Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Tous appelés à la plénitude de la vie chrétienne

Léon Renwart, s.j.

N°1979-4 Juillet 1979

| P. 246-249 |

Si la vocation à la plénitude de la charité est adressée à tous les chrétiens, chacun selon son état, comment décrire la vie religieuse sans risquer de déprécier les autres appels du Seigneur ?

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La déclaration de Vatican II que « l’appel à la plénitude de la vie chrétienne s’adresse à tous ceux qui croient au Christ, quel que soit leur état ou leur forme de vie » (LG 40) a remis en lumière l’une des affirmations les plus fermes de l’Évangile, l’appel adressé par le Christ à tous ses disciples : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Il faut reconnaître cependant que nous avons parfois peine à lui donner toute sa portée. L’un des obstacles vient sans doute des limites de notre vocabulaire [1] et de l’habitude fortement ancrée d’employer, pour parler de la vie religieuse, des expressions justes dans ce qu’elles affirment, mais erronées dans l’exclusion qu’elles sous-entendent pour les autres chrétiens.

Qui en douterait n’aurait qu’à lire le long paragraphe où les rédacteurs en chef du Dictionnaire des Instituts de Perfection justifient le titre qu’ils adoptent [2]. Que l’on se rappelle aussi certaines levées de bouclier lorsque des auteurs [3] explicitèrent leurs objections à la « chasteté parfaite » des religieux et proposèrent de parler plutôt de « célibat consacré ». En effet, parler de chasteté parfaite pour les religieux, n’était-ce pas laisser supposer, qu’on le veuille ou non, que la chasteté des époux chrétiens, même les plus saints, se situait à un niveau imparfait ?

Il n’est pas difficile de relever, dans ce qui se publie pour décrire et magnifier la vie consacrée, des expressions qui, dépassant et trahissant les intentions de leurs auteurs, sont néanmoins formulées de manière telle qu’on soit tenté d’y lire une dévaluation du « simple chrétien ». Donnons-en quelques exemples.

Peut-on simplement dire qu’il y a « des chrétiens que le vouloir et l’initiative libre du Christ appellent à être avec lui, à vivre avec lui » ? Maintenant que plus personne n’est appelé à cheminer avec Jésus sur les chemins de Palestine, ne doit-on pas reconnaître que tout chrétien est appelé à être avec le Christ, à vivre avec lui ? Car c’est à tous que Jésus a promis : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14,23). C’est donc dans d’autres termes qu’il faudrait traduire la différence, bien réelle, entre ceux qui sont appelés à « être avec le Christ » dans la vie contemplative (il passait les nuits en prière), dans l’apostolat (à l’exemple des disciples qu’il appelait à le suivre) et dans la vie de tous les jours (qui fut celle de Nazareth et celle dans laquelle il maintint Zachée, Lazare et combien d’autres).

Dire, de même, que « de la sorte, le Christ devient, pour ces appelés, le centre de leur vie », doit (ou devrait) pouvoir se dire de tout chrétien, puisque c’est aux « grandes foules qui faisaient route avec lui » que Jésus a déclaré : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple » (Lc 14,26-27).

Autre expression ambiguë : « Le Christ aimé d’un cœur non partagé (élément essentiel et constitutif de la vie religieuse) ». Certes, cette manière de parler fait écho à 1 Co 7,33-34 : « Celui qui s’est marié a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à sa femme ; et le voilà partagé ». Notre intention n’est pas de faire à nouveau l’exégèse de ces versets, mais il suffit de les relire attentivement pour voir que saint Paul y oppose les difficultés propres au mariage (souci des affaires,...) et les facilités qu’offre le célibat. A condition de ne pas durcir ces affirmations, elles sont valables, mais un examen complet de la situation ne demanderait-il pas que l’on pèse aussi les avantages du mariage (où l’amour humain, s’il est authentique et surtout s’il est fécond, loin de faire nombre avec l’amour de Dieu, ouvre de façon merveilleuse à celui-ci et à l’amour pour tous nos frères) et les risques du célibat plus ou moins mal assumé (dessèchement du cœur, embourgeoisement,...) ?

Si le Christ a dit à tous ses disciples : « Nul ne peut servir deux maîtres », il faudrait donc trouver à exprimer autrement en quoi se distingue l’appel à la perfection par la voie du célibat consacré et l’appel à cette même perfection par le moyen du mariage et des réalités de ce monde (sans que les premiers puissent être dits « appelés à une union plus intime avec le Christ », puisque c’est à tous que Jésus a dit « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait »).

Ces remarques peuvent paraître hyper-critiques et certains estimeront que le lecteur fait de lui-même les mises au point qui s’imposent toujours, vu l’imperfection congénitale de notre vocabulaire. Est-ce tellement sûr ? La tentation de l’élitisme guette l’Église depuis toujours (elle s’est même traduite dans des mouvements hérétiques [4]) ; elle est attirante et pour les « parfaits », dont elle flatte le secret orgueil, et pour les simples fidèles, dont elle semble réduire les obligations à un minimum relativement confortable : observation, en gros, des préceptes... et aumônes aux « parfaits » : celles-ci ne couvrent-elles pas la multitude des péchés, comme l’atteste l’Écriture ?

Ce qui est plus grave, en réservant l’appel à suivre le Christ de plus près, à vivre la radicalité de l’Évangile d’un cœur non partagé aux religieux, ces manières de parler risquent de nous amener à ne plus présenter aux laïcs qu’une spiritualité au rabais. Certes, la « forme de charité » à laquelle le Seigneur invite les religieux, la manière dont ils doivent le suivre d’un cœur non partagé leur est propre, mais ceci n’entraîne pas vocation à une perfection supérieure, à un état de vie plus parfait ; c’est à la plénitude de la vie chrétienne que les laïcs eux aussi sont appelés (le Concile l’a éloquemment redit). Certes, ils ne sont pas invités à tendre à la perfection par les mêmes moyens que les religieux et les autres consacrés, ils ne sont pas appelés à pratiquer aux mêmes moments ni selon les mêmes rythmes les conseils évangéliques, pourtant adressés à tous les chrétiens.

Pareille spiritualité mettrait en lumière que l’appel fondamental à la perfection découle, pour tous, de leur baptême ; elle amènerait aussi à rendre son importance au primat de l’appel divin : ce qui nuance la manière dont nous sommes appelés à la perfection et le choix des moyens à employer dans ce but, c’est l’initiative du Seigneur appelant les uns à le suivre dans le célibat consacré, les autres à le faire dans la consécration du monde et de ses richesses les meilleures (entre autres, l’amour conjugal, symbole de l’amour qui unit le Christ et son Église). De la sorte, apparaîtraient mieux, croyons-nous, les deux pôles d’attraction entre lesquels se situe toute vie chrétienne, appelée à vivre la filiation divine dans la réalité de ce monde, et le témoignage complémentaire des consacrés et des laïcs : si les premiers rappellent à tous que « le monde ne peut se transformer et être offert à Dieu en dehors de l’esprit des Béatitudes » (LG 31), les seconds nous remettent en mémoire que c’est dans et par les réalités terrestres que cette divine incarnation se réalise. Si c’est le vrai ferment évangélique que nous devons apporter au monde (et nous aurons sans cesse à le purifier), c’est dans la pâte humaine, et non à côté, qu’il doit être mis pour la faire lever en vue du Royaume.

Et nous sommes ainsi ramenés à l’essentiel : la personne de Jésus, à la fois vrai Dieu, Fils unique du Père, et pleinement homme. « S’il n’est pas Dieu, disaient déjà les Pères de l’Église, il ne nous divinise pas », mais, ajoutaient-ils, « ce qu’il n’assume pas de notre humanité, il ne le sauve pas ».

St.-Jansbergsteenweg 95
B 3030 HEVERLEE, Belgique

[1Si le structuralisme se présente trop souvent comme une théorie matérialiste des structures du langage commanderaient l’expression au point que le contenu de celle-ci serait sans importance), il a du moins eu l’avantage d’attirer notre attention sur le rôle des mots dans l’orientation de nos pensées. Qui dira, par exemple, l’influence sur l’antiféminisme inconscient de nos pays du fait que le français (et d’autres langues latines) ont perdu la distinction entre « homo » (l’être humain) et « vir » (l’homme mâle), nommés l’un et l’autre « l’homme » (alors que les langues germaniques, telles l’allemand, ont gardé deux termes distincts : Der Mensch et Der Mann).

[2Dizionario degli Istituti di Perfezione, Vol. I, p. XIII-XIV, Roma, D.I.P., 1974.

[3Ce que fit entre autres Jacques Leclercq dans son beau livre La vocation religieuse (Tournai, Casterman, 1951).

[4Chez les cathares, par exemple, il y avait deux catégories : les « parfaits », ayant reçu le consolamentum (leur équivalent du baptême) et astreints, entre autres, à un célibat rigoureux, et les « simples croyants », qui pouvaient se contenter d’honorer les parfaits et de s’engager à demander le consolamentum sur leur lit de mort (voir, par exemple, Catholicisme, T. I, article « Albigeois », col. 276-277, Paris, Letouzey et Ané, 1948).

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