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Vie religieuse apostolique et œuvre de la charité

Albert Chapelle, s.j.

N°1979-6 Novembre 1979

| P. 334-352 |

L’auteur poursuit dans ces pages une réflexion sur la vie religieuse apostolique à la lumière de Vatican II. Dans un article précédent (Vie consacrée, 1979, 208-219), il était apparu que la mission reçue dans l’Église et le témoignage propre de la vie consacrée, c’est d’être signe de la miséricorde de Dieu qui, dans le Christ ressuscité, porte déjà son fruit de béatitude en notre monde. Qu’en découlera-t-il pour la tâche propre des religieuses et des religieux de vie apostolique, où trouveront-ils la source d’unité de leur vie active et comment sont-ils appelés à la perfection de la charité, vocation de tout chrétien ? C’est à éclairer ces questions que s’emploie ici A. Chapelle. Et il donne un certain nombre de critères de discernement qui peuvent aider les personnes, les communautés et les institutions à prendre les orientations et à faire les choix apostoliques nécessaires aujourd’hui. Un prochain article étudiera la dimension communautaire de la vie religieuse apostolique.

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Vatican II a offert un renouveau à la vie religieuse apostolique en consacrant pour la première fois par l’autorité du magistère une intuition dont l’Église a vécu depuis des siècles : l’intégration de l’action apostolique au mystère de la vie consacrée. « Dans les instituts voués aux œuvres d’apostolat, dit Perfectae caritatis 8, à la nature même de la vie religieuse appartient l’action apostolique et bienfaisante, comme un saint ministère et une œuvre spécifique de charité à eux confiés par l’Église pour être exercés en son nom. » L’unité entre l’adhésion à Dieu et l’expression de cette adhésion, entre l’être du religieux, de la congrégation religieuse et son activité n’avaient jusque-là jamais été explicitées de manière aussi précise et forte.

Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de déterminer en premier lieu, à la lumière des textes de Vatican II, les caractéristiques de l’action et des œuvres propres à la vie consacrée. Dans une seconde partie, nous tâcherons de comprendre selon quel principe s’opère l’intégration de l’action apostolique à la vie religieuse.

Amour apostolique, action apostolique, esprit apostolique, œuvre apostolique

Précisons d’abord le vocabulaire.

Les textes du Concile emploient quatre termes différents avec l’adjectif « apostolique » : « amour apostolique », « action apostolique », « esprit apostolique » et « œuvre apostolique ». En Perfectae caritatis 5, il est question d’« amour apostolique » (amor apostolicus) car ce paragraphe traite des éléments communs à toutes les formes de la vie religieuse y compris la vie contemplative. L’amour apostolique signifie l’acte par lequel l’humanité entière est reprise dans l’amour rédempteur. La contemplation chrétienne, la mystique chrétienne est entrée dans le mystère du Christ, dans la charité de l’esprit qui embrasse toute l’humanité. C’est ainsi que s’exprime Thérèse de Lisieux : « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde. Ce levier, je l’ai trouvé, c’est l’amour. »

Perfectae caritatis 8 parle d’« action apostolique » (actio apostolica) dans un paragraphe réservé aux instituts voués à l’apostolat. Le mystère de Dieu est acte et pas seulement présence ; il est une présence agissante et transformante qui se déploie dans l’Esprit aux dimensions du monde. L’œuvre de la Rédemption implique un déploiement de l’acte du Christ par la puissance de l’Esprit dans l’espace et le temps grâce à la multiplicité des actes de chacun.

Perfectae caritatis 8 emploie encore l’expression « œuvres apostoliques » (apostolatus opera). Il s’agit davantage des actes pris dans leur détermination extérieure, visible : par exemple soigner un malade. Grâce à l’Esprit (amour apostolique), le Christ donne à quelqu’un de s’engager (action apostolique) dans une œuvre que l’on peut humainement circonscrire (œuvre apostolique). Cette expression visible de l’amour apostolique montre jusqu’où va la condescendance de Dieu. Il doit être présent dans l’Église. La vie contemplative comme la vie active doivent être pensées par rapport au mystère du Christ ressuscité dans son Église et non l’une par rapport à l’autre. C’est à l’intérieur de l’acte de miséricorde du Christ que l’Esprit déploie l’action apostolique dans l’Église comme il la déploie dans la vie évangélique de Jésus : tantôt il pousse le Christ au désert, tantôt il le pousse à guérir, à enseigner, etc.

I. « Associés à la rédemption et à l’extension du Royaume »

Les tâches propres à la vie religieuse apostolique

Perfectae caritatis 5 montre l’exigence pour tout religieux de conjoindre la contemplation avec l’amour apostolique : « C’est pourquoi il faut que les membres de tout institut, cherchant avant tout et uniquement Dieu, unissent la contemplation par laquelle ils adhèrent à Lui d’esprit et de cœur avec l’amour apostolique par lequel ils s’efforcent d’être associés à l’œuvre de la Rédemption et d’étendre le Royaume de Dieu. »

La phrase citée commence par « c’est pourquoi ». Elle est donc une conséquence de celle qui précède, où il est question de la suite du Christ et de la passion pour ce qui le concerne. Or l’œuvre du Christ, c’est sa tâche de Sauveur. Au moment de la rédaction de ce texte, les Pères se sont demandé comment contemplation et amour apostolique pouvaient s’unifier. Il fut proposé d’ajouter « cherchant avant tout et uniquement Dieu ». L’unanimité s’est faite sur cette expression, car elle exprime plus profondément encore que « contemplation » l’adhésion à Dieu de cœur et d’esprit, et plus profondément qu’« amour apostolique » l’association à l’œuvre de la Rédemption et à la venue du Royaume. Elle marque ce qu’il y a de plus radical dans l’intimité avec Dieu. Le texte se termine par ces mots : « Les religieux s’efforcent d’être associés à l’œuvre de la Rédemption et d’étendre le Royaume de Dieu. » « Étendre le Royaume de Dieu » est une autre manière d’exprimer l’œuvre de la Rédemption. Jésus, en saint Marc, commence son ministère apostolique par ces mots : « Les temps sont accomplis, le Royaume est arrivé. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle. » Il n’y a pas de venue du Royaume sans conversion des pécheurs, sans restauration, sans rassemblement des enfants dispersés.

Ce qui donc est spécifique du religieux, c’est de trouver par et dans l’adhésion à Dieu la source de son activité propre, qui n’est autre que l’activité du Christ et de l’Église : la Rédemption et l’extension du Royaume. En d’autres termes, l’action apostolique a deux pôles : d’une part, elle s’enracine dans l’intimité avec Dieu, d’autre part, elle s’engage non à faire jaillir le monde, mais à coopérer à sa Rédemption, à son salut, à sa recréation.

Certes, l’œuvre de recréation est partout à accomplir : aussi les tâches de la vie religieuse apostolique sont-elles indéfinies. Quels critères peut-on cependant donner qui caractérisent de quelque manière leurs tâches propres ?

Les laïcs, dit Lumen gentium 31, ont pour tâches de gérer les choses temporelles en les ordonnant à Dieu. Ces tâches s’inscrivent dans la dynamique de la profusion avec laquelle Dieu crée le monde qu’il sauve.

Les religieux, eux, « visent à ce que l’Église manifeste mieux par eux en toute vérité le Christ » (L.G. 46) agissant dans la force de l’Esprit et travaillant, en son Œuvre pascale, à la restauration de l’homme et de la création.

Le ministère sacerdotal, sacramentel, implique que le Christ donne à l’Église d’être au principe de sa propre croissance (hiérarchie : archè tôn hiérôn). Grâce à ce ministère, le Christ est présent à chaque génération humaine. Quand un prêtre baptise, c’est le Christ qui baptise ; quand un prêtre remet les péchés, c’est le Christ qui accorde son pardon. Mais, quand un religieux agit en tant que tel, il répond à l’œuvre du Christ sous la grâce de l’Esprit. Don - réponse : voilà ce qui situe les œuvres propres des religieux par rapport aux actions proprement sacerdotales.

Il est important de ne pas comparer des activités prises séparément du reste de la vie et de ne pas dire : telle tâche revient aux laïcs, telle tâche aux religieux, telle tâche aux prêtres. Mais à propos des tâches, posons les questions : d’où vient l’initiative ? où en va le fruit ? Nous verrons que les réponses sont différentes pour les laïcs, pour les religieux et pour les prêtres. Les vœux d’obéissance et de pauvreté changent la réalité même du travail opéré. De même le célibat change la manière d’investir son affectivité dans la tâche. Qu’est-ce qui est aimé ? Est-ce le travail pour lui-même ou les gens que l’on sert ? Sont-ils aimés eux-mêmes dans le Christ, ou pas dans le Christ ? Ou bien le Christ est-il aimé en eux ? Si le Christ n’est pas aimé dans l’autre autant que l’autre dans le Christ, et réciproquement, il manque quelque chose à la plénitude de l’engagement religieux. Le vœu du célibat s’inscrit ici de manière très précise et souvent inaperçue dans la relation aux malades, aux élèves, à tous ceux que nous rencontrons à quelque titre apostolique que ce soit.

Aimer l’autre en lui-même dans le Christ ou aimer le Christ en l’autre ne sont pas la même attitude spirituelle. Aimer le Christ en l’autre suppose une entrée plus grande dans la foi et moins de prise sur la relation. Ce dépouillement affectif fait aussi partie de l’incapacité qu’a l’homme de mettre la main sur la miséricorde. L’œuvre propre à la vie religieuse marque comment celui qui n’a ni l’initiative ni le fruit de son travail (pas plus que la possibilité de disposer du charisme de son institut), vit la force de Dieu dans la faiblesse. Et si nous pouvons vivre communautairement cette puissance de Dieu, nous mettons au monde et nous inscrivons dans la réalité du monde l’œuvre de la miséricorde de Dieu.

Nous l’avons souligné déjà : ce qui caractérise les œuvres de la vie religieuse apostolique, c’est la miséricorde, c’est-à-dire la puissance de Dieu à l’œuvre pour restaurer l’homme. Réservons le mot de miséricorde à la restauration dont l’homme n’a pas lui-même la puissance, à ce qui manifeste la Rédemption du Christ, le caractère inouï et imprévisible de l’œuvre de Dieu, à ce qui est irréductible à l’effort de l’homme.

En 46a, Lumen gentium nous invite à contempler le Christ qui prie, qui annonce le Royaume aux foules : « Bienheureux les pauvres », qui guérit, qui convertit, qui bénit les enfants, les faibles, qui fait du bien à tous et qui obéit. En 46c, la constitution sur l’Église loue ceux qui œuvrent dans les monastères, les écoles, les hôpitaux, les missions, tous lieux du combat spirituel contre le péché, de l’intercession, du secours à l’enfance, à la maladie, à l’ignorance religieuse qui réclament le déploiement d’un amour ingénieux et qui ne défaille pas là où l’homme a déjà échoué. Il s’agit toujours pour la vie religieuse de secourir des faibles, c’est-à-dire ceux qui ont à recevoir des forces au-delà des leurs. L’homme par ses forces seules échoue toujours à accomplir ce qu’il est appelé à faire. Et Dieu lui donne tout de même de le réaliser.

On comprend dès lors l’insistance du Concile à parler de l’union à Dieu et de la contemplation. La tâche à laquelle sont appelés les religieux passe leurs forces comme celles de tous les hommes. Mais elle est rendue possible dans le Christ et l’Esprit. Le rappel de l’union à Dieu n’est pas la remise en mémoire d’expériences affectives dont serait gratifiée la jeunesse, et qui paraîtrait « intimiste » aux adultes. En réalité, si Dieu est énergie vivante et plénitude d’acte, s’il est le Vivant, il donne sa vie et ce surcroît de vie qu’est la Résurrection à ceux qu’il envoie affronter le péché et ce qui lui est lié : la maladie et la mort, la misère et la pauvreté, l’injustice et la violence. Il est donné à la vie religieuse de faire ce que l’homme est incapable de faire seul et c’est pourquoi les tâches confiées à la vie religieuse sont indéfinies. Mais il ne s’agit pas de se substituer à quelqu’un qui ne fait pas bien ce qu’il doit faire, mais de réaliser, dans la Force de l’Esprit et dans la Tendresse du Christ, ce que ni nous, ni personne au monde n’est capable de faire. Là où la puissance de l’homme défaille, la miséricorde du Père, la tendresse du Christ, la puissance de l’Esprit peut encore jaillir. Les religieux abordent la cité terrestre avec le même réalisme aimant que celui du Père : ils rencontrent l’échec de l’homme pour lui apporter ce qu’il vise et ce à quoi il a échoué.

Les religieux n’ont pas comme tâche spécifique de travailler à une œuvre qui déploie uniquement l’initiative, le désir naturel et le projet de l’homme, si cette œuvre relève de la dynamique naturelle de la création. Un syndicat par exemple vise à réparer un échec que l’homme a rencontré dans l’instauration d’une justice humaine, mais le syndicat le fait de manière humaine : il établit un rapport de forces et ne relève pas de cette « théologie de la faiblesse », qui est celle du Christ vainqueur de la mort par la force de Dieu.

Le Christ ressuscité a manifesté la puissance de Dieu au-delà de la force comme de la faiblesse de l’homme : c’est ce qui appartient au témoignage porté par les religieux à la béatitude de la Résurrection. La militance syndicale – comme en certains cas, la responsabilité d’une administration scolaire ou hospitalière – n’exprime pas, dans la situation présente, cette dynamique de miséricorde, de restauration, de réparation de la faiblesse par la faiblesse conjointe à la puissance du Ressuscité. L’homme veut refaire l’ouvrage qu’il a mal fait. Cela peut être la responsabilité des chrétiens de s’engager, mais ce n’est pas là encore la manifestation de cette surabondance et de cette gratuité de la miséricorde, qui est l’œuvre de la Rédemption et qui montre comment Dieu agit là où l’homme a échoué. Il se peut que l’action sociale dans un siècle ou deux parvienne à instaurer une société où il y aura plus d’égalité, et donc en ce sens plus de justice sociale, mais pour le moment, l’homme y a échoué [1]. C’est cet échec-là qu’il faut prendre en compte, non seulement pour le réparer humainement mais pour montrer ce que de cet échec Dieu fait pour les hommes d’aujourd’hui : il les recrée en son Christ ; et de ce mystère de réconciliation pascale le religieux porte le témoignage.

La gratuité est un autre critère de l’action apostolique des religieux. L’homme achète ce qui est utile, ce qui rentre dans le circuit des projets humains. Il ne met pas le prix pour ce dont il ne sait que faire. Le pardon est une chose pour laquelle l’homme ne voit pas la nécessité de beaucoup payer. Ce critère est d’une utilité très pratique. Une tâche pour laquelle on se dispute la place doit être suspecte du point de vue de la vie religieuse. Vraisemblablement, l’homme sait comment en venir à bout, au moins dans une certaine mesure, et elle rentre dans le circuit des projets humains. Dans notre société, l’État ne donne pas d’argent pour payer une tâche que l’homme ne sait pas faire. Les cadres d’une rétribution normale dans la société qui est la nôtre en nos pays d’Occident ne se situent pas dans l’espace de gratuité que la miséricorde de Dieu instaure. À l’inverse, là où il faut travailler dans des conditions financièrement non rentables, il y a presque toujours un signe qu’on se trouve à l’heure de la gratuité de Dieu. Des tâches convenablement rétribuées peuvent certes devenir, elles aussi, expressions, moyens, médiations de la miséricorde de Dieu. C’est pourquoi le critère de la gratuité doit être joint aux autres ; il n’en demeure pas moins véridique.

L’action, pour être apostolique, doit encore être faite dans l’obéissance : le religieux s’en remet à un autre, à son supérieur, qui décide au nom de Dieu si c’est une action apostolique. En dehors de cette obéissance, prise au sérieux radicalement et collectivement, il n’y a pas d’envoi, il n’est plus d’action proprement apostolique. Attendre le suffrage de ceux à qui l’on va ne donne rien. Le Christ n’a pas fait d’œuvre apostolique aux yeux de beaucoup de monde : peu l’ont reconnu envoyé. Se mettre dans la bonne conscience de celui qui dit : « Je fais une action apostolique », c’est réduire cette action à une bonne intention subjective ; en fait l’action apostolique née du Père et de son Christ, est toujours reçue dans l’Église.

Un critère encore de l’action apostolique réside dans la possibilité pour un institut ou un religieux qui assume une tâche de demeurer fidèle aux exigences fondamentales de la vie religieuse : prière, pauvreté, chasteté, obéissance et vie commune. L’institut ou le religieux qui se couperait de la source de son action apostolique, de sa vie spirituelle, se détruirait lui-même et n’aurait plus rien à donner. Son action ne serait plus apostolique. Il ne témoignerait plus de l’unique nécessaire et de la gratuité de Dieu.

Un discernement, compte tenu de tous ces critères, n’est jamais acquis une fois pour toutes. La complexité du discernement, quand il s’agit pour un institut de laisser une tâche, est d’autant plus grande qu’il porte sur des groupes plus grands, des traditions plus anciennes, qu’il engage plus longuement l’avenir. La plupart du temps, ce discernement nous est enlevé, l’événement de Dieu tranche. L’obéissance ne se rapporte pas seulement aux supérieurs mais aussi aux faits de la vie de l’Église, de l’histoire et de la société [2]. Discerner la volonté de Dieu dans l’événement est aussi réaliste que de la discerner dans la volonté de tel ou tel ou de tous mis ensemble.

Les tâches propres d’un Institut

Pour discerner les œuvres propres d’un institut, il convient de rappeler l’importance du charisme. Il fait partie de la tradition de vie à l’intérieur de laquelle le discernement est à opérer. La volonté de Dieu se manifeste dans l’histoire de notre salut. Chaque religieux est responsable de la famille à laquelle il appartient. La maternité de l’Église s’exprime concrètement dans le charisme d’une famille religieuse. Il existe des enfantements spirituels. Et si on a été invité par Dieu à entrer dans une famille religieuse, c’est comme dans toute famille pour en porter la tradition, pour en vivre le don. Sauf événement qui s’impose de l’extérieur, chacun doit se considérer comme tenu à vivre, jusqu’à sa propre mort, la vie dans l’Esprit à laquelle il est né dans une famille religieuse par ce renouvellement du baptême qu’est la profession religieuse. La force de l’Esprit et sa patience ne s’exercent pas, la maternité d’une famille religieuse ne se trouve pas respectée quand des hommes ou des femmes, « à bout de forces », abandonnent le charisme de leur institut.

En plus de la fidélité au charisme, l’« œuvre propre » d’un institut nécessite des tâches communes au niveau de l’engagement pratique des membres dans l’œuvre apostolique, et ce non seulement au niveau de l’intention ou de l’inspiration. Si les différents membres travaillent de manière dispersée quant au temps, à l’espace, au centre d’intérêt et au type de travail, il est impensable que la famille religieuse, dépourvue d’activités communes, garde un être commun. On agit comme on est. Et s’il n’y a rien de commun dans l’action entreprise, l’être commun est mis gravement en cause et peut-être irréversiblement compromis. Cela n’entraîne évidemment pas que tous soient « attelés » à la même tâche, et encore moins assument la responsabilité d’une institution.

II. L’intégration de l’action apostolique à la vie religieuse

Consécration et service

L’unité entre la consécration à l’amour de Dieu et le service de l’amour du prochain pose un problème à la vie religieuse apostolique, celui de trouver un principe d’intégration.

Le Concile a évité de poser le problème en termes de contemplation et action pour deux raisons. D’abord parce que cette manière de le résoudre fait reposer le poids de l’unification sur l’intégration de la personne individuelle. Ensuite parce qu’elle ne cerne pas le problème de l’unification à l’intérieur de la vie apostolique elle-même.

C’est un problème pour tout homme de savoir s’accorder le loisir nécessaire et de s’adonner au travail. Il n’est pas besoin d’être chrétien pour y être affronté, et la culture d’aujourd’hui le pose avec plus d’acuité que jamais. La question se présente de manière spécifique aux chrétiens de tous les temps si par contemplation on entend la contemplation de Dieu (« Nous Le verrons tel qu’il est » ; 1 Jn 3, 2) et si par service-action, on entend le service de la charité. Mais rien n’est dit par là de la manière spécifique de cerner le problème pour la vie religieuse apostolique.

Monseigneur G. Huyghe, dans son commentaire des paragraphes 5, 6 et 8 de Perfectae caritatis [3], présente les trois manières dont le Concile a exprimé l’unique principe d’unification de la vie apostolique. Il rassemble trois séries de textes sous ces titres : la recherche de Dieu, l’incorporation au Christ, la consécration à la mission de l’Église. Ces trois voies ont ceci de commun qu’elles se situent toutes très expressément non dans la personne individuelle du chrétien, mais dans le mystère même de Dieu. Parler du Père, du Christ, de l’Église et de l’Esprit, c’est toujours fonder dans le mystère de Dieu. Que l’homme se trouve sanctifié, qu’il se consacre (agiazein veut dire à la fois sanctifier et consacrer), c’est toujours dans l’Esprit Saint qui dans l’Église le met au service, l’assimile au Christ Serviteur. Dans l’intimité du Christ, l’homme visité par l’Esprit se trouve à la disposition de sa création, avec Lui au service de ses frères en humanité, des enfants de Dieu dispersés. Il n’est pas visité par l’Esprit sans être comme Lui l’huile répandue, et comme le Christ dans l’Esprit, corps livré, sang versé, c’est-à-dire disponibilité. Dans notre vie quotidienne, la tension entre le temps de la prière et un service à rendre trouve sa réponse ultime non au niveau de l’équilibre personnel mais de l’intégration au mystère de Dieu, par le Christ dans l’Esprit et l’Église.

Voyons ce que dit le Concile (Perfectae caritatis 6a) en reprenant l’Écriture : « Dieu nous a aimés le premier. » De l’initiative du Père naît l’amour des frères. « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » L’humilité du Christ pousse le religieux à laisser sa vie s’enfouir en Dieu. Ce qui fait la force de l’enseignement du Concile, c’est de présenter les réalités les plus fondamentales du mystère chrétien comme le principe de l’unification de la vie apostolique. A propos de l’existence liturgique et de l’existence canonique du religieux, nous l’avons déjà signalé : laisser l’Église devenir spirituellement nôtre, devenir la forme de notre vie, dilate l’existence [4]. Ici encore l’unification de la vie apostolique, difficile pour chacun d’entre nous et jusqu’à notre mort, est déjà accomplie dans le mystère de l’Église. Notre vie individuelle n’est jamais un modèle d’unification. Elle se trouve toujours un peu disloquée par quelque endroit. Il n’est cependant pas besoin que tout soit résolu dans notre expérience propre pour que nous vivions déjà de l’unité accomplie dans le Christ, dans la Vierge Marie et dans l’Église. Un changement profond s’opère à partir du moment où la question, décentrée de notre propre existence, est recentrée dans l’amour du Christ et en ce qu’il nous révèle du mystère chrétien.

Appelés à la perfection de la charité

Il en résulte que la perfection de la charité à laquelle nous sommes appelés signifie premièrement l’amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu. Sans amour du prochain, il n’y a pas d’amour de Dieu. Deuxièmement, l’amour du prochain va « jusqu’au bout », jusqu’à « donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Tous les textes de Lumen gentium relatifs à l’appel universel à la sainteté sont remplis de ces réminiscences scripturaires. Troisièmement, à cet amour du prochain nous sommes appelés ensemble. C’est l’Église qui est l’« Élue de Dieu », la « Bien-Aimée » de Dieu, et c’est en elle que nous sommes élus et bien-aimés, c’est-à-dire appelés. Être appelés à la perfection de la charité veut dire être appelés à ce qui se trouve effectivement réalisé dans l’Église et la Vierge Marie. L’Église a toujours besoin d’être réformée, certes, mais son renouvellement vient d’une miséricorde déjà donnée. Être appelé à la perfection de la charité, c’est être appelé à ce qu’il y a de plus commun dans l’Église, à être enfoui dans son cœur et non à être mis à part. Nous sommes appelés simplement à nous laisser initier plus profondément au mystère de l’Église, à nous laisser cacher avec le Christ en Dieu.

Être des gens d’Église ne signifie pas que nous nous identifions à la hiérarchie, mais que nous portons le poids et la joie de ce qu’est la famille de Dieu. Souffrance et résurrection, croix et gloire sont inscrites à l’intérieur de la perfection de Dieu telle qu’elle est donnée à l’humanité. Être des témoins de la Sainteté et de la Cité de Dieu, c’est témoigner de celle qu’Ignace d’Antioche appelait l’ Agapè et Augustin la Caritas : l’Église. L’Église est l’assemblée des gens de Dieu, elle est charité, communion et lien, lieu où l’amour est donné. Si nous pouvions imaginer ce qu’est aimer, nous comprendrions Dieu : nous connaîtrions la charité répandue dans l’Église. Ne nous effrayons pas de nos réticences, de nos répugnances. Nous nous sentons meurtris par l’Église ? Cela fait partie du mystère de la rédemption et de notre propre incapacité à assumer la réalité de l’amour de Dieu : nous sommes à un moment donné de notre pèlerinage.

Conclusion : la vie religieuse apostolique

Ce que la vie apostolique ajoute à la vie religieuse tout court, c’est donc qu’elle est active et apostolique. Active, non en opposition aux autres formes de vie religieuse qui ne feraient rien, mais au sens où l’action, menée à l’intérieur des instituts de vie apostolique, fait partie intégrante de sa vie religieuse même. L’action apostolique spécifie l’existence spirituelle, ecclésiale, trinitaire des instituts et des religieux de vie apostolique. Elle n’est pas étrangère à la vie religieuse, à l’intimité avec le Père, à la prière ; elle est le mouvement de la vie et de la mission divines reçues dans l’Esprit. L’œuvre du Christ se déploie dans les œuvres humaines apostoliques par la force de l’Esprit.

L’intégration de l’action dans la vie religieuse vient maintenant à maturité dans l’histoire de l’Église. Vatican II a fait faire un progrès à la théologie de la vie religieuse quand il a dit à propos des instituts de vie apostolique : « En ceux-ci, l’action apostolique appartient de par sa nature même à la vie religieuse. » Ce lien entre action apostolique et esprit religieux, vie religieuse et action apostolique, manifeste non seulement l’harmonie, mais l’unité entre l’adhésion à Dieu et l’expression de cette adhésion, entre l’être charismatique de l’institut religieux et son œuvre propre, son action apostolique.

Il est paradoxal de s’interroger sur le bien-fondé de la vie religieuse apostolique au moment où l’Église situe l’action même comme appartenant au mystère de la vie religieuse. L’Église a vécu de cette intuition, notamment dans la tradition ignatienne, avant de l’exprimer doctrinalement. Mais jamais peut-être la distinction d’avec la vie contemplative n’a été l’objet d’un tel enseignement magistériel. Un renouveau de la vie apostolique est ici offert à l’Église.

L’apostolat, en tant qu’il exprime la mission du Christ en ce monde par l’annonce du Royaume, caractérise l’action intégrée au mystère de la vie consacrée. La mission de l’Église et son témoignage évangélique, son mystère, est le lieu d’intelligibilité de la vie religieuse. Dès lors, s’il faut alimenter notre réflexion, ou résoudre les difficultés pratiques de la vie religieuse, demandons-nous comment l’intégration intime à la réalité de l’Église manifeste les critères dont nous avons besoin. Des lumières et des énergies nouvelles seront toujours données à qui voudra considérer la situation vécue à la lumière de l’Église et de l’Esprit.

Note 1 : Vie religieuse et solidarité avec les pauvres

La pauvreté est un cri, comme dit Paul VI dans Evangelica Testificatio, et c’est ce cri qu’il convient d’entendre. « Plus pressante que jamais, vous entendez monter, de leur détresse personnelle et de leur misère collective, la clameur des pauvres. N’est-ce pas aussi pour répondre à leur appel de privilégiés de Dieu que le Christ est venu allant même jusqu’à s’identifier avec eux ? Dans un monde en plein développement, cette persistance de masses et d’individus misérables est un appel instant à une conversion des mentalités et des attitudes, tout particulièrement pour vous qui suivez de plus près le Christ dans sa condition terrestre d’anéantissement » (E.T. 17).

Une révélation plus vive de la pauvreté du point de vue social s’est faite dans les dernières années, et pas seulement à l’intérieur de nos sociétés, dans le tiers-monde et le quart-monde. Nous savons maintenant que des centaines de millions d’hommes se trouvent en voie d’appauvrissement tandis qu’une partie de l’humanité, la nôtre, est en voie de développement.

Appauvrissement et développement sont relatifs. La dynamique en est centrée sur l’exacerbation du désir. Le développement a pour résultat que tous, dans le monde entier, sont trop pauvres au sens où personne n’a ce qu’il désire : il est source de frustration partout. Pour satisfaire leurs désirs, pour accumuler davantage, certains s’emparent de ce dont les autres ont strictement besoin pour vivre. Le développement crée des misérables qui sont en fait des exploités : il est source de misère aussi. Nous faisons l’expérience de la non-satisfaction du besoin. C’est une réalité humaine qu’il faut voir avec une certaine lucidité.

Que veulent dire alors ces phrases de l’Écriture que le Concile met sous les yeux à propos de la pauvreté : « Le Christ s’est fait pauvre de riche qu’il était pour nous enrichir de sa pauvreté. » « Bienheureux les pauvres » (L.G. 8, 42) ? Le Christ, Fils de Dieu et pauvre pour notre salut, se donne à reconnaître à travers la réalité de la pauvreté telle que nous l’avons évoquée. L’acte de la foi est ici de découvrir que le mystère du salut s’est opéré par le fait que le Christ s’est fait un pauvre parmi les pauvres pour s’identifier à tous. « Il s’est fait pauvre » : il s’est fait quelqu’un dont le désir est mortifié, quelqu’un dont les besoins élémentaires ne sont pas respectés. Dans sa passion, on lui enlève jusqu’à ses vêtements, jusqu’à son sang.

Qu’un riche s’identifie aux pauvres, de soi ne change rien à la situation : cela fait un pauvre de plus. Cela ne fait qu’accumuler la souffrance de l’homme. Mais là où l’homme échoue, Dieu vient y vivre pour le faire réussir. Le Fils de Dieu découvre dans l’abaissement de la pauvreté le lieu d’une obéissance et d’un amour du Père et il invite ceux qui le suivent à partager sa pauvreté, comme il les invite à partager son obéissance, pour la rédemption du monde.

N’entrer d’aucune façon dans l’obéissance du Christ, c’est ne pas être sauvé ni en lui devenir sauveur ; n’entrer d’aucune façon dans sa pauvreté, c’est ne pas être sauvé, ne pas avoir part à la Béatitude de Jésus-Christ ressuscité. Dans la mesure où le religieux professe son engagement dans cette voie de mort et de résurrection, où il professe l’obéissance et la pauvreté, il entre dans une assimilation plus explicite et plus concrète à celui qui a sauvé l’homme en assumant la misère de l’homme. Le Christ a été fait péché pour nous, damnation pour nous, il est devenu pauvre pour nous. Quand le religieux se laisse conjoindre à ce mouvement d’abaissement du Fils de Dieu, sa pauvreté, son obéissance comme son célibat ont valeur salvifique.

La communauté de vie religieuse dont le Christ est le centre est source de libération dans la mesure où le religieux accepte d’être visiblement, réellement et socialement assimilé à la pauvreté de Jésus-Christ. C’est une grâce à demander les uns pour les autres, à demander pour l’Église. L’Église la reçoit actuellement non seulement de l’enseignement du magistère, mais aussi dans la conscience du Peuple de Dieu. Chacun est conduit à l’accueillir selon la vocation qui est la sienne. La vie religieuse, comme telle, et pas seulement quelques religieux, doit se découvrir engagée à assumer visiblement et socialement cette pauvreté du monde, apparue à l’humanité d’aujourd’hui avec plus de force.

L’action apostolique, disions-nous, fait partie du mystère de la vie religieuse. La pauvreté du monde fait partie du mystère salvifique de la vie religieuse. La condescendance de Dieu fait à l’humanité la grâce de découvrir que la pauvreté, cette chose misérable, et qui ne peut produire que de mauvais fruits de lutte, de violence et d’injustice, est devenue dans le Christ et par lui chemin de salut. Les situations où se rencontre la pauvreté sont toujours ambiguës : la pauvreté est toujours liée à l’égoïsme, à l’orgueil, au péché de l’homme. Si quelqu’un cherche humainement à engager son projet pour la justice et le progrès de l’humanité, il ajoute seulement des projets humains à d’autres projets humains : il faut encore percevoir que le salut du péché et la libération sociale et historique de l’homme sont si conjoints que l’homme n’accède pas à la libération s’il n’a pas reçu le salut. L’homme peut se libérer dans la mesure où lui en est donnée, dans le salut, la force. La libération est un fruit possible du salut ; elle est donnée selon la grâce de Dieu, et comme une restauration. L’homme a déjà échoué, l’injustice et la violence sont déjà présentes : toute restauration est fruit de la grâce de l’Esprit quand l’homme accepte de devenir pauvre pour être sauveur avec le Sauveur.

Paul VI le disait dans Evangelica Testificatio : « Comment donc le cri des pauvres retentira-t-il dans vos existences ? Il doit vous interdire tout d’abord ce qui serait compromission avec toute forme d’injustice sociale. Il vous oblige aussi à éveiller les consciences au drame de la misère et aux exigences de la justice sociale de l’Évangile et de l’Église. Il conduit certains d’entre vous à rejoindre les pauvres dans leur condition, à partager leurs lancinants soucis. Il invite, par ailleurs, nombre de vos instituts à reconvertir en faveur des pauvres certaines de leurs œuvres, ce que beaucoup ont, du reste, déjà accompli généreusement. Il vous impose enfin un usage des biens limité à ce que requiert l’accomplissement des fonctions auxquelles vous êtes appelés. Il faut que, dans votre vie quotidienne, vous donniez les preuves, même extérieures, de l’authentique pauvreté » (E.T. 18).

Dans la pauvreté du Sauveur, la création est reprise et identifiée dans sa bonté première, dans sa justice originelle ; elle est recréée par Dieu. Ce que l’homme ne peut pas faire à force d’intelligence, de richesses, de projets de société, Dieu l’opère par là qu’il rend ceux qui marchent à sa suite capables de devenir en lui solidaires des pauvres de ce monde. Celui qui se laisse identifier au Christ pauvre dans les pauvres, est libéré et libère. La réalité humaine de l’homme rendue à sa vérité première est le fruit de ce salut.

Nous avons la responsabilité des fruits du salut, comme « le Christ est venu pour répondre à l’appel des privilégiés de Dieu (les pauvres), allant jusqu’à s’identifier avec eux ». Si l’homme n’a pas le cœur d’écouter l’homme, Dieu écoute « la clameur des pauvres ». Et pour répondre à cette clameur, le Fils de Dieu, la Parole de Dieu, vient parmi les pauvres, comme une parole de pauvre. Et parce que Dieu a écouté, nous pouvons à notre tour entendre cette clameur et y répondre grâce à l’Esprit Saint de Dieu répandu en nos cœurs.

La pauvreté, l’injustice et la violence manifestent le mystère du péché. Si nous ne voyons pas à quel point Dieu s’y est engagé, ce que nous pourrons y faire ne servira jamais qu’à accumuler la misère. Si au contraire la clameur des pauvres s’identifie pour nous avec le cri poussé par le Christ sur la croix (« J’ai soif », seul mot de l’Écriture que Mère Térésa a fait inscrire sur tous les oratoires des religieuses et religieux de son institut), nous découvrirons la possibilité offerte à l’homme de coopérer avec Dieu dans son œuvre propre de justice et de paix. Nous pouvons dans le Christ infiniment plus que nous ne pensons. Notre foi est trop peu vivante pour oser croire à la libération des pauvres, dans l’amour du Christ par la force de Dieu. Il nous faut demander à Dieu la grâce pour chacun de nous, pour nos communautés, pour la vie religieuse en général d’être à cet effet davantage proche de Jésus, pauvre pour les pauvres, d’être davantage comme le Christ, enfoui dans l’Eucharistie au cœur de ce monde, source de salut, de justice et de paix.

Paul VI, dans Evangelica Testificatio, rappelle aux religieux leur vocation chrétienne : « Alors que, pour beaucoup, le risque s’est accru d’être englué dans l’appât et la sécurité de l’avoir, du savoir et du pouvoir, l’appel de Dieu vous place à la pointe de la conscience chrétienne : rappeler aux hommes que leur développement vrai et plénier, c’est de répondre à leur vocation de « participer en fils à la vie du Dieu vivant, Père de tous les hommes » (n. 19).

Note 2 : Épanouissement de l’homme et vie religieuse apostolique

Le Concile a cru devoir réfuter l’objection concernant l’épanouissement de la personne humaine dans la vie religieuse. « Que tous considèrent que la profession des conseils évangéliques, tout en comportant renonciation à des biens qui méritent indiscutablement l’estime, ne fait cependant nullement obstacle au progrès de la personne humaine, mais plutôt, par sa nature même, la promeut au plus haut point. Les conseils volontairement embrassés selon la vocation personnelle de chacun, aident considérablement, en effet, à la purification du cœur et à la liberté spirituelle ; ils tiennent continuellement en éveil la ferveur de la charité et, ainsi qu’il est prouvé par l’exemple de tant de saints fondateurs, ils peuvent davantage conformer le chrétien à cette vie de virginité et de pauvreté que le Christ Notre Seigneur a choisie pour lui et que la Vierge, sa Mère, embrassa » (L.G. 46b).

Il y a dans cette réponse un réalisme qui ne se situe pas dans les perspectives de la psychologie ou de la sociologie, mais de l’anthropologie de la Résurrection.

Le Concile développe cette anthropologie notamment dans Gaudium et Spes, spécialement aux nos 21, 7 et 22, puis aussi 41, 1 ; 41, 2 ; 43, 5. En 41, 2, par exemple, il est dit : « Si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur de l’histoire humaine et de l’histoire du salut, la loi fondamentale de l’économie chrétienne, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l’homme, la rétablit et la confirme au contraire dans sa dignité. »

Dans Lumen Gentium 46, le Concile affirme que l’épanouissement de la personne humaine dans la vie religieuse consiste dans la purification du cœur, la liberté spirituelle, la ferveur de la charité et une conformité plus grande à la virginité et à la pauvreté du Christ et de Marie, à condition que « les conseils évangéliques soient embrassés volontairement selon la vocation personnelle de chacun ». Dans la mesure où il y a vocation, une vocation librement accueillie et vraiment personnelle, ce qui est dit ici a chance d’être d’une manière ou d’une autre vécu (L.G. 46 b). Et cette vocation se nourrit de la contemplation du Christ dans ses mystères (46 a). Cela est-il pris avec assez de sérieux dans la pratique ?

Si le texte du Concile parle de purification du cœur avant de liberté spirituelle, ce n’est pas par hasard. Dans la réalité concrète qui est la nôtre à chacun, il y a tout un chemin de conversion, et donc de combat spirituel, de purification, de restauration de l’homme blessé par la faute, par le péché. Or le péché n’est pas seulement une réalité qui touche la liberté de l’homme dans son intimité avec Dieu, mais aussi dans son rapport avec lui-même et dans son rapport avec autrui. Il est une puissance qui détruit, débilite au moins l’homme dans sa réalité corporelle, sociale, cosmique et théologique.

La purification du cœur, si elle est aussi une réalité personnelle, est d’abord une réalité ecclésiale, puisque aucun d’entre nous ne reçoit la grâce du pardon, la grâce de sainteté si ce n’est dans l’Église. Si elle est dans l’Église du Christ, elle nous fait entrer dans un espace social de miséricorde et de liberté spirituelle, c’est-à-dire un espace dans lequel la miséricorde et le pardon sont normes de vie, normes et principes de socialisation. Le rapport social entre les hommes est toujours déterminé par un bien qui lui est extérieur : soit la réalité économique, soit la réalité politique. Or dans l’Église, il est déterminé par la gratuité de la présence sanctifiante, fidèle et miséricordieuse de Dieu, de Jésus-Christ.

Le Concile dit : « Que les religieux visent à ce que l’Église manifeste chaque jour mieux, par eux, le Christ » (L.G. 46 a). L’Église comme miséricorde et communion s’inscrit à l’intérieur de la vie religieuse comme en un lieu dans lequel l’humanité trouve la liberté de Dieu, et où le chrétien peut la donner.

Le don même de l’Esprit de Dieu est en cause ici. Être dans l’Église ou recevoir l’Esprit Saint est une seule et même chose. Là où est l’Église, là est l’Esprit ; là où est l’Esprit, là est l’Église. Qu’est-ce que cela signifie que « l’Esprit Saint nous a été donné » (Rm 5,5) ? Dans quelle mesure l’Esprit Saint nous transforme-t-il et nous donne-t-il un pouvoir d’aimer et un pouvoir d’agir ? En quoi est-il une puissance d’action et de déploiement de vie ? Dans l’Écriture, nous voyons l’Esprit donner à la Vierge d’enfanter, aux prophètes de parler, aux Apôtres de témoigner. C’est lui qui plane sur les eaux, et qui fait la cohérence même de la Cité de Dieu, du Corps du Christ.

Si l’on ne voit pas l’Église comme porteuse de la force, de la grâce et de la tendresse de l’Esprit Saint de Dieu, ce qui peut être dit de l’épanouissement de la personne et de la promotion de l’homme grâce à la vie religieuse n’a aucun poids. Le Concile, dans Gaudium et Spes, a exprimé avec beaucoup de force la réalité de l’Homme Nouveau, de l’Homme Parfait et comment le Christ est la vérité de l’homme : il nous a laissé la tâche de marquer avec la même force comment la puissance de l’Esprit est à l’œuvre dans la nouvelle création.

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B 5000 NAMUR, Belgique

[1Cf. la Note 1 ci-après : Vie religieuse et solidarité avec les pauvres.

[2Peut-être l’attention aux valeurs propres de la vie religieuse ne nous rend-elle pas toujours assez (promptement) sensibles aux évolutions de la société. Beaucoup de mutations sont porteuses d’une dynamique dont la logique marque les institutions comme les écoles et les hôpitaux. La politique scolaire et la politique de la santé évoluant, les discernements apostoliques à opérer par les communautés religieuses auront eux-mêmes à se renouveler. Il n’est guère prévisible que ces discernements proprement spirituels n’affectent pas les engagements à prendre ou à laisser dans des institutions ainsi soumises à la diversité des mentalités selon les nations et selon les époques.

[3Vie religieuse et apostolat. L’unité de la vie chez l’apôtre, dans L’adaptation et la rénovation de la vie religieuse (Coll. Unam Sanctam, 62), Paris, 1967, p. 169-189.

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