Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La pauvreté de Jésus

Jacques Guillet, s.j.

N°1979-6 Novembre 1979

| P. 323-333 |

Dans ces pages simples et proches de l’Évangile, l’auteur se demande d’abord à quoi se voit la pauvreté de Jésus, en quoi elle consiste. Et il parcourt rapidement les différentes étapes de sa vie : Bethléem, Nazareth, la vie publique à la lumière des tentations. Puis il évoque la pauvreté des moyens employés par le Christ : elle se manifeste de manière radicale dans sa mort sur la croix. La méditation contemplative de la vie de Jésus demeure une donnée fondamentale dans le discernement des chemins de pauvreté pour aujourd’hui.

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En quoi consiste la pauvreté de Jésus ?

Quand on regarde l’Évangile pour essayer de comprendre la pauvreté du Christ, on peut éprouver peut-être une certaine déception : Jésus est pauvre, mais à quoi se voit sa pauvreté, en quoi consiste sa pauvreté ?

Les Évangiles ne nous permettent pas de savoir quel est son niveau de vie. L’Évangile nous donne très peu de renseignements. Jésus vivait-il une situation difficile ? Le problème du pain de chaque jour se posait-il pour lui ? Vivait-il sans problème ? Nous savons qu’un certain nombre de femmes suivaient Jésus et en somme vivaient avec lui, ce qui est très exceptionnel. Des femmes qui avaient une certaine fortune aidaient Jésus. « Les douze étaient avec lui et aussi des femmes » (Lc 8,3).

Il y a deux catégories de femmes :

  • celles qui ont été guéries d’esprit mauvais et de maladies : Marie de Magdala dont étaient sortis sept démons. Donc une femme qui a été saisie et possédée par le péché et le mal ;
  • et puis, il y a Jeanne, femme de Cusa, intendant d’Hérode. Peut-être avait-elle été malade aussi, mais son mari avait une haute position : intendant d’Hérode. « ... Suzanne, et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs biens » (Lc 8,3).

On a l’impression que Jésus, ses disciples, et peut-être aussi quelques-unes de ces femmes étaient pauvres, c’est-à-dire n’avaient pas de ressources personnelles, mais qu’il y avait là des femmes, en particulier Suzanne, Jeanne et beaucoup d’autres qui aidaient ce groupe à vivre. On peut déjà retenir qu’il y avait un véritable partage. Peut-on dire qu’on mettait tout en commun ? Ce n’est pas exactement le cas, puisqu’il y a des femmes qui ont une certaine fortune et qui aident les autres ; il y a une certaine vie en commun et un partage.

Peut-on parler de la pauvreté de Jésus et comment peut-on en parler ? Oui, les Évangiles nous permettent de parler réellement de la pauvreté de Jésus.

Prenons certains moments où cette pauvreté apparaît et où nous pouvons entrer dans cette pauvreté.

La naissance à Bethléem

Bien sûr, il y a l’image – très forte – de cet enfant couché dans une mangeoire d’animaux. Il est certain que ce n’est pas la situation d’un enfant de riches, et d’un enfant riche ; il est né dans la pauvreté, c’est indiscutable ; mais là encore, il ne faudrait pas en conclure que la famille de Jésus, Marie, Joseph n’ont rien du tout.

« Marie – nous dit l’Évangile – accoucha de son fils premier-né, elle l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes » (Lc 2,7). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place dans la maison ni qu’ils aient été mis à la porte de la maison ; « il n’y a pas de place pour eux » : il fallait peut-être un endroit tranquille, on a trouvé ce coin. Bien sûr, c’est de la pauvreté, mais on a parfois un peu brodé là-dessus en disant : « la sainte famille a été mise à la porte de toutes les maisons de Bethléem ». Ce n’est pas certain. Il ne faudrait pas baser quelque chose d’aussi important que la pauvreté de Jésus sur ce qui n’est tout de même pas une certitude.

Il y a dans cette naissance une certitude : Jésus dans sa naissance est soumis à la condition des pauvres, c’est-à-dire de ceux qui dépendent. La naissance du Fils de Dieu est commandée par les dispositifs des gouvernements, des dirigeants. Jésus n’est pas celui qui organise son existence. L’existence de Jésus, c’est d’abord cette naissance dans la pauvreté. Et là nous avons un partage réel de la pauvreté commune ; ce n’est pas une pauvreté extraordinaire, il y a d’autres familles qui ont été dérangées par le recensement ordonné par les Romains. Les pauvres sont ceux précisément qui ne peuvent échapper à la marche du monde. Le recensement n’était peut-être pas une mesure mauvaise en soi ; les Romains n’étaient pas forcément des administrateurs condamnables ; mais Jésus, le Fils de Dieu, va, comme tant d’autres familles, être ballotté par ce dispositif.

L’Évangile semble bien suggérer que, s’il n’y avait pas eu le recensement, Jésus serait né à Nazareth. Cela d’ailleurs ne l’aurait pas empêché d’être Fils de David par Joseph ; la prophétie de Michée aurait été vraie aussi : c’est de Bethléem que venait David, c’est de Bethléem que serait venu Jésus. Mais il serait né à Nazareth dans une maison qui n’est pas une maison riche mais où sa naissance est préparée.

Jésus, comme les pauvres, est le jouet de mesures qui sont prises d’en-haut et il n’y a rien à dire, rien à faire, c’est comme cela. L’Évangile, par cette mesure, va montrer un peu mieux que Jésus vient de Bethléem, d’une toute petite ville. Dieu va se servir des mesures prises par les autorités romaines.

Là, je crois, nous pouvons retrouver une pauvreté, une pauvreté commune, qui a tout de même, dans le cas de Jésus, ce caractère exceptionnel : Dieu a mis des siècles pour envoyer son Messie, il a prévu, il a promis un Fils de David et puis quand il envoie son Messie, U naît et – si on peut dire – rien n’est prévu. C’est tout de même paradoxal : la Providence de Dieu, le travail par lequel il prépare la naissance de son Fils aboutit au dernier moment à devoir tout improviser.

Voilà une leçon de pauvreté. Et c’est plus qu’une leçon, c’est un spectacle, cet enfant qui est ainsi dans une mangeoire.

Nazareth

Si nous cherchons à Nazareth des indications sur la pauvreté de Jésus, nous sommes déçus. Jésus n’appartenait certainement pas aux notables, mais était-il parmi les plus pauvres, nous n’en savons rien. Alors que peut-on dire de Nazareth ? On peut en dire beaucoup de choses, car il faut se demander pourquoi Jésus a voulu vivre trente ans à Nazareth.

Jésus a voulu, dans ce village de Nazareth, devenir un homme : voilà la grande raison. Pour devenir un homme, il faut des années, des années qu’on appelle années de formation.

Cette croissance, ce développement de Jésus est un thème important de Nazareth. Ni l’évangile de Luc, ni l’évangile de Matthieu ne disent grand-chose sur Nazareth ; Luc nous dit tout de même : « Jésus grandissait » (Lc 2,40-52). Pourquoi noter que Jésus grandissait, n’est-ce pas naturel qu’un enfant grandisse ? Eh bien, on dit : « qu’il grandissait, se fortifiait, tout rempli de sagesse et la grâce de Dieu était sur lui. » Il ne s’agit pas seulement du développement physique de Jésus car, comme un enfant normal, il se développe physiquement. Mais il grandit et se fortifie, il devient un homme, tout rempli de sagesse. Faisons attention à la signification du mot « sagesse ». En français, un enfant sage, c’est un enfant qui ne fait pas de difficultés, qui ne fait pas de caprices, qui obéit toujours, qui apparemment ne pose aucun problème, un enfant facile. Ce n’est pas le sens de la sagesse pour la Bible.

La sagesse, pour la Bible, c’est un « savoir-faire », une expérience ; c’est aussi un « savoir-vivre ». Le sage, c’est d’abord l’ouvrier qui sait son métier, que ce soit l’agriculteur ou le charpentier, c’est celui qui est compétent. Dans le métier de ce temps-là, il faut une expérience, ne serait-ce que savoir lire s’il fera beau ou mauvais, s’il faut aller semer ou s’il faut attendre un ou deux jours, cela fait partie de la sagesse. La sagesse du travailleur, de l’apprenti qui grandit en sagesse, cela veut dire qu’il apprend son métier.

Mais c’est aussi un « savoir-vivre ». Le savoir-vivre, ce n’est pas simplement la politesse qui consiste à dire bonjour, merci ; le savoir-vivre, c’est savoir tenir sa place au milieu des hommes, les écouter, parler quand on a à parler. C’est donc l’apprentissage de ce qu’est, au fond, la vie. C’est l’expérience de la vie. Eh bien, Jésus apprend à vivre et c’est ainsi qu’on devient un homme. Comme un enfant devient homme dans le milieu où se passe son enfance, Jésus est devenu un homme.

Il est devenu un homme à partir de sa chair humaine et il le doit à sa mère, Marie. Il lui doit aussi, non pas seulement son être physique, mais aussi sa sensibilité. Et ce rapport avec une maman et un père est capital. Ce cercle familial a certainement beaucoup joué.

Nous sommes peut-être trop habitués à considérer Nazareth comme simplement le village où vivaient Jésus, Marie et Joseph. Nous isolons un peu la Sainte Famille or, au contraire, l’existence de Nazareth est une existence où Jésus a reçu le même apprentissage et la même éducation que tous les enfants de son âge. Cette éducation est celle d’un enfant juif ; Jésus, comme tous les enfants juifs, a appris à lire. Depuis mille ans avant Jésus, les enfants juifs apprennent tous à lire dans la Bible, donc dans un très beau texte. En apprenant à lire, ils apprennent en même temps à entendre cette tradition d’Israël si précieuse et humainement très riche. De ce point de vue-là, Jésus n’est pas un pauvre ; il acquiert une culture, mais cette culture est celle de son peuple. De ce point de vue-là, on peut dire que le peuple juif est un peuple riche, car il a une tradition religieuse très riche.

Cette tradition religieuse riche, il l’acquiert dans un village pauvre, pauvre car totalement inconnu dans tous les textes. Si on regarde sur une carte de Palestine les noms des endroits cités dans la Bible, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Nazareth n’est jamais cité. Il faut attendre précisément que Jésus vive à Nazareth pour qu’on parle de Nazareth. La question alors n’est pas de savoir si, dans ce milieu pauvre, Jésus était plus pauvre que tel ou tel autre, la question et l’évidence, c’est que Jésus est devenu un homme dans ce monde de pauvres, d’une pauvreté commune, non exceptionnelle mais qui est simplement la pauvreté de tout le monde. Le territoire de Nazareth, le pays, les cultures autour de Nazareth ne sont pas plus pauvres qu’ailleurs, mais ce ne sont pas non plus les cultures de la plaine riche, cultures d’un village ordinaire de Galilée et de Palestine. Jésus fait partie, on peut dire, d’une moyenne ; le village de Nazareth fait partie d’une moyenne pauvre.

Il faut alors nous rendre compte de cette formation pauvre : la vie que Jésus a connue est une vie difficile, et pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à entendre l’évangile. Jésus, dans les paraboles et dans tout son enseignement, parle de ce qu’est la vie : des réalités très communes, très banales, réalités d’un monde où l’existence est justement une existence difficile. Une chose qui peut surprendre mais qui est importante, c’est que Jésus parle des choses de la nature sous l’aspect de choses utiles ou nécessaires, exemple : le ciel. Quand les artistes ou les poètes parlent du ciel, ils parlent de la beauté du ciel, des couleurs du ciel ; quand Jésus parle du ciel, il parle du temps qu’il fera. « Vous regardez le ciel, il est rouge », Jésus ne parle pas d’un beau coucher de soleil ; il parle du ciel rouge car il sait que lorsque le ciel est rouge, eh bien, demain il fera du vent. C’est très important pour un cultivateur de Palestine de savoir de quelle couleur est le ciel à son couchant. Cela ne veut pas dire que Jésus soit insensible à la couleur du ciel et à la lumière, mais il ne met pas l’accent là-dessus. Jésus regarde le ciel comme un homme de Nazareth qui n’a pas beaucoup de temps à perdre et qui forcément est préoccupé de ce qu’il fera demain : le travail, la récolte, la moisson.

Quand Jésus parle des choses, il parle très souvent du rendement. Il y a beaucoup de paraboles qui sont des paraboles du rendement : les paraboles des talents, les paraboles de la semence. Combien cela va-t-il rapporter ? ce n’est pas que Jésus soit intéressé, mais toute sa vie montre qu’il vit dans un monde où ce n’est pas facile de vivre.

Prenez la parabole de la pièce d’argent qu’une femme perd. Perdre une pièce d’argent pour une femme de Nazareth, c’est un drame. Cela n’a rien d’extraordinaire que cette femme remue tout, appelle ses voisines : « vous n’avez pas vu cette pièce ? » Et puis, elle fouille tous ses tiroirs et quand elle l’a retrouvée, bien sûr, c’est un événement. Voilà l’existence, une existence où la vie est continuellement une vie difficile, où il faut toujours compter. Nous avons là les faits d’un monde de pauvres. Si Jésus parle des choses qui comptent, des fruits, des rendements, ce n’est pas seulement parce que Jésus veut prendre des exemples pour se faire comprendre ; il parle ainsi car cela lui vient tout naturellement à la pensée. Si Jésus a vécu trente ans à Nazareth, c’est justement pour que sa mentalité, ses réflexes, ses façons de penser et d’agir, de parler, soient celles des gens de Nazareth.

Si Jésus avait quitté Nazareth à 18 ans, eh bien, à 18 ans, il était Fils de Dieu et il aurait parlé comme parle un garçon de 18 ans. A certains points de vue, cela aurait été plus jeune, mais cela n’aurait pas eu l’expérience d’un homme de 30 ans. Jésus a voulu vivre jusqu’à 30 ans, parce que justement à 18 ans, on n’a pas encore fait son expérience, on n’a pas encore toute la sagesse. A 30 ans, on commence à avoir une expérience vraie de la vie et des réalités de la vie. Et voilà pourquoi Jésus parle d’une façon si simple.

Lorsqu’on passe des évangiles à saint Paul, il y a une différence : Paul a fait ses études à l’Université, à Jérusalem, aux pieds des rabbins, et il parle presque comme un universitaire, comme un intellectuel. Il n’y a pas que cela dans saint Paul, mais c’est quelqu’un dont le monde est un monde intellectuel. Jésus, lui, n’a jamais été à l’Université et il parle comme on parle à Nazareth ; certes il a son génie propre, mais son génie propre – et c’est extraordinaire –, sa personnalité si unique, est une personnalité qui s’est formée réellement dans ce milieu et dans ce monde de pauvres. Et cela ne l’a pas empêché d’avoir sa personnalité unique. C’est dans ce monde-là qu’il a grandi, qu’il a vécu, et où il est devenu lui. La leçon, c’est alors une leçon d’enracinement.

L’obscurité de Nazareth est une obscurité naturelle. Jésus ne s’est pas caché à Nazareth. Il a vécu comme tout le monde et il a voulu, précisément, vivre comme tout le monde, tellement qu’on est tout surpris quand il parle dans la synagogue comme s’il avait une autorité, comme s’il était prophète : « Comment ça se fait ? Jamais on n’avait pensé cela. » Et même quand il parle en prophète, il parlera encore comme tout le monde ; voilà ce qui est admirable en Jésus et cela vient de sa pauvreté.

Les tentations

La triple tentation au désert, on peut dire que c’est la triple expérience de la pauvreté :

  • tentation que « ces pierres deviennent des pains » ;
  • tentation de se jeter du haut du Temple pour faire une manifestation extraordinaire et pour impressionner, émerveiller les gens de Jérusalem ;
  • tentation de conquérir.

Nous sommes là, directement et en plein dans la pauvreté de Jésus. La pauvreté de Jésus, dans cette triple tentation, c’est de toujours recevoir de Dieu. C’est de ne pas vouloir conquérir et posséder. Jésus est le Fils de Dieu et la suggestion du diable est de lui dire : « Si tu es le Fils de Dieu, fais quelque chose, commande que ces pierres deviennent des pains, fais des manifestations qui se voient, qui se sachent. » Pour le diable, être le Fils de Dieu, c’est automatiquement un titre de puissance, de pouvoir. Eh bien, être le Fils de Dieu, au contraire, pour Jésus, c’est un signe et c’est une exigence de dépendance. La pauvreté, c’est la pauvreté de celui qui ne veut pas conquérir, de celui qui reçoit. Voilà toute l’existence de Jésus. Jésus reçoit et Jésus ne met jamais la main sur quelque chose pour saisir et pour posséder.

Il reçoit, et parce qu’il reçoit, il ne demandera pas, il ne transformera pas les pierres en pains. Il attendra, il ne changera pas la volonté de Dieu.

Il refusera alors totalement de conquérir. Il pourrait conquérir, il pourrait mettre la main sur le monde. Il refuse le pouvoir, la puissance. Jésus a constamment été au contact de la puissance. Déjà à Bethléem, il y avait César, les autorités de Bethléem ; Jésus a toujours été dépendant et, en même temps, il a toujours su, quand il le fallait, garder ses distances et garder son indépendance. Jamais Jésus n’a voulu entrer dans le mécanisme de la puissance. De ce point de vue-là, on pourrait dire qu’il est d’une intransigeance totale ; Jésus ne sera jamais à une place de puissance – ce qui ne veut pas dire qu’il n’aura pas de pouvoir et d’autorité – mais ce ne sera jamais en entrant dans le mécanisme. Jésus pour autant ne condamne pas, mais il reste libre. Quand on vient dire à Jésus : « Hérode veut te faire mourir » (Lc 13, 31), il leur dit : « Allez dire à ce renard, voici que je chasse les démons, j’accomplis les guérisons aujourd’hui et demain, le troisième jour c’est fini. Mais il me faut poursuivre ma route aujourd’hui et demain et le jour suivant. » Appeler Hérode « renard » devant tout le monde, cela ne fera pas plaisir à Hérode quand il l’apprendra.

La pauvreté des moyens employés par Jésus

Une vie non programmée

Il est très frappant de voir que Jésus ne donne pas du tout l’impression de lancer des entreprises, de mettre sur pied des projets et des programmes.

Il y a dans son existence une espèce de liberté – il ne faut pas dire la fantaisie – mais je crois que le mot c’est la disponibilité. Si vous prenez l’existence de Jésus, soit depuis le Baptême jusqu’à la Passion, ou soit le programme de chaque journée, on a l’impression qu’il n’y a rien de programmé. Toute l’existence de Jésus, au fond, est commandée par les événements.

Le Baptême (Mc 1,14) : pourquoi Jésus a-t-il été se faire baptiser ? L’interprétation la plus naturelle fait dire que Jésus a été, baptisé parce qu’il a suivi le mouvement des meilleurs de son peuple qui voulaient, qui avaient besoin d’aller écouter la Parole de Dieu. Il y a un prophète en Israël. Les croyants, parmi lesquels du reste il y a aussi bien des pécheurs, des justes, des publicains, une foule va là, car c’est la Parole de Dieu. Si c’est la Parole de Dieu, c’est la place de Jésus et il va écouter Jean-Baptiste. Le baptême de Jésus, ce n’est pas seulement une espèce de démarche extraordinaire que Jésus fait pour faire comme s’il était pécheur, alors qu’il ne l’est pas. Non, c’est la démarche naturelle d’un juif qui a constamment, toute sa vie, entendu la Parole de Dieu. Évidemment, elle lui parle autrement qu’aux autres ; il l’entend d’une façon directe, il comprend, il va jusqu’au fond. Il va entendre pour lui la parole de Jean-Baptiste comme tout le monde et alors là, il y a le baptême. Le baptême est pour lui une expérience profonde. Il ne change pas ce qu’il était déjà, le Fils de Dieu, mais tout de même le baptême lui fait changer de vie. Et là, l’Esprit du baptême le pousse au désert. Puis il revient. Jésus vient en Galilée annoncer l’Évangile. Cela dépend d’un événement : l’arrestation de Jean (cf. Mc). L’événement de l’arrestation de Jean par Hérode fait que Jésus a pris son style définitif, a changé son style de vie. Avant, il était à la suite de Jean-Baptiste, il faisait comme Jean-Baptiste, il baptisait (cf. Jn). Il y a eu cette arrestation, et alors il s’est mis à annoncer l’Évangile.

Dans l’existence de Jésus, il y a à la fois une certitude intérieure ; Jésus n’hésite pas en disant : « Est-ce que je fais cela, est-ce que je ne fais pas cela ? » Il y a en Jésus une espèce d’assurance immédiate, totale. Mais en même temps, il y a une disponibilité parfaite ; Jean est arrêté, alors il va annoncer l’Évangile, il y a quelque chose de changé.

L’existence de Jésus, par la suite, consistera à répondre aux demandes, et essentiellement aux sollicitations de la misère et de la maladie. Cela va commander son existence ; il faut y aller... il y va. De ce point de vue-là, il y a justement une liberté extraordinaire, la liberté de pouvoir toujours être à la disposition de ceux qui l’appellent. Ceci, il faut bien le dire, est irréalisable à la lettre. Dans nos sociétés, une certaine organisation, un certain programme sont nécessaires. C’est nécessaire parce que nous, si nous décidions un jour de ne plus choisir, finalement nous ne ferions rien, nous ne ferions que ce dont nous avons envie. Jésus peut, lui, avoir cette liberté totale, il est totalement disponible et il répondra toujours à l’appel le plus vrai ; toutes les fois que quelqu’un viendra le trouver, la réaction de Jésus sera toujours une réaction totale, il dira toujours toute la vérité, il fera toute la lumière. Nous, pour éviter d’être livrés à notre fantaisie, nous sommes obligés de faire un minimum de programme.

Cette absence de programme, d’organisation est une des formes de la pauvreté de moyens de Jésus. Il se laisse faire par les événements et les événements, ce sont essentiellement les appels de la pauvreté et les appels de la souffrance. Ne minimisons pas la part des miracles dans l’Évangile de Jésus, car nous minimiserions en même temps la part de la présence de la pauvreté et de la souffrance dans sa vie. Les miracles montrent que Jésus a été constamment assailli par la souffrance, la misère, la maladie, et Jésus ne s’est jamais dérobé. Jésus aurait pu, pour gagner du temps, décider qu’on viendrait par exemple de telle à telle heure se faire guérir ; il n’aurait pas eu alors cette présence à tous ceux qui viennent. Être totalement donné et disponible, cela fait partie de son existence, de sa pauvreté. La richesse de celui qui guérit, en Jésus, est un don qui n’est pas celui d’un riche ; ce n’est pas le don de quelqu’un qui distribue, le don de quelqu’un qui organise, non, c’est le don de celui qui donne. « Il nous a enrichis de sa pauvreté » parce qu’il est infiniment riche et en même temps totalement au niveau des pauvres ; il peut donner et il peut leur donner. Il appartient à tous ceux qui viennent.

Une absence de moyens de pression sur les hommes

Jésus ne veut pas forcer les hommes, il ne peut qu’attendre leur réponse et leur liberté. Avec les disciples, il donne des leçons, il avertit, mais en même temps, il ne force pas ; il forcera si peu qu’à la Passion, tout le monde va l’abandonner. Il est totalement impuissant vis-à-vis des hommes, il n’a aucun moyen de pression. Certes, c’est cela la pauvreté de Dieu en face de sa créature. Il faut être pauvre pour demander, Jésus demande, il a besoin d’une réponse.

Jésus dit constamment : « Je n’ai rien à moi, ma parole n’est pas de moi, mon enseignement n’est pas de moi, ma volonté, mes gestes, ce n’est pas de moi, je n’ai rien à moi, rien. Tout ce que je fais, c’est le Père qui me dit de le faire, c’est le Père qui me donne de le faire » (cf. Jn). C’est aussi la forme la plus profonde de la pauvreté du Fils, de la dépossession du Fils. Rien ne vient de lui – pourtant Jésus n’est pas téléguidé – il est spontané, il est totalement lui-même dans une totale dépossession. Il appartient à son Père, il reçoit de son Père. Toute sa vie, c’est de recevoir, totalement.

Une scène capitale de la vie de Jésus : la mort sur la Croix

La mort de Jésus en croix manifeste bien justement cette pauvreté totale. Il y a là le dénuement, la pauvreté matérielle ; il n’a plus rien, ses vêtements même appartiennent à ses bourreaux. Mais en même temps, s’il est là, c’est qu’il a refusé de prendre des moyens de défense, des moyens de conquête, des moyens de pression. Il est là, et sa seule richesse, c’est Dieu ; mais Dieu apparemment l’abandonne : Jésus, dans cette pauvreté suprême, ne peut plus vivre ainsi de cette richesse de Dieu, de cette parole de vie : « l’homme vit de la Parole de Dieu » ; à ce moment-là, Dieu ne lui dit plus rien. Il est totalement dépouillé, totalement démuni ; pourtant, c’est à ce moment-là que Jésus va donner à Dieu ce qu’il attend, c’est à ce moment-là que Jésus va montrer ce qu’est le Fils et comment il peut aimer Dieu, comment il peut aimer les hommes. C’est dans la pauvreté totale que Jésus révèle ce qu’il est : le Fils de Dieu.

« Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’Homme – c’est-à-dire lorsque vous l’aurez dressé sur la croix – vous connaîtrez, vous vous rendrez compte à ce moment-là que Je suis » (Jn 8,28). ‘Cette phrase étonnante est la reprise par Jésus de l’affirmation et de la révélation divine à l’Horeb, au buisson ardent : « Je suis celui qui suis » – vous connaîtrez que je suis et que je ne fais rien de moi-même. « Je suis », c’est-à-dire « Je suis Dieu » et je ne fais rien de moi-même. Voilà le fond de la pauvreté de Jésus, qui n’est pas une impuissance ; la foi révèle que cette pauvreté est sa richesse. Saint Paul dira : « Vous connaissez la générosité de Notre-Seigneur Jésus Christ qui, pour vous, de riche qu’il était s’est fait pauvre pour vous enrichir – non pas de sa richesse – mais de sa pauvreté. » (2 Co 8,9).

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