Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Jésus-Christ hier, aujourd’hui et toujours

Léon Renwart, s.j.

N°1979-6 Novembre 1979

| P. 353-362 |

Le mystère de Jésus-Christ, Fils de Dieu né de la Vierge Marie, est au cœur de notre foi, et la compréhension juste de l’Incarnation met en lumière nombre d’aspects de la vie chrétienne. La manière même de situer les diverses vocations dans l’Église est éclairée par notre regard sur la personne de Jésus.

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Sans être le dernier mot de notre foi, cette affirmation se situe en son cœur, car c’est en Jésus incarné que Dieu nous a révélé son intimité divine (il est un en trois personnes) et son appel à partager, dans son Fils, cette vie qui est celle de la Trinité bienheureuse : « Filii in Filio [1] ».

Tel est, croyons-nous, le sens profond de l’Incarnation, comme nous le lisons dans le passage fameux de saint Paul [2]. Parce que Dieu a librement décidé, de toute éternité, de communiquer son bonheur et sa vie à des créatures et pour que nous puissions devenir ses fils adoptifs en son Fils unique, il a suscité les êtres raisonnables et libres que nous sommes et, lorsque vint la plénitude des temps, il a envoyé parmi nous son Fils, né d’une femme, pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en abondance. Pour cela, il lui a fallu vaincre le péché, quoi qu’il doive lui en coûter (et nous savons de quel prix il a payé cette victoire).

Dans les siècles passés, certains courants théologiques ont eu tendance à donner comme objet premier à l’incarnation le rachat de l’homme et la réparation du péché (que l’on pense au célèbre Cur Deus homo ? de saint Anselme [3]. Aujourd’hui, croyons-nous, l’unanimité tend à se faire sur la compréhension que nous venons de décrire, car elle éclaire mieux et plus profondément ce que nous pouvons saisir du plan divin, un dès l’origine ; elle met en valeur (et à leur place) les biens de ce monde et fonde ainsi une théologie des réalités terrestres. Or celle-ci est indispensable pour situer correctement une théologie de la libération, marquer la place du chrétien dans la promotion de la justice, comprendre où se situent les Instituts séculiers dans l’éventail des vocations chrétiennes, etc.

« Qui dites-vous que je suis ? »

Ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les discussions et les controverses sur la personne de Jésus de Nazareth. Il suffit de relire l’Écriture pour s’en rendre compte. On l’y traite de buveur, glouton, imposteur chassant les démons par le pouvoir de Béelzébuth, blasphémateur (ce fut le motif de sa condamnation à mort), mais on l’honore aussi comme « Fils de Dieu ». Rappelons-nous aussi les multiples réponses rapportées par les Apôtres à la question de leur Maître : « Qui dit-on que je suis ? » (et toutes provenaient de milieux favorables au rabbi galiléen !)

Il est passionnant, lorsqu’on relit les Évangiles, d’assister à la découverte progressive, par les Apôtres, de la personnalité fascinante de Jésus. Nous suivons pas à pas, dans les textes, ces premiers efforts balbutiants pour exprimer ce qu’ils ont vu se dévoiler petit à petit au long de ces années passées dans l’intimité du Seigneur, ce que sa résurrection a éclairé d’une lumière décisive. Il est un danger, toutefois, auquel n’échappent pas certains auteurs modernes, que ce soit au nom de l’exégèse ou de la théologie : il consiste à voir dans ces expressions des formules qui disent qui était Jésus pour Matthieu, Marc, Luc, Jean ou Paul, puis à opposer ces expressions, évidemment différentes, et à conclure à la multiplicité des christologies dès l’origine. Il en résulterait, selon eux, la liberté, pour nous aussi, de choisir celle qui convient le mieux à la situation ou au problème qui sont les nôtres.

Comme le dit excellemment J. Meyendorff [4], « ce ne sont pas les témoignages de Marc, de Luc ou de Matthieu, pris séparément ou opposés ensemble à la théologie johannique, qui nous donnent la vision de Jésus que l’Église propose comme vraie (souligné par l’auteur), mais le Nouveau Testament dans son ensemble, c’est-à-dire un ensemble de témoins et de théologiens confrontés les uns aux autres et groupés conformément à un critère qui ne peut être que l’Esprit Saint reposant dans l’Église ».

Telle est la vision que l’Église propose à notre foi. Car il s’agit bien d’un acte de foi dans un mystère qui, par nature, dépasse la force de notre intelligence (et plus encore de notre raison). Aussi serions-nous incapables de le poser si l’amour de Dieu n’avait pas été répandu en nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné (Rm 5,1) et nous conduit vers la vérité tout entière (Jn 15,13). Et c’est pourquoi les maîtres en théologie et les « docteurs en Israël » n’ont ici aucun privilège par rapport à ces « tout petits » auxquels le Père révèle les mystères qu’il cache aux sages et aux habiles (cf. Mt 11,25). Les uns et les autres sont appelés, dans la docilité à l’Esprit, à croire et à vivre de cette foi. Là est l’essentiel.

Le rôle de l’intelligence

Pourtant, l’intelligence a aussi son rôle à jouer. D’abord parce que, si Dieu nous l’a donnée, c’est pour nous en servir correctement ; ce ne serait pas l’honorer que de faire ce que certains nous reprochent : « Je crois parce que c’est absurde ».

Mais il faut bien voir quelle place revient à l’intelligence et les limites de son rôle. Si le mystère, au sens propre du terme, est une vérité qui dépasse la capacité de nos facultés cognitives, ceux qui tentent de le percer à jour, de le « comprendre », de le maîtriser, s’y brûleront les yeux, comme ces oiseaux de nuit qui, selon la fable, essayèrent de regarder le soleil en face. Mais ceux qui s’efforcent de situer le mystère là où il est vraiment se mettent ainsi dans la visée correcte ; situés dans cette lumière, ils voient les vérités de foi s’éclairer l’une l’autre d’une façon merveilleuse. Car, il ne faut pas l’oublier, les expressions que nous employons pour parler de ces réalités qui nous dépassent n’ont pour but que de nous aider à viser correctement un au-delà d’elles-mêmes (que nous atteignons réellement par ce moyen). C’est pourquoi des approches différentes peuvent, en se corrigeant ou en se complétant, empêcher notre visée de s’égarer. Tel est aussi le rôle des formules dogmatiques, qu’il est de bon ton aujourd’hui, dans certains milieux, d’attaquer pour leur prétendu « dogmatisme » : elles fixent définitivement les bornes à l’intérieur desquelles nous devons rester si nous voulons, dans notre recherche, continuer à viser correctement le mystère, qu’elles n’éliminent pas, bien loin de là, mais préservent dans sa pureté et son intégrité.

Chalcédoine

C’est ce que réalisa la célèbre formule de Chalcédoine [5] définissant que le Christ est une seule Personne en deux natures. Ceci n’explique pas le mystère de Jésus, mais montre que, pour parler correctement, il faut ne pas chercher l’unité (un seul et le même Jésus) et la « multiplicité » (à la fois vrai Dieu et homme parfait) sur le même plan. C’était là qu’achoppaient les divers systèmes que le Concile rejette : au lieu de se laisser interpeller par le mystère, ces philosophes tentaient de l’enclore dans les bornes de leurs systèmes. La formule de Chalcédoine ne prétend pas expliquer comment un seul et le même Jésus-Christ peut être à la fois vrai Dieu et homme parfait : c’est là le mystère. C’est aussi la source de notre salut : comme les Pères de l’Église l’ont répété à l’envi contre toutes les déviations, souvent plus « logiques » que l’énoncé de la foi, « S’il n’est pas Dieu, il ne nous divinise pas », mais aussi « S’il n’a pas assumé l’homme tout entier, il ne l’a pas sauvé tout entier ».

Parce que le Concile, heureusement, n’a pas résolu le mystère (on ne « résoud » un mystère qu’en passant à côté !), notre intelligence aura sans cesse à revenir sur les expressions par lesquelles nous visons cette réalité qui nous dépasse, pour affiner notre regard et le maintenir orienté vers l’Homme-Dieu.

C’est pourquoi, siècle après siècle, l’Église sera tentée d’exalter la divinité de Jésus aux dépens de son humanité ou de redécouvrir celle-ci au prix de sa divinité. Ces deux tentations, sans cesse renaissantes et qui se succèdent dans un mouvement de balancier, ont été étiquetées dès le IVe siècle : ce sont le « docétisme » et l’« adoptianisme ». Pour le premier (dont le nom vient du verbe grec dokeo, paraître), le Christ est Dieu qui a pris une apparence humaine (un Dieu qui tire les ficelles d’un pantin d’apparence humaine). Quant à l’adoptianisme, il aboutit toujours, sous diverses modalités, à tenir que Jésus est un homme adopté par Dieu et doté par lui d’une grâce et d’une puissance extraordinaires (un Jésus divinisé par grâce et non Dieu par nature).

Au début de ce siècle, on avait quelque peu cédé à la première de ces tentations, notamment en ce qui concerne la science possédée par le Christ durant sa vie terrestre. Tel auteur d’un manuel connu n’affirmait-il pas que Jésus était le plus grand des artistes, le plus grand des peintres, le plus grand des musiciens... mais que, par condescendance pour nous, il n’en avait rien montré !

Aujourd’hui la tendance des théologiens en pointe serait plutôt de faire de Jésus un homme comme nous, qui partage nos limites, nos ignorances, nos hésitations, voire nos faiblesses. En conséquence, l’on s’intéresse beaucoup à sa conscience, on s’efforce de pénétrer sa psychologie. Devant ce Jésus tellement plus humain, tellement plus proche de nous, certains s’interrogent, non sans raison : « mais alors, comment peut-il encore être le vrai Fils de Dieu [6] ? »

Si, comme notre foi nous l’enseigne, Jésus est vraiment Dieu et homme dans l’unité d’une même personne, d’un même et unique « je », sa psychologie humaine nous restera toujours un mystère. Nous ne pourrons jamais en découvrir la clef ; nous pourrons seulement nous en approcher respectueusement pour mieux la situer et mieux en vivre.

Que penser de certaines expressions ?

Devant telle ou telle affirmation rencontrée au cours des lectures ou entendue dans la prédication, il arrive qu’on se demande : « Que faut-il en penser ? » C’est l’occasion, pour chacun, de reprendre à son compte le conseil de l’Apôtre : « N’éteignez pas l’Esprit (car il peut nous faire découvrir de nouvelles profondeurs du mystère), mais vérifiez tout ; ce qui est bon, retenez-le » (1 Th 5,19). Et la règle à laquelle nous devons tout mesurer est celle que les Pères de l’Église avaient déjà formulée (nous le rappelions ci-dessus) : « S’il n’est pas Dieu, il ne nous divinise pas ; s’il n’est pas pleinement homme, il ne nous sauve pas ». Toute formulation qui nous aide à progresser en nous maintenant dans cet axe est bonne et utile ; toute considération qui nous fait dévier de cette ligne est nocive, que ce soit parce qu’elle fait tort à notre adoration du vrai Fils de Dieu ou parce qu’elle met en danger son humanité réelle.

Disons-le en passant, ceci met en lumière la responsabilité de ceux qui parlent ou écrivent : comment sera compris ce qu’ils lancent, non sans quelque imprudence, dans un public non préparé ? La Scolastique, dans sa sagesse, avait un axiome : Veritas est in intellectu, ce que l’on peut paraphraser : « un énoncé vrai ne devient vérité pour celui qui l’entend que s’il le comprend correctement ». Ceci suppose qu’on lui présente de façon assimilable une pensée qu’il soit capable de saisir dans son sens vrai.

Quelques exemples éclaireront ceci mieux que de longs discours.

À propos de la conscience humaine que Jésus a eue d’être le propre Fils de Dieu, le P. Karl Rahner [7] fait remarquer les multiples significations de l’expression « avoir conscience » ; il relève notamment que, si chacun de nous, au pôle subjectif de sa conscience, sait qui il est (car, à ce niveau, « être » et « conscience » se conditionnent réciproquement), il nous faut des années et toute une éducation pour pouvoir l’exprimer, à nous-même et aux autres. A notre avis, cette réflexion est éclairante. Étant personnellement Dieu, le propre Fils du Père, Jésus doit donc avoir la vision immédiate de ce qu’il est ; en cela, il sait, comme chacun de nous, au pôle subjectif de sa conscience, qui il est ; mais rien ne nous oblige à postuler que cette conscience subjective ait été miraculeusement objectivée chez le bambin de la crèche ; l’homme Jésus a donc pu avoir une véritable histoire spirituelle, au cours de laquelle sa conscience subjective s’est petit à petit objectivée conceptuellement. Pareille réflexion, qui nous montre un Jésus en tout semblable à nous sans rien perdre de sa spécificité divine, nous permet d’accorder un rôle réel aux personnes (à la Vierge, tout spécialement), au milieu et aux événements, non pour créer cette conscience, mais pour l’aider à se dire.

C’est en tenant compte de la remarque ci-dessus qu’il nous paraît sans doute encore possible d’accepter les lignes suivantes : « Quand, tout jeune, j’accède à une certaine autonomie, je n’ai aucune idée préconçue de ce qui est ma personnalité. J’imagine que l’homme Jésus lui-même n’a pris conscience qu’il était le Fils de Dieu qu’à mesure qu’il engageait ses actes et cherchait la volonté de son Père [8] ». Pourvu que nous comprenions bien qu’il s’est agi, pour le Christ comme pour nous, de s’expliciter à lui-même et de dire aux autres ce qu’il est vraiment, cette phrase nous semble rester encore dans la droite visée.

Par contre, il nous paraît plus difficile de nous y maintenir si nous admettons, avec Marcel Bastin, « le tournant impressionnant dans la vie et dans la conscience de Jésus » qu’aurait représenté le passage de « la perspective d’un règne sans échec » à celle de « la gloire à travers la souffrance » pour celui qui aurait d’abord été un « disciple en recherche » auprès de Jean-Baptiste et aurait atteint « la maturité de sa conscience de Messie » au moment (ou dans le récit) de la Transfiguration [9].

Pour donner encore un exemple, la péricope fameuse sur l’ignorance du jour du jugement (Mt 24,36) nous semble fort bien expliquée par la note de la Bible de Jérusalem : « En tant qu’homme, le Christ a reçu du Père la connaissance de tout ce qui intéressait sa mission, mais il a pu ignorer certains points du plan divin, ainsi qu’il l’affirme ici formellement ».

Dans tous ces cas, il nous faut certes éviter d’attribuer à Jésus des imperfections, des faiblesses, des hésitations incompatibles avec sa personne divine, mais nous devons veiller aussi à ne pas orner son humanité de prérogatives qui l’empêcheraient d’être pleinement humain, de « jouer loyalement le jeu », si l’on nous permet l’expression.

La « loi de l’incarnation »

La structure que nous avons découverte dans l’Incarnation se retrouve de façon analogue dans de nombreux aspects de la vie chrétienne. Donnons-en quelques exemples.

L’Écriture Sainte est à la fois pleinement la Parole de Dieu et, à un autre niveau, vraiment une parole d’homme. C’est pourquoi, si c’est bien Dieu qui nous y parle en tout, c’est réellement un homme, pleinement responsable de son activité humaine, qui nous le dit dans ses mots, avec sa façon de penser, son style, son genre littéraire, la mentalité de son époque. C’est pourquoi il peut nous être grandement utile, pour mieux comprendre le message, d’étudier toutes ces composantes humaines. Cela nous empêchera, par exemple, de prendre le récit poétique des sept jours de la création pour un traité de sciences naturelles ; nous goûterons d’autant mieux le message qui se dégage de ces pages admirables : Dieu, qui crée tout par sa parole, est le Tout-Puissant, qui a tout fait pour l’homme, son image, auquel il a remis la royauté sur son chef-d’œuvre.

Mais porter notre attention sur cet aspect humain bien réel au point de ne plus remarquer que, dans le texte sacré, c’est Dieu qui nous interpelle, risque de nous amener à ne plus voir, dans les récits de la création, qu’une pure variante des mythes sur l’origine de l’humanité qu’on découvre dans de nombreuses religions de l’antiquité.

Appliquée aux évangiles, cette insistance exagérée sur les aspects humains nous amène (et le risque n’est pas illusoire, nous l’avons noté ci-dessus) à opposer les diverses christologies et à nous croire autorisés, à notre tour, à choisir entre elles.

Mais il ne faudrait pas tomber dans l’excès opposé et vénérer dans l’Écriture la « parole de Dieu », comme si le Seigneur lui-même avait dicté chacun des mots à des robots chargés de les redire et de les mettre par écrit : nous serions bien près du « fondamentalisme [10] », qui s’accroche aux mots de la Bible tels qu’il les lit dans le texte (sans se rendre compte que, ce faisant, on leur donne presque nécessairement le sens qu’ils ont aujourd’hui).

L’Église, dans sa hiérarchie, ses institutions et ses membres, est un autre exemple de cette loi de l’incarnation. Pleinement divine, car elle est, « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement primordial de notre union à Dieu » (LG 1), elle doit être dite une, sainte, catholique et apostolique. Ceci ne l’empêche pas d’être, en même temps, composée d’hommes qui sont encore faibles, soumis à l’erreur et pécheurs. Or c’est bien à cette Église concrète que le Christ a dit : « Qui vous écoute, m’écoute » (malgré le reniement du premier Pape). C’est encore cette Église concrète qu’il nous demande aujourd’hui d’aimer, malgré et à travers ses faiblesses (et les nôtres), pour qu’elle devienne de plus en plus le signe visible que le levain évangélique est bien à l’œuvre en pleine pâte humaine.

Les vocations dans l’Église

L’on pourrait continuer et découvrir l’application de cette loi de l’incarnation dans de multiples domaines encore. Bornons-nous, pour terminer, à un point. Il nous semble que la meilleure manière de situer les diverses vocations à l’intérieur de cette Église s’appuie de nouveau sur cette considération et sur ce qu’elle dévoile du plan de Dieu pour sa création. Il nous appelle, chacun et tous ensemble, à devenir ses fils dans son Premier-Né, mais il nous y appelle dans notre humanité, que le Christ ressuscité a fait, pour l’éternité, entrer dans la gloire du Père. Aucun de nous n’est capable de vivre en plénitude la totalité de cet appel (pas même la Vierge très sainte, qui fut, de tous les humains, celle qui approcha le plus de cet idéal). C’est pourquoi Dieu nous invite, dans une diversité admirable, à mettre chacun en meilleure lumière un aspect des richesses insondables de son Fils. Cette diversité des vocations nous semble s’organiser autour de deux pôles : l’appel à témoigner de la transcendance du Royaume, l’appel à témoigner de la réalité de l’incarnation. Les uns – ce seront les religieux et tous les consacrés – marqueront surtout, par leurs renoncements aux réalités les meilleures de ce monde, que ce n’est pas en elles seules que notre univers peut trouver son achèvement, car « le monde ne peut se transformer et être offert à Dieu en dehors de l’esprit des Béatitudes » (LG 31). Les seconds s’efforceront davantage, souvent à grand-peine, de faire pénétrer dans ce monde et dans ses réalités concrètes, des plus humbles aux plus grandioses, ce ferment sans lequel notre univers n’atteindra pas la fin que Dieu lui offre [11] : sa vie divine dans des existences d’hommes qui, tous ensemble, ne forment qu’un seul Corps, le Christ.

C’est pourquoi toucher à la personne de Jésus, que ce soit pour le diviniser au point d’évacuer son humanité ou pour exalter ses profondes qualités humaines d’une façon qui mette en péril sa divinité, c’est atteindre notre foi au cœur.

St.-Jansbergsteenweg 95
B 3030 HEVERLEE, Belgique

[1C’est le titre d’un fort bel article du P. Émile Mersch, s.j., dans la Nouvelle Revue Théologique, 1938, 551-582, 681-702 et 809-830.

[2Col 1,15-20 ; cf. Ép 1,3-10.

[3Selon la présentation courante de ce traité, dont l’interprétation exacte est encore l’objet de discussions, le motif pour lequel « Dieu s’est fait homme » est de rendre au Père l’honneur dont l’a privé le péché.

[4J. Meyendorff, Le Christ dans la théologie byzantine, Paris, 1969, 7-8.

[5Réuni en 451 par l’empereur à la demande du Pape saint Léon, le Concile de Chalcédoine rassembla cinq cents évêques, presque tous orientaux – la plus grande assemblée ecclésiastique que l’Église ait connue jusqu’alors. On y condamna Eutychès, moine austère, mais qui est apparu à ses contemporains comme un petit esprit, étroit et entêté, « obstiné à soutenir ses mauvaises expressions » (Tillemont). La plus fameuse : « Je confesse que Notre-Seigneur est engendré de deux natures, avant l’union ; mais, après l’union, je confesse une seule nature », qu’Eutychès refusa d’abandonner ou même d’expliquer, apparut comme l’affirmation qu’il n’existe, dans le Verbe incarné, qu’une seule nature (« monophysisme »), la divinité absorbant l’humanité, qui perdait ainsi toute autonomie et toute consistance. Pour exprimer la doctrine catholique, le Concile recourut à la distinction entre personne et nature et forgea la célèbre formule : « une personne en deux natures ». Comme l’a bien montré le P. Grillmeier, les auteurs modernes qui veulent y voir « l’hellénisation » du dogme (et donc laisser dans l’ombre cette profession de notre foi) commettent une parfaite erreur historique.

[6Quand on ne conclut pas, tout simplement, qu’il est un homme comme nous, le plus grand assurément, mais pas plus.

[7K. Rahner, s.j., « Considérations dogmatiques sur la psychologie du Christ », dans Exégèse et dogmatique, coll. Textes et études théologiques, Desclée de Brouwer, 1966, p. 193.

[8J. T. Toulouse, « Recevoir nos décisions », dans Supplément à Vie Chrétienne, n° 204, Paris, 1977, p. 45.

[9Dans Feu nouveau, t. 11 (12.2.76), p. 32-35.

[10Mgr De Roo attirait, il y a peu, l’attention de l’Assemblée générale de la Conférence Religieuse Canadienne (mai 1976) sur le « réel danger que ne s’impose un certain type de fondamentalisme » et sur la nécessité de l’étude pour parer à cette menace. Voir Rôle prophétique des religieux, coll. Donum Dei, 23, Ottawa, C.R.C., 1977, p. 63.

[11C’est ce que met en lumière la résurrection : en élevant à la gloire du ciel son humanité tout entière, le Christ nous montre que le salut et la vie nouvelle qu’il est venu nous apporter nous concernent aussi tout entiers, âmes et corps. Nous touchons ici le fondement dogmatique de toute théologie des réalités terrestres : si nos corps sont promis à l’immortalité, l’univers qui nous entoure et qui est le champ d’action de nos activités humaines est lui aussi promis à l’immortalité, à travers une métamorphose qui sera l’œuvre de la grâce ; incapables de provoquer cette mutation, nous sommes cependant mystérieusement invités à y collaborer.

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