Il est d’ailleurs en cours depuis des décennies mais, comme les glissements des plaques continentales, il ne devient perceptible qu’avec le commencement des craquements.

La conférence de Bandoeng (1955), affirmant le droit des peuples à l’auto-détermination, fut un des premiers signaux de la mutation. Mais les indépendances, qu’elle interprétait à l’avance, conduisaient à la généralisation des rapports néo-coloniaux en même temps qu’elles mettaient fin à l’ère coloniale.

Avec la conférence d’Alger (1973), le mouvement se précisait. En proclamant le droit des peuples à se réapproprier leurs ressources naturelles et à prendre le contrôle de leur transformation, les pays non alignés engageaient un processus dont la réalité allait être mise en évidence avec la « guerre du pétrole » et la convocation de la 6e Assemblée générale extraordinaire de l’O.N.U. qui adoptait la Déclaration sur l’instauration d’un Nouvel Ordre Économique International (1-5-1974). Dans les années suivantes les données du « problème » ainsi posé s’explicitaient, même si on n’avançait guère dans la mise au point des procédures de leur solution.

Ce dont il s’agit, c’est d’une proposition de négociation générale et permanente pour la construction volontaire d’un nouveau système de rapports entre les pays industrialisés et les pays sous-développés. Ayant constaté la détérioration des termes de l’échange à leur détriment, ceux-ci, ayant conquis leur part de pouvoir grâce au pétrole, proposent à ceux-là de repenser et de réorganiser, dans la concertation, l’ensemble de leurs relations, économiques, sans doute, mais aussi politiques, sociales et culturelles. Ils ne demandent plus seulement une « aide » comme au temps où l’on « croyait » ou feignait de croire que le sous-développement s’expliquait par le retard technique et que le développement était affaire de transferts de capitaux, de techniques et de savoir-faire. Ils font valoir leurs droits. S’étant mis, relativement, en position de force, ils sont en mesure de le faire. Le conflit apparaît dès lors comme une chance de progrès : les pays industrialisés ne sont plus les seuls acteurs de l’histoire ; constitués en groupes – non-alignés et 77 – les pays « en voie de développement » apparaissent, symboliquement, comme l’acteur principal ; leurs décisions et leurs initiatives comptent, au sens où les puissances d’hier doivent en tenir compte, leur dépendance étant ainsi mise en évidence.

L’acquis principal de ces quelques années est peut-être ce progrès dans l’analyse de la société mondiale en construction. C’est la mise en dépendance des sociétés de la « périphérie » à la mesure même de l’industrialisation au « centre » du système qui produisait leur déstructuration, c’est-à-dire l’éclatement des rapports qui avaient articulé entre eux les groupes humains dont elles étaient constituées. C’est ce processus de désintégration des sociétés qui a pour effet le sous-développement et la « pauvreté absolue » dont la Banque mondiale a montré qu’elle constitue le sort de quelque 800 millions de personnes. C’est en ce sens que Jean-Paul II parlait de « mécanismes... qui produisent des riches toujours plus riches aux dépens de pauvres toujours plus pauvres » (discours de Puebla).

La prise en compte de cette analyse du sous-développement, qui apparaît comme constitutive de la dynamique du Nouvel Ordre Économique International, conduit à l’« évidence » de la « nécessité » de restructurer ou de reconstruire l’ensemble du système ou plutôt de construire un autre système de rapports dans lequel les peuples aient leur mot à dire, étant « compétents » pour faire valoir leurs intérêts et leurs droits, si « idéaliste » que puisse paraître un tel propos : la « révolte des peuples » montre déjà qu’il l’est peut-être moins qu’on serait tenté de le penser dans la logique d’une histoire conduite par les « grands ».

Entre le libre échange et la loi du marché d’une part, dont tout le monde sait qu’ils ne fonctionnent pas et, d’autre part, la planification impensable à l’échelle mondiale, il s’agit d’inventer, non une « troisième voie », mais des procédures praticables de négociation des contradictions dont les effets sont assez massifs pour devenir intolérables. La politique, en définitive, n’est rien d’autre que la pratique de négociation des contradictions dans laquelle se construisent les sociétés. La construction de la société mondiale passe par la transformation en interdépendance effective de l’unification asymétrique de l’humanité qui s’est faite durant l’ère coloniale, dans la domination du centre sur la périphérie mise en dépendance et en déstructuration.

Vaille que vaille, cette pratique est en cours parce qu’elle est « nécessaire », parce que les forces qui la déterminent sont déjà à l’œuvre. Il reste à l’assumer volontairement comme le proposait le « tiers monde », mais les pays industrialisés n’arrivent pas à s’y décider, faute de « volonté politique », disent les porte-parole du « tiers monde ». Ce sont pourtant les pays industrialisés qui ont intérêt à prendre leur part de cette tâche collective. Il ne s’agit plus tant, en effet, d’aider le « tiers monde » que de prendre en compte son entrée dans l’histoire qui modifie toutes les données de la politique : tous les empires sont menacés ; il s’agit de construire une société mondiale qui ne peut être un empire, étant nécessairement multipolaire, ne serait-ce que par la « terreur ».

L’objectif – on n’y a pas assez pris garde dans l’analyse du « discours » du « tiers monde » – est la satisfaction des besoins élémentaires ou essentiels de tous ou la réduction rapide de la « pauvreté absolue ». La condition de l’avancée en ce sens est la détermination et la mise en œuvre d’une économie politique de gestion du patrimoine commun qu’est la planète-terre, dont on sait que les ressources ne sont pas inépuisables. Depuis l’ère néolithique où nos ancêtres durent passer de la cueillette et la chasse à l’agriculture et l’élevage, aucune mutation n’a été d’une telle ampleur ou radicalité, même si celle-ci concerne autant la représentation et les attitudes que les comportements ou les conduites collectives.

La conjonction de la nécessité devant laquelle se trouve l’humanité et du volontarisme dont dépend sa mise en mouvement montre bien la difficulté de la tâche en même temps que l’impossibilité de s’y dérober. Mais, comme le « refus de l’obstacle » par un cheval, le franchissement d’un seuil dans l’histoire est toujours aléatoire : il ne suffit pas de mettre en évidence ce qui s’impose, encore faut-il s’y décider ; les « décisions » collectives sont imprévisibles : une mauvaise récolte peut produire une révolution qui apparaissait « objectivement » impossible à ceux qui en voyaient la nécessité.

« Qu’elle le veuille ou non », l’Église est impliquée dans la transformation du système qui produit « des riches toujours plus riches aux dépens de pauvres toujours plus pauvres » (Jean-Paul II à Puebla).

En même temps que le « tiers monde », le christianisme réapparaît comme acteur de l’histoire en train de se faire – l’Islam aussi, d’une manière plus fracassante – tandis que le marxisme s’épuise – même s’il demeure agissant – autant que le libéralisme des bourgeoisies d’entrepreneurs : Islam et christianisme, deux acteurs « religieux » qui bousculent les « évidences » de la sécularisation, de la « mort de Dieu », de la rationalité politique. L’évolutionnisme linéaire des « étapes de la croissance » ou du « progrès » dans la maîtrise scientifique et technique de la nature et de l’histoire est mis en question par le surgissement de l’« irrationnel » dans la vie collective.

Mais pour appréhender à nouveau le christianisme comme mouvement historique, ce qu’il est « depuis toujours », « avant » d’être système doctrinal ou social, comme il l’a été pendant des siècles, il importe de le situer dans l’histoire, ne serait-ce qu’en prenant conscience qu’il n’existe pas « ailleurs », même si la Jérusalem céleste demeure son horizon. Histoire Sainte, histoire du salut, Pâque, le christianisme n’existe que dans un peuple en marche, Peuple de Dieu qui s’organise et se structure pour être et agir dans l’histoire, lieu et « matière » de l’histoire sainte qui est aussi l’humanité en travail d’enfantement des fils de Dieu. L’Église est constituée par cette dynamique, « fabriquée par la foi et les sacrements de la foi » (saint Thomas), à travers les masses humaines qu’elle soulève et entraîne dans sa pérégrination. Elle est en route et Jean-Paul II lui dit que « l’homme est sa route » (Le Rédempteur de l’homme). Sans doute ne se met-on en route que pour aller « ailleurs » : encore faut-il « faire » la route là où elle n’existe pas, comme dans la forêt primaire ou le désert, où c’est la marche qui fait la route.

L’Église est ainsi en route, dans l’humanité dont la « condition » est la production de ses conditions d’existences : matérielles mais aussi symboliques, organisationnelles... L’Église n’est pas en marge ou au-dessus de ce travail. Si elle n’en a pas la charge, comme elle l’a trop longtemps cru, la société étant responsable de son auto-production, elle deviendrait « irréelle » si elle n’était « en prise » sur les dynamiques au sein desquelles il se réalise.

Concrètement, l’Église catholique, comme les autres Églises encore que différemment, est organisée et s’organise en permanence pour être activement présente au monde en train de se construire. La place que, d’une manière spectaculaire, vient d’y prendre le Pape ne serait pas ce qu’elle est, comme la partie émergée d’un iceberg, si l’ensemble de ceux qui croient en Jésus-Christ n’était pas structuré pour intervenir dans les « affaires humaines ».

Sans doute, avec l’intériorisation progressive de la critique de la « chrétienté », l’Église était-elle engagée dans un processus de « retour aux sources » qui la désengageait des affaires humaines – ou de la manière cléricale de les prendre en charge qui avait transformé le christianisme en « religion civile » de l’Occident. Mais les fleuves ne remontent pas à leur source. C’est au plus fort de sa « dépolitisation » que l’Église est à nouveau sommée d’entrer en politique ou de prendre en charge les effets, politiques, sociaux ou culturels, de son fonctionnement dans l’histoire.

Au moment où l’analyse met en évidence que le sous-développement des uns est l’effet du « développement » des autres, l’Église, plus que toute autre organisation, est provoquée à dénoncer l’ injustice d’une telle situation et des processus qui la produisent. Et elle découvre, dans la pratique, que cette « fonction prophétique et critique » est constitutive de sa mission. Sans doute ne risque-t-elle plus de sitôt de croire qu’elle en a le monopole : si elle en reprend conscience, c’est bien, pour une bonne part, parce que d’autres mouvements historiques ont dû la relayer au temps de son « absence ». Mais elle découvre qu’elle doit contribuer à réinjecter de l’éthique, du souffle, des valeurs, dans une politique qui s’essouffle à force d’avoir voulu s’en passer. Depuis Machiavel au moins, il était devenu « évident » que la politique est amorale. Les « raisons d’État » ne se déterminent qu’en fonction de l’intérêt « général » des sociétés qu’elles gouvernent : quand l’histoire était faite par les grands, la puissance était l’axe de la conduite de la vie collective : la défense en commandait l’organisation ; ainsi les hommes de guerre devenaient-ils princes ou rois, les prêtres, qui assuraient à tous la bonne mort, légitimant et contrôlant le pouvoir qu’il fallait bien leur déléguer pour forcer les gens à vivre ensemble.

Quand l’organisation de la vie collective produit la « pauvreté absolue », il faut bien se décider à parler d’injustice et de justice en même temps que de droits et de droit. C’est bien ce que faisait Jean-Paul II quand, à Oaxaca, il stigmatisait l’injustice qui consiste à « laisser improductives les terres où se cache le pain qui manque à tant de familles » ou quand, à l’O.N.U., il prêchait le respect et la défense des droits de l’homme comme fondement de toute politique.

Telle était déjà la démarche de Paul VI, dont on reconnaîtra, avec le temps, que le développement et le combat pour la justice furent, très concrètement, des préoccupations déterminantes. C’est sous son pontificat que les groupes militants qui entraient en politique en découvrant les mécanismes du sous-développement ont trouvé dans le discours de l’Église, et particulièrement du Saint-Siège, la théorie de la pratique qu’ils vivaient comme pratique de leur foi. Avec Jean-Paul II se précise et s’explicite l’enracinement évangélique de cette pratique qui vise à changer le monde. H reste à en faire la théologie, mais les jalons en sont posés.

Il devient clair, en effet, qu’il ne s’agit pas que d’éthique mais de théologie : la relation à Dieu ne peut être déconnectée de l’organisation de la vie collective. S’il ne peut plus être question de déduire d’un discours sur Dieu un discours sur la société il n’en est pas moins clair que qui se mêle de politique est conduit un jour ou l’autre à devoir dire qui est son Dieu : César... ou Dieu qui seul est Dieu. Si les sociétés se sacralisent à la mesure même de leur structuration dans l’inégalité, il arrive un moment où la reconnaissance de Dieu seul comme Dieu devient la condition de leur désacralisation, c’est-à-dire de la possibilité de la politique : quand César se fait dieu, seule la révélation de Dieu, ou son entrée dans l’histoire permet la dissidence, c’est-à-dire la résistance au totalitarisme.

La tradition judéo-chrétienne s’est construite selon cet axe de résistance active à la structuration et à la sacralisation des sociétés dans l’inégalité. C’est cette mémoire perdue que le christianisme est en train de retrouver à la mesure même de sa rentrée en histoire comme mouvement historique.

La vérité de la relation à Dieu « se fait » dans la participation à la construction de la société mondiale dont dépend l’avenir de l’humanité.

La « vie religieuse » est apparue dans l’Église au moment où le christianisme commençait à « se pervertir » en « religion civile » au fur et à mesure qu’il se substituait à la « religion » de l’Empire. Sans doute, tandis que certains fuyaient au désert pour y retrouver la vérité de la relation à Dieu, d’autres, les Pères du IVe siècle, tentaient de réguler la dérive vers l’inégalité, que produit tout processus de sous-développement, en élaborant la théologie de la destination universelle des biens. Du travail de ceux-ci découleront les efforts sans cesse renouvelés pour pallier les effets d’une organisation sociale qui allait se structurer et se sacraliser dans l’inégalité. Le souci des pauvres n’a jamais disparu, même aux moments où l’Église fut la plus compromise dans la légitimation des systèmes dont l’inégalité était telle qu’elle passait le seuil où elle se transforme en injustice : quand certains manquent du nécessaire. Mais la tension entre la sacralisation de l’ordre social et la prise en charge des misères qu’il engendrait était telle que, tout au long des siècles, des hommes et des femmes étaient contraints, par leur exigence intérieure, à aller vivre « ailleurs » une relation à Dieu dont ils percevaient, consciemment ou inconsciemment, qu’elle n’était pas compatible avec l’histoire telle qu’elle se faisait. La « fuite du monde » n’était pas la simple mise à l’abri de ses dangers, même si cet aspect a souvent été déterminant, dans les énoncés sinon dans le non-dit. Elle était aussi le refus de l’utilisation qu’on faisait de Dieu dans cette conduite de l’histoire. Ainsi, tandis que « les trois ordres » (Duby) se structuraient dans la soumission de « ceux qui travaillent » à « ceux qui combattent » et à « ceux qui prient » la vie monastique se mettait en travers du processus en articulant le travail et la prière, en marge des organisations de la « défense » ou de la domination.

Mais cette « résistance » a presque toujours été neutralisée comme le fut au XVIe siècle celle des défenseurs des Indiens qui posaient les bases du droit des peuples et des droits de l’homme.

Au moment où s’impose la nécessité de faire l’histoire en construisant une société mondiale, c’est dans la participation à cette tâche collective qu’est en jeu la vérité de la relation à Dieu.

Du fait de l’« absence » de l’Église, ou de sa présence aux côtés des pouvoirs contre lesquels l’histoire était désormais en train de se faire, c’est la « nature humaine » qui a servi de fondement à l’affirmation des Droits de l’homme, structure de l’éthique à construire : « les hommes naissent libres et égaux en droits » ; affirmation « idéaliste » s’il en est : tout montre, en effet, qu’il n’en est pas ainsi dans la nature des choses.

Dire « Dieu » dans ce contexte, dire que la relation à Dieu structure l’existence et la conscience, c’est dire que tout homme est un homme ; c’est dire que l’humanité est un seul fils de Dieu et qu’elle est, comme telle, l’acteur de son histoire ; c’est dire que tout est à tous et qu’il importe de s’organiser pour qu’il en soit ainsi, c’est-à-dire pour que personne ne manque du nécessaire : tel est, en effet, le critère selon lequel le Maître reconnaîtra les siens (Mt 25).

La vérité de la relation à Dieu qui est le sens de la « consécration » retrouve ainsi sa place dans l’histoire en train de se faire, ce qui revient à dire que la « vie religieuse » devient « politique » au sens où elle est impliquée dans l’histoire en train de se faire.

À contre-courant de toutes les peurs qui paralysent ou déterminent la réflexion, il faudra arriver à comprendre qu’il s’agit là d’un progrès dans l’intelligence et la pratique de la foi. En désacralisant César, Jésus restituait la politique aux sociétés, qui ont toujours à se construire elles-mêmes et qui sont toujours tentées de s’en remettre à d’autres qu’elles considèrent comme des dieux ou des lieutenants de Dieu. La désacralisation de César n’est jamais acquise une fois pour toutes. Dans la logique de la pratique et de la prédication de Jésus, elle doit toujours être en acte, au cœur même des processus de sacralisation de César. Si les sociétés ne se structurent qu’en se sacralisant, l’expérience montre aussi qu’en se sacralisant elles se figent et deviennent invivables. C’est donc à même le processus d’inévitable sacralisation des sociétés que doit être en acte, en permanence, l’affirmation existentielle que Dieu seul est Dieu, qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu.

Ce témoignage à rendre à Dieu est indissociable de la vigilance, au nom de Dieu, face à l’inertie qui conduit les sociétés à se structurer dans l’inégalité dont découle la « pauvreté absolue », critère de l’intolérable. La solidarité agissante avec les pauvres, dont Dieu garantit les droits, est l’autre face de la médaille : pour les prophètes, l’idolâtrie et l’injustice étaient identiquement en contradiction avec le culte à rendre à Dieu. Il en était de même pour Jésus qui contestait à la fois la prétention de César au culte qui n’est dû qu’à Dieu et l’utilisation de la Loi – gage de l’organisation de la vie collective en relation à Dieu – à la domination ou à l’exploitation des pauvres.

Évangélique, apostolique ou eschatologique, la « vie religieuse » a sa place en ce « lieu » où se vérifie la réalité ou l’effectivité de la relation à Dieu. Si Dieu appelle tout homme à « se perdre » en lui, il l’appelle aussi à créer le monde et à faire l’histoire avec lui. La « fuite du monde » ne peut exclure la participation à cette tâche. Sans doute faudra-t-il d’ailleurs repenser radicalement cette détermination de la vie religieuse. Avec la clôture de l’ère des chrétientés ou de leurs tentatives de restauration, avec la réapparition du christianisme comme mouvement historique sans collusion pensable avec les pouvoirs quels qu’ils soient, les raisons d’être de la vie religieuse sont en train de se modifier : ce n’est plus « ailleurs » qu’elle est à vivre mais dans la contribution à la création des conditions d’existence de l’humanité et particulièrement des pauvres.

La « promotion humaine », l’expérience le montre, passe par la « conscientisation » des populations en sous-développement et de celles qui contribuent au maintien du système qui produit le sous-développement. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’éveiller la conscience collective de la possibilité et de la nécessité de transformer le système dont l’effet est la « pauvreté absolue » de 800 millions de personnes. En « conscientisation », l’expérience le montre aussi, la relation à Dieu et la représentation que l’on s’en fait déterminent les attitudes dont dépend l’action ou la passivité, la résignation ou la libération. L’évangélisation, par le témoignage ou la parole, peut et doit contribuer directement à la gestion de ces attitudes. Dans la ligne de la pratique et de la prédication de Jésus, Dieu suscite des créateurs qui se libèrent de la résignation et investissent leurs énergies dans la construction d’un monde où personne ne manque du nécessaire. Cette mutation de la « religion » concerne directement la « vie religieuse ». Celle-ci devra nécessairement se repenser en fonction des nouvelles « évidences » d’un univers culturel où Dieu réapparaît comme créateur de créateurs, libérateur de ceux qui se libèrent de la soumission à l’ordre des choses.

Le « renouveau spirituel » qui traverse la vie religieuse comme la vie ecclésiale n’est pas en contradiction avec cette ligne, politique, de réalisation de la foi ou de la consécration à Dieu. Les deux dynamiques, apparemment contradictoires, charismatique et politique, se rejoignent si elles vont au bout de leurs logiques. Dieu, qui se révèle dans l’histoire, appelle à faire l’histoire « avant » de se perdre en lui. Si la parole dernière de toute vie est celle de la remise des esprits, elle n’est possible qu’au bout du travail sur soi-même, sur la société et sur le monde, dont dépend le surgissement de toute parole.

La parole première est celle qui construit le monde, qui fait exister l’homme à l’image et ressemblance de Dieu, créateur de son monde. Transcendant au monde qui pourtant le produit et le détermine, l’homme parle dans la mesure même où il s’organise pour être au monde. De toute l’expérience accumulée dans la mémoire et transmise à tout fils d’homme qui vient au monde, le langage, condition de la parole, représente sans aucun doute une des structures les plus radicales de l’existence et de la transcendance de l’homme. Produit d’un travail immémorial d’organisation de la vie collective, les systèmes de communication, en dehors desquels il n’y aurait pas de parole, ne sont jamais donnés une fois pour toutes : ils sont toujours à construire dans l’ensemble des démarches qui rendent possible ce qui n’est pas donné dans la nature : l’homme et la société qui est sa condition de possibilité.

Ce n’est sans doute pas par hasard que la volonté d’être « la voix de ceux qui sont sans voix » a pris une telle place dans la vie ecclésiale. Comment auraient-ils la parole pour remettre leur âme à Dieu, en communion et en communication avec leurs frères, s’ils n’ont jamais eu la parole pour exister parmi leurs frères ? A la limite, on pourrait dire que sans cette parole première il n’est pas de parole dernière, sinon « dans le secret de Dieu ». Le prix Nobel de Sœur Teresa prend ici une portée symbolique insoupçonnée : en aidant à « mourir comme des anges », ceux qui ont souvent été condamnés à « vivre comme des bêtes », elle révèle l’urgence de la transformation d’un monde où des millions d’êtres humains n’ont même pas la possibilité d’assurer leur vie « animale » parce qu’ils n’ont pas accès aux biens dont elle dépend.

Une « vie religieuse » qui resterait déconnectée de cette réalité serait irrémédiablement illusoire, à moins qu’elle n’aille au bout d’elle-même dans une extase en Dieu qui témoignerait de l’impossibilité de supporter un monde dont l’organisation est en si radicale contradiction avec le dessein de Dieu. Mais l’extase n’est ni un projet ni un programme : elle peut être un « charisme », au sens où les charismes sont toujours ordonnés à la construction du Corps du Christ, dont l’âme est la charité. Cette construction du Corps du Christ passe par l’organisation de la vie collective de manière à permettre à tout homme d’être un homme.

Si Dieu est Dieu, en effet, tout homme est un homme, tout homme a droit à ce qui lui est nécessaire pour être un homme ; l’humanité a pour tâche la création des conditions de naissance à la vie des fils de Dieu. Le culte à rendre à Dieu, la consécration à Dieu, l’extase elle-même passent par cette construction du monde.

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[1Vie consacrée, 1979, 12-13.

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