Pardonner
Daniel-Ange
N°1979-4 • Juillet 1979
| P. 195-207 |
Voici un texte qui introduit dans l’univers de réconciliation déjà à l’œuvre dans notre monde. Les enfants, les pauvres, les opprimés y sont appelés à être nos maîtres. Ce sont eux bien souvent qui nous révèlent le sens du pardon, de la miséricorde. Cette méditation rejoint le cœur de toute vie consacrée, appelée à manifester visiblement et socialement le fruit de miséricorde déjà reçue et partagée, source de nouvelle création.
(Passages extraits, avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditeurs, du tome II, Baume est ton Nom, du Chant Royal, à paraître sous peu aux Éditions Saint-Paul, Paris.)
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Le pardon. Comment en parler sans en défigurer l’immense réalité ? Quelques mots d’enfants m’en ont récemment dévoilé des horizons insoupçonnés, tant il est vrai qu’on n’a jamais fini d’en explorer les abîmes. Tant il est vrai aussi que ceux-ci s’ouvrent aux yeux que la vie n’a pas encore trop abîmés.
Roland ou l’enfer irradié
De passage dans une de ces nombreuses communautés chrétiennes que l’Esprit suscite partout, pour la joie de l’Église, j’étais à table à côté de Roland (16 ans). Il venait d’un de ces centres médico-pédagogiques où sont regroupés des enfants dits « caractériels, cas sociaux ». En plein dessert, alors que je regardais une icône de la croix posée devant moi, il me lance à brûle-pourpoint :
– « Dis-moi, qu’est-ce qui se serait passé si Jésus n’avait pas dit : Père, pardonne-leur ? »
Saisi par une question aussi insolite, je la lui retourne. L’air grave, presque solennel, contrastant avec la fraîcheur encore enfantine de ses traits, il me répond :
– « Eh bien !... je n’existerais pas ! »
Je fus alors traversé par l’intuition que quelque chose de très grand venait de se passer. Que ces trois mots, d’une telle simplicité, dedans. De quelles profondeurs pouvaient-ils bien remonter ? Et vers quel pays allaient-ils le conduire ?
Six mois plus tard, le vendredi 27 octobre 1978, vers minuit, Roland a été froidement étranglé par son beau-père, ainsi que sa mère et son plus jeune frère tandis que ses petites sœurs parvenaient à s’enfuir.
On ne m’ôtera pas cette certitude : à cet instant crucial où, brutalement, la croix venait se planter en plein dans son cœur et dans sa chair, Jésus lui donnait ce cadeau suprême : transmettre à cet homme – effrayante caricature de père – les pardons mêmes du Père. Pendant la très longue agonie qu’a dû être la sienne, sur l’homme qui perpétrait le geste de la mort, Roland a posé celui qui donne la vie : ce pardon capable d’illuminer la plus violente des morts.
Quand il m’expliquait la Passion, en commentant les images du film de Zeffirelli, il ne soupçonnait pas que ce serait si vite son tour ; aucun de nous non plus, mais le Seigneur, lui, savait. Et chaque jour Roland apprenait à lui faire confiance pour demain.
Pourquoi donc, de toutes les paroles de l’Évangile, la première qui l’avait saisi était-ce précisément celle-là ? A l’horreur d’une telle mort le Seigneur l’avait acheminé, doucement, comme il sait le faire. Pour le conduire au Père, à travers sa propre Pâque, il lui avait pris la main. Il lui avait découvert le pardon, et le pardon tel qu’il aime le donner : à travers son Église. Quelques jours plus tôt Roland manifestait le désir de recevoir le sacrement de réconciliation, pour s’ouvrir au Corps de Jésus. Ce Corps-là, comme il le lui fallait pour franchir une passe aussi difficile, mais où Jésus l’avait précédé.
Pourquoi – ou par qui – le Vendredi saint précédent, les frères avaient-ils été poussés à demander que cet enfant-là soit touché, dans la certitude humble qu’en un tel jour le Seigneur ne pouvait rien refuser ? Pourquoi les semaines précédentes, quand il se réveillait la nuit – était-ce l’approche d’une peur ? – demandait-il à son compagnon de chambre de lui lire un passage de la Parole ? Avant de voir le visage, et pour le reconnaître du premier coup, ne fallait-il pas entendre sa voix ?
Pourquoi, le soir même où je recevais son étonnante réponse, l’accompagnant dans un petit oratoire, l’avons-nous surpris priant à haute voix pour la première fois. Et que disait-il ? : « Seigneur, fais tomber ton Esprit sur cette ville, fais tomber ton Esprit sur ma famille... Fais tomber ton Esprit sur ceux qui ont faim. »
Fais tomber ton Esprit ! Dans aucune assemblée de prière je n’avais entendu cette expression, et lui n’avait jamais lu les Actes des Apôtres. Il ne savait pas qu’en ce mardi de Pâques, Pierre nous y parlait du pardon des péchés pour recevoir le don du Saint-Esprit (Ac 2, 38).
Pourquoi ce même soir, rentrant en voiture vers son I.M.P., se mit-il à m’interroger si longuement sur la descente de Jésus aux enfers ? Cela semblait l’intriguer comme s’il était personnellement concerné. Tout au long du parcours il y revenait sans cesse. Je n’avais jamais rencontré chez un adulte une telle fascination pour ce mystère-là !
– Pourquoi cela t’intéresse-t-il tellement ?
– J’aimerais aussi descendre aux enfers avec Jésus.
– Mais pourquoi faire ?
– Délivrer des prisonniers.
– Et quoi encore ?
– Ouvrir les portes du paradis, y faire entrer tout le monde !
Le lendemain, il disait à toute l’école : « La chose la plus extraordinaire de notre temps, ce n’est pas de marcher sur la lune ou de fabriquer des bombes atomiques, c’est que Jésus descend en enfer pour y chercher Adam ! » Et comme on se moquait de lui : « Moi aussi je riais de ces choses, mais maintenant j’ai compris ».
Ce n’était ni Thérèse ni Silouane mais ce Roland inconnu quelques heures plus tôt, et tout à coup connu comme depuis toujours.
Mienne encore cette certitude : ce ministère lui est maintenant donné. Sinon, pourquoi le Seigneur lui en aurait-il inspiré un tel désir ? Étonnant désir en vérité ! L’enfer, il sait ce que c’est pour y être passé ; le paradis, pour y être entré. Béni sois-tu, Roland, pour cette main que désormais tu ne cesseras de tendre aux plus paumés de tes frères, comme je vois Jésus le faire sur cette icône de la Résurrection dont nous parlions ensemble ce soir pascal là-bas sur la route.
Le jour même de son calvaire, je citais son mot, en plein Paris, lors d’un rassemblement dont le thème était le pardon en vue de la mort. J’avais interrogé les enfants sur ce mystère :
– Je sais ce que Jésus a dit aux Anges qui bouchaient l’entrée
du Paradis avec leurs sabres !
– Quoi donc ?
– Il a dit : ouvrez toutes grandes les portes et laissez passer
Adam et Ève !
Ce n’était pas une homélie de Grégoire de Nysse, mais le mot d’une fillette de onze ans à l’élocution difficile, au visage déformé : mongolienne.
Et je me dis : c’est ainsi que Roland, partageant la Royauté de Jésus, doit maintenant s’adresser aux anges de la Face [1].
Pourquoi le Seigneur a-t-il permis que je sois le confident d’une telle parole ? Elle ne m’appartient pas. Elle est au peuple de Dieu. Alors, pour ta question de ce lundi de Pâques, je voudrais te bénir, Roland. Te bénir au nom de tous ceux qui en ont déjà été retournés, de tous ceux qui vont la lire ici et s’en laisseront interroger. Et bénir avec toi notre Jésus pour cette mort si tragique, que ton pardon nous a rendue si belle. Et supplier avec toi pour que cet homme qui ne savait pas ce qu’il faisait soit à son tour arraché à l’enfer dont il est habité, et découvre comme toi la grande douceur d’être aimé.
« Ma seule adoration : lui demander pardon »
« Si Jésus n’avait pas dit : Pardonne ! je n’existerais pas ! » Fulgurante parole ! Roland avait-il lu cette lettre d’un chrétien du IIe siècle ? :
En nous renouvelant par le pardon des péchés, il a fait de nous un autre être, en sorte que nous avons une âme d’enfant, tout à fait comme s’il nous créait à nouveau. Voici que nous sommes créés à nouveau, nous dont le prophète a dit : « De ceux que l’Esprit voit d’avance, j’arracherai les cœurs de pierre et je mettrai des cœurs de chair ».
S’était-il promené dans les déserts d’Égypte pour y interviewer les Pères sur leur manière de voir les choses : « S’accepter pécheur est chose plus grande que s’accepter créature » ?
L’avait-il lue la Somme de Thomas d’Aquin : « Pardonner aux hommes, c’est faire œuvre plus grande que la création du ciel et de la terre » ?
Connaissait-il Pascal : « Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait ou qu’il soit détruit, ou qu’il fût comme un enfer... Il ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ [2] » ?
Que de questions suscitées par celle de Roland !
L’homme serait-il maintenu dans l’être, soutenu dans l’existence par un pardon permanent ? Un pardon qui l’empêcherait d’être complètement annihilé par ce qui n’a pas d’être : le péché ? Dieu fait-il exister en faisant cesser d’exister le péché : pardonner, n’est-ce pas le détruire ?
Me revient le mot de Yohanni : « S’il n’y a pas de péché, alors il n’y a pas de Jésus ». Et j’ajoute, avec Roland : « S’il n’y a pas de Jésus qui pardonne, il n’y a ni toi ni moi ». Oui, pour Dieu, pardonner c’est plus que créer : la beauté rendue – lorsqu’elle l’est par Dieu même – est plus resplendissante que la beauté perdue. Revêtue qu’elle est du sang de Dieu. Ou encore ceci : recevoir le pardon me donne-t-il d’exister comme Dieu existe avec sa manière d’être, c’est-à-dire sa manière d’aimer : en faisant miséricorde à mon tour ? Partager sa puissance créatrice : avec lui, faire exister dans la vie un frère que détruit la haine ?
Se recevoir pardonné, oui, c’est cela être. Être tout court. Le reconnaître, y a-t-il adoration plus pure ?
Est-ce cela que tu voulais m’écrire, Myriam, le jour de tes seize ans ?
Je suis devenue si peu sensible à la présence du Corps de Jésus. C’est terrible. Je pleure de l’aimer si peu. Pauvre Jésus ! Je vois que je ne sais plus l’adorer. Ma seule adoration : lui demander pardon !
Tant de vies mal vécues !
Le pardon ! Quelle chose difficile ! Peut-être la plus difficile qui soit au monde. Combien de pardons – dis-moi – avortés dans le cœur, étranglés en nos gorges, jamais éclos sur nos lèvres ? Tous ces êtres ravagés par un pardon indéfiniment refoulé, toujours remis à demain, qui donc en dira l’immense désarroi ? Que de vies gâchées par un seul pardon sciemment refusé ? Que de bonheurs n’ont pu être, rongés qu’ils étaient par une amertume latente, inavouée ? Comme une vie, apparemment tranquille, peut en être empoisonnée ! Ce n’est pas sans frissonner qu’il m’arrive d’entendre : « J’en mourrai, mais jamais, jamais je ne lui pardonnerai. » On en est glacé jusqu’aux os ! La mort déjà là ; déjà là l’enfer !
Qui n’a connu de ces foyers sans feu qui traînent la vie durant – meurtrière gangrène – l’infection d’un ressentiment ? Un geste, une attitude, une parole parfois, si ce n’est un jeu d’enfants ; cela a suffi : on en veut à son frère, à son conjoint, à son voisin, parfois « à mort ». Une plaie, insignifiante au départ, a fini par s’envenimer. On n’ose plus revenir en arrière. La situation est jugée irrémédiable, l’autre condamné sans appel. Dans un silence vite intolérable, on s’emmure.
Ou encore : on croyait l’avoir donné, et vient le jour où, soudain, on réalise, effrayé, que le pardon avait été partiel, conditionnel, grevé d’une arrière-pensée. Toutes les relations avaient été hypothéquées. Un rien, et tout se réveille. Âprement, violemment. Pour des générations parfois, voilà des familles brouillées, des villages divisés.
Pourquoi tant de communautés religieuses rayonnent-elles si peu « comme rayonnent la lumière, la musique, le parfum » (Paul VI) ? Quelque part, une lampe a dû s’éteindre.
Ces sortes de crises cardiaques que sont les brisures de communion, à quoi sont-elles dues, sinon aux pardons refusés ? On demeure effaré par la stérilisation des forces apostoliques causée par les incessantes critiques, les sordides jalousies, ces mille mesquineries qui font une centrale pénitentiaire de ce qui devrait être une demeure de l’amour, une demeure où l’amour guérit parce qu’il ressemble au Cœur de Dieu. Et, pendant ce temps, à leur porte, le peuple des petits crève de froid. Les morts ne sont pas ressuscités.
Mais, dès que tout y est rendu « limpide, transparent, simple et beau » (Paul VI) parce que le baiser de paix qu’on ose s’y donner chaque jour aura été bien plus qu’un rite, alors comme elle se répand au loin la chaleur et la lumière ! Papillons de nuit, de toutes parts on y accourt ! La maison s’avère trop petite... mais les cœurs y sont au large ! On s’y sent chez soi. C’est une communauté.
Le plus meurtrier des venins
Le démon du ressentiment !
Ceux qui ont un ministère de guérison intérieure, ceux dont l’attentive disponibilité attire les confidences, ceux qui ont la charge de guider leurs frères, ne savent que trop ses ravages [3] !
Que de blocages spirituels, de dépressions, d’angoisses, de troubles nerveux, parfois organiques, ne s’originent pas ailleurs ! On multipliera cures et traitements, on passera de médecin en médecin, on essayera techniques et méthodes de relaxation. On se défoulera comme on peut. Alors que le remède, l’unique est là, à portée de main, pour peu que cette main consente à s’ouvrir pour le recevoir d’un autre : « Dis sur moi une seule parole et je serai guéri, celle du pardon qu’on reçoit à genoux ».
Ce venin de la rancune on en meurt, parce qu’on en tue son frère. As-tu entendu parler de ces complications post-opératoires où il faut agir très vite : embolies obstruant un vaisseau et c’est tout l’organisme qui est menacé, ou septicémies irréversibles et c’est tout le sang qui est empoisonné ! Il en va de même pour tout pardon refusé qui, très vite, va paralyser toute la vie.
Où donc as-tu mal ?
Pourquoi, mais pourquoi donc est-ce chose si coûteuse au cœur de l’homme ? Cela fait-il donc si mal ?
Pardonner, serait-ce demander pardon ? Avouer : c’est moins toi que moi qui ai besoin d’être pardonné. Et devant cet agenouillement-là, tout en moi se cabre ! Il y a des « tu sais, c’est ma faute » qui n’arrivent pas à sortir. Comme si les entrailles en étaient déchirées. Douloureux, comme tout enfantement ! On en a peur. Demain peut-être... Et passent les semaines, et passent les années et s’écoule une vie, la vie ! Et cette grande douceur qui fait dire : « Mais oui, tout est oublié », cette douceur divine, on ne l’aura jamais connue. Jamais connue cette humilité qui met un peu de baume sur la plus rude des existences.
Laisse-le donc faire son métier !
« Tout est oublié ! » Un pardon qui va jusque-là, cela n’est pas seulement difficile, mais rigoureusement impossible. Pour le donner : d’abord le recevoir. Le recevoir de celui-là qui, seul, peut l’inventer, et peut-être à la manière dont il a voulu le donner.
Celui-là, il ne vient pas te l’offrir du bout des lèvres ou d’un geste distrait ou d’un regard lointain, mais avec des larmes et du sang : les tiens. Il sait trop bien que, des larmes et du sang, il t’en coûtera si souvent pour faire grâce. Alors, c’est par le même chemin qu’il « vient de son trône royal doucement nous confier l’amour [4] ».
Regarde l’Agneau comme il te précède ! Aux clous il tend ses mains. Voudrait-il ne plus en être détaché ? Elles en resteront ouvertes à jamais.
Quel cri l’atroce douleur lui arrache-t-elle ? Écoute bien, pour en discerner les syllabes douces : « Pardonne ! Pardonne ! Et encore : Pardonne ! » N’a-t-il donc rien de plus important à dire ? De plus urgent à faire ? Il ne dit rien d’autre. Il ne fait rien d’autre. Il exerce son ministère. Il fait fructifier son charisme. Il vit son sacerdoce. Il célèbre sa mort. Les soldats font leur métier. Il fait le sien : le métier de Dieu. Le sien en se servant du leur.
Sur ses lèvres, pour la première fois perce un tel mot. En ses mains pour la première fois une telle percée. Hasard si coïncident et ce mot et ce moment ? Si lèvres et mains se retrouvent dans la même parole ? Entre les mains déchiquetées et les pardons semés, un lien que les pires détresses n’arriveront pas à dénouer.
Les mains qui saignent pour que bénissent les lèvres
Mais si ces mains peuvent, d’un simple attouchement, ouvrir les yeux de Bar-Timeas, c’est qu’elles s’offrent aux clous, par avance. Si ces lèvres, d’un simple mot, peuvent laver l’âme de Zachée, c’est qu’elles s’ouvrent pour ce mot-là, par avance. Si la détresse des cœurs blessés lui arrache : « Je te pardonne », c’est que la douleur des mains percées bientôt enfantera : « Pardonne ! » Cela qu’il demandera avec un grand cri, il l’accorde déjà, tellement il sait que c’est déjà accordé. Ces mains, elles se sont posées sur les yeux fermés, les fronts enfiévrés, les jambes paralysées, les mains desséchées, en même temps que de ses lèvres s’envolait ce mot insolite : « Je te pardonne ! » Avant même de dire : « Lève-toi et marche ! » et pour pouvoir le dire.
Tel est l’accord entre son Père et lui ! Entre sa parole et son sang !
Ces mains il fallait bien les ligoter ! Elles pourraient continuer à guérir ! Et techniques et programmes savamment agencés en seraient trop perturbés ! Hier soir encore, l’oreille droite de Malkus n’a-t-elle pas été remise en place ? Un de plus qui va se mettre à crier : « Jamais on n’a vu homme pareil ! »
Ces lèvres, il fallait bien les bâillonner. Elles pourraient continuer à dire de ces choses terriblement dures, terriblement vraies, jamais entendues : « Allégresse à qui ouvre la main ! » Elle en a déjà trop dit cette bouche dangereuse pour l’avenir de l’humanité. La douleur des mains finira bien par la figer !
Mais voilà que plus on lui crie : « Tais-toi ! », plus on lui fait mal et plus sa voix se fait forte et claire : « Fais qu’ils voient ! » (Lc 18,41).
Ces deux mains, n’ont-elles pas ouvragé cimes et vallées, jeté dans l’espace les galaxies aux millions de soleils, creusé leur lit aux océans, semé chaque grain d’orge, caressé chaque anémone ? Les voilà maintenant usées par le labeur, déchiquetées, pauvres choses plus bonnes à rien. C’en est fini de guérir !
Ces deux lèvres, les ténèbres n’en sont-elles pas mortes quand par elles le Père a lancé son éclatant : « La lumière, qu’elle soit ! » La glaise n’en a-t-elle pas frémi quand elles se sont posées sur celles d’Adam : « Notre Esprit, reçois-le ! »
Les voilà maintenant toutes fatiguées, toutes desséchées d’avoir tant répété : « Pardonne ! » – « Jamais cette faute ne sera pardonnée, jusqu’à votre mort » (Is 22,14). Ce que Dieu pensait, il n’osait le dire tout haut : « jusqu’à la mort de son Fils ».
Ô bénis-nous, bourreaux et victimes
Ce mot, une multitude de crucifiés en auront les lèvres descellées. Stephan le premier, et Stephan Mindszenty, sous une grêle de pierres ou une décharge électrique ne trouveront rien d’autre à dire : « Ce péché, ne leur en tiens pas compte ! Pour eux, je compte sur ton pardon ! » Sur ces lèvres en sang ou tuméfiées, y a-t-il parole plus redoutable, plus douce ?
Je relis cette lettre de prison d’un paysan des confins de l’Amazonie : « On nous a enfermés dans une cellule. Dans la cellule, on a envie de flancher, mais Jésus-Christ et l’Esprit Saint ne nous ont pas laissés tout seuls. Il est venu sur nous et nous a redonné courage... J’ai senti le Christ de plus près. J’ai compris par où il avait passé, j’ai vu ce que c’était que la voie étroite et j’ai compris aussi comme les hommes sont loin de Dieu... Ça n’avance à rien de nous arrêter. La parole de Dieu est libre, personne ne peut l’arrêter et nous on parle de ce qu’on sait, de ce qu’on connaît, de ce qu’on comprend, parce que Dieu est amour... Je remercie Dieu parce qu’il nous a trouvés dignes de nous offrir à cause qu’on rendait justice au peuple opprimé... Avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Amen [5] ! »
Devant ce merci-là, les gardes-chiourmes devraient paniquer. Il fait sauter les murs entre victimes et bourreaux, entre dénoncés et traîtres, entre dedans et dehors, entre terre et ciel. De tels hommes, on pourra les faire disparaître demain à l’aube, leur sang criera : pardonne !
Puisse un jour être nôtre ce trésor qui, de bouche à oreille, circule dans les camps de Sibérie :
Pardonne-nous à tous, bénis-nous tous, les larrons et les samaritains, ceux qui tombent sur la route et les prêtres qui passent sans s’arrêter, tous nos prochains – les bourreaux et les victimes – ceux qui maudissent et ceux qui sont maudits, ceux qui se révoltent contre toi et ceux qui se prosternent devant ton amour. Prends-nous tous en toi, Père saint et juste !
Tes yeux abîmés verront-ils la beauté ?
Nul ne sait si cette grâce du martyre lui sera faite, mais tous nous savons qu’aucune mort ne sera pascale si ne l’illumine un pardon enfin donné, enfin imploré.
Si je cale si facilement devant certains pardons qui me paraissent de petites morts, n’est-ce pas que j’oublie cette vérité, peut-être trop simple pour m’être évidence : si j’ai retenu tel et tel pardon, comment le donnerai-je à cette heure-là ? Si, aujourd’hui, je décline l’offre d’un pardon, comment à cette heure-là l’accueillerai-je ? Si mes mains sont aujourd’hui crispées, comment alors trouver ouvertes celles de Dieu ? Vides, elles le seront de toutes manières, les miennes. N’ayant rien à offrir, j’aurai tout à attendre. Mais tout à attendre d’une miséricorde qui, elle, n’attend pas la dernière minute pour venir à ma rencontre.
Sur quoi compter alors, si ce n’est sur un amour qui ne sait pas compter, incapable qu’il est de calculer ?
Pour cela, dès maintenant, miser sur ce seul pardon, ce même pardon. Celui que je donne à mon frère, c’est celui-là même qui me sera rendu à l’heure de ma mort. Pas un autre. L’un engendre l’autre. Ce pardon par lequel je fais aujourd’hui exister mon frère, il me fera exister alors d’une existence qui ne s’éteint plus.
C’était en Avignon. Un partage avec des enfants. Comment s’imaginaient-ils leur mort à chacun ?
Benoît (12 ans) : « Eh bien ! on verra Jésus tellement beau qu’on ne pourra s’empêcher de lui demander pardon et lui ne pourra s’empêcher de nous pardonner ».
– Mais pourquoi alors, ne pas lui demander pardon dès maintenant ?
Georges (11 ans) : « C’est que le démon cherche à brouiller nos yeux pour ne pas que nous trouvions Jésus beau, et nous empêcher de demander pardon. Comme il est très très laid, il se déguise. Il fait semblant d’être beau et il abîme nos yeux. »
– Et alors, si nos yeux sont trop abîmés ?
Martin (13 ans) : « Alors, Jésus devra bien prendre un peu de temps pour habituer nos yeux ! »
Dominique (12 ans) : « Il faut saisir la chance tout de suite ! C’est plus sûr ! »
Si je résiste aujourd’hui à pardonner n’est-ce pas que Jésus ne me paraît pas si beau que cela sur le visage défiguré d’un frère ? Mes yeux seraient-ils déjà abîmés ?
C’est pourquoi sept fois le jour, et encore la nuit, je me lèverai, je dirai : « Abba ! pardonne-nous, comme nous pardonnons. » Et ce « comme » il tremblera sur mes lèvres. Il fera trembler mon cœur. Il m’engagera : lier les mains de Dieu aux miennes, les lèvres de Dieu aux miennes, le Cœur de Dieu au mien. J’en prends le risque. Pour le meilleur ou pour le pire. Mais, pour éviter le pire, j’ajouterai : « Du Malin délivre-nous ! »
Le fruit où tend la sève...
Comment les lèvres même où passe et repasse le Nom béni peuvent-elles laisser passer une parole qui salit, défigure, détruit la vérité [6] ? La vérité tout court ou la vérité d’un être n’est-ce pas toujours le visage de Dieu ? Intolérable distorsion ! Si une telle parole vient à nous échapper, que sur nos lèvres, le Nom soit la braise ardente qui se prend sur l’autel des parfums. L’autel où le sang de l’Agneau s’offre en encens (Is 6,7). Elles en seront purifiées : « Ton péché est expié. »
Rien ne court-circuite autant la prière qu’une réconciliation avortée. Pour ne pas que tes bras soient paralysés, patène en main, il faut d’abord t’agenouiller devant celui qui t’aurait et que tu aurais blessé. Quand donc tu descends vers l’autel du cœur pour y célébrer l’oblation du soir, qu’au seuil du sanctuaire remontent dans tes yeux les visages où pourrait se lire un reproche, ou simplement une tristesse à cause de toi. Ce frère, s’il est proche, va le trouver. S’il est loin délègue-lui ton ange. Opère une rencontre neuve. Qui soit visitation, qui donne l’Esprit. Alors, ton lucernaire sera très beau : eucharistie !
Serviteur d’un pardon qui s’offre
Comment risquer un « Jésus, pardonne ! » qui n’enfante un « Je te pardonne, toi qui es Jésus pour moi » ? Un « Pardonne-moi » dit à Dieu peut enfin – enfin ! – être retransmis à tout homme, quelles que soient ses offenses, quelles que soient mes défenses.
Ce pardon, tu ne peux le recevoir qu’à condition de le donner à ton tour. Ne jamais s’entendre dire par Dieu : « Je te pardonne » sans de suite chercher à qui le faire suivre. Si le précédent n’est pas transmis, comment en recevoir un nouveau ? Écouté sur les lèvres de Dieu, qu’il soit entendu sur les nôtres ! Il n’a été confié qu’au prix de mains ouvertes : une main qui se ferme sur pareille confiance, la stérilise.
Tu deviendras le serviteur des pardons de l’amour. Étonnant ministère ! Ministère de guérison. Que de plaies sont bandées par un simple pardon, surtout s’il provoque la réciproque ! Ministère de compassion : si quelqu’un m’a fait mal, c’est qu’il a plus mal encore ; s’il m’a blessé, c’est qu’il est plus blessé que moi. Et cette blessure-là, n’en suis-je pas responsable ? Si je l’avais aimé davantage, aurait-il été meurtri au point de meurtrir ? Compatir à sa peur en lui offrant ce baume. Il atteindra sa solitude profonde, après avoir traversé la mienne.
[1] Qu’on ne vienne plus me dire qu’un enfant n’est capable de comprendre ni le péché ni le pardon. Au nom de quoi, de qui, nous ériger en juges de ce qu’un enfant, en son être profond, sait ou ne sait pas ? De quel droit lui interdire ce chemin vers des profondeurs qu’il a soif d’explorer ? Ce besoin en lui d’un regard qui lui donne d’être ce qu’il est, de quel droit l’en culpabiliser ? Personne comme un enfant ne sait ceci : on ne peut vivre tant qu’un reproche se devine dans les yeux de ceux qu’on aime. C’est intenable. On rêve alors d’être tué. C’est une mort.
[2] Pensée 556.
[3] Ces choses indéfiniment ressassées, ces contentieux que rien n’arrive à liquider, ces regards toujours soupçonneux, ce sarcasme destructeur qui trahit un esprit de mort... sous quels masques ne se cache-t-il pas, ce démon-là ? Que de cas pourraient être cités ! Cette jeune épouse dont les continuels maux de tête ont cessé le jour où elle a consenti à assumer son mari tel qu’il était et non plus tel qu’elle en rêvait. Cette religieuse, toujours maladive, jusqu’à ce qu’elle avoue une jalousie envers sa supérieure.
[4] Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, 10, coll. Sources Chrétiennes, 61, Paris, Cerf, 1959, 93.
[5] Cité par Charles Antoine, Le sang et l’espoir, Paris, Le Centurion, p. 78.
[6] Une enfant dont les parents ne vivaient plus en accord me confiait : « Ils ne peuvent sûrement plus dire « Jésus » maintenant. On ne peut dire Jésus si le cœur est double. À la rigueur « Seigneur », mais pas « Jésus », ça fait trop mal. » – Encore un de ces mots qui ne viennent ni de la chair ni du sang, mais de l’Esprit. Sagesse sur les lèvres des petits.