La vie religieuse : un ministère pour l’Église
Jean-Claude Guy, s.j.
N°1980-1 • Janvier 1980
| P. 31-40 |
Dans le cadre de notre réflexion sur la théologie de la vie religieuse apostolique, voici un article qui nous invite à relire, en un survol rapide, l’histoire de la vie religieuse. Pour ce faire, l’auteur nous donne une clé de lecture, celle de Vatican II qui reconnaît à la vie religieuse la fonction particulière de « mémoire évangélique » du Peuple de Dieu en quête de la cité future. Selon les époques, cette fonction s’est traduite en des formes diverses de « distance » : topologique aux origines, protestatrice à l’époque médiévale, intériorisée dans le monde de la Renaissance. A cette lumière le Père Guy ouvre quelques perspectives susceptibles de nous aider à clarifier les questions qui sont les nôtres aujourd’hui.
Les pages qui suivent reproduisent un exposé fait à l’Assemblée annuelle des Supérieurs majeurs de France en octobre 1978.
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La question sur laquelle nous réfléchissons ces jours-ci est une question essentielle, aux deux sens du terme : elle concerne l’essence ou la spécificité de la vie religieuse dans l’Église, et il nous est essentiel de l’éclairer pour pouvoir poursuivre notre chemin. Le but de cet exposé est, très modestement, d’ouvrir quelques pistes à la réflexion des uns et des autres et d’alimenter la discussion des carrefours.
Plusieurs facteurs conjugués interviennent pour que nous nous posions aujourd’hui avec plus d’urgence cette question de la spécificité de la vie religieuse ; j’en retiens deux.
L’évolution du statut sacerdotal dans beaucoup d’instituts religieux
Pour certains d’entre nous le sacerdoce s’était, au cours des temps, peu à peu imposé au point que, chez les moines par exemple, pour être moine à part entière il fallait être prêtre. La remise en question de cette situation de fait liant sacerdoce et vie religieuse oblige à se demander où se situe, comment se définit, hors d’une perspective sacerdotale, la spécificité du service de l’Église dans ces types de vie religieuse. On est alors ramené au grand et insoluble débat sur « l’intention du fondateur » ou « notre charisme propre »...
Chez d’autres, au contraire, qui dans leurs origines ou bien incluaient formellement, ou bien excluaient formellement le sacerdoce (par exemple les jésuites dans le premier cas et, dans le second, les frères des écoles chrétiennes), les évolutions actuelles du sacerdoce et de la pastorale dans l’Église amènent à se demander si une fidélité non plus à la lettre, mais à l’« esprit » des fondateurs n’appellerait pas une modification de la situation voulue aux origines. Ici encore, l’interrogation passe par la recherche de ce qui est spécifique de la vie religieuse, d’abord dans tel institut et finalement en général.
L’évolution des tâches
Au cours de leur histoire, les religieux ont toujours essayé d’œuvrer utilement au service de l’Église : par le soin des malades, la prédication, la prière, l’enseignement, etc. Inéluctablement, ils ont été perçus dans l’Église par cet aspect le plus visible de leur vie : le moine est fait pour prier, le frère de saint Jean de Dieu pour soigner les malades, etc. Et la tentation est grande de s’identifier soi-même à son image sociale. D’autant plus que, déjà au Moyen Âge, mais très fréquemment aux siècles derniers, c’est l’accomplissement d’une tâche précise à remplir qui semble avoir appelé la naissance de nombre d’instituts religieux. Et il faut ajouter qu’à certaines périodes – l’ère napoléonienne, en particulier – c’est uniquement au titre d’un service social, donc d’une tâche précise, que la vie religieuse a pu obtenir du pouvoir politique le droit à l’existence.
Mais aujourd’hui ou nombre de ces tâches jadis assumées comme spécifiques apparaissent moins utiles, on s’interroge de plus en plus sur les besoins nouveaux auxquels il faudrait satisfaire, et nous sommes par là même amenés à comprendre que notre service ecclésial ne s’épuise pas dans telle ou telle tâche particulière, quelle que soit son urgence ou son importance. La tâche ne définit pas notre « vocation » et ne dit pas notre véritable spécificité ; elle est seulement le lieu ou l’instrument grâce auquel pourra se manifester au service de l’Église notre identité qui est d’un autre ordre.
Ces deux facteurs – évolution du statut sacerdotal et évolution des tâches – (qui ne sont pas les seuls) peuvent aider à cerner la façon dont aujourd’hui se pose pour nous le problème de notre spécificité religieuse à l’intérieur de l’Église.
Ma contribution n’entend pas proposer une réponse cohérente à cette question ; encore moins entends-je tenir un discours clos, se suffisant à lui-même. Je voudrais seulement proposer quelques ouvertures en vue d’une réflexion qui mériterait d’être prolongée.
Je procéderai de la façon suivante : en relisant d’abord le n° 44 de la Constitution conciliaire Lumen gentium, dans lequel les Pères conciliaires ont exprimé comment aujourd’hui ils comprennent la réalité de la vie religieuse ; ce texte, en effet, a marqué un tournant décisif pour la vie religieuse, et il nous fournira une clé permettant, dans un deuxième temps, de relire l’histoire de la vie religieuse et de cerner quelques-unes des grandes questions qui sont aujourd’hui les nôtres.
La perspective conciliaire
Après avoir rappelé que l’état religieux ne se surajoute pas à la condition du clerc et du laïc mais qu’il peut concerner et l’un et l’autre, le concile déclare que toutes les formes de vie religieuse doivent, chacune à sa manière, servir à la mission de salut de l’Église. Cette mission est fondée sur une relation étroite établie entre le baptême et la profession religieuse :
Le baptême déjà l’avait fait mourir au péché et consacré à Dieu ; mais pour pouvoir recueillir en plus grande abondance le fruit de la grâce baptismale, il veut, par la profession des conseils évangéliques faite dans l’Église, se libérer des surcharges (...), et il se consacre plus intimement au service divin. Cette consécration sera d’autant plus parfaite que des liens plus fermes et plus stables reproduisent davantage l’image du Christ uni à l’Église son épouse par un lien indissoluble.
Texte remarquable en ce qu’il affirme, dans la ligne du baptême, une conception mystique de la vie religieuse justifiée par référence à l’union sponsale du Christ et de l’Église. On notera au passage que le Concile reprend à propos de la vie religieuse la perspective que Paul avait ouverte à propos du mariage (cf. Ep 5,23).
C’est cette référence à l’union sponsale du Christ et de l’Église qui va fonder, pour la vie religieuse, la nécessité d’être un service ou un ministère pour l’Église :
Mais comme les conseils évangéliques (...) unissent de manière spéciale ceux qui les pratiquent à l’Église et à son mystère, leur vie spirituelle doit se vouer également au bien de toute l’Église. D’où le devoir de travailler (...) pour enraciner et renforcer le règne du Christ dans les âmes et le répandre par tout l’univers.
Cette affirmation est importante car, en soulignant l’aspect ministériel de la vie religieuse dans l’Église, elle ferme la porte à une thématique, qui ne fut pas si rare dans le passé, tendant à concevoir la vie religieuse comme le lieu où l’on fait plus sûrement son salut en recherchant la perfection de la vie chrétienne rendue possible par la pratique des conseils évangéliques, voie elle-même plus parfaite que celle dite des préceptes.
Et le texte poursuit en esquissant les caractéristiques fondamentales qui marqueront ce ministère inhérent à tous les types de vie religieuse, « chacune selon la forme de sa vocation propre, soit par la prière, soit aussi par son activité effective » :
La pratique des conseils apparaît en conséquence comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, comme le Peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente mais est en quête de la cité future, l’état religieux (...) manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux.
En d’autres termes, la mission primordiale de la vie religieuse telle que le Concile la présente est définie en fonction du Peuple de Dieu, pour permettre à ce Peuple de Dieu d’être réellement ce qu’il est. Étant de l’ordre non de l’exemplarité mais du signe, la vie religieuse, toutes formes particulières confondues, n’a pas pour mission de proposer un modèle ou une réalisation plus parfaite de l’idéal évangélique (le religieux n’est pas, par vocation, meilleur chrétien que les autres), mais de constituer une instance de discernement au service du Peuple de Dieu.
Dans la difficulté à mener dans ce monde une vie qui pourtant n’est pas de ce monde, et où toujours l’ardeur des combats risque d’en faire oublier les enjeux et le sens, surgit la nécessité de signes qui « balisent » le chemin en rappelant sans cesse au Peuple de Dieu le sens de ce qu’il vit.
Même s’il n’emploie pas le mot, on pourrait dans cette perspective dire que Vatican II reconnaît à la vie religieuse la fonction particulière d’être la « mémoire évangélique » du Peuple de Dieu en quête de la cité future. C’est avec cette clé que je voudrais maintenant vous inviter à relire, en un survol très rapide, l’histoire de la vie religieuse, notre propre histoire. Peut-être cette lecture nous aidera-t-elle à clarifier un peu les questions qui sont les nôtres aujourd’hui.
Les origines de la vie religieuse
La vie religieuse apparaît dans l’Église dès les premières années du IVe siècle. Il est notable qu’elle soit historiquement contemporaine de la paix constantinienne. Le statut politique et social du christianisme se transforme, en effet, alors radicalement. L’Église quitte, sinon la clandestinité, du moins la marginalisation à laquelle les précédents empereurs l’avaient contrainte. Fini l’ostracisme à l’encontre de chrétiens. Ceux-ci, au cours du siècle, investiront progressivement tous les rouages du pouvoir politique. Il devient intéressant, pour qui veut faire carrière dans l’Empire, de se dire chrétien. Les communautés chrétiennes se gonflent numériquement et elles se multiplient. Les conditions de la vie chrétienne se transformant, les structures ecclésiales doivent s’adapter ; et elles le font souvent avec succès.
On dit parfois que, dans ce contexte, la vie religieuse – « monastique » en l’occurrence – marque un refus, une fuite de cette société et de ce monde dans lequel il n’est plus possible de maintenir les exigences de l’Évangile. La vie monastique aurait été un refus de se compromettre avec le « siècle ».
Une telle affirmation est discutable. Quoi qu’il en soit des intentions subjectives de certains d’entre eux (qui nous échapperont toujours), et malgré certaines justifications données par après, je ne crois pas qu’une telle réponse rende suffisamment compte de la réalité. Une autre perspective commande le mouvement, celle que l’on exprime souvent dans l’adage : « L’ascèse est une suppléance du martyre. »
On ne veut évidemment pas dire par là que, comme on ne peut plus, faute de persécuteurs, être mis à mort pour le Christ et ainsi recevoir la palme du martyre, on s’efforce soi-même de se faire mourir à petit feu, par la mortification ou l’ascèse, dans l’espoir d’obtenir une semblable récompense. Mais on veut dire que le témoignage public donné au Christ par la vie va prendre le relais du témoignage donné dans l’effusion du sang. Le moine n’est ascète que parce qu’il est témoin (traduction française du mot « martyr ») : tout de même que le martyr hier, le moine aujourd’hui entend signifier que « le Peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente ». En d’autres termes, le monachisme des origines se spécifie comme « mémoire évangélique » pour le peuple de Dieu.
Mémoire évangélique, le monachisme le devient en prenant une distance par rapport à la vie habituelle des chrétiens. Et dans un monde stable comme est celui du IVe siècle, la distance se marque topographiquement : aller ailleurs, là où les hommes normalement n’habitent pas, le désert, pour y vivre avec d’autres un type autre de fraternité, que « ni sang, ni vouloir de chair, ni vouloir d’homme, mais Dieu a engendrée » (cf. Jn 1,13).
Le tournant médiéval
Quelques siècles plus tard, les conditions de l’existence ont changé. Le développement des ports et des voies de communication, et partant du commerce, la forte poussée de l’urbanisation, le mouvement des croisades, etc., tous ces facteurs font que le monde est devenu plus mouvant. Aussi pour beaucoup ce phare qu’était le monastère solidement planté sinon toujours dans le désert, du moins dans un lieu retiré et fixe, ne marque plus le chemin.
Alors l’Esprit de Dieu suscite dans l’Église, avec surtout les Ordres dits « mendiants », d’autres manières de remplir, au service du Peuple de Dieu, cette même fonction de mémoire évangélique : au cœur de la ville et dans l’itinérance, par une proclamation de la Parole, qui ne peut plus se contenter d’être muette. Si elle n’est plus topographique, la distance demeure réelle cependant : elle est signifiée désormais dans des comportements, dont le plus visible est celui de la pauvreté et de la mendicité au milieu d’un monde marqué par l’ardeur du gain et de la thésaurisation.
La figure la plus éclatante en est sans doute François d’Assise qui, dans sa première règle, donne par exemple ce conseil aux frères qui seront envoyés chez les sarrazins et autres infidèles :
Les frères qui s’en vont ainsi peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières : ou bien ne faire ni procès ni dispute, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et confesser simplement qu’ils sont chrétiens ; ou bien, s’ils voient que telle est la volonté de Dieu, annoncer la Parole de Dieu afin que les païens croient au Dieu tout-puissant... (§ 16).
On voit dans quel sens, renouvelé mais fidèle à ses origines, est repris ici le vieil adage : ascèse suppléance du martyre. Sa modalité en est déplacée non seulement du fait des mutations culturelles, mais aussi parce que la confession de foi ne s’adresse plus aux seuls chrétiens ; mais la visée reste la même.
Le monde de la Renaissance
Quelques siècles plus tard encore, lorsque la conscience européenne accède à l’âge dit « moderne » qu’ouvre la Renaissance, de nouvelles mutations se produisent dans la société et par conséquent dans l’Église. La découverte du Nouveau Monde et celle de l’imprimerie, pour ne citer que les plus connues, transforment le regard que l’homme porte sur le monde dans lequel il vit et dont il prend de plus en plus possession, ainsi que les communications et les relations entre les hommes. Une nouvelle société émerge, « humaniste » et méprisante des siècles médiévaux que l’on qualifie alors de « gothiques », c’est-à-dire barbares. Nous connaissons un peu mieux cette mentalité, dont pour une part nous portons encore aujourd’hui l’héritage.
Face à ces besoins spirituels nouveaux, de nouvelles formes de vie religieuse sont une fois encore suscitées par l’Esprit. Pour être mémoire évangélique au service de ce nouveau peuple de Dieu, la nouvelle vie religieuse qui naît devra, comme celles de jadis, faire siennes les aspirations de cette société dans laquelle elle naît. Elle se fera donc prédicante, mais aussi enseignante, caritative, etc. Mais elle devra également, sous peine de ne pas être entendue, marquer une distance par rapport au monde qui est le sien : ce ne pourra plus être une distance topographique comme celle des moines, ni une distance protestatrice comme celle des mendiants ; ce sera une distance « intériorisée ».
Le modèle le plus connu de ce nouveau type de vie religieuse est la Compagnie de Jésus, et bien des textes ignatiens pourraient être cités pour illustrer cette notion de distance intériorisée. Mais je préfère rappeler le texte, bien connu lui aussi, dans lequel saint Vincent de Paul l’explicite à l’intention des Filles de la Charité qu’il vient de fonder :
Néanmoins, à raison de ce qu’elles sont plus exposées au dehors aux occasions de péché que les religieuses obligées à la clôture, n’ayant pour monastère que la maison des malades, pour cellule qu’une chambre de louage, pour chapelle l’église paroissiale, pour cloître les rues de la ville, pour clôture l’obéissance, pour grilles la crainte de Dieu, pour voile la sainte modestie... Elles doivent avoir autant ou plus de vertu que si elles étaient professes dans un ordre religieux et sont obligées de se comporter dans tous les lieux où elles se trouvent parmi le monde avec autant de récollection, de pureté de cœur et de corps, de détachement des créatures et d’édification que de vraies religieuses dans la retraite propre à leur monastère.
Il serait difficile d’exprimer en termes plus vigoureux comment, à cette époque, une proximité et un enfouissement dans le monde et pour le monde, recherché au nom de Dieu, appelle une distance d’autant plus grande qu’elle n’est marquée par aucun signe extérieur et visible.
Ainsi, sous des formes diverses et somme toute contingentes puisque liées aux conditions diverses de la société selon les temps et les lieux, la vie religieuse, quand elle naît sous des modalités diverses, cherche toujours à remplir la même fonction, celle que Vatican II résume en trois mots : manifester, attester, annoncer, En d’autres termes, à toutes ses périodes de plus grande créativité, la vie religieuse trouve sa raison d’être comme mémoire évangélique du Peuple de Dieu.
Mais il faut reconnaître que ces périodes de créativité alternent avec d’autres durant lesquelles le sens fondateur de la vie religieuse tend à s’estomper. Le malheur veut que souvent un des instruments grâce auxquels telle forme de vie religieuse entend atteindre sa fin prenne tellement d’importance qu’il finit par devenir un but justifiant la vie religieuse par lui-même : la prière pour les moines, la prédication ou la « pastorale » pour les mendiants ou les clercs réguliers, ou, pour d’autres, cette autre prédication qu’est l’action caritative ou sociale. Alors les religieux en viennent à être définis – et à se définir eux-mêmes – par leurs activités : la prière, le ministère sacerdotal, le service social ; et leur raison profonde d’exister, qui devrait fonder les activités propres auxquelles ils se livrent, finit par s’estomper. Les instituts religieux ressemblent alors à des bateaux privés de boussole. Peut-être est-ce à une prise de conscience de ce genre que nous sommes aujourd’hui invités ?
Et aujourd’hui ?
Même si nous en sommes trop intimement partie prenante pour disposer du recul nécessaire à une juste analyse, il ne fait pas de doute que et notre Église et le monde dans lequel elle s’insèrent vivent aujourd’hui une profonde transformation. Celle-ci ne peut pas ne pas affecter aussi la vie religieuse. Comme il l’a fait à d’autres époques analogues, l’Esprit suscitera-t-il des modes inédits jusqu’ici pour une vie religieuse en meilleure prise sur le monde en mutation ? C’est possible ; mais l’histoire montre qu’on ne le voit qu’après coup, au temps des premières moissons.
Mais pour nous qui vivons dans des formes anciennes, aujourd’hui secouées, cette époque est peut-être providentielle, en ce sens qu’elle nous invite à sortir des enlisements dans lesquels nous nous étions plus ou moins laissés prendre. Sans évidemment nous proposer des modèles à imiter – ce n’est pas sa fonction, et d’ailleurs toute imitation est stérile –, l’histoire peut sans doute nous aider à fixer quelques points de repère qui peuvent nous aider à reprendre le cap [1].
Pour terminer, je voudrais sommairement signaler quelques-uns de ces points de repère :
Si ce qui est spécifique de la vie religieuse, son ministère ecclésial premier, est d’être mémoire évangélique pour le Peuple de Dieu, alors elle ne peut devenir elle-même qu’en s’enracinant dans l’Évangile, dans une profonde expérience de Dieu, chaque jour à reprendre, où l’homme, non seulement singulier mais communautaire, se laisse réellement « saisir » par Jésus. C’est cela que signifie d’abord la référence faite par le Concile à l’union sponsale du Christ et de l’Église.
Cette expérience de Dieu donne naissance à un corps fraternel où se signifie le sens de la Rédemption, qui est d’être offerte à tous et d’être gratuitement reçue, et donc où se partage la fraternité ouverte par la mort et la résurrection du Christ.
Ainsi la vie religieuse ne peut être vécue comme le lieu privilégié pour la recherche d’une sainteté personnelle. Elle ne constitue pas un degré supérieur de vie évangélique. La distinction souvent faite entre une « voie des préceptes » et une « voie des conseils » qui serait plus parfaite en elle-même doit être reconsidérée. Lumen gentium définit la vie religieuse comme « un don divin que l’Église a reçu de son Seigneur » : elle ne peut donc profiter aux individus qui s’y engagent qu’à proportion de ce qu’elle est ministère, service pour l’Église.
Il s’ensuit qu’aucune forme particulière de vie religieuse ne peut se fixer sur ses origines ni prétendre maintenir intactes et immuables les traditions et les manières de vivre qui, dans le passé, ont assuré son efficacité. Avec l’Église et le monde changeant, il lui faut demeurer toujours disponible pour remettre en question les modalités particulières, nécessairement caduques, dans lesquelles à chaque époque elle se réalise. En d’autres termes, pour rester fidèle à lui-même, un institut religieux doit à chaque époque se réinventer, ou plus exactement se recevoir à nouveau du Seigneur comme un « don divin » fait à l’Église de son temps.
[1] Encore que, si la vie religieuse appartient inséparablement à la vie et à la sainteté de l’Église (Vatican II), aucun ordre religieux particulier n’a les promesses de la vie éternelle : tous sont nés dans le temps, tous mourront avec le temps.