Égide Van Broeckhoven
« L’apostolat le plus profond... »
Georges Neefs, s.j.
N°1980-2 • Mars 1980
| P. 103-121 |
L’insertion dans le monde dont il a été question dans les articles précédents a des racines mystiques. C’est ce que nous révèle l’itinéraire spirituel d’Égide Van Broeckhoven. Certes, il y a bien d’autres types d’insertion et d’apostolat que le sien. Mais aucun apôtre n’échappe à ce qu’il nous manifeste par sa vie de la source et de la nuit de l’apostolat. Le P. Neefs retrace ici le pèlerinage intérieur d’Égide et montre comment il a vécu cette intégration de la prière et de l’apostolat, de la consécration à Dieu et de l’insertion dans le monde. Non pas comme un idéal lointain à atteindre, mais comme un don qui lui est fait et qui passe par la ténèbre : communion au mystère pascal de Jésus. Il est bon de noter dans cet itinéraire la place de l’amitié, située à l’intérieur du mystère trinitaire : « aimer Dieu vers les hommes, aimer les hommes vers Dieu, s’entr’aimer les uns vers les autres ».
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« Je ne crois pas pouvoir être un apôtre menant en plus une vie de prière ; je ne puis être qu’un homme de prière et contemplatif, conduit par sa contemplation même vers l’apostolat le plus profond ». Telle est la réflexion qu’Égide Van Broeckhoven [1] note dans son Journal spirituel en avril 1962, alors qu’âgé de 28 ans il vient de commencer ses études de théologie. Ce jour-là, Égide prend la résolution définitive de renoncer à tout projet de vie purement contemplative, non pas certes pour se tourner désormais vers une vie purement apostolique, mais bien pour unir prière et apostolat en une synthèse qui lui apparaît comme la condition primordiale et l’essence même de sa vocation personnelle.
Nous avons déjà analysé ici même, dans un article précédent [2], la composante contemplative de cette synthèse. Nous voudrions cette fois commencer d’en présenter la face apostolique et pénétrer si possible davantage encore dans le secret d’une vie où prière et apostolat finissent par se confondre.
Nous le ferons en deux étapes :
- nous mettrons tout d’abord en lumière la signification profonde du texte cité en début de cet article ; cela nous permettra de détecter la source de « l’apostolat le plus profond » qu’Égide décrit dans la formule qui lui est chère : « aimer les hommesvers Dieu et Dieuvers les hommes ».
- ensuite nous essayerons de comprendre que cet « amour vers Dieu » passe nécessairement par des moments d’épreuve et d’obscurité et qu’il existe donc, tout comme pour la prière, une nuit propre à « l’apostolat le plus profond ».
La source de « l’apostolat le plus profond »
Le texte des 9-10 avril 1962 doit être cité ici en son entier [3] :
Seigneur, si j’avais à choisir personnellement sans devoir tenir compte de la considération qui va suivre, voici ce que je ferais : je me laisserais conduire sans réserve et de tout mon cœur vers la forme de vie religieuse me permettant de vivre au mieux ton attirance (et celle de mon ami) dans sa plénitude la plus pure : la vie de chartreux ou de trappiste. Renoncer à cette possibilité signifie pour moi un sacrifice qui engage toute ma vie. Seul peut me convaincre d’y renoncer le désir d’être uni à toi en ton amour trinitaire venant à la rencontre de tous les hommes, afin de rendre ceux-ci participants à l’expérience très profonde que je trouverais en sa plénitude dans la vie à la Chartreuse ; afin d’en amener beaucoup dans ces espaces de pureté où ils se tiennent devant ta face, où ils se laissent attirer par toi et à partir desquels ils peuvent pleinement s’aimer les uns les autres. Pour réaliser cela, il me faut vivre dans un détachement complet, mener une vie de prière contemplative intense et être animé d’un amour apostolique profond.
Je ne crois pas pouvoir être un apôtre menant en plus une vie de prière ; je ne puis être qu’un homme de prière et contemplatif, conduit par sa contemplation même vers l’apostolat le plus profond.
Dans cette perspective il y a plusieurs aspects de la spiritualité de la Compagnie que je ne puis faire miens. Par exemple : que « notre mystique repose sur notre apostolat » (pour moi c’est tout juste le contraire) ; ou encore : « qu’il nous faut ramener les hommes à l’Église » et les autres expressions et caractéristiques d’un apostolat sentant l’activisme. Je n’imposerai en ce domaine ma vocation personnelle à personne ni ne reprocherai à personne de ne pas voir les choses comme je les vois ; mais je suivrai ma vocation propre en restant conséquent avec moi-même (JSP 117 ; JA 52).
Une analyse détaillée de ce texte amène à souligner les trois points suivants.
Ce texte est une véritable élection : Égide renonce à une vie de pure contemplation, pour s’orienter vers un genre de vie qui – la chose est bien digne d’être soulignée – lui apparaît encore, au moment où il le choisit, difficile à concilier avec ce qu’il croit être la spiritualité ignatienne. Car il ne peut se rallier à ce qu’il a retenu et cru comprendre (après huit années de formation) des enseignements reçus : « Notre mystique repose sur notre apostolat ». Pour lui (peut-on lui donner tort ?) « c’est tout juste le contraire ».
Cette élection est aussi un sacrifice. Remarquons bien toutefois que le sacrifice ne consiste pas à renoncer purement et simplement à la vie contemplative, mais à décider de mener celle-ci de manière explicite et radicale, en union avec « l’amour trinitaire venant à la rencontre de tous les hommes ». Égide renonce donc à opérer dans sa vie un mouvement de repli en Dieu et en sa transcendance, pour s’insérer dans le mouvement de sortie par lequel le Dieu trinitaire et transcendant manifeste son immanence en ce monde. La présence active des trois Personnes divines est explicitement visée dans la phrase, elle-même de forme trinitaire : « afin d’en amener beaucoup dans ces espaces de pureté où a) ils se tiennent devant ta face, b) où ils se laissent attirer par toi et c) à partir desquels ils peuvent pleinement s’aimer les uns vers les autres » : a) se référant au Fils se tenant devant le Père dans l’obéissance jusqu’à la mort ; b) au Père lui-même « toujours au travail » (Jn 5,17) ; et c) au Saint-Esprit rassemblant le monde entier dans l’unité de l’amour divin.
Par l’élection et le sacrifice que celle-ci comporte, Égide a nettement conscience de se laisser conduire vers une unité de vie où il ne lui sera plus possible de distinguer prière et apostolat. Il ne sera pas apôtre faisant « en plus » des exercices de prière, pas plus qu’il ne sera homme de prière ayant « en plus » des engagements et des activités apostoliques. Remarquons bien toutefois que l’intégration de l’action et de la contemplation s’effectue, pour lui, non par un judicieux dosage de l’une et de l’autre ni par la subordination d’un « agir » à un autre, mais au plus profond de l’être, en la pointe de l’âme, là où Dieu, plus intime à l’homme que ne l’est sa propre intimité la plus profonde (Deus intimior intimo meo), déverse en lui la plénitude de sa vie. Pour Égide, la manière dont prière et apostolat seront intégrés dans sa vie, est, à strictement parler, l’effet de l’opération de Dieu en lui, grâce et bienfait dont l’initiative revient à Dieu seul. C’est en cette opération qu’il situe le fondement même de sa personnalité ; c’est d’elle seule qu’il en attend l’achèvement ; telle est sa vocation personnelle sur laquelle, certes dans le respect absolu de la vocation des autres, il veillera avec un soin jaloux et au regard de laquelle les vocations de jésuite ou de chartreux ne pourront être que moyen d’atteindre le but, non le but lui-même.
Amour trinitaire et amitié
Mais le texte que nous venons d’analyser n’est ni un commencement absolu ni le terme dernier de l’évolution spirituelle d’Égide. Il nous faut donc indiquer aussi ce qui l’a précédé et ce qui va le suivre et marquer ainsi la position vraiment centrale qu’il occupe dans l’« histoire », assurément particulière et personnelle, dont il fait partie. Il convient ici de porter notre attention sur un élément que l’analyse de notre texte n’a pas encore relevé : la place, sinon déterminante, à tout le moins importante et centrale, qu’y occupe l’amitié.
L’élection se fait dans l’attirance du Dieu trinitaire intimior intimo, au plus profond de la personne ; mais cette attirance se manifeste et s’impose à Égide aussi bien dans le Dieu intimior intimo meo, au plus profond de sa propre intimité, que dans le Dieu intimior intimo tuo, au plus profond de l’intimité des autres. Cela, Égide le sait d’expérience depuis qu’une amitié est née entre lui et un confrère, il y aura bientôt quatre ans. Ce que son Journal spirituel nous raconte n’est en fait rien d’autre que l’envahissement mystique de cette amitié et la découverte progressive des courants d’amour divin dans lesquels cette amitié l’entraîne. Désormais Égide aime aussi bien Dieu en son ami et son ami en Dieu que Dieu vers son ami et son ami vers Dieu. Car, comme le flux et le reflux de la mer, les courants d’amour trinitaire procèdent des profondeurs de l’océan divin, tout en ne cessant de déferler et de déborder sur les plages. Ils font ainsi que l’ami est aussi aimé vers les autres et les autres vers l’ami ; et cela, aussi bien dans les nuits de la prière et de l’apostolat, dans les travaux et les souffrances d’un amour incoerciblement avide de s’épandre sans limite ni mesure, que dans la jouissance et la joie de l’amitié partagée, en une communion d’amour offerte, envoyée et aimée elle-même vers tous les hommes, quels qu’ils soient, et vers chacun d’eux en particulier. Ce faisant, Égide découvre qu’il ne fait rien d’autre que ce que font les trois Personnes divines : le Père aimant le Fils vers le monde et le monde vers le Fils, le Fils aimant les hommes vers son Père et son Père vers les hommes, le Père et le Fils aimant leur Esprit d’Amour vers la création tout entière. Toute prière et tout apostolat ont dès lors leur point de départ et leur point d’arrivée dans la nature féconde de l’unité divine ; ils s’originent dans la plénitude de la vie de Dieu, se situent dans le prolongement des missions trinitaires et sont infailliblement emportés vers la joie transparente et céleste des espaces de pureté infiniment profonds et larges où Dieu est tout en tous.
Telle est, en un bref raccourci, l’histoire qui a précédé notre texte ; ou plus exactement, tel est le point où Égide en est lorsqu’il fait son élection. Et à partir de ce point, tout ce vers quoi il va être conduit dans la suite se laisse déjà entrevoir facilement.
Devenir l’un d’entre eux
Avec le radicalisme humble et entêté qui le caractérise, Égide va être irrésistiblement conduit vers une mystique de l’incarnation. La réflexion du Père Jérôme Nadal sur la prière et l’apostolat de la Compagnie de Jésus ne trouve assurément nulle part ailleurs que dans sa vie une application aussi évidente et aussi directe : « La naissance du Christ, dit le Père Nadal, est la source d’un élan de grâce (le point de départ d’un « travail ») où s’alimente la prière de la Compagnie et d’où partent tous ses ministères [4] ». S’interrogeant lui-même sur les motifs qui l’ont poussé à aller travailler en usine, Égide explique sa décision de la manière suivante :
L’essence du royaume de Dieu, c’est l’amour. Il faut donc que le commencement et la fin de l’apostolat soient l’amour. Nous ne devons pas en premier lieu proclamer l’histoire du salut envoyé par Dieu, mais avant tout être nous-mêmes un morceau de cette histoire. L’Église doit devenir en nous la réalité tangible de l’amour de Dieu pour le monde concret d’aujourd’hui. Or la seule manière d’aller vraiment vers cette masse de pauvres devenus si étrangers à l’Église, et la seule manière de les aimer, c’est de devenir comme l’un d’entre eux (comme le Christ nous en a donné l’exemple le premier) ; nous devons donc aller travailler comme eux, ne compter pour rien, être démunis de tout, comme eux le sont. C’est pour ce motif que le Christ a voulu devenir le dernier de tous ; autrement les petits ne seraient jamais parvenus à l’aimer vraiment. Un autre mobile qui m’a poussé vers cette vie, a été un grand désir de Dieu ; et Dieu, ai-je pensé, ne peut être rencontré que dans la réalité du monde d’aujourd’hui, de préférence parmi les pauvres. On ne peut le trouver dans des cadres artificiels, mais il est là où le monde doit être racheté ; là il est certainement présent et il vit dans l’amitié que nous donnons, mais surtout dans l’amitié que nous recevons de tous ces gens au milieu desquels nous allons vivre (JSP 342-343 ; JA 153-154).
C’est la pitié du Sauveur pour les foules sans pasteur, sans guide et ami, qui poussera finalement Égide à aller vivre l’amitié dont il a ressenti l’envahissement auprès des plus délaissés, les camarades d’usine et les travailleurs étrangers de Bruxelles.
Jusqu’au don de la vie
Un engagement aussi radical dans les réalités concrètes du monde, entrepris à la suite du Christ dans l’obéissance au Père et par la force de l’Esprit, va conduire Égide jusqu’aux extrêmes limites du don et de la perte de soi-même. Il en a le pressentiment très net, quand il note le 12 juin 1965, quelques semaines avant d’aller s’établir en milieu ouvrier :
J’ai bien dû prendre conscience, non sans une vive et longue résistance, d’une vérité qui m’apparaît avec une clarté croissante : Dieu m’a beaucoup fait connaître de l’amour, plus qu’aux autres. Dieu m’appelle à des profondeurs inexplorées de l’amour, où seul je pourrai pénétrer, plus profondément que les amis, J. B., L. F., mais pas sans eux ; en fin de compte il nous réunira tous ensemble. Parce qu’il me faut pénétrer là tout seul, Dieu me donnera sa force, pour que je tienne bon, établi sur le rocher qu’il est lui-même, et pour que, enveloppé dans la tempête qu’il est lui-même, je réconforte et rafraîchisse mes frères dans l’éternelle et nouvelle jeunesse de l’amour de Dieu (...) Il est nécessaire que je comprenne comment Dieu m’appelle plus loin que mes frères, pour que je remplisse pleinement ma vocation et ma mission. Alors Dieu sera mon unique rocher, l’Esprit mon unique force, et son Fils la première et la dernière parole. Dieu m’appelle dans un pays de solitude et de mort, là où l’on trouve la plénitude de la rencontre et de la vie (JA 77-78).
La dernière phrase évoque de manière bien étonnante l’assimilation totale au Christ dans la kénose de son mystère pascal. Dans la participation à ce même mystère, Égide, fidèle jusqu’au bout aux réalités bien humbles qui l’entourent, achèvera sa courte vie dans la solitude d’une mort sans témoins. Quelques jours avant l’accident fatal, il note avec sa lucidité et son courage habituels :
Repos au centre même de la tempête, dans la retombée de la fureur d’amour. C’est dans ce milieu-ci, bien concret, déchristianisé, dur jusqu’à vous épuiser et vous abêtir, que je trouve mon milieu de vie contemplative (chartreux, trappiste). Le saut dans ce milieu est pour moi le saut dans la vie à la Chartreuse ou à la Trappe : tout quitter, tout risquer, tout vendre - pour Dieu (JSP 375-376 ; JA 145).
13 décembre 1967
Le sens de sa vocation
Et enfin, l’élection d’avril 1962 est comme la porte d’accès qui révèle à Égide le sens plénier et véritable de sa vocation de jésuite. Dans la retraite qui la suit en juillet en 1962, il découvre peu à peu « qu’Inigo le talonne et le réclame » :
La règle de vie d’Ignace doit être tout entière comprise à partir de l’abandon total auquel Ignace est parvenu grâce à la très grande profondeur de sa rencontre d’amour avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le détachement du jésuite (...) est, d’un certain point de vue, plus radical et plus pur que le détachement du chartreux : celui-ci cherche à posséder déjà en son détachement même, tandis que le jésuite est détaché en vue du service, sans préoccupation explicite de posséder (et ainsi, en un certain sens, son espérance est d’une plus grande pureté) ; ce qui n’empêche que son détachement ne reçoive de l’amour une réponse qui le comble tout autant. Le chartreux se jette dans la présence de Dieu et devient ainsi, par excellence, un instrument de l’amour. Le jésuite se donne tout entier comme instrument et se rend ainsi éminemment apte à s’ouvrir à l’amour et à pénétrer dans la plus profonde intimité de Dieu. Tous deux sont purifiés tout entiers par la présence divine, mais ils y accèdent par une autre voie. Le chartreux se jette dans les profondeurs d’amour de l’océan, tout en sachant que l’océan se communique précisément le mieux sur les plages ; le jésuite se jette à la mer et s’abandonne sans réserve aux courants de l’amour divin. (...) Pour la première fois, j’ai vu la personnalité d’Inigo dans sa pleine religieuse grandeur. Ce m’a été une grande consolation de pouvoir écrire à J. B. que ma vocation se présente maintenant à moi sans hésitation dans une grande clarté et pureté, et de pouvoir lui écrire que moi, qui quitterais allégrement tout pour enfouir à la Chartreuse notre amitié dans l’abîme de la présence de Dieu, je me trouve maintenant tout heureux de pouvoir purifier et approfondir cette amitié dans une présence de Dieu d’une autre nature sans doute, mais tout aussi ardente et vécue. En méditant sur ma vocation, je me suis senti ému jusqu’aux larmes. (...) Tout comme le chartreux, le jésuite est quelqu’un qui quitte tout pour Dieu totalement, inconditionnellement, d’une manière qui donne accès à la profondeur religieuse. Le jésuite parvient tout autant, par la forme même de sa vocation, à cette pure transparence où il se tient devant Dieu, avec toutes les exigences et les espoirs que cela comporte. Larmes en méditant ma vocation. (...) Il m’est apparu que ma vocation de jésuite se présente à moi comme l’annonce du printemps. (...) J’ai vu une fois de plus avec grande clarté comment tous mes problèmes de vocation trouvent leur solution fondamentale dans ce qui est l’essence même de la vocation du jésuite : par la disponibilité totale et le total abandon à la volonté de Dieu, s’ouvrir à des espaces religieusement purs où Dieu peut nous atteindre. Ces espaces sont les mêmes que ceux où le chartreux rencontre Dieu, mais la forme qu’ils prennent n’est pas fixée dans un cadre concret définitif ; elle suit en tout les motions du Saint-Esprit, comme l’ami prêt à suivre son ami partout, sans décider lui-même où il ira (JSP 133-140).
Ce qui précède nous permet assurément de mesurer l’importance de la décision prise les 9-10 avril 1962. En bref, cette décision détermine la manière toute particulière et originale dont Égide, poussé par « le désir d’être uni à Dieu en son amour trinitaire venant à la rencontre de tous les hommes », va unir prière et apostolat dans un partage d’amitié radical et constant auprès des pauvres et des délaissés. Sans le renoncement à la vie purement contemplative, les camarades d’usine et les amis de Bruxelles n’auraient jamais vu Égide venir habiter parmi eux, et ses confrères l’auraient sans doute tôt ou tard vu partir pour quelque solitude. Nous ne voulons pas dire qu’en ce cas son message et son exemple auraient perdu toute signification pour eux ; car là aussi sa contemplation l’aurait sans doute conduit dans un apostolat très profond. Mais l’apostolat le plus profond vers lequel il va être conduit désormais portera la marque d’une volonté d’enracinement et d’incarnation dans les réalités concrètes de ce monde, afin non seulement de pouvoir les aimer en Dieu et Dieu en elles mais aussi afin de pouvoir les aimer vers Dieu et Dieu vers elles.
Aimer « vers »...
Faire suivre le verbe aimer d’un complément introduit par la préposition « vers » comporte à première vue quelque chose de déroutant. Le langage spirituel nous a bien habitués à des constructions du genre de : aimer quelqu’un « en » Dieu ou aimer Dieu « dans » les créatures, ces prépositions soulignant alors le plus souvent dans ce contexte la réalité transcendante et immobile de la Divinité en qui tout ce qui existe est contenu et repose [5]. Mais, pour exprimer l’incessant mouvement d’approche de l’amour trinitaire, pour faire comprendre que l’amitié et l’amour humain sont à l’image de l’amour de Dieu, aucun auteur spirituel n’a, à ce qu’il semble, employé comme Égide une telle variété d’expressions comme : aimer l’ami vers un autre ou aimer cet autre vers l’ami, aimer quelqu’un vers Dieu ou Dieu vers lui, aimer l’amitié partagée vers les autres ou s’aimer les uns les autres les uns vers les autres.
« Aimer vers » est cependant la formule qui se présente comme tout naturellement, du moment que l’on pense comme Égide que :
Le but de l’apostolat n’est pas d’envoyer tous les gens à la messe, mais de les faire entrer tous plus profondément dans l’intimité de Dieu.
27 septembre 1959
ou que :
L’amour n’est heureux que lorsqu’il pénètre dans des terres inexplorées. Dieu est la terre encore inexplorée de l’intimité de nous tous ; car il est l’intimité dernière, abîme insondable.
Seigneur, apprends-moi à découvrir en chaque homme la terre encore inexplorée que tu es. Pour pénétrer dans des terres inconnues, il faut quitter celles que l’on connaît (JSP 52-53 ; JA 29-30).
Dès lors, l’apostolat peut bien être défini comme : « une intimité s’entrouvrant à une autre intimité ; une intimité progressant vers Dieu, c’est-à-dire vers l’intimité » (20 septembre 1958), ou plus simplement encore :
L’apostolat, c’est mener les hommes plus près de Dieu ; pour mener les hommes plus près de Dieu, il faut être très près des hommes ; pour être près de quelqu’un, il faut être près de Dieu (JSP 34).
La nuit de l’apostolat le plus profond
Cet amour de Dieu vers les autres et des autres vers Dieu passe nécessairement par des moments d’obscurité et de lumière, de souffrance et de joie. Égide nous montre [6] qu’il existe, tout comme pour la prière, une nuit propre à l’« apostolat le plus profond ».
Comme il y a une nuit de l’Amour divin, il y a de même une nuit de l’amitié, et aussi une nuit de l’amour apostolique ; et, à vrai dire, ces trois nuits n’en font qu’une : la nuit où le Saint-Esprit fera briller sa lumière, qui est Dieu lui-même, et qui nous vient du plus haut et du plus profond de ce ciel que nous ne pouvons apercevoir en plein jour. Comme il est dit au début de l’épître de saint Jean : celui qui, croyant voir la lumière de son frère, ne voit pas la lumière de Dieu, celui-là se trompe.
La nuit apostolique est celle où l’on ne trouve aucune consolation dans les relations avec les hommes, et où on est ainsi attiré vers la relation la plus profonde avec eux : celle où on les aime vers Dieu.
8 juin 1961
« Trois nuits qui n’en font qu’une » : il n’y a là rien de bien étonnant. Il n’y a qu’un amour, et c’est vers la même plénitude de lumière que sont dirigés l’amour divin et l’amour humain : Dieu tout en tous. Remarquons toutefois la manière dont Égide décrit la nuit apostolique : c’est l’absence de toute consolation dans la relation avec les hommes et, à travers cette absence, l’approfondissement de cette même relation par l’anticipation de l’espérance et la projection vers Dieu.
Comme l’espérance est une nuit pleine du désir de l’amour de Dieu et de l’amour des autres, ainsi pour l’apôtre, chaque démarche est une nuit, et une nuit pleine du désir d’aimer Dieu totalement vers les autres ; l’apôtre a un très profond désir de communiquer Dieu aux autres et ce lui est une nuit profonde de ne pouvoir aimer encore que si imparfaitement.
Toute démarche de l’apôtre est une manifestation de l’amour de Dieu ; mais celle-ci reste voilée. J’aperçois que je reconnais encore trop peu en toute chose l’amour de Dieu venant à ma rencontre.
13 mai 1961
Il y a donc toujours un aspect positif et tonique en toute nuit, quelle que soit l’obscurité. L’apôtre traverse sa nuit soutenu et porté par la force et l’immensité de ses désirs.
Il y a lieu de laisser le désir grandir au plus profond de notre cœur ; c’est dans la vie une des activités les plus importantes. L’homme y exerce sa créativité et c’est pour l’élan vital le point de départ vers des réalisations nouvelles. Nous ne désirons pas assez en notre cœur : celui-ci est atrophié par toute espèce de boniments rationalistes et faux : réalisme, romantisme, etc.
Nous reléguons beaucoup trop souvent notre apostolat en marge de notre vie ; il devrait y être intégré comme la croissance d’une plante ; il est notre part inaliénable (et créatrice) dans l’évolution vers la plénitude du Christ.
Spiritualité des désirs : ils doivent nous donner courage et force ; ils doivent être larges et universels (nous purifier de la mesquinerie et de l’égoïsme).
16 juin 1965
L’apostolat est ainsi le champ d’action où se préparent les échanges et les rencontres d’amitié et d’amour ; il correspond au moment du « travail » et de la peine, non à celui de la « jouissance » et du repos. Égide ne voit guère de différence entre la nuit et le désir apostoliques. Se rappelant une réflexion antérieure :
Dans l’amour il faut s’efforcer de rencontrer en ses propres désirs le désir de l’aimé ; c’est une rencontre de désirs. Seigneur, apprends-moi à rencontrer ton désir.
23 mars 1960
Il note le 11 septembre 1961 :
Par le désir on accède d’une manière très pure et très directe à ce qu’il y a de plus profond en l’homme, en son intimité trinitaire : car à vrai dire, le désir et la nuit, c’est la même chose.
Que peut bien être, en effet, un apostolat sans désir ? Structuré ou non, ce ne peut être qu’une occupation où s’installeront bientôt selon les cas l’ennui et la routine ou l’ambition et la satisfaction personnelle. Mais l’apostolat digne de ce nom :
se situe par son centre au-delà de tout principe et de toute méthode d’action ; il est la rencontre, ici et maintenant, de moi tel que je suis avec toi tel que tu es, tout en débordant au-delà de cet ici et de ce maintenant ; il a valeur d’éternité du fait que chaque homme, dans la dignité inaliénable de sa personne, reçoit le nom nouveau que le Père ne cesse d’adresser à tous avec force par son Fils (JSP 272).
La nuit apostolique est donc vécue en tout premier lieu par le Dieu trinitaire lui-même : par le Père venant à nous en son Fils dans la force de l’Esprit. Elle ne se réduit pas aux difficultés, aux fatigues, à l’inutilité et à la monotonie de nos efforts apostoliques, ni aux déceptions et tensions psychologiques survenant dans nos relations humaines. Ce n’est certainement pas en cela uniquement qu’Égide situe le « manque de consolation dans les relations avec les hommes » qu’il juge caractéristique de la nuit apostolique, mais bien dans le fait que l’amour trinitaire rencontre encore aujourd’hui, pour circuler en sa plénitude à travers le monde, résistance et refus ; il n’est qu’un mince filet, alors qu’il pourrait, devrait être un torrent ; il ne s’écoule d’homme à homme qu’à sens unique, et encore avec combien d’intermittences et d’impuretés ! Et cela, dans toutes les formes d’apostolat, tant dans les rouages (parfois si engorgés) des grandes entreprises apostoliques que dans les mini-contacts et les menues rencontres de chaque apôtre.
La nuit apostolique se vit donc dans la conscience pénible, attristante mais purifiante, crucifiante mais vivifiante, des résistances que rencontre l’amour trinitaire. Ces résistances se trouvent aussi bien dans l’apôtre lui-même qu’au-dehors de lui. C’est autour de ces deux idées que seront groupées dans la suite de cet article les réflexions d’Égide, qui passent d’ailleurs insensiblement de l’une à l’autre.
Dans les souffrances de la nuit
La souffrance que cause à l’apôtre le sentiment de n’être bon à rien, est une nuit mystique ; en effet l’amour le plus profond est l’amour apostolique ; il aime l’autre sans calcul vers l’intimité la plus profonde de Dieu ; le sentiment de le faire ici imparfaitement purifie et approfondit cet amour ; en nous faisant ressentir notre imperfection, Dieu veut nous faire découvrir les horizons plus profonds que son amour nous apporte. A vrai dire, il veut que, comme pour le peuple juif, notre vie ne soit mue que par le désir de celui que nous ne pouvons aimer ici que d’une manière voilée et vers lequel, en conséquence, notre foi et notre espérance aspirent.
Tout amour est don et par là invitation à pénétrer davantage en notre propre intimité ; il se donne lui-même et ainsi il blesse pour appeler sans cesse celui qui aime dans une intimité plus profonde.
Pour un vrai apôtre, la constatation qu’il ne fait que très peu n’est pas un sujet de souci ou de découragement, mais une occasion d’approfondir son amour apostolique par la foi et l’espérance.
L’amour de Dieu se communique, mais il entraîne toujours plus loin ; toutefois Dieu se cache non pas, comme cela arrive dans l’amour banal, pour nous tenir en laisse ou pour éviter qu’en minimisant ses dons nous n’arrivions pas à comprendre tout ce qu’ils contiennent, mais bien pour nous purifier et pour approfondir et augmenter nos désirs.
3 juin 1961
À nouveau apparaît ici clairement que dans les souffrances de la nuit une certaine joie est déjà présente [7]. La nuit obscure et l’aurore qui monte sont indissociablement unies ; psychologiquement, sans doute, elles peuvent rester disjointes ; mais elles s’interpénètrent « spirituellement ».
Dans la nuit apostolique interviennent une nuit spirituelle et une nuit psychologique ; elles sont souvent inséparablement mêlées l’une à l’autre.
Seigneur, je suis à nouveau un champ labouré ; viens y semer ton amour. Père, tu es le seul que je désire ; tout le reste est infiniment désolé à mes yeux ; je ne désire d’autre consolation que toi-même, Père.
Apprends-moi à te trouver en toute simplicité et à te communiquer aux autres.
J’ai beaucoup à souffrir dans une nuit qui est purement psychologique ; pourquoi est-ce là ta volonté et comment faut-il que je m’en tire ? Le plus grave est que je me trouve aussi en une nuit spirituelle, peut-être par ma faute.
14 juin 1961
Tout serait banal si Dieu n’était pas si grand et si saint ; il donne à toute chose une richesse inépuisable.
8 juin 1961
Désert et nuit
Si Dieu se cache, c’est pour mieux se laisser chercher et trouver ; et c’est bien ainsi que l’amour gagne en profondeur : quand on le reconnaît là où il se cache.
L’amant fournit à celui qu’il aime tous les moyens de le rencontrer : ainsi Dieu nous donne, jusque dans les choses les plus simples, le moyen de rencontrer son amour le plus profond. Comprendre cela, c’est pénétrer très profondément dans la connaissance de l’amour de Dieu. Voilà pourquoi il est possible de vivre grandement les choses les plus simples.
J’ai vu combien profond était mon désir de faire de toute approche de Dieu quelque chose de saint et de vraiment religieux : l’approche de Dieu s’approfondit toutes les fois qu’elle s’effectue à travers le désert ou la nuit, dans le détachement religieux total (c’est la vraie manière de les traverser).
Mes rencontres religieuses les plus profondes (de Dieu ou des autres) ont toujours été accompagnées d’une liberté de détachement totale à travers la nuit et le désert. C’est là une expérience fondamentale dans la vie d’une âme qui cherche Dieu.
La nuit est le désert passif : la nuit est le détachement dans lequel Dieu nous amène ; le désert, le détachement dans lequel nous nous engageons nous-mêmes.
« Estando ya mi casa sosegada » : la nuit pénible est la nuit psychologique ; elle est vécue ascétiquement (bien qu’elle ne reçoive sa signification définitive que dans l’expérience mystique). La nuit mystique proprement dite n’a plus aucun rapport avec la psychologie comme telle ; elle porte explicitement sur l’approche de Dieu, et tout le reste est vécu directement en fonction de cette approche.
11 juillet 1961
Ce texte apporte une distinction, qu’il nous paraît important de souligner, entre le désert apostolique et la nuit apostolique. Le désert de l’apôtre, c’est sans aucun doute la grande ville avec ses quartiers désolés, ses habitants déchristianisés ; ou encore c’est le fonctionnement impersonnel et anonyme de tant d’institutions apostoliques (écoles, hôpitaux, etc.). On peut se trouver placé dans un tel désert, on peut même s’y engager volontairement, et pourtant ne pas encore connaître la nuit apostolique. L’apostolat qu’on y exerce, ne deviendra « l’apostolat le plus profond » que lorsque la désolation des relations humaines qu’on y goûte nous projettera vers Dieu et nous le fera chercher et trouver là où il se cache à nos yeux. Pour le faire, il faut « vivre dans un détachement complet, mener une vie de prière contemplative intense et être animé d’un amour apostolique profond (JSP 117 ; JA 52). Car :
De la même manière que, pour arriver, à travers les efforts que nous faisons pour aimer, à découvrir et à vivre l’amour le plus profond de Dieu, il faut mettre en pratique « Celui qui veut me suivre, qu’il porte sa croix quotidienne » et « Celui qui fait la volonté de mon père, c’est celui-là qui m’aime » – de même, dans notre amour pour les autres, il nous faut pratiquer l’amour de l’humble service, pour arriver à découvrir l’amour vraiment profond. Ainsi l’amour de l’humble service rend l’amour contemplatif possible et réel ; c’est là tout son sens. Après la « reconnaissance » de l’amour de Dieu, il est la chose la plus importante que nous puissions faire.
9 juillet 1961
« Afin que t’aimant en tout (amour, joie, souffrance) et par-dessus tout... » : comme la vraie prière s’épanouit au-delà de l’exercice de prière, de même le véritable amour (des autres) vers Dieu s’épanouit au-delà des exercices d’apostolat : c’est une sorte d’humilité, d’humour, de réalisme, de bon sens. (...)
Ma seule source de joie est une espérance et un amour se rajeunissant sans cesse : « quiconque aime connaît Dieu ». – La souffrance et la joie ont pour but de purifier cette espérance ; pour ce motif elles me sont l’une et l’autre également les bienvenues.
Seigneur, je me promènerai à travers la création au milieu des hommes tout le long de ma vie, espérant en ton amour.
J’aimerai chaque homme, tant mon désir de l’amour est grand et plus fort que tout le reste. De cette manière l’apostolat devient une chose toute simple : ce n’est pas ce que l’on fait qui compte, mais bien que ce soit l’amour que l’on donne et que l’on cherche.
Retraite, fin juillet 1961
La lumière dans les ténèbres
Au-dehors l’apôtre souffre d’autant plus des résistances opposées aux courants d’amour trinitaire par les personnes et les choses qui l’entourent, qu’il est lui-même plus pénétré par ces courants de manière authentique et sincère, qu’il en vit plus « existentiellement ».
La nuit nous est donnée par Dieu pour croire plus profondément en son ciel, pour l’espérer et pour l’aimer.
De même la nuit apostolique : on y apprend à placer tous les aspects de l’amour pour les autres dans le ciel de Dieu à travers la nuit ; l’amour de l’autre vers Dieu y est encore imparfait, mais c’est afin d’arriver à l’aimer vers Dieu, dans la foi et l’espérance, plus purement, plus profondément. Il en va de même pour l’amour de l’ami vers les autres et de l’amour de Dieu vers les autres. Ainsi l’expérience psychologique et pénible de nos insuffisances offre une base très pure à l’amour (apostolique) le plus profond, dans la foi et l’espérance.
14 juillet 1961
La nuit de l’apostolat rejoint ici la nuit dans laquelle Jésus lui-même, lumière envoyée par le Père en ce monde de ténèbres, est entré par son incarnation.
L’apostolat doit faire deux choses :
- rechercher dans la contemplation l’intimité la plus profonde de chaque personne (humaine) ;
- rencontrer ces personnes dans le domaine (plus extérieur) où elles vivent et les rendre conscientes de leur intimité profonde, de leur être-de-Dieu.
L’incarnation est le mouvement d’amour qui aime vers les autres l’amour trinitaire, tel qu’il existe entre les trois Personnes.
En face de l’homme, cela sera donc : prendre chair. C’est pourquoi en sa réalité la plus profonde, le centre le plus profond de l’amour qui s’incarne est présent chez les trois Personnes divines. – « Comme le Père m’a aimé, moi je vous ai aimés » (JSP 83).
Le chrétien authentique et fidèle ne fait ainsi que reprendre l’itinéraire parcouru par le Verbe Sauveur.
J’ai aperçu que l’amour chrétien ici sur terre est l’amour trinitaire dans sa totalité, mais d’une manière encore voilée. Cela est vrai de l’amour vers l’autre : de l’amour apostolique ; mais aussi de l’amour qui vient à notre rencontre, de l’amour qui gagne en profondeur, de l’amour selon le mode de l’Esprit. (...) Tous ces aspects de l’amour trinitaire nous ont été montrés d’une manière voilée par l’amour rédempteur du Verbe de Dieu.
L’amour rédempteur, en sauvant tout ce qui existe, le transforme en amour trinitaire ; il sauve tout ce qui est humain, et même tout ce qui est péché. Tout est grâce.
10 août 1961
Aux portes de l’enfer : l’espérance de la vie
L’incarnation n’est dès lors qu’une longue nuit, qu’un passage par la mort vers la vie ; et le chrétien est appelé à suivre le Christ dans cette voie. Concluant une réflexion où il vient de découvrir les conséquences dernières de sa résolution d’aller vivre et travailler dans le désert apostolique – et dans le buisson ardent ! – que sera la vie ouvrière à Bruxelles, Égide note le 12 juin 1965 : « Dieu m’appelle dans un pays de solitude et de mort, là où l’on trouve la plénitude de la rencontre, la vie [8] ».
Nous terminerons notre exploration par deux textes qui nous paraissent rendre compte d’une expérience de nuit apostolique vécue « existentiellement ».
L’apostolat est une anticipation des relations que les hommes auront entre eux au ciel : aimer les autres vers Dieu et Dieu vers les autres.
Je me suis trouvé dans une nuit pleine de désespoir ; jamais encore la nuit n’a été aussi aride et désolée ; Dieu veut peut-être me faire rencontrer en elle beaucoup de personnes. Cependant, je ne comprends pas cette nuit : c’est comme si j’étais à nouveau complètement dépouillé de tout, et même dans une mesure telle que je ne puis plus jeter un regard d’espérance sur tout ce qu’il y a de positif dans le passé. (...)
Le seul moyen de m’en tirer, c’est d’intensifier la prière profonde et personnelle : me dégager des habitudes prises. Car ce n’est qu’ainsi que Dieu peut se manifester encore et je ne puis être heureux que s’il continue de se manifester. (...)
J’ai vécu dans le dépaysement le plus profond et le plus absurde : un état d’âme qui n’est possible que lorsque toutes les valeurs intellectuelles, toutes les expériences existentielles personnelles nous apparaissent vides de sens. Ce qui m’arrive est trop négatif pour être expliqué comme une purification ; l’explication serait-elle alors que Dieu m’a fait pénétrer de cette manière dans le vestibule de l’enfer, pour que je sois capable de rencontrer et d’aider ceux qui s’y trouvent ? (JSP 77-78).
Je me suis senti tout seul, tout délaissé, dans un monde étranger. Ce doit être mon engagement dans ce monde d’où Dieu est absent, d’y vivre en contemplatif, d’y rendre Dieu présent. Expérience pénible d’une profonde nuit : espérer (que Dien viendra à ma rencontre... ?) (JSP 364 ; JA 140).
8 octobre 1967
Égide devait mourir quelques jours plus tard, le 28 décembre.
Conclusion : ce que nous enseigne la vie d’Égide
On concédera sans peine qu’Égide a été assurément gratifié d’un don tout particulier que l’on ne peut songer à présenter à personne comme un modèle à copier servilement. Il reste que son charisme nous est présenté, qu’il est offert à notre communauté ecclésiale pour son édification et son enrichissement spirituel. Présentation d’autant plus digne d’attention qu’il exerce manifestement un attrait considérable sur un grand nombre.
Aussi nous permettrons-nous, pour terminer, de dégager du cheminement d’Égide quelques règles générales hors desquelles toute intégration de la prière et de l’apostolat reste difficile, sinon impossible. Ces règles seraient alors les suivantes :
- L’intégration de la vie de prière et d’apostolat n’est pas une chose que nous nous donnons, que nous construisons par nous-mêmes. Sans doute elle ne s’acquiert qu’au prix d’« exercices » nombreux, tant dans la pratique de l’oraison que dans les engagements apostoliques, mais elle est essentiellement pur don de la grâce venant couronner nos efforts.
- Elle ne s’opère pas à la surface de nos possibilités, mais au-delà de nos talents, au-delà de nos facultés intellectuelles et affectives, dans les profondeurs mêmes de notre personnalité, à la pointe de l’âme, là où Dieu nous est intimior intimo nostro.
- Elle ne se réalisera donc que dans une fidélité totale à l’opération de Dieu en nous, dans une attention préférentielle et dans un attrait marqué pour une vie d’union à lui, et, en fin de compte, par un renoncement explicite à l’attrait d’une vie purement contemplative au profit d’un choix bien conscient d’une vie incarnée en plein monde.
- Ainsi elle s’attache à suivre le Christ dans son mouvement et dans sa mystique d’incarnation, et s’alimente nécessairement, y trouvant sa force et son dynamisme, aux courants d’amour trinitaire par lesquels le Christ lui-même a été porté.
- Et enfin, elle nous assimile au Christ, nous faisant communier à son mystère pascal et nous rendant, de manière indissociable, participant aussi bien à ses souffrances et à sa mort qu’à la puissance de sa résurrection.
Sanderusstraat 5
B 2000 ANTWERPEN, Belgique
[1] Pour la biographie d’Égide Van Broeckhoven, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article : « Portrait d’un contemplatif dans l’action : Égide Van Broeckhoven (1933-1967) », paru dans Vie consacrée, 42 (1973), 193-221. – Aux ouvrages qui y sont mentionnés, on ajoutera :– G. Neefs, s.j., Vriendschap in God, het levenscharisma van Egied Van Broeckhoven, Bruges, Emmaüs (Desclée De Brouwer), 1974, 234 p.– É. Van Broeckhoven, Journal spirituel d’un jésuite en usine, du temps des études au temps du travail, Coll. Christus, 43, Paris, Desclée De Brouwer, 1976, 388 p.
[2] G. Neefs, s.j., « Égide Van Broeckhoven : Prier au cœur du monde », Vie consacrée, 46 (1974), 321-337.
[3] Quand il s’agira de réflexions déjà publiées, nous mentionnerons à la fin de chaque extrait les pages des éditions où le lecteur pourra les retrouver dans leur contexte. JSP désignera le Journal spirituel (coll. Christus), JA renverra au Journal de l’Amitié (Éd. Lumen Vitae).
[4] Mon. hist. S.J., Epist. P. Nadal, IV, 692.
[5] Nous avons d’abord hésité à rendre littéralement en français les expressions d’Égide ; après avoir usé un temps de périphrases, nous nous sommes décidé à traduire résolument : « aimer son ami vers les autres, aimer les hommes les uns vers les autres ».
[6] La plus grande partie des textes choisis pour les pages qui suivent est tirée du Cahier V (encore inédit) du Journal spirituel. Ce cahier va de Pâques 1961 au 10 août de la même année. Égide achève l’année de « régence » qu’il a passée comme jeune professeur de quatrième latine au Sint-Jan-Berchmanscollege de Bruxelles.
[7] Que l’on se rappelle le vers de saint Jean de la Croix si fréquemment cité par Égide : « Oh noche amable màs que el alborada ! » (O nuit plus aimable que l’aurore !).
[8] L’extrait est cité en entier dans JA 77-78 et dans Vie consacrée, 45 (1973), 203.