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La vie religieuse : Témoignage et mission

Albert Chapelle, s.j.

N°1979-4 Juillet 1979

| P. 208-219 |

Dans un article précédent, l’auteur a fait une relecture de la Constitution Lumen gentium en y situant la place de la vie religieuse. Il explicite ici ce qu’a de propre le témoignage des religieux : être signe de la miséricorde de Dieu qui porte déjà son fruit de béatitude en notre monde, dans des existences humaines de pécheurs graciés. Ce que tout chrétien est appelé à vivre dans l’Église, femmes et hommes consacrés à Dieu l’expriment jusque dans la réalité quotidienne et institutionnelle de leur état de vie. Il s’agit là d’une réponse à l’initiative du Père, d’une mission reçue. La vie liturgique et la réalité canonique des communautés religieuses manifestent à quel point leur existence se trouve inscrite dans le mystère de l’Église Corps du Christ.

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I. Témoignage

Dans un précédent article [1], nous avons vu que la structure de Lumen Gentium (LG) est bâtie sur une tension qui donne son mouvement à l’ensemble du texte : l’Église vient de Dieu et dans le Christ ressuscité, dans la Vierge Marie, dans les bienheureux, dans chaque baptisé, est déjà retournée à Dieu. C’est à l’intérieur de cette réalité ecclésiale que se situe la vie religieuse. Il en découle que celle-ci ne s’appartient pas à elle-même, ni à aucun d’entre nous. Et sa structure ne se définit pas par des modèles socio-économiques, familiaux ou politiques ; elle ne se comprend humainement et spirituellement qu’à l’intérieur de l’Église.

La vie religieuse n’a dès lors pas l’initiative du témoignage qu’elle est appelée à rendre. Celui-ci n’est pas la notification que nous ferions par la vie et par la parole de ce qui nous est cher, de nos valeurs et de nos projets. Pour la vie religieuse, le témoignage est une vocation et par là même une mission. Nous dirons ultérieurement comment la double dimension de témoignage (I) et de mission (II) se concrétise dans l’existence liturgique et canonique (III) de la vie religieuse.

À cette lumière, il apparaît que la réalité du témoignage de la vie religieuse s’enracine dans un acte de foi en la réalité de Dieu fait présent par Jésus dans l’Esprit au milieu des hommes.

Signe de la grâce déjà donnée

« La vie religieuse manifeste, dit A. Schulte, l’aboutissement eschatologique de l’Église, c’est-à-dire la réussite déjà de la grâce de Dieu dans l’humanité. Non pas au sens où le religieux serait par lui-même, plus que les autres baptisés, cette merveille de grâce, mais où l’existence de l’état religieux manifeste par lui-même que la condescendance de Dieu a suscité dans l’humanité un mode d’être, un mode de vie dans lequel la béatitude évangélique avec ce qu’elle implique de gratuité, de paradoxe, a été prise comme règle » [2].

Cette béatitude doit être perçue comme une réalité déjà accomplie, sous peine de quoi l’engagement de la liberté dans la vie religieuse n’est plus compréhensible. La Béatitude est Dieu même. Si Dieu n’a pas inscrit sa présence déjà par le Christ dans l’Esprit à l’intérieur des structures de la vie religieuse comme il le fait dans le baptisé qui se trouve consacré, il n’y a ni dans la vie religieuse ni dans celui qui s’y consacre de dynamisme capable de vivre cette réalité de la Béatitude. Car la vie religieuse ne témoigne pas de l’espérance d’une réalité qui ne serait pas encore venue. Elle manifeste ce que nous sommes déjà (« Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté », dit saint Jean ; 1 Jn 3, 2). Elle le manifeste dans la foi, dans l’espérance et dans l’amour ; dans la condition charnelle qui est la nôtre aussi. Il y a là un défi pour la foi, et ce défi est d’autant plus grand que nous prenons davantage en compte notre propre infirmité et notre propre péché.

La vie religieuse manifeste la réalité déjà donnée de la béatitude de Dieu. Et c’est pourquoi possibilité est donnée à l’homme de s’y engager. La liberté graciée par Dieu, conjointe au Dieu de l’Alliance se découvre puissante et forte de l’amour même de Dieu. Insister avec force sur cette plénitude que la vie religieuse atteste, dont la vie religieuse est le signe, c’est manifester avec la même force que la vie religieuse est porteuse de dynamisme pour elle-même, en elle-même et pour chacun qui s’y trouve. Plus on marquera que Dieu s’est déjà donné, plus on marquera que l’homme est devenu à même de se donner à Dieu et à ses frères. Perfectae caritatis 6 le dit : l’intimité avec Dieu qui nous a aimés le premier et l’invitation à vivre cachés avec le Christ en Dieu est la source même d’où jaillit et se fait présente la mission confiée à la vie religieuse. Donc ce signe de la grâce déjà donnée, de la béatitude déjà accordée devient par là même susceptible de susciter la prise en charge, l’engagement de liberté par rapport à la vie religieuse et aussi par rapport à ses tâches, sur lesquelles nous aurons à revenir.

Ce signe demande des témoins

Être signe de la béatitude [3], c’est être témoin du Christ ressuscité, non seulement parce que le pauvre qui est bienheureux et l’humble qui est comblé, c’est d’abord Jésus-Christ en chacun de ses frères, mais aussi parce qu’il n’y a pas de béatitude sinon celle de Jésus ressuscité. Le témoignage de la vie religieuse, dans la mesure où il est porté à la transfiguration du monde par l’esprit des béatitudes, implique que le monde soit transfiguré. Et il l’est.

Le Christ ressuscité est l’objet central de la foi chrétienne. « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine » (1 Co 15,17), notre béatitude n’est qu’illusoire, la vie religieuse n’a aucune raison d’être. Si la vie religieuse n’est pas signe du Ressuscité, dont l’Esprit donne à l’homme dès maintenant la béatitude promise, elle n’est signe de rien.

Parler du témoignage de la vie religieuse, c’est donc la découvrir d’une part comme un signe dont nous avons à prendre la responsabilité [4] et d’autre part comme un signe de la restauration devenue déjà la nôtre dans le Christ ressuscité.

Beaucoup de lamentations provoquées par la mauvaise conscience de n’être pas signe perdraient leur raison d’être si les religieux se reconnaissaient simplement pécheurs graciés, c’est-à-dire ressuscités par la grâce du pardon. Ce pardon est donné à l’homme pour qu’il coopère à la restauration de lui-même par Dieu : il est puissance de transfiguration de l’homme, de son univers, de son monde, de son corps. En dehors de ce pardon, aucun témoignage n’est possible [5]. En dehors de cela, nous ne pouvons que constater notre incapacité définitive et par là même le caractère illusoire du « projet » de la vie religieuse.

II. Mission

La vie religieuse n’est pas un projet que l’homme forme ; elle est donnée comme une grâce confiée, comme une mission. Elle est le signe que l’Église est sacrement du salut, le signe de la réponse de l’homme à Dieu. Cette réponse que l’homme donne à Dieu, c’est Dieu qui l’a suscitée. Cette configuration, le Christ ressuscité l’opère par la puissance de l’Esprit, lui qui, comme le dit l’Épître aux Philippiens, 3, 21, « transformera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire. » Que la vie religieuse soit une mission et non un projet, apparaît non seulement dans la vocation mais dans chacune des fidélités humaines où l’initiative du Père se manifeste toujours renouvelée.

L’initiative du Père

Il suffit de méditer sur la réalité d’une vocation, pour percevoir que toutes les tentations de générosité, tous les projets plus ou moins idéalistes de se dévouer aux autres, tous les projets certainement idéalistes d’acquérir la perfection d’une union à Dieu en fonction d’un choix qui naîtrait de l’individu, n’ont rien à voir avec une vocation. La vie religieuse est réponse à un appel dont le Père, qui donne ce surcroît de vie qu’est le pardon, a toujours l’initiative. Et il l’opère par l’Esprit [6]. C’est l’Esprit qui est béatitude. La joie est le fruit de l’Esprit Saint. L’Esprit qui nous donne Jésus-Christ et qui nous donne à Jésus-Christ est le lien intime en Dieu même. L’Esprit se joint à notre esprit pour dire : « Abba - Père ». Et dans l’Esprit Saint seul, nous sommes à même de dire : « Jésus-Christ est Seigneur », à plus forte raison de le vivre.

Il y aurait là tout un discernement à faire dans les croissances spirituelles. Toute vocation est à rattacher très explicitement à l’initiative du Père ou du Christ, le Fils du Père. Mais toute croissance spirituelle et surtout tout déploiement d’une vocation est lié à un don nouveau de l’Esprit. La prise en charge d’une responsabilité nouvelle, l’avancement dans un renoncement nouveau, la découverte d’un appel du monde, l’exigence d’une charité plus précise, d’une pauvreté plus délicate sont liées à un nouveau don de l’Esprit. Et s’il y a un point tout à fait classique de l’enseignement traditionnel de l’Église sur la vie religieuse, c’est que l’Esprit a suscité les charismes des fondateurs. L’Esprit ne fait rien de lui-même, dit Jésus ; Dieu, notre Père, suscite en lui les familles religieuses pour manifester comment l’Église est configurée à Jésus-Christ.

La responsabilité du signe de la vie religieuse à assumer prend un sens tout autre à partir du moment où nous voyons qu’il s’agit d’une réponse à l’initiative de Dieu, notre Père, et d’une coïncidence avec le don de l’Esprit Saint. Dieu a fait une forme de vie où apparaît de manière tout à fait spécifique que l’Église est le Royaume de Dieu présent parmi son peuple, parmi les hommes, sur la terre déjà comme au ciel. Nous sommes responsables que « fonctionne » ce signe, pour que les hommes puissent découvrir comment Dieu agit, le Père appelle, l’Esprit suscite ce charisme dans l’Église.

Ampleur de la mission

Nous avons à percevoir l’ampleur de la mission confiée à la vie religieuse. Dieu qui a créé l’Église et suscité le charisme de la vie religieuse est le Dieu créateur du ciel et de la terre, juge des vivants et des morts. Par le même acte, Dieu est Dieu, crée le monde et suscite les familles religieuses. Chaque charisme de vie religieuse est une réalité donnée au monde « pour que l’édification de la cité terrestre soit toujours fondée dans le Seigneur et dirigée vers lui de peur que ceux qui l’édifient n’aient pas travaillé en vain » (LG 31). Tout ce que l’homme a édifié sur cette terre : les projets culturels, les civilisations, les cités terrestres ne sont pas anéanties par la mort. Dieu donne à l’homme le signe d’une espérance meilleure.

Quand une Mère Teresa ou des religieux passent leur vie à soigner des mourants, Dieu donne par eux un signe à l’homme que rien des souffrances de l’homme n’est perdu, que la mort est jaillissement d’éternité, qu’elle est une pâque. Le travail de ces religieux est un signe de notre béatitude à tous : l’homme n’aura pas travaillé en vain, le Christ ne sera pas mort en vain. La rédemption du Christ porte son fruit.

Tel est le sens de la vie « apostolique » : l’annonce de l’Évangile de Jésus-Christ. Telle est la « mission » : l’Esprit est d’abord envoyé par Jésus-Christ et par le Père et nous ensuite avec l’Esprit et par lui. Nous touchons ici à la vérité même de l’Église : elle est envoyée à tous les hommes comme le signe de la béatitude qui vient, qui se profile de manière parfois fort paradoxale dans les misères, les souffrances et les fautes des hommes comme il s’est profilé avec force dans la croix de Jésus-Christ. De même que le Christ crucifié se trouve, dans l’Église et par elle, dans la force de l’Esprit, les signes de sa résurrection en ce monde, ainsi l’humanité qui souffre, l’humanité qui est en conflit, l’humanité qui est pauvre, etc., trouve dans le témoignage que porte l’Église des signes de sa propre béatitude. Et cette réalité du témoignage et de la mission confiée à tout chrétien s’inscrit dans l’Église comme une forme de vie : l’état religieux (LG 44 a).

III. Existence liturgique et existence canonique

Liturgie et droit canonique sont des réalités ecclésiales. Parler de l’existence liturgique et canonique à propos de la vie religieuse, c’est indiquer que la vie religieuse ne peut pas se penser en dehors de la vie ecclésiale, c’est indiquer encore un double pôle de la vie religieuse : celui de la célébration et celui du droit. Le pôle de la célébration est l’élan de l’homme vers son Dieu : la louange de la gloire ; le pôle du droit est la prise en compte par l’homme de ses nécessaires solidarités fraternelles. Ce qui importe ici, ce n’est pas de mesurer la spécificité de la vie religieuse par différence d’avec d’autres états de vie : le ministère sacerdotal ou le mariage, par exemple, mais de percevoir comment elle prend ses dimensions dans la mesure où elle laisse grandir en elle l’Église. Comme l’accueil de tout don de Dieu, celui-ci ne se fait pas sans souffrance. On ne laisse pas grandir en soi l’Église sans porter le poids de la solidarité des chrétiens. Et que ceux-ci soient évêques ou vicaires généraux, élèves ou malades, ils ont tous leur poids spécifique. Les réalités structurelles de l’Église que sont la liturgie et le droit canonique nous apparaîtront comme constitutives de la vie religieuse dans la mesure où nous laisserons se dilater suffisamment l’expérience que nous avons de la condition des religieux. Ces réalités sont en croissance. Abstraction faite de la vocation personnelle d’un chacun, il importe que la vie religieuse puisse se déployer en prenant compte de toutes les dimensions réelles de ce qu’est l’Église.

La liturgie

Des communautés ou des congrégations dans lesquelles toute liturgie possible est bannie sont un non-sens, pas seulement ni d’abord pour des raisons personnelles, mais déjà pour une raison structurelle. Dans la vie de certains religieux ou de certaines religieuses, la vie liturgique ou sacramentelle peut être à un certain moment l’objet d’une crise. Ce n’est pas cela qui est en cause ici. L’état religieux comme tel implique dans sa réalité structurelle et fondamentale de se trouver associé à la célébration liturgique et d’abord eucharistique dont il manifeste le fruit et dont il reçoit sa fécondité.

Comment manifester que l’Église se retourne vers son Dieu si on ne se reçoit pas de Dieu et si on ne lui rend pas louange pour sa gloire ? Quel sens y a-t-il à dire que la vie religieuse est consécration à Dieu, projet pour Dieu, mission reçue de Dieu, témoignage rendu à Dieu si elle ne se reçoit pas de Dieu et si elle ne se retourne pas vers Dieu dans l’action de grâce, c’est-à-dire l’eucharistie. Il y a une contradiction fondamentale entre le refus de la louange et de l’eucharistie et la réalité de la vie religieuse. La vie religieuse manifeste l’aboutissement et le fruit du don de Dieu, l’intimité avec Dieu. Si cette intimité n’est pas reçue, célébrée, reconnue, si pour elle il n’est pas rendu grâce et louange, il n’y a pas de vie religieuse.

Il ne s’agit pas de nous imaginer seuls ou en groupes tournés vers Dieu, même par la force de Dieu, mais de percevoir que Dieu n’est inscrit dans l’histoire que par la réalité sacramentelle. De cette réalité sacramentelle naissent la vitalité de l’Église et la capacité pour l’Église de structurer une vie selon les conseils évangéliques. En dehors de la célébration liturgique, il n’y a pas de possibilité d’instituer une vie religieuse. Il faut aller jusque-là pour percevoir la réalité ecclésiale de la vie religieuse.

Le droit canonique

La réalité canonique par laquelle les religieux se trouvent juridiquement et institutionnellement insérés dans l’Église marque non seulement notre solidarité entre hommes, mais aussi à quel point notre existence commune se trouve rejointe par l’action de l’Esprit.

L’aspect de notre solidarité entre hommes ne touche en rien la spécificité de la vie religieuse ni la spécificité de l’Église. Le droit est un certain type de langage qui permet aux hommes de communiquer dans leur vivre ensemble les normes qui leur sont nécessaires pour le bien commun.

Aucun vivre ensemble humain n’est accueillant sans un droit. Un groupe d’hommes défini peut être extraordinairement souple quant aux manières de vivre qui peuvent être adoptées, mais à partir du moment où ce groupe se dit ouvert à l’accueil d’un nouveau membre, il faut qu’il puisse lui dire ce qu’il lui offre à vivre. Cela est vrai de tout groupe humain.

Bon nombre de difficultés de vocation dans les dernières années tiennent au fait des adaptations de la vie religieuse. Les unes étaient nécessaires, les autres pas. Quoi qu’il en soit, elles ne permettaient pas un accueil nouveau. Un jeune qui entrait dans une congrégation ne savait pas à quoi il s’engageait, ou bien quand il croyait le savoir, il voyait un an après qu’il s’était trompé.

Parler d’existence canonique à propos de la vie religieuse signifie par ailleurs comment l’Esprit de Jésus ressuscité touche l’homme jusqu’à ce vivre ensemble accueillant et fécond que nous souhaitons à chacune de nos familles religieuses.

Le droit canonique joue, dans l’Église, le rôle de toute disposition juridique, mais il est nécessairement institution de liberté spirituelle. Les institutions ecclésiales ne sont pas du même type que celles de l’économique et du politique. Il y a une manière d’être ensemble, propre à l’Église-communion, qui lui permet d’accueillir indistinctement tout qui se présente à elle. Le droit canon est une réalité, humaine certes, mais dans laquelle la réalité proprement spirituelle du mystère de l’Église comme communion se trouve mise à la mesure des hommes que nous sommes. Dire que l’Église est communion, mystère, Corps du Christ, Épouse du Christ, etc., ne suffit pas. Il faut encore mettre ces réalités-là à portée de nos mains, de nos lèvres, de nos oreilles pour que nous sachions comment les vivre.

Le droit canonique est toujours lié à la réalité sacramentelle de l’Église et à la liberté spirituelle. Du même coup, il est contrainte, non seulement parce qu’il y a contrainte dans toute société organisée, mais parce que l’eucharistie est le sacrifice et la mort de Jésus-Christ et que la liberté spirituelle est la liberté du crucifié et du ressuscité. Un droit ecclésial quelconque qui ne codifierait pas d’une manière ou d’une autre cet accès au mystère de la Pâque est impensable. Ce qui est propre au droit canonique par rapport aux droits civils c’est de manifester le mystère pascal comme réalité sociale et personnelle.

La vie religieuse, au niveau où elle s’institue, s’organise, manifeste le besoin de dispositions plus précises. Les dispositions juridiques ont évolué au cours de l’histoire de l’Église. Déjà Ignace d’Antioche au IIe siècle fait état, quand il parle des veuves, de l’une ou l’autre prescriptions qui touchent ce qui est peut-être le commencement de la vie religieuse. Vers la fin du IIIe siècle, Hippolyte a aussi un certain nombre de prescriptions. Toute l’évolution du droit est liée aux conditions historiques. Nous sommes aujourd’hui dans un mouvement d’heureuse et difficile adaptation. Il n’y a aucune chance qu’aujourd’hui, demain plus qu’hier ou avant-hier on élimine d’une société humaine, y compris l’Église, tous les passe-droits, tous les abus de droit, toutes les erreurs et les retards des dispositions juridiques. Or il faut vivre maintenant, et c’est maintenant que la vie religieuse est bonne. Il faut percevoir comment tout ensemble il y a là nécessité d’améliorer le droit, son usage et sa connaissance et d’en porter le poids dans ce qu’il a de légitime et dans ce qu’il a parfois d’illégitime et d’injuste.

Comment porter ce poids ? Sinon en reconnaissant que nous sommes concernés par le mystère pascal et que la mission reçue nous a rejoints jusqu’à notre vivre-ensemble et jusqu’à la manière où nous pouvons nous situer les uns les autres, les libertés que nous pouvons prendre avec l’espace, avec le temps, etc.

L’existence canonique comme l’existence liturgique manifestent la présence de l’Église à l’intérieur de notre propre vie religieuse, au niveau individuel et au niveau des familles religieuses. C’est là que celles-ci découvrent leur propre vitalité ecclésiale : le témoignage d’espérance qu’elles donnent au monde passe par cette austérité et cette rudesse qui sont celles de la croix. Il n’y a pas d’autre espérance qui puisse être donnée au monde et à l’homme qui doit mourir ; il n’y a pas d’espérance de Jésus-Christ qui ne soit comblée par le Père.

Note 1 : Signe et témoignage

Dans le Nouveau Testament, surtout chez saint Jean, le signe est donné par Dieu ; le témoignage est réservé à l’Esprit ou aux Apôtres ou à l’Église qui doivent interpréter, déchiffrer les signes. Dieu fait signe à l’homme et en même temps il donne à l’homme de comprendre le signe. C’est à partir de là qu’il faut réfléchir à la relation entre le signe et le témoignage.

Il y a une objectivité dans le signe. Il se propose comme tel. Le témoin éclaire de l’intérieur le signe visible, il montre sa face invisible, ce vers quoi il fait signe. Le témoignage s’exprime souvent par des paroles, parfois aussi par une vie « plus éloquente que des paroles » (par exemple le sang d’Abel, He 11,4). C’est un peu ce qui se passe chez les prophètes : ils ont une vision, mais il faut une parole pour l’interpréter. Il y a un signe, un témoin est nécessaire pour rendre raison de ce signe.

L’engagement de liberté est plus grand dans le témoignage que dans le signe. Le témoignage est toujours plus personnel. Le signe, lui, est marqué par l’objectivité, la généralité, l’abstraction aussi. Il ne faut cependant pas majorer la différence entre signe et témoignage. Lumen gentium 44 c parle de signe ; 32 et 39 de témoignage. Le terme de signe est plus général que celui de témoin : un témoin est toujours un signe, mais un signe n’est pas toujours un témoin. Par exemple un signe de croix n’est pas témoignage rendu à la croix du Christ, il fait connaître autre chose simplement. Mais faire un signe de croix volontairement, c’est s’engager à travers un signe, témoigner de sa foi dans la croix du Christ.

Ceci est important pour la vie religieuse tant au niveau personnel des religieux qu’au niveau ecclésial de l’état religieux. L’état religieux est signe et en même temps il témoigne, est-il dit au n. 44 c. La liberté n’a pas à être comprise simplement d’une manière individuelle, elle s’investit aussi dans la structure, dans la constitution, dans la vie d’une famille religieuse. La vie religieuse comme communion de libertés spirituelles engagées est l’agent du témoignage. Celui-ci est toujours à la fois commun et personnel.

Note 2 : Le « fonctionnement du signe » de la vie religieuse

Ce n’est pas d’abord interpréter le signe qui est en cause ici, mais faire signe, porter le signe, faire fonctionner le signe. Cela paraît de la première importance dans la vie religieuse.

Qui aujourd’hui accepte encore d’assumer la responsabilité d’une institution religieuse, d’une structure religieuse, d’un état religieux ? Par exemple en assumant la responsabilité commune de l’autorité, de la formation ou de l’aide à donner à un de ses frères ou à une de ses sœurs dans une crise de vocation, ou de l’invitation à faire à un jeune à entrer dans la vie religieuse comme dans quelque chose de valable pour qui y est appelé ?

Le signifié n’existe pas si un être humain ne porte pas en lui-même la relation entre le signifiant et le signifié. Le signifiant est le signe extérieur, l’institution. Beaucoup de religieux veulent bien rendre témoignage au Christ mais sans faire jouer à la vie religieuse le rôle de signe, sans faire fonctionner l’institution. La vie religieuse ne peut pas faire signe si personne ne prend sur soi de porter le poids des institutions, des solidarités qu’elle représente. La vie religieuse est un poids d’institution, elle ne l’était pas moins hier qu’aujourd’hui. Elle l’est toujours. Quand Thérèse d’Avila a pris sur elle la fondation des Carmels, cela ne s’est fait que parce qu’elle a voulu qu’il en soit ainsi pour répondre à l’appel de Dieu.

Cela paraît un des points névralgiques de la vie religieuse comme état religieux : le religieux a à se poser les questions : « De quoi suis-je chargé dans l’Église ? de faire fonctionner le signe de la vie religieuse, de trouver dans la vie religieuse le lieu précis de mon témoignage ecclésial et de mon témoignage de chrétien. Qu’est-ce que je fais pour cela ? Qu’est-ce que nous faisons pour cela ? » Dans la crise actuelle, la crise des vocations aussi bien que la crise de cohérence de toutes les familles religieuses, il y a à réfléchir sur la décision ou non, explicitement partagée ou non, d’une prise en charge de l’état religieux comme tel. Cela ne se fait pas tout seul.

Note 3 : Témoignage et sainteté

Si c’est l’Esprit Saint qui rend témoignage, on voit comment témoignage et sainteté sont liés à tous les niveaux. Celui qui rend témoignage exprime ce qui est unique dans sa personne face à ce qui est unique en Dieu. Là où il est touché par Dieu seul, il témoigne de Dieu seul. Le témoignage est rendu de manière exclusive au Dieu jaloux, qui est l’Unique, qui est le Saint.

L’idée de sainteté apparaît aussi dans la manière dont nous parlons du témoignage de la vie religieuse. La consécration à Dieu fait apparaître que Dieu est l’Unique, qu’une vie nouvelle et éternelle a été acquise une fois pour toutes par la rédemption du Christ.

Il existe des faux-témoins – l’Écriture en parle –, des contre-témoignages, ce qui n’est pas identique à une absence de témoignage. Le contre-témoignage signifie que l’on demeure témoin d’une façon ou d’une autre.

Dans l’Écriture, tous les oracles de malédiction contre Israël peuvent se résumer ainsi : « Dieu t’a pris, toi Israël, comme témoin de ce qu’il a d’unique. Dieu a noué une Alliance avec toi. Tu n’as pas rendu le témoignage pour lequel tu as été appelé. C’est là ton péché contre Dieu. Tu restes celui qui a été appelé ; c’est pourquoi tu es faux-témoin. »

Dans la vie religieuse, on entend dire parfois : « Nous sommes pécheurs, donc nous ne sommes pas témoins. » C’est faux. Les Actes (15,28) rapportent la parole des Apôtres au concile de Jérusalem : « Il a plu à l’Esprit Saint et à nous. » L’infirmité de l’homme témoigne de la force de Dieu, comme le dit Paul (2 Co 12,5).

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[2R. Schulte, o.s.b., « La vie religieuse comme signe », dans L’Église de Vatican II, t. III, Paris, Cerf, 1966, p. 1139-1172.

[3Cf. Note 1 : Signe et témoignage.

[4Cf. Note 2 : Le fonctionnement du signe de la vie religieuse.

[5Cf. Note 3 : Témoignage et sainteté.

[6Plusieurs orthodoxes ont souligné que la tendresse, la puissance de l’Esprit Saint n’est pas assez soulignée dans Lumen Gentium.

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