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Incarnation et consécration séculière

Jean Beyer, s.j.

N°1979-6 Novembre 1979

| P. 363-368 |

Un membre d’institut séculier, ayant participé à une retraite où le P. Beyer situait la vocation des Instituts séculiers à la lumière du mystère de l’Incarnation, évoque en quelques pages les lignes de force de cette réflexion.

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Chaque année, entre Noël et Nouvel An, le Père Beyer réunit à Bruxelles des membres d’instituts Séculiers pour une retraite dans laquelle il invite à approfondir la nature et la richesse de la vocation à une consécration séculière.

En 1978, le thème majeur était la contemplation du mystère de l’Incarnation, en harmonie avec le temps liturgique. Le P. Beyer y voit la norme de l’existence dans notre vocation.

Contempler ce mystère amène une réflexion sur le rôle propre des Instituts Séculiers dans l’Église. Réflexion qui doit toujours aller davantage en profondeur car, jusqu’ici, on s’est attaché surtout à définir les Instituts Séculiers par l’extérieur (vivre comme les autres, avec les autres...) et même, on a trop procédé par comparaison avec les autres états de vie consacrée (disant ce que les Instituts Séculiers ne sont pas), ce qui n’est pas la bonne manière de se situer. Il faut partir plutôt du don de grâce reçu, ce don de présence humaine au monde, de communion avec ce qui fait la vie des hommes, et qui permet à Dieu d’être présent au monde.

Il est difficile de résumer en quelques lignes tout ce qui fut présenté à notre méditation durant ces quatre jours, toutes les « variations » et les nuances de ces deux grands thèmes qui se sont entrecroisés au long de la retraite. Je tente quelques synthèses, qui ne rendront que faiblement toute la richesse théologique entrevue.

Le mystère de l’Incarnation

Le Verbe de Dieu s’est incarné. Cela ne se limite pas à un sauvetage de l’humanité que Dieu aurait tenté après que l’homme eut fait échouer par son péché le projet initial du Créateur. Ce n’est pas non plus seulement ni d’abord une pédagogie divine pour conduire l’homme au salut. L’Incarnation est avant tout l’expression de l’amour de Dieu, qui descend vers l’homme pour le rejoindre dans sa chute, acceptant, non pas le péché, bien sûr, mais toutes les conséquences du péché, toutes les limites de la nature humaine. Kénose, abaissement qui donne le vertige, expression de l’amour infini. Cet abaissement est un effacement volontaire de toutes les prérogatives divines du Verbe, non pas pour nous tromper sur sa vraie nature, non pas pour s’adapter à nous, mais pour rendre Dieu accessible à notre faiblesse, pour nous rejoindre dans cette faiblesse, pour se faire tout à tous, pour nous révéler, par transparence, l’amour du Père qui, lui, ne s’est pas incarné, mais qui donne tout cet amour au monde en lui donnant son Fils.

L’Incarnation prépare pour l’humanité tout entière, unie à l’humanité du Christ, une vie en Dieu. Elle introduit l’homme dans la vie trinitaire – ce que nous appelons la « grâce » – et ainsi le conduit à la plénitude de son être, et à la béatitude. Comme Jésus, avec Jésus, nous pouvons vivre une vie filiale qui nous unit au Père dans l’Esprit. En Jésus, nous sommes fils de Dieu. Et cette adoption divine (non pas dans le sens humain de l’adoption, mais réelle participation à la vie de Dieu) est une glorification, comme le montre la liturgie orientale. C’est aussi une assomption de la création tout entière que l’homme doit conduire à Dieu. Consecratio mundi. Tâche de tout chrétien, mais, à un titre particulier, tâche du consacré séculier qui fait don ou plutôt retour de sa vie au Père, à la suite du Christ.

Ainsi se réalise une « nouvelle création », un « homme nouveau ». Nouvelle création dans laquelle l’énorme évolution du monde trouve en Dieu son point d’aboutissement et sa paix. Homme nouveau qui permet à Jésus-Christ de vivre en lui, qui est devenu réellement un autre Jésus aux yeux du Père. « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Apocalypse). Le mystère de l’Incarnation est la concentration de l’amour de Dieu pour l’homme dans le silence, la simplicité, la solitude de ce moment unique où la Vierge a dit « oui » à Dieu. La force de l’Esprit Saint est alors entrée dans le monde comme un levain, et le Fils de Dieu est entré dans la chair pour témoigner de l’amour du Père, dans l’effacement, l’abandon de toute forme de puissance, engendrant ainsi une humanité nouvelle : celle des fils de Dieu (voir Épître aux Éphésiens).

La vocation des Instituts Séculiers

Le mystère de l’Incarnation donne le sens de notre vocation. Il nous faut faire de notre vie cachée, sans signes extérieurs qui la distinguent de celle des autres hommes, la continuation dans le temps de ce moment unique où Dieu s’est voulu vulnérable, faible, impuissant, pour témoigner de son amour pour les hommes. Ainsi, nous en atteindrons le sens profond, l’être véritable. On a trop réfléchi sur le « comment faire ». Doit venir le temps où on médite sur l’être, car une méthode apostolique ne donne pas le dernier mot sur une vocation.

Chacun des aspects du mystère de Jésus a donné à l’Église un état de vie particulier. Ces états de vie sont comme une Bible vécue, chacun reflétant une facette de la richesse infinie du mystère de Dieu fait homme. La vocation propre des Instituts Séculiers n’est pas d’imiter la vie de Jésus à Nazareth, mais de vivre intensément le moment du premier contact de Dieu avec l’humanité, cette concentration de l’amour dans un enfant nouveau-né, incapable de l’exprimer. Le plus mystérieux des mystères. Et c’est pourquoi la vocation séculière est difficile à accepter, à vivre et à maintenir.

Difficile, parce qu’elle oblige à concentrer l’amour dans le silence, le dépouillement de toute action extérieure, dans l’inaction apostolique apparente. Elle fait que l’amour de Dieu vivant dans le cœur du consacré ne peut se communiquer que par des contacts humains (il est peut-être plus facile de proclamer l’Évangile).

Difficile parce que vocation d’attente de la venue de Dieu dans le monde. Il faut que la vie intérieure, la contemplation deviennent pour les membres d’instituts Séculiers, comme il est dit de saint Étienne, « vision des cieux ouverts ».

C’est pourquoi on ne doit pas spécifier la vocation séculière par ce qui est extérieur. C’est pourquoi il ne faut pas chercher à être nombreux, à susciter des groupes nombreux, mais viser à un approfondissement, à une qualité de vie.

Les traits caractéristiques de cet état de vie seront :

  1. un appel à l’intériorité (indispensable, critère de vocation) ;
  2. une présence aimante à tous les hommes, discrète, qui ne peut s’exprimer pleinement, mais qui veut les atteindre et leur révéler l’amour que Dieu leur porte ;
  3. une espérance toujours renouvelée, sans qu’on sache bien comment et quand elle se réalisera ;
  4. une communication discrète d’un amour profond ;
  5. une lumière intérieure qui, petit à petit, brillera dans les ténèbres.

Ce sont des valeurs qui doivent être lentement perçues, qui ne s’imposent pas, pas plus que Dieu ne s’est imposé aux hommes au moment de son Incarnation. Ces valeurs propres aux Instituts Séculiers doivent perpétuer dans l’Église le premier moment de la présence de Dieu au monde sous forme humaine, le moment unique de l’Incarnation.

Les Instituts Séculiers devront donc viser pour leurs membres à créer un milieu de vie spirituelle où peuvent s’épanouir ceux qui y ont été appelés. Ne pouvant leur offrir le soutien de la vie commune, l’unité obtenue en travaillant à une même œuvre, devant viser à une maturité, un équilibre dans une vie qui les rend particulièrement vulnérables, étant donné la fragilité des structures, il faudra veiller à augmenter en eux la force de l’Esprit. Il faudra favoriser l’indispensable intériorité requise par la vocation séculière, en approfondissant le charisme initial, qui a besoin, après la fondation, d’une lente maturation, en rechercher, en exprimer les aspects particuliers pour nourrir la vie intérieure des membres. Et cela demande du temps.

L’Institut Séculier devra aussi s’ouvrir aux contacts humains, personnels d’amitié vraie entre ses membres. Viser à ce que l’on s’apporte mutuellement, qu’on entre en relations vraies, sans vouloir à tout prix être apostolique, « faire du bien ».

L’Institut Séculier devra favoriser une attitude de prière continue, non des pratiques de piété. Il devra apprendre à prier dans un style propre, dans lequel se réalise la présence à Dieu et la présence à tous les hommes. La prière des Instituts Séculiers devrait être celle de l’Apocalypse : « Viens, Seigneur Jésus ! », le cri de l’humanité qui attend le retour du Christ comme achèvement du monde.

Et le centre de la vie de prière de l’Institut Séculier doit être l’Eucharistie, l’action de grâce pour l’Incarnation du Verbe qui s’y continue, l’attitude filiale de confiance et d’abandon de Jésus, l’intercession espérante qui donnera la force intérieure. L’Eucharistie nous fait entrer de plus en plus dans l’union à Jésus, jusqu’à la vision béatifique où, puisque nous resterons créatures, nous pourrons continuer à découvrir l’infinité de l’amour de Dieu.

La tâche apostolique des Instituts Séculiers

L’Institut Séculier étant, dans l’Église, un charisme spécial donné pour vivre en profondeur et perpétuer le moment unique de l’Incarnation, doit avoir sa tâche apostolique propre.

Mais il faut rappeler avant tout que l’apostolat est d’abord l’acte du Christ, un don, une grâce, avant d’être une œuvre ou une activité. L’homme n’est qu’un instrument de Dieu, n’a qu’un rôle second que Dieu pourrait supprimer, mais dont il veut avoir besoin. L’apostolat devant amener la sanctification, c’est-à-dire la communion de vie avec Dieu, est avant tout l’œuvre de Dieu. Voir les épîtres de saint Paul. Relire aussi le ch. 17 de l’Évangile de saint Jean (prière sacerdotale). L’expression employée par saint Jean : « connaître Dieu » ne signifie pas seulement, ni surtout, avoir une connaissance intellectuelle, une information sur Dieu, mais veut dire : l’aimer, être uni au Père, au point de participer à sa vie divine. Cela, Dieu seul peut le faire.

Ceci étant rappelé, quelle est la tâche apostolique propre aux Instituts Séculiers ?

– C’est un apostolat de présence, non pas « notre » présence, mais celle du Christ présent en nous. Rendre le Christ présent, simplement, aussi proche que possible, le Christ nous ayant choisis comme instruments. L’apostolat n’est pas une technique, il ne faut pas en parler en termes d’adaptation au monde, d’efficacité humaine. Il faut, pour rendre le Christ présent au monde, être et vivre en lui, comme l’a exprimé saint Paul : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ». Vivant en lui, et lui en nous, peut-être pourrons-nous, le moment venu, parler de lui, parler du Père, faire ses œuvres.

Instruments humains, non objets matériels, nous ne restons pas en dehors de l’action de celui qui nous emploie. Le Christ comble toutes les déficiences et fait dépasser toutes les limites de l’instrument dont il se sert. Tout comme à la Pentecôte. La présence la plus discrète peut être l’action, l’influence la plus forte, car elle n’est jamais déterminée par la qualité de l’instrument, mais est le rayonnement de la présence du Christ. Et cette présence est prière. Saint Jean de la Croix a dit : « La prière vaut toutes les œuvres ».

– L’apostolat des Instituts Séculiers est aussi un apostolat d’incarnation. C’est une présence simple, silencieuse, non organisée, qui reste de quelque façon solitaire, ne cherchant pas de collaboration. Apostolat qui veut rester semence en terre, qui doit mourir pour germer ; levain dans la pâte où il se perd. Présence qui donne à la fois la saveur de Dieu et la saveur de la terre, celle-ci n’étant vraiment « terre des hommes » que si elle est habitée par Dieu, acquérant ainsi toutes ses dimensions. Apostolat apparemment inactif, ce qui déconcerte l’homme moderne et l’homme européen. On ne cherche pas l’efficacité mais elle est là, cachée avec toute la charge spirituelle du moment de l’Incarnation, de cet instant unique dans l’histoire du monde. Comme il faut donc favoriser cette intériorité, cette vision de foi, cette espérance, dans le milieu spirituel d’un Institut Séculier !

La force de cet apostolat de présence et d’incarnation est dans le fait qu’il prend en charge tout l’homme. Ce contact humain peut aboutir au contact pastoral, ou y conduire. Mais si cela n’est pas possible – car un membre d’institut Séculier n’est pas un prédicateur, il doit rester dans la ligne de l’Incarnation –, si cela n’est pas possible, il faut savoir que Dieu, lui, réussira, que notre action n’est pas perdue, puisqu’elle a été chargée d’amour.

Dans l’apostolat des Instituts Séculiers, il y aura nécessairement pluralisme, selon que leurs membres travaillent en milieu incroyant, ne connaissant pas Dieu, ou en milieu chrétien. Il faut savoir où Dieu veut chacun des membres, et, par eux, porter à ce milieu l’intuition, ou la conscience plénière, de la présence de Dieu, la force de l’Incarnation.

Les membres d’instituts Séculiers ne faisant pas d’apostolat direct, leur action apostolique les unifie plus qu’elle ne les disperse. Car le résultat des contacts humains est abandonné à Dieu, et cela leur permet de garder plus intacte l’intention apostolique, tout en se concentrant sur la présence de Jésus en eux. A condition de ne pas trop multiplier ces contacts et de ne pas aboutir à un nervosisme apostolique qui détruit la personne et ne permet plus la présence à l’autre.

La conduite de l’Esprit Saint

Comme la Parole de Dieu est active dans le monde par la force de l’Esprit Saint, ainsi l’apostolat des Instituts Séculiers, comme leur prière, doit être animé par l’Esprit Saint (voir Rm 8). Pour être instrument du Christ, il faut être dans la volonté du Père, et pour discerner cette volonté, il faut arriver à la perception de l’action de l’Esprit Saint. C’est l’Esprit Saint qui formera en nous l’acte du Christ, notre prière, notre présence à l’autre. Notre contact humain doit permettre la force agissante du Verbe incarné qui a envoyé son Esprit au monde.

Comment se mettre en état de « présence instrumentale », en état d’ouverture à la présence de Dieu ?

Que faire pour percevoir cette action de l’Esprit, pour comprendre sa direction, pour se laisser conduire par lui ?

Une première approche de ce discernement réside dans l’appel de Dieu, dans la vocation de chacun. Car Dieu choisit l’instrument et lui donne les capacités nécessaires à cet apostolat de présence auquel il le destine.

Ce discernement n’est pas facile, car les Instituts Séculiers sont encore dans l’enfance et n’ont pas pour eux l’expérience d’états de vie anciens dans l’Église, comme les Chartreux par exemple. Les critères de la vocation d’un Chartreux sont bien plus clairs.

Les qualités spirituelles qui pourraient marquer la préparation de l’Esprit chez un candidat à un Institut Séculier seraient :

  • une capacité d’écoute, d’attention à Dieu, d’ouverture à la Parole,
  • l’abandon, la volonté de se laisser mener par l’Esprit,
  • le désir de l’union à Dieu.

Ce qui peut fausser le discernement, le rendre plus difficile, ce serait une attention trop grande aux valeurs humaines. Se rappeler que les meilleurs apôtres ne sont pas ceux qui ont le plus d’atouts humains. Dans la vie en Institut Séculier, il faut chercher le milieu où le membre trouvera les contacts voulus pour lui par Dieu, et apprendre à se conduire dans la mouvance de l’Esprit Saint. Les fruits de son action seront garants de la valeur de son apostolat.

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