Solidarité radicale
Ursula Adams
N°1980-1 • Janvier 1980
| P. 14-30 |
L’auteur, engagée elle-même dans une vie avec les marginaux, prend comme point de départ diverses situations qu’elle a rencontrées. Et elle pose de graves questions aux Ordres et Congrégations. Le contraste vécu entre le monde de la misère et le confort d’une vie religieuse trop « installée » est un choc très rude. Alors, que signifie être solidaire en vérité ? Comment aider les personnes et les communautés à vivre un radicalisme plus grand dans la solidarité avec les plus pauvres ? Ursula Adams montre que la réponse demande une conversion et un engagement non seulement de la part des individus, mais aussi de la communauté et de l’Institut tout entier.
Le Professeur Ursula Adams a enseigné à l’École Supérieure Catholique de Service Social du Land de Rhénanie-Westphalie, à Münster. Elle a travaillé cinq ans dans les bidonvilles et parmi les gitans. Avec d’autres, elle a été à l’origine de la Conférence pour la pastorale des sans-logis, en Rhénanie-Westphalie (en connexion avec des religieux et des laïcs qui œuvrent avec les sans-logis et vivent parmi eux). Elle est membre fondateur de l’Aide aux sans-logis, de Münster. Nous remercions l’auteur et la revue Ordenskorrespondenz de nous avoir autorisés à traduire ces pages, publiées par elle en 1979, 43-54 (N.D.L.R.).
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Y a-t-il chez nous des prêtres-ouvriers, des religieuses-ouvrières ou des laïcs qui se mettent volontairement du côté des pauvres et des marginaux pour leur témoigner ce qu’ils valent à leurs yeux et aux yeux de Dieu ?
Oui, il y en a, en nombre toujours croissant. C’est cependant à titre individuel qu’ils s’en vont partager, pour de bon ou pour un certain temps, la vie des marginaux. Puisque ce sont des individus, on les considère comme des cas d’espèce. Presque personne ne connaît leur existence. Seuls ceux qui sont au courant de ce qui se passe dans les secteurs marginaux de la société connaissent leur nombre. Qui se fait une idée du prix d’une telle existence ? Seuls le savent ceux qui en font l’expérience.
Il y a quelque temps, J. B. Metz a publié un livre provocant : L’heure des religieux [1] ?... Cet ouvrage s’adresse aux familles religieuses. Quel aspect peut prendre la pratique de la solidarité avec les pauvres qui y est recommandée ? De nombreux religieux y trouvent l’expression de leurs aspirations à une suite du Christ vécue de façon plus radicale. Ils y voient confirmée la question qui les tourmente depuis longtemps : ne sommes-nous pas beaucoup trop installés dans notre vie conventuelle pour pouvoir réellement répondre, jusqu’en ses ultimes conséquences, à l’exigence de la suite du Christ ? Dès lors, plusieurs songent à faire le pas et quelques-uns s’y décident.
Quelles expériences attendent celui qui le fait et sa communauté ? Quelles conséquences découleront de cette décision pour lui-même et pour son couvent ? Et pour les instituts en général, quelles conséquences découleront des interpellations venant de partout pour une solidarité plus grande avec les plus pauvres ? C’est sur la base d’expériences vécues par ceux qui cherchent à vivre pareille solidarité que nous allons tenter ici un essai de réponse.
Quelques exemples
Une religieuse obtient l’autorisation d’aller vivre parmi les sans-logis. Elle y va seule, prend un logement individuel et convient d’un retour en communauté pour les fins de semaine. Elle veut prendre au sérieux la consigne du Seigneur à ses disciples : se tourner de préférence vers les pauvres, les petits, les gens méprisés. Se rend-elle compte de la portée de sa démarche ? Ses supérieures savent-elles ce qu’un pareil pas entraînera comme conséquences pour leur consœur et pour la communauté ? D’ordinaire, elles n’en ont pas la notion. Les gens des bidonvilles ne se trouveraient pas si à l’écart s’ils comptaient beaucoup d’amis bien informés de leur situation. Les supérieures laissent donc partir une sœur isolée.
Deux autres religieuses ont déjà fait le même pas voici bien des années. Au début, elles revenaient régulièrement en communauté. En ce temps-là, elles y rencontraient beaucoup d’attention et un vif intérêt pour ce qu’elles avaient à raconter. Mais au fur et à mesure que se prolongeait leur séjour parmi les sans-logis, elles faisaient toujours davantage l’expérience, vécue du dedans, de ce monde, avec sa richesse et son impuissance. Quantité de petits faits, qui ne les avaient pas frappées de prime abord, les impressionnaient profondément et faisaient désormais partie de leur propre univers. Ces religieuses ont aussi éprouvé ce que signifie vivre avec les déclassés : elles sont devenues elles-mêmes des déclassées. Ce qu’elles rapportaient à leur communauté a paru de plus en plus étrange et incompréhensible dans le monde de leurs consœurs. Et ce même monde, nos deux religieuses, à leur tour, l’ont vu du dehors, avec le regard même des marginaux. Elles se sentirent étrangères dans leur couvent et devinrent des étrangères pour leur communauté. Une visite n’allait plus de soi, il y fallait chaque fois une décision.
D’autres sœurs encore ont cessé de revenir régulièrement dans leur maison. Les requêtes du bidonville les absorbent de façon de plus en plus exclusive. Et voici qu’un jour celui-ci est supprimé par arrêté municipal. Les familles sont transférées dans un plus vaste ensemble de maisons ouvrières. Leur nouvel habitat ne les fait plus vivre en étroit voisinage les uns avec les autres. Les sœurs perdent leur emploi, la garderie d’enfants n’existant plus. Mais l’avenir est clair pour elles : leur démarche vers les sans-logis comporte des conséquences intrinsèques. La solidarité avec ces familles les tient. Elles cherchent du service comme femmes d’ouvrage pour assurer leur entretien et consacrent tout leur temps libre à « leurs familles ». Leur institut leur a remis le soin d’en décider. Les responsables ont-elles pris part à leur réflexion ? Étaient-elles seulement capables de partager cette réflexion et le jugement à se former ?
Tel religieux a exercé à longueur d’année ce genre d’activité. Son institut lui avait donné carte blanche. Dans les débuts, ce jeune religieux s’est beaucoup préoccupé de concevoir son travail comme un stimulant pour sa communauté. Et, de fait, du côté de celle-ci, certaines tâches ont été assumées ; de temps en temps, des confrères sont venus rejoindre l’isolé. Néanmoins le monde de son activité au service des sans-logis est devenu de plus en plus distant de celui de sa communauté. Un beau jour, il en a tiré pour son compte la conséquence et il a quitté sa famille religieuse. Et alors s’est produit, de la part des sans-logis et de ses amis, ce qu’il avait lui-même vécu du côté de son couvent : personne n’a compris son geste, personne n’a voulu l’accepter. Le voilà devenu à nouveau un étranger. Alors il a aussi abandonné sa vocation sacerdotale et s’en est allé chercher dans un autre pays la possibilité d’un nouveau commencement.
Il y a également des laïcs qui vont vers les sans-logis et autres marginaux pour chercher avec eux un chemin de libération. Rarement leur entourage comprend une telle décision. D’anciens amis se retirent. Ils deviennent des étrangers pour le milieu qui leur était familier. Certains d’entre eux renoncent à leur entreprise après quelque temps. D’autres ne peuvent plus supporter l’injustice dont les faibles sont victimes, la souffrance imposée aux gens qui sont perpétuellement en butte aux épreuves. Ainsi croît en eux le désir de partager du moins cette existence afin de témoigner aux exclus leur amitié.
Que fait de ses expériences un tel laïc ? Il cherche des gens qui soient animés de dispositions semblables. Et il espère apprendre des personnes qui viennent des couvents à maîtriser spirituellement pareille existence. Qu’y a-t-il à apprendre en l’occurrence ?
Expériences
Quand quelqu’un sort du monde conventuel auquel il était accoutumé ou d’autres milieux pour s’intégrer dans l’univers des marginaux, il éprouve vite le sentiment d’un contraste entre ces deux mondes. Ici un monde d’indigence et d’extrême nécessité, au poids desquelles s’ajoute le fait d’être mis à l’écart par le reste de la population – et même souvent par ceux-là dont la profession est précisément l’assistance – ; de l’autre côté un monde dans lequel tout semble passer avant le souci de porter secours à une détresse si urgente.
Ce contraste, il est possible de le décrire. Tel ou tel pourra dire : « Je puis me représenter combien on est déchiré par cette opposition. » Et peut-être se demandera-t-il sérieusement ce qu’il pourrait y avoir lieu de faire pour réduire le contraste.
Mais ce qui ne saurait se décrire, c’est l’expérience vécue du contraste. Quand on se trouve plongé dans un monde sans affection, où les gens sont tout à fait abandonnés – dureté et abandon qui sont souvent le fait de milieux auxquels on appartient soi-même –, on ressent cela comme un choc. On perd la compréhension qu’on pouvait avoir pour ceux qui, pleinement informés, restent inactifs. La tentation est forte de rompre avec son propre monde devenu étranger, pour s’engager en communauté de destin avec l’autre monde. Il semble que la fidélité à l’égard de ce monde des marginaux n’est plus compatible avec la fidélité au monde de l’institut religieux ou des chrétiens « normalement » engagés dans l’Église. Ce qui avait autrefois de l’importance – y compris en fait de vie spirituelle – est relégué à l’arrière-plan.
Dans une option de ce genre, qui perçoit la tentation d’une infidélité qui, dans la suite, empêchera aussi de rester fidèle aux marginaux ? Qui donc peut en avoir le soupçon, quand lui manquent les amis qui accompagneraient son cheminement avec assez d’indépendance ?
Que signifie « être solidaire » ?
Solidarité ne dit pas assimilation
Qui se met à partager de façon radicale l’existence des sans-logis et d’autres marginaux ne tarde pas à connaître les expériences décrites plus haut : assimilé qu’il est aux sans-logis, il est l’objet du même traitement qu’eux de la part de ceux qui maintiennent ces injustes conditions d’existence ou même les provoquent. Quand il se réveille du choc de pareille expérience, il est porté à croire que sa voie lui est tracée par là. La preuve de sa solidarité consisterait précisément à mener effectivement la même vie que ces pauvres, à être soumis aux mêmes contraintes, exposé aux mêmes risques. Dans son idée, être solidaire, c’est être semblable.
Là gît une erreur grosse de conséquences. Il n’est donné à personne de se rendre pareil à des gens qui sont nés dans l’indigence et ont derrière eux l’expérience d’une vie où, de jour en jour, ils se sont vus rabaissés. Il sera toujours différent. C’est librement qu’il a fait son choix, et il garde la possibilité de repartir. Il n’est point pareil.
Tendre à l’égalité, c’est fausser le sens de la démarche entreprise pour aller aux marginaux et finalement aboutir à une impasse. Et de plus : quel profit les pauvres y trouveront-ils pour eux-mêmes ? Qu’est-ce qu’un « semblable » peut leur apporter d’autre que ce que leurs voisins représentent déjà pour eux (et en fait ces voisins représentent beaucoup) ?
Être solidaire, cela veut dire être alliés dans l’inégalité
Quiconque suit le Christ est tenu de porter la Bonne Nouvelle. Il doit ouvrir les trésors de Dieu. A cette fin il faut bien sans doute une certaine assimilation. En l’absence de toute similitude, on se trouve en présence de deux mondes privés de tout contact l’un avec l’autre. (Le rapport entre communautés paroissiales et groupes marginaux se trouvant dans une même zone d’habitation se présente d’ordinaire ainsi : deux mondes étrangers l’un à l’autre, qui n’ont rien à se dire et partant rien à se donner. Rien d’étonnant si l’annonce n’atteint pas les marginaux.)
Le fait de vivre avec les pauvres dans une proximité librement cherchée peut fonder une sorte de ressemblance. Ce séjour est également un bon préalable pour l’attestation de la solidarité, mais il n’en est pas la condition nécessaire. Et à lui seul il n’est pas suffisant.
L’égalité ou similitude dont il s’agit ne se réalise pas principalement sur le plan matériel. Elle consiste dans une alliance qui rende solidaires des êtres inégaux. Quand par exemple on va vers les sans-logis, il faut rester ce qu’on était avant d’y aller. Cela réclame, bien sûr, que d’abord on s’accepte soi-même. Qui n’est pas d’accord avec lui-même et avec sa vocation doit tirer la chose au clair avant d’aller chez les marginaux. Car ce n’est pas d’eux qu’il tient sa vocation et sa fonction, mais ils attendent, eux, qu’il remplisse l’une et l’autre. Quand des religieux se portent aux secteurs marginaux de la société, il leur faut se rendre compte qu’ils ne les aideront pas en leur demandant d’accueillir des personnes devenues marginales par rapport à leur famille religieuse. N’oublions pas qu’il est décourageant de se voir mystifié, plus décourageant encore que d’échapper à l’attention d’autrui.
Qui va chez les sans-logis doit vivre de la plénitude de sa foi et de sa vocation. Moyennant quoi, il pourra se donner sans réserve à ces gens et associer leur vie à la sienne.
Une solidarité comprise de la sorte peut conduire à une similitude dans l’inégalité. Dans cette attitude, on peut pleurer avec ceux qui pleurent la mort d’un enfant qui n’aurait pas dû mourir et en même temps lutter, par exemple, pour obtenir des parcours protégés qui permettent aux autres enfants de vivre en sécurité. Ainsi l’on partagera avec les personnes atteintes par le deuil l’espérance dont on vit soi-même.
Se dévouer aux pauvres de cette façon, cela fait éprouver qu’à son tour on est gratifié. Bien sûr on aura vite observé qu’il faut d’abord être pauvre soi-même, car on ne peut exister comme un possédant. On remarquera également qu’il est impossible de se donner ni même de partager, à moins de ne tenir à rien. Mais c’est a ce moment qu’on aura l’assurance de ne jamais se trouver démuni et de toujours posséder quelque chose, parce qu’on reçoit constamment du nouveau.
Être solidaire signifie encore rester solidaires avec ceux d’entre lesquels on vient
Être solidaire, cela signifie aussi être un maillon dans la chaîne de la solidarité. Personne ne peut exercer la solidarité à partir d’une situation personnelle d’isolé. Personne ne saurait donner que ce qu’il reçoit lui-même. Et personne n’est capable de vivre longtemps de cela seulement qu’il a reçu dans le passé. C’est la grande illusion de certains religieux – une fois devenus étrangers à leur communauté – de croire qu’ils ne peuvent plus rien y trouver qui rende tenable une vie exposée à ce point. (Et s’ils avaient raison d’avoir cette opinion ?)
Les religieux ont une raison de plus de rester solidaires de l’Église et de leur institut. S’ils vont chez les marginaux comme représentants de l’Église, ils doivent accepter que parfois ces derniers, dans leur attitude de refus de l’Église, les traitent de façon injurieuse. Car ces gens ont été déçus par l’Église. Et qui est capable de les faire revenir de leur déception ? Les sans-logis, tout comme beaucoup d’autres marginaux, se sont fait de l’Église cette image-ci : les représentants de l’Église font preuve de condescendance, mais sans véritable intérêt pour les gens, sans affection, de façon hypocrite. Et comment réfuter ces imputations ? Sans doute peut-on citer des paroisses, des curés et aussi des laïcs auxquels pareille image ne saurait s’appliquer, aujourd’hui moins encore qu’il y a peu d’années. Mais le visage de l’Église est-il pour autant débarrassé de toute tache ? Quand de nos jours des représentants de l’Église s’adressent aux marginaux, il est inutile que, pour écarter les griefs de ceux-ci, ils protestent de leurs bonnes intentions personnelles. Mieux vaut être simplement là et mettre la main à la pâte, dans une tâche qui réponde à l’attente et aux besoins de ces pauvres gens. C’est uniquement de la sorte que le visage de l’Église prendra les traits qui correspondent à sa mission.
Or cela n’est pas à la portée d’un individu isolé ; c’est pourquoi on ne devrait jamais entreprendre seul pareille action. On a besoin d’amis qui sachent écouter et accompagner, avec lesquels les nouvelles expériences de vie puissent faire l’objet d’échanges aisés. Mais on a besoin aussi de solidarité avec d’autres personnes, avec lesquelles on communie dans une vie puisée aux mêmes sources.
Et le religieux a besoin de participer à l’union communautaire de son institut. C’est là que doit s’ancrer la chaîne de la solidarité avec les pauvres. Cela entraîne d’ailleurs des conséquences pour sa communauté, en particulier l’entrée de celle-ci en solidarité avec les gens près desquels le confrère ou la consœur est en service. On connaît l’exemple de maisons religieuses qui offrent à des sans-logis des périodes de vacances dans leur propriété et où des malades peuvent venir se refaire. Mais, une fois encore, il faut souligner que la solidarité ne peut limiter son exercice au seul plan matériel.
Le chemin qui conduit quelqu’un vers les sans-logis ou les marginaux ne peut jamais rester celui d’un isolé.
Le savoir spécialisé ne suffit pas à lui seul
C’est quelque chose d’analogue à ce qu’on vient de dire qui vaut, dans le travail en question, pour les laïcs. Pour eux aussi il s’indique d’être accompagnés par d’autres personnes. Dans la plupart des cas, ces auxiliaires de l’action parmi les marginaux apportent le concours d’une compétence spécialisée. Si importante que soit celle-ci, son utilité est limitée pour qui veut s’engager pleinement dans la solidarité en chrétien qui suit le Christ.
Ces laïcs attendent beaucoup des religieux en service près des sans-logis. Comment, en se donnant sans réserve à ceux-ci, trouver et sauvegarder un espace réservé à Dieu ? Comment ménager une place centrale à la célébration et à la joie ? Comment ne pas se laisser contaminer par une résignation défaitiste et vivre l’esprit de réconciliation parmi le débordement des injustices ?
Mais ce n’est pas seulement pour leur compte que ces laïcs posent de telles questions. Ils voudraient voir de quelle façon ce que les sans-logis attendent de la Bonne Nouvelle trouve sa réalisation. Ils voudraient apprendre par expérience comment on découvre la présence de Dieu dans la vie quotidienne, et celle même des sans-logis, et comment on lui fraie un chemin à travers toute espèce de confusions et de distorsions, pour arriver à une présentation de l’Écriture Sainte et à une célébration liturgiques qui aient des attaches concrètes avec le quotidien. On peut citer des cas où tout cela se réalise et où s’est constituée jusque parmi les sans-logis une véritable communauté. Si telle n’est pas généralement la situation, la cause n’en est-elle pas avant tout que les apôtres individuels sont restés des isolés ?
Être signe : un problème
Qu’est-ce qu’un signe ?
Dans l’Église bien des gens éprouvent l’impression de se trouver en plein désert. Ils perçoivent à quel point notre monde est en train de changer et que l’Église devrait y être un signe plus expressif et plus clair qu’elle ne l’est en fait. En ceci, les religieux discernent un appel, mais sans trouver aisément la réponse à lui donner.
D’une part, notre monde cherche passionnément des signes qui renvoient au-delà du visible et de l’explicable, au-delà d’institutions fermes et bien assurées. On voit surgir des sectes nouvelles et des religions à l’usage des jeunes ; leur apparition signifie pour de larges milieux un défi lancé au manque de résolution des chrétiens « normaux », défi qui mérite d’être pris au sérieux. Dans un monde tumultueux, ébloui par l’éclat des réclames lumineuses, on dirait que seuls aient chance d’être remarqués des signes qui forcent l’attention.
D’autre part il ne suffit pas de vouloir faire signe. Aux docteurs de la Loi et aux pharisiens qui lui demandaient un signe, Jésus répond : « Il ne vous sera donné d’autre signe que celui du prophète Jonas » (Mt 12,39 sv.). Ainsi donc des signes sont donnés. À chacun de découvrir si et quand Dieu veut se servir de lui pour faire signe. Mais comment savoir si l’appel du temps me concerne ? Comment reconnaître si j’ai à faire quelque chose d’extraordinaire ?
La tentation
Qui ne connaît l’épisode de la tentation de Jésus (Le 4, 9 sv.) ? Pour nous c’est une représentation étrange et lointaine que celle du démon et du pinacle du Temple. Pourtant cette tentation spectaculaire n’est pas, en son fond, chose si exceptionnelle. Elle est tout à fait actuelle à notre époque.
Il arrive qu’un homme vive un temps interminable au désert, dans l’isolement, la monotonie, sans apercevoir d’horizons nouveaux. La faim et la soif le poussent aux limites de sa conscience. Et voici alors la rencontre de quelque chose qui l’emporte loin de tout cela. Devant lui se déploie la vision d’une grande ville, bouillonnante de vie ; un moyen lui est proposé pour attirer l’attention des hommes qui s’agitent au-dessous de lui. Attirer l’attention sur quoi ? Sur une démonstration triomphante : « Laisse-toi choir au beau milieu de cette cité ; pour toi aucun danger, car à ses anges Dieu a donné ordre de te garder et ils te porteront dans leurs mains pour qu’il ne t’arrive même pas de heurter une pierre du pied » (Lc 4,10 sv.).
Voilà donc une promesse : une loi fondamentale de l’existence humaine, la loi de la pesanteur sera suspendue ; elle le sera pour faire tourner le regard vers Dieu, vers sa toute-puissance, sa grandeur, sa providence.
Après Jésus, qui fut tenté de la sorte après quarante jours passés au désert, les hommes à leur tour sont constamment tentés de cette façon jusqu’à nos jours. Tentation noble, certes, et, précisément pour cette raison, difficile à démasquer. Elle s’inscrit exactement dans la ligne de la recherche actuelle : le grand risquetout, puisque les assurances dont la vie s’entoure se révèlent illusoires.
Comment saurons-nous si c’est l’Esprit de Dieu qui nous conduit par des voies extraordinaires vers le risque absolu ? Suivre Jésus, c’est assurément, en fin de compte, le risque total, car personne ne peut savoir jusqu’où mènera cet engagement. Nous n’avons reçu qu’une consigne : « Veillez et priez, afin de ne point succomber à la tentation ». Et le Pater nous fait demander : « Ne permets pas que nous succombions à la tentation ».
Des signes de Dieu dans une Église des pauvres
Mais, dira-t-on, où se situe proprement le parallèle ? Jésus fut invité par le tentateur à se précipiter du haut du Temple ; et les chrétiens dont nous avons parlé jusqu’ici poursuivent tous une entreprise qui ne comporte rien de spectaculaire ni d’excentrique.
Chaque époque a des tentations propres. La nôtre a redécouvert les pauvres ; on ne s’est pas encore remis du choc provoqué par cette information : dans un des pays les plus riches du monde, des millions de pauvres. L’Église, elle aussi, a découvert les pauvres. Depuis Vatican II on parle d’une « Église des pauvres ». La formule ne désigne pas seulement un type d’action ni certains groupes déterminés de bénéficiaires au sein de l’Église. « Église des pauvres », c’est l’expression nouvelle de l’idéal qui, depuis bien longtemps, anime ceux qui marchent à la suite du Christ. Il importe de le retenir : il s’agit ici d’une auto-définition que depuis toujours doivent obligatoirement adopter les serviteurs de celui qui a dit de lui-même : « ... le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête » (Mt 8,9 sv.). – C’est la réponse qu’il fit à qui voulait se mettre à sa suite. – On commet un malentendu si l’on restreint la portée du terme « Église des pauvres » à la sollicitude de l’Église envers les pauvres et les laissés pour compte.
C’est un malentendu largement répandu aujourd’hui. On fait beaucoup pour les pauvres. Mais qui devient plus pauvre de ce fait ? L’Église devient-elle par là une « Église des pauvres », où les pauvres puissent se sentir chez eux ?
À l’heure actuelle beaucoup de chrétiens s’interrogent : ne leur faudrait-il pas commencer simplement par vivre parmi les pauvres une existence chrétienne pauvre ? Ils veulent par là anticiper le témoignage de l’Église ou de leur institut. Certains d’entre eux prennent ce risque. Et plusieurs font ainsi les expériences décrites plus haut.
Personne n’a le droit de se faire juge de ces cas. Pourtant des indices très sérieux invitent à soupçonner ici la présence d’une tentation de notre temps, tentation spécialement difficile à détecter. Souvent, au bout du chemin par où elle mène, on voit les gens laisser tomber les bras. « Je n’y arrive quand même pas... Cela nous dépasse... À d’autres sans doute de s’y mettre – peut-être des personnes spécialisées ? » De la sorte les pauvres que cela intéresse seraient laissés une fois encore à leur abandon, déçus une fois de plus, et une « Église des pauvres » reléguée à nouveau dans le domaine de la théorie.
Comment rendre possible une solidarité radicalement assumée ?
Contre pareille tentation existe-t-il une protection ? Faudrait-il peut-être ne plus envoyer personne dans les secteurs marginaux de la société et de l’Église ? Ce ne serait pas une solution. Jésus n’a-t-il pas dit : « Allez dans le monde entier », allez partout ? La foi ne peut être tenue à l’abri d’une serre chaude. Elle ne saurait s’y épanouir.
Qui commencera ?
On ne peut non plus prendre la responsabilité d’abandonner à eux-mêmes les gens qui se trouvent en marge de notre société. On l’a fait trop longtemps. De là cette distance si effrayante qui les sépare du reste de l’humanité (y compris de l’Église).
L’Église elle-même doit bien plutôt devenir une communauté où les pauvres occupent la place centrale. Alors comment ne pas penser qu’il revient aux instituts religieux de s’engager en tête du mouvement à déclencher et qui doit instaurer cet ordre nouveau (lequel est d’ailleurs celui qui a été annoncé comme définissant le Règne de Dieu) ?
L’histoire de l’Église jusqu’à nos jours a vu naître toujours à nouveau des groupements et des communautés qui se liaient résolument aux pauvres de l’époque et faisaient vivre l’Église chez eux et avec eux : François d’Assise et ses Frères Mineurs, les Petits Frères et Petites Sœurs de Charles de Foucauld, les Missionnaires de la Charité de la Mère Teresa, pour ne citer que quelques noms parmi une foule.
Autant de poteaux indicateurs qui sont dressés. Ce qui compte ici, c’est la direction qu’ils signalent, non pas tel ou tel style de vie. Il ne peut être question de fonder des instituts nouveaux ni de faire adopter à toutes les familles religieuses une spiritualité semblable à celle d’un Père de Foucauld ou d’une Mère Teresa. La diversité des instituts fait la richesse de l’Église. En bien des cas, ce pluralisme n’apparaît plus aussi nettement aujourd’hui ; la richesse dont nous parlons est un peu enfouie sous une sorte de nivellement. Pas mal de ressources seraient à libérer. Mais la rencontre des pauvres possède une vertu libératrice.
Existe-t-il des critères pour le discernement des tâches conformes à la spécificité originelle des instituts ?
La pauvreté change de visage. Beaucoup de services en vue desquels tant d’instituts ont pris naissance sont aujourd’hui assumés par d’autres ou bien sont dépassés. Néanmoins beaucoup de ces services d’assistance continuent d’être considérés comme, un apanage des familles religieuses : c’est le cas des hôpitaux, des jardins d’enfants, de l’aide aux handicapés de toute catégorie. Actuellement les religieux ne sont plus les seuls à se dépenser dans ces domaines. Cela tient moins à leur insuffisance numérique qu’au fait que les laïcs trouvent de ce côté d’importants secteurs d’emploi. Aujourd’hui religieux et laïcs bénéficient de la même formation professionnelle ; les uns sont rémunérés comme les autres, et parfois à égalité de barême ; la réglementation des horaires de travail ne donne certainement pas lieu à une discrimination excessive entre les uns et les autres.
Y a-t-il encore ici de notre temps des œuvres qui représentent le patrimoine originel des chrétiens engagés dans la vie religieuse à vivre de façon radicale à la suite du Christ ? Ou bien faut-il poser autrement la question : en quels points de ces domaines se cachent les tâches spécifiques des religieux ? C’est qu’aujourd’hui comme hier, dans une clinique, un home d’enfants en difficulté, près des handicapés, des services importants réclament des personnes d’une disponibilité totale. Malheur à la société dans laquelle on ne rencontre plus, par exemple, des sœurs compatissantes dans les hôpitaux, là surtout où gisent les incurables ! Pourtant voit-on toujours avec une pleine clarté où se situent les tâches qui répondent à la vocation propre des sœurs ?
Et que dire de l’œuvre de l’éducation ? À l’origine de pas mal d’instituts on trouve le projet de préparer la jeunesse aux responsabilités sociales. Aujourd’hui on entend souvent dire que de jeunes religieux sont pressés d’aller d’abord eux-mêmes aux gens en faveur desquels ces responsabilités sociales doivent être assumées. Ils considèrent comme un détour de s’appliquer à la tâche d’autrefois. Et s’ils avaient raison ? Car, parmi les personnes qui veulent éveiller aujourd’hui le sens de ces responsabilités, laquelle connaît les gens qui sont l’objet de celles-ci ? De par sa nature la pauvreté tend à se cacher.
Dans les débuts de beaucoup d’instituts, comme d’ailleurs dans les commencements de l’Église, les chrétiens allaient à ceux dont personne ne voulait être proche : les lépreux, les bagnards, les sans-nom. Ils étaient présents sur les terrains pour lesquels il n’existait aucune norme en fait de rémunération, aucune reconnaissance officielle – et ce n’était pas seulement le cas des individus, mais aussi celui de la communauté.
Aujourd’hui comme alors et toujours, il y a des gens qui ne pourraient assurer ni rétribution pécuniaire, ni horaires garantis, ni reconnaissance officielle ; ils ne voient personne s’engager en leur faveur en leur faisant grâce de tout cela. C’est le cas par exemple des personnes seules, de celles qui sont dans le désarroi, des gens délaissés. Qui donc va vers eux ?
Il y a encore des gens à qui est imposée la condition des lépreux de jadis : tenus pour contagieux, ils sont refoulés aux frontières de la société. L’argent dépensé à leur intention sert avant tout à les encaserner et à les tenir à distance. À cette catégorie appartiennent les sans-logis, les nomades, les infirmes de tout genre. Cette forme de pauvreté, ils ne l’ont pas librement choisie. Qui veut leur apporter une aide réelle doit prendre volontairement sa part de cette pauvreté.
Parmi les habitants des zones désertiques de notre société, on ne compte pas ceux qui attendent de l’Église qu’elle leur offre, par-delà l’assistance sociale, la parole de Dieu. Et précisément sur ce point ils sont souvent déçus. Elle vaut toujours, l’observation formulée au Concile par le Cardinal Lercaro : « Par rapport à d’autres époques, on met actuellement moins de zèle à annoncer aux pauvres le message du Christ, et leur cœur se trouve, semble-t-il, plus éloigné du mystère du Christ dans l’Église, plus étranger à cette réalité ».
Qui prend en charge les pauvres pour leur annoncer la Bonne Nouvelle à partir des expériences de leur vie et en l’appliquant à celle-ci ? Chose impossible, sinon pour ceux-là qui partagent cette existence d’une manière ou d’une autre, tout en restant eux-mêmes enracinés dans le sol où l’on puise de quoi vivre vraiment de cette Bonne Nouvelle.
Ne serait-ce pas le lieu des tâches spécifiques des instituts religieux ?
Quelle forme pourrait prendre un début de réalisation ?
Ce qui importe avant tout, c’est que le point de départ se situe chez les responsables de l’institut religieux. Si l’on abandonne toutes les initiatives aux plus jeunes, on en arrive forcément à un mouvement d’émigration et à une aliénation à l’égard de l’institut.
Dès lors il faudrait que les responsables s’entretiennent avec des personnes qui ont pratiqué les milieux marginaux dont nous avons parlé, fussent-elles laïques. La question de laisser aller dans ces secteurs un confrère ou une consœur ne peut pas se discuter seulement entre membres de l’institut ou avec des personnalités haut placées dans l’Église. On peut citer en exemple des supérieures qui ont traité de ces problèmes avec des praticiens du dehors. Ici je songe surtout aux entretiens que j’ai eus avec une supérieure provinciale qui aborde de cette façon les questions fondamentales d’orientation posées à sa famille religieuse. Il est bien entendu que la spiritualité propre de l’institut est prise en compte dans toutes les considérations. Il va également de soi que jamais il ne sera question d’une expérience nouvelle admise simplement pour des sujets individuels, mais que l’institut comme tel assumera les conséquences de la décision.
Cet exemple n’est pas unique. Et l’on recueille déjà les résultats, modestes mais tangibles, des efforts tentés en ce sens par les responsables. Ainsi, dans un institut, l’on a découvert les personnes aptes à accueillir avec joie et disponibilité, à la porte du couvent, les gens particulièrement mal notés (les sans-logis). On peut en tout cas observer combien sont diverses les formes de l’action entreprise en ce domaine et combien celle-ci est féconde. Les possibilités diffèrent grandement d’un endroit à un autre, mais partout se manifeste une richesse intérieure qui restitue à l’homme de la rue, gravement blessé par l’existence, la conscience de sa dignité. On perçoit clairement autre chose encore : aucun des religieux qui se dévouent dans un poste de ce genre n’est seul avec sa tâche ; il a derrière lui non seulement sa communauté, mais encore l’ensemble de ceux qui remplissent des missions similaires ; de ce fait chacun sent croître en lui un courage, un élan vigoureux, qu’il n’aurait jamais connus auparavant et sans cet appui (Aide aux sans-logis, Münster).
Ici s’ouvre une voie par laquelle chaque institut peut, à partir de son esprit propre, aborder la pauvreté sous son visage changeant. Une voie pour des groupes de religieux, mais aussi pour des communautés.
Ce qu’il y aurait encore à faire
En fait de solidarité, on ne peut pas perdre de vue les personnes qui se sont déjà mises en route pour rejoindre les marginaux. Nous avons parlé plus haut des problèmes relatifs à ces entreprises isolées. Le décrochage opéré par ces religieux montre à l’évidence qu’une réorientation est requise de beaucoup de communautés.
Mais on constate également à ce propos que dans la plupart des communautés religieuses la formation spirituelle n’a point préparé les sujets au nouveau genre de services à remplir. Ce constat a quelque chose de provocant ; il ne vient pas exonérer les religieux de leur responsabilité collective. On peut entendre dire assez souvent qu’un religieux qui se dispose par exemple à rejoindre les sans-logis devrait peut-être faire un stage chez les Petits Frères où les Petites Sœurs. Mais si l’on ne voyait pas d’autre moyen de se préparer spirituellement à une tâche de cette nature, on se décernerait du coup un certificat d’indigence sur ce plan. En l’occurrence il n’est pas question de suivre tel ou tel programme, tels ou tels exercices, si valables soient-ils. Il s’agit de savoir s’engager totalement au service des pauvres, chacun avec tout ce qui l’a formé, et chaque communauté pareillement. Qui penserait devoir renier son passé ou une part de celui-ci, celui-là ferait mieux de ne pas s’en aller chez les pauvres.
Avec le déploiement des virtualités de l’esprit propre de chaque institut doit aller de pair l’évolution de ses conceptions spécifiques en matière pastorale. Il n’y a plus à prolonger par ici, en Europe, une discussion passionnée sur la théologie sud-américaine de la libération, et à oublier en même temps avec cela de développer quelque chose de semblable pour les pauvres de chez nous. Les religieux ont, dans nos pays, leurs écoles supérieures de théologie et leurs instituts de théologie pastorale. Il y aurait là pour eux un travail de premier ordre. Avec, bien entendu, l’appoint de la pratique.
Dans ces pages nous avons souligné les écueils d’une tentative de solidarité radicalement vécue avec les pauvres. Du coup nous n’avons pas assez parlé des richesses que recèle le monde des pauvres. Qui s’est déjà engagé au service de ces derniers est à même de faire part d’expériences heureuses et même de la joie de certaines fêtes. Il n’est rien de plus beau que d’annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (Mt 11,5).
[1] Vie consacrée a donné (1979, 14-22) le chapitre dans lequel J. B. Metz résume les conclusions de son ouvrage (N.D.L.R.).