Vivre la communauté
Jean Vanier
N°1979-2 • Mars 1979
| P. 67-91 |
Dans nos sociétés en proie à la violence et à l’égoïsme, beaucoup cherchent un style de vie plus humain et plus chrétien. Jean Vanier a fondé en 1964 les communautés de l’Arche : inspirées de l’Évangile et des béatitudes, ces communautés groupent parmi leurs membres des personnes handicapées et d’autres, partageant la même vie. L’auteur nous livre ici le fruit de son expérience en des pages nourries d’Évangile et de fines notations psychologiques. Bien qu’elles ne s’adressent pas directement à des religieux, ces réflexions sont très éclairantes pour eux. Elles rejoignent ce qui fait le cœur de toute communauté religieuse : accueillir et partager la miséricorde et le pardon offerts par Dieu en Jésus-Christ.
Extrait, avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditeurs, du livre La communauté, lieu du pardon et de la fête, Éditions Fleurus, Paris, 288 p., 27 FF.
Note de la rédaction (mai 2021) : la publication de cet article est évidemment antérieure aux révélations concernant la personne de Jean Vanier communiquées par l’Arche en février 2020. La rédaction renvoie le lecteur au communiqué officiel publié sur le site de l’Arche.
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À notre époque où les villes sont dépersonnalisées et dépersonnalisantes, beaucoup recherchent la communauté, surtout quand ils se sentent seuls, fatigués, faibles et tristes. Pour certains, être seul est insupportable ; c’est un avant-goût de la mort. La communauté paraît alors merveilleuse comme lieu d’accueil et de partage.
Mais sous d’autres angles la communauté est un lieu terrible. C’est le lieu de la révélation de nos limites et de nos égoïsmes. Quand je commence à vivre tout le temps avec d’autres personnes, je découvre ma pauvreté et mes faiblesses, mes incapacités à m’entendre avec certains, mes blocages, mon affectivité ou ma sexualité perturbées, mes désirs qui semblent insatiables, mes frustrations, mes jalousies, mes haines et mes envies de détruire. Tant que j’étais seul, je pouvais croire que j’aimais tout le monde ; étant maintenant avec d’autres, je réalise combien je suis incapable d’aimer, combien je refuse la vie aux autres. Et si je suis incapable d’aimer, que reste-t-il de bon en moi ? Il n’y a plus que ténèbres, désespoir et angoisse. L’amour est une illusion. Je suis condamné à la solitude et à la mort.
La vie communautaire est la révélation bien pénible des limites, des faiblesses et des ténèbres de mon être ; elle est la révélation souvent inattendue des monstres cachés en moi. Or cette révélation est difficile à assumer. Très vite on cherche à écarter ces monstres, ou à les recacher, à prétendre qu’ils n’existent pas ; ou on fuit la vie communautaire et la relation avec les autres ; ou encore on les accuse, eux et les monstres qui sont en eux.
Mais si on accepte que ces monstres soient là, on peut les laisser sortir et apprendre à les dompter. C’est la croissance vers la libération.
Si nous sommes accueillis avec nos limites, avec nos capacités aussi, la communauté devient peu à peu le lieu de la libération ; découvrant qu’on est accepté et aimé par les autres, on s’accepte et s’aime mieux. La communauté est alors le lieu où l’on peut être soi-même, sans peur ni contrainte. Ainsi la vie communautaire s’approfondit dans la confiance mutuelle entre tous les membres.
C’est alors que ce lieu terrible devient lieu de vie et de croissance. Il n’y a rien de plus beau qu’une communauté où l’on commence à s’aimer réellement et à avoir confiance les uns dans les autres. « Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères de vivre ensemble ; c’est comme de l’huile qui coule sur la barbe d’Aaron » (Ps 133).
Je n’ai jamais très bien compris cette référence à la barbe d’Aaron, sans doute parce que je n’ai jamais porté de barbe. Mais si l’huile qui coule sur une barbe est une sensation aussi étonnante que la vie communautaire, ça doit être merveilleux !
La vie communautaire est le lieu où on découvre la blessure profonde de son être et on apprend à l’assumer. On peut alors commencer à renaître. Oui nous sommes nés à partir de cette blessure.
Tendre vers les buts de la communauté
Une communauté doit avoir un projet quelconque. Si des personnes décident de vivre ensemble sans spécifier leurs buts ni être claires sur le pourquoi de leur vie ensemble, il y aura très vite des conflits et tout s’écroulera. Les tensions dans la communauté viennent souvent de ce que les personnes ont des attentes très différentes et qu’elles ne les verbalisent pas. On découvre vite que ce que voulaient les uns et les autres était bien différent. J’imagine que c’est la même chose dans le mariage. Il ne s’agit pas simplement de vouloir vivre ensemble. Si on veut que cela dure, il faut savoir ce qu’on veut faire ensemble, ce qu’on veut être ensemble.
Cela implique que toute communauté doit avoir une charte ou un projet de vie qui spécifie clairement pourquoi on vit ensemble et ce qu’on attend de chacun. Cela implique aussi qu’avant de se fonder, une communauté ait un temps plus ou moins long pour préparer cette vie en commun et clarifier ses options.
Plus une communauté est authentique et créative dans sa recherche de l’essentiel, plus ses membres, appelés à se dépasser, tendent à s’unir. A l’inverse, plus une communauté devient tiède par rapport à son but initial, plus l’unité entre ses membres risque de s’effriter et des tensions peuvent apparaître. Les membres ne parlent plus de comment mieux répondre à l’appel de Dieu et des pauvres mais d’eux-mêmes, de leurs problèmes, de leurs structures, de leur richesse et pauvreté, etc. Il y a un lien intime entre les deux pôles de la communauté : son but et l’unité entre ses membres.
Une communauté devient vraiment une et rayonnante quand tous ses membres ont un sentiment d’urgence. Il y a dans le monde trop de gens sans espérance, trop de cris laissés sans réponse, trop de personnes mourant dans leur solitude. C’est quand les membres d’une communauté réalisent qu’ils ne sont pas là pour eux-mêmes ni pour leur propre petite sanctification mais qu’ils sont là pour accueillir le don de Dieu et pour que le règne de Dieu vienne et se répande pour désaltérer les cœurs desséchés, qu’ils vivent pleinement la communauté. Une communauté doit être une lumière dans un monde de ténèbres, une source dans l’Église et pour tous les hommes. On n’a pas le droit d’être tiède.
De « la communauté pour moi » à « moi pour la communauté »
Une communauté n’est une communauté que quand la majorité des membres est en train de faire le passage de « la communauté pour moi » à « moi pour la communauté », c’est-à-dire que le cœur de chacun est en train de s’ouvrir à chaque membre, sans exclure personne. C’est le passage de l’égoïsme à l’amour, de la mort à la résurrection : c’est la pâque, le passage du Seigneur, mais aussi le passage d’une terre d’esclavage à une terre promise, celle de la libération intérieure.
La communauté n’est pas cohabitation, cela, c’est une caserne ou un hôtel. Elle n’est pas une équipe de travail et encore moins un nid de vipères ! C’est ce lieu où chacun, ou plutôt la majorité (il faut être réaliste !) est en train d’émerger des ténèbres de l’égocentrisme à la lumière de l’amour véritable.
N’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres (Ph 2,3-4).
L’amour n’est ni sentimental ni une émotion transitoire. C’est une attention à l’autre qui devient peu à peu engagement, reconnaissance d’une alliance, d’une appartenance mutuelle. C’est l’écouter, se mettre à sa place, le comprendre, être concerné par lui. C’est répondre à son appel et à ses besoins les plus profonds. C’est compatir, souffrir avec lui, pleurer quand il pleure, se réjouir quand il se réjouit. Aimer c’est aussi être heureux quand il est là, triste quand il est absent ; c’est demeurer mutuellement l’un dans l’autre, prenant refuge l’un dans l’autre. « L’amour est une puissance unificatrice » dit Denys l’Aréopagite. Si l’amour est être tendu l’un vers l’autre, c’est aussi et surtout tendre tous les deux vers les mêmes réalités ; c’est espérer et vouloir les mêmes choses ; c’est communier à la même vision, au même idéal. Et par là, c’est vouloir que l’autre se réalise pleinement selon les voies de Dieu et au service des autres ; c’est vouloir qu’il soit fidèle à son appel, libre d’aimer dans toutes les dimensions de son être.
Nous avons là les deux pôles de la communauté : un sentiment d’appartenance l’un à l’autre, mais aussi un désir que l’autre aille plus loin dans son don à Dieu et aux autres, qu’il soit plus lumineux, plus profondément dans la vérité et la paix.
L’amour est longanime ; l’amour est serviable ; il n’est pas envieux ; l’amour ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas ; il ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il met sa joie dans la vérité. Il excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout (1 Co 13,4-7).
Pour qu’un cœur fasse ce passage de l’égoïsme à l’amour, de « la communauté pour moi » à « moi pour la communauté », et la communauté pour Dieu et pour ceux qui sont dans le besoin, il faut du temps et de multiples purifications, des morts constantes pour des résurrections nouvelles. Pour aimer, il faut sans cesse mourir à ses idées, ses susceptibilités, ses conforts. Le chemin de l’amour est tissé de sacrifices. Les racines de l’égoïsme sont profondes dans notre inconscient ; elles constituent souvent nos premières réactions de défense, d’agressivité, de recherche de plaisir personnel.
Aimer n’est pas seulement un acte volontaire où l’on prend sur soi pour contrôler et dépasser sa sensibilité (c’est un début), mais c’est une sensibilité et un cœur purifiés qui se portent spontanément vers l’autre. Et ces purifications profondes ne se réalisent que par un don de Dieu, une grâce jaillie du plus profond de nous-mêmes, là où réside l’Esprit. « J’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair, et je mettrai en vous mon esprit » (Ez 36, 26). Jésus a promis de nous envoyer l’Esprit Saint, le Paraclet, pour nous communiquer cette énergie nouvelle, cette force, cette qualité du cœur qui fait qu’on peut accueillir vraiment l’autre – même l’ennemi – tel qu’il est : supporter tout, croire tout, espérer tout. Apprendre à aimer demande toute une vie, car il faut que l’Esprit Saint pénètre tous les coins et recoins de notre être, toutes ces parties où il y a des peurs, des craintes, des défenses, des jalousies.
La communauté commence à se former quand chacun fait un effort pour accueillir et aimer chacun des autres tel qu’il est.
Accueillez-vous les uns les autres tout comme le Christ vous a accueillis (Rm 15,7).
Sympathies et antipathies
Les deux grands dangers d’une communauté sont les « amis » et les « ennemis ». Très vite les gens qui se ressemblent s’assemblent ; on aime bien être à côté de quelqu’un qui nous plaît, qui a les mêmes idées que nous, les mêmes façons de concevoir la vie, le même type d’humour. On se nourrit l’un de l’autre ; on se flatte : « tu es merveilleux », « toi aussi, tu es merveilleux », « nous sommes merveilleux car nous sommes les intelligents, les malins ». Les amitiés humaines peuvent très vite tomber dans un club de médiocres où on se ferme les uns sur les autres ; on se flatte mutuellement et on se fait croire qu’on est les intelligents. L’amitié n’est plus alors un encouragement à aller plus loin, à servir plus nos frères et sœurs, à être plus fidèles au don qui nous a été donné, plus attentifs à l’Esprit et à continuer à marcher à travers le désert vers la terre promise de la libération. Elle devient étouffante et constitue un barrage qui empêche d’aller vers d’autres, attentifs à leurs besoins. A la longue, certaines amitiés se transforment en une dépendance affective qui est une forme d’esclavage.
Dans une communauté il y a aussi des « antipathies ». Il y a toujours des personnes ave qui je ne m’entends pas, qui me bloquent, qui me contredisent et qui étouffent l’essor de ma vie et de ma liberté. Leur présence semble me menacer et provoque en moi des agressivités ou une forme de régression servile. En leur présence, je suis incapable de m’exprimer et de vivre. D’autres font naître en moi des sentiments d’envie et de jalousie ; ils sont tout ce que je voudrais être et leur présence me rappelle que je ne le suis pas. Leur rayonnement et leur intelligence me renvoient à ma propre indigence. D’autres me demandent trop. Je ne peux pas répondre à leur quête affective incessante. Je suis obligé de les repousser. Ces personnes sont mes « ennemis » ; elles me mettent en danger ; et même si je n’ose pas l’admettre, je les hais. Certes, cette haine n’est que psychologique, elle n’est pas encore morale, c’est-à-dire voulue. Mais quand même, j’aurais aimé que ces personnes n’existent pas ! Leur disparition, leur mort m’apparaîtraient comme une libération.
C’est naturel que dans une communauté il y ait ces rapprochements de sensibilités comme ces blocages entre sensibilités différentes. Ceux-ci viennent de l’immaturité de la vie affective et d’une quantité d’éléments de notre petite enfance sur lesquels nous n’avons aucun contrôle. Il ne s’agit pas de les nier.
Si nous nous laissons guider par nos émotions, très vite des clans vont se constituer à l’intérieur de la communauté. Ce ne sera plus alors une communauté mais des groupes de personnes plus ou moins fermés sur eux-mêmes et bloqués par rapport aux autres. Quand on entre dans certaines communautés, on sent vite ces tensions et ces guerres souterraines. Les personnes ne se regardent pas en face. Quand elles se croisent dans les couloirs, c’est comme des bateaux dans la nuit. Une communauté n’est une communauté que quand la majorité des membres ont décidé consciemment de briser ces barrières et de sortir du cocon des « amitiés » pour tendre la main à « l’ennemi ».
Mais c’est un long chemin. Une communauté ne se fait pas en un jour. En réalité, elle n’est jamais faite ! Elle est toujours soit en progression vers un amour plus grand, soit en régression.
L’ennemi me fait peur. Je suis incapable d’écouter son cri, de répondre à ses besoins ou ses attitudes agressives et dominatrices m’étouffent. Je le fuis ou je voudrais qu’il disparaisse.
En réalité, il me fait prendre conscience d’une faiblesse, d’un manque de maturité, d’une pauvreté à l’intérieur de moi. Et c’est peut-être cela que je refuse de regarder. Les défauts que je critique chez les autres sont souvent mes propres défauts que je refuse de regarder en face. Ceux qui critiquent les autres et la communauté et cherchent la communauté idéale sont souvent en train de fuir leurs propres défauts et faiblesses. Ils refusent leur sentiment d’insatisfaction, leur blessure.
Le message de Jésus est clair : « Moi je vous dis : aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre... Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment » (Lc 6,27-32).
Le « faux ami » est celui en qui je ne vois que des « soi-disant » qualités. Il suscite en moi une certaine vitalité, un bien-être. Il me révèle à moi-même et me stimule. C’est pour cela que je l’aime.
L’« ennemi » par contre stimule en moi des émotions que je ne désire pas regarder : agressivité, jalousie, peur, fausse dépendance, haine, tout ce monde de ténèbres qui existe en moi.
Tant que je n’accepte pas d’être un mélange de lumière et de ténèbres, de qualités et de défauts, d’amour et de haine, d’altruisme et d’égocentrisme, de maturité et d’immaturité, je continue à diviser le monde en « ennemis » (les « mauvais ») et en « amis » (les « bons ») ; je continue à dresser des barrières en moi et à l’extérieur de moi et à répandre des préjugés.
Quand j’accepte d’avoir des faiblesses et des défauts mais aussi de pouvoir progresser vers la liberté intérieure et un amour plus vrai, alors je peux accepter les défauts et faiblesses des autres ; eux aussi peuvent progresser vers la liberté de l’amour. Je peux regarder tous les hommes avec réalisme et amour. Nous sommes tous des personnes mortelles et fragiles mais nous avons une espérance, car il est possible de grandir.
Le pardon au cœur de la communauté
Mais est-il possible de s’accepter soi-même avec ses ténèbres, ses faiblesses, ses fautes même, ses peurs sans la révélation que Dieu nous aime ? Quand on découvre que le Père a envoyé son Fils unique et bien-aimé non pour nous juger ni nous condamner mais pour nous guérir, nous sauver et nous guider sur les chemins de l’amour ; quand on découvre qu’il est venu pour nous pardonner parce qu’il nous aime dans les profondeurs de notre être, alors on peut s’accepter soi-même. Il y a une espérance. Nous ne sommes pas enfermés pour toujours dans une prison d’égoïsme et de ténèbres. Il est possible d’aimer. Il devient possible d’accepter les autres et de pardonner.
Tant que je ne vois en l’autre que des qualités qui reflètent les miennes, il n’y a pas de croissance possible ; la relation reste statique et cassera tôt ou tard. Une relation entre personnes n’est authentique et stable que quand elle est fondée sur l’acceptation des faiblesses, le pardon et l’espérance d’une croissance.
Si le sommet de la vie communautaire est dans la célébration, son cœur est le pardon.
La communauté est le lieu du pardon. Malgré toute la confiance qu’on peut avoir les uns dans les autres, il y a toujours des paroles qui blessent, des attitudes où l’on se met en avant, des situations où les susceptibilités se heurtent. C’est pour cela que vivre ensemble implique une certaine croix, un effort constant et une acceptation qui est un pardon mutuel de chaque jour. Saint Paul dit :
Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte. Le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. Avec cela que la paix du Christ règne dans vos cœurs : tel est bien le terme de l’appel qui vous a rassemblés en un même corps. Enfin, vivez dans l’action de grâces ! (Col 3,12-15).
Sois patient
Nous ne sommes pas maîtres de nos sensibilités, de nos attractions et de nos répulsions qui viennent de ces profondeurs de notre être dont nous avons plus ou moins le contrôle. Tout ce que nous pouvons faire c’est nous efforcer de ne pas suivre ces penchants qui constituent des barrières à l’intérieur de la communauté. Il nous faut espérer que l’Esprit Saint vienne pardonner, purifier et tailler les branches un peu tordues de notre être. Notre sensibilité a été constituée par mille peurs et égoïsmes depuis notre petite enfance, comme elle est constituée par les gestes d’amour et le don de Dieu. Elle est un mélange de ténèbres et de lumière. Et ce n’est pas en un jour que cette sensibilité sera rectifiée. Cela demandera mille purifications et pardons, des efforts de chaque jour, et surtout un don de l’Esprit Saint nous renouvelant de l’intérieur.
Transformer peu à peu notre sensibilité pour pouvoir commencer à aimer réellement l’ennemi, est un travail de longue haleine. Il nous faut être patients avec nos sensibilités et nos peurs, miséricordieux envers nous-mêmes. Pour faire ce passage vers l’acceptation et l’amour de l’autre, de tous les autres, il faut commencer tout simplement par reconnaître nos blocages, nos jalousies, notre façon de nous comparer, nos préjugés et nos haines plus ou moins conscients, reconnaître que nous sommes de pauvres types, que nous sommes ce que nous sommes. Et demander pardon à notre Père. Et puis il est bon d’en parler à un prêtre ou un homme de Dieu qui pourra peut-être nous faire comprendre ce qui est en train de se passer, nous confirmer dans nos efforts de rectification et nous aider à découvrir le pardon de Dieu.
En même temps, il faut essayer loyalement de voir les qualités de l’« ennemi ». Il doit en avoir quand même quelques-unes ! Mais parce que j’ai peur de lui, il a peut-être peur de moi. Si j’ai des blocages, lui aussi doit en avoir. C’est difficile pour deux personnes qui ont peur l’une de l’autre de découvrir leurs qualités mutuelles. Il faut un médiateur, un réconciliateur, un artisan de paix, une personne en qui j’ai confiance et qui, je le sais, s’entend avec l’ennemi. Si j’avoue à cette tierce personne mes difficultés, elle pourra peut-être m’aider à découvrir les qualités de « l’ennemi » ou du moins à comprendre mes attitudes et mes blocages. Et puis, ayant vu ses qualités, je pourrai un jour utiliser ma langue pour dire du bien de lui. C’est un long cheminement qui aboutira à un moment au geste final, celui où je demanderai à l’ancien ennemi un conseil ou un service. Le fait qu’on vous demande de l’aide ou un service touche beaucoup plus que celui de vouloir vous rendre service ou vous faire du bien.
Et durant tout ce temps, l’Esprit Saint peut nous aider à prier pour « l’ennemi », pour que lui aussi grandisse comme Dieu le veut, afin qu’un jour le geste de réconciliation puisse se réaliser.
L’Esprit Saint viendra un jour me libérer de ce blocage d’antipathie ou peut-être me laissera-t-il cheminer avec cette écharde dans ma chair, qui m’humilie et m’oblige à faire chaque jour de nouveaux efforts. Il ne s’agit pas de s’inquiéter de ses mauvais sentiments et encore moins de se sentir coupable. Il s’agit de demander pardon à Dieu comme des petits enfants et de continuer à marcher. Si le chemin est long, il ne faut pas se décourager. Un des rôles de la vie communautaire est justement de nous aider à continuer la route dans l’espérance, à nous accepter tels que nous sommes et à accepter les autres tels qu’ils sont.
La patience, comme le pardon, est au cœur de la vie communautaire : patience envers nous-mêmes et les lois de notre propre croissance, et patience envers les autres. L’espérance communautaire est fondée sur l’acceptation et l’amour de la réalité de notre être et de celle des autres, et sur la patience et la confiance nécessaires à la croissance.
La confiance mutuelle
Au cœur de la communauté il y a cette confiance mutuelle les uns dans les autres, née du pardon quotidien et de l’acceptation de nos faiblesses et pauvretés. Mais cette confiance ne naît pas en un jour. C’est pour cela qu’il faut du temps pour former une vraie communauté. Quand quelqu’un entre dans une communauté, il joue toujours un certain personnage parce qu’il veut être conforme à ce que les autres attendent de lui. Peu à peu, il découvre que les autres l’aiment tel qu’il est et ont confiance en lui. Mais la confiance est une chose qui doit être éprouvée et toujours grandir.
Les jeunes mariés s’aiment peut-être beaucoup, mais cet amour a parfois un élément superficiel et excitant lié à la découverte de l’amour. L’amour est encore plus profond entre de vieux mariés qui ont vécu des épreuves ensemble et savent que l’autre sera fidèle jusqu’à la mort. Ils savent que rien ne peut briser leur union.
C’est la même chose dans nos communautés : c’est souvent après des souffrances, des épreuves très grandes, des tensions, après l’épreuve de la fidélité que la confiance grandit. Une communauté où il y a une vraie confiance mutuelle est une communauté inébranlable.
La communauté n’est donc pas simplement un groupe de gens qui vivent ensemble et s’aiment ; c’est un courant de vie, un cœur, une âme, un esprit. C’est des personnes qui s’aiment beaucoup les unes les autres et qui sont toutes tendues vers la même espérance. C’est ce qui donne cette atmosphère particulière de joie et d’accueil qui caractérise la vraie communauté.
Aussi je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’Amour, de communion dans l’Esprit, de tendresse compatissante, mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment (Ph 2,1-2).
Cette atmosphère de joie vient du fait que chacun se sent libre d’être lui-même dans ce qu’il a de plus profond. Il n’a pas besoin de jouer un personnage, de prétendre être mieux que les autres, d’essayer de faire des prouesses pour être aimé. Il a découvert qu’il est aimé pour lui-même et non pour ses capacités intellectuelles ou manuelles.
Quand quelqu’un commence à descendre les barrières et les peurs qui l’empêchent d’être lui-même, il se simplifie. La simplicité c’est précisément d’être soi-même, sachant que les autres nous aiment tels que nous sommes. C’est se savoir accepté avec ses qualités, ses défauts, dans sa personne profonde.
Je découvre de plus en plus que la grande difficulté pour beaucoup d’entre nous qui vivons en communauté est le manque de confiance en nous-mêmes. On a si vite l’impression qu’on n’est pas aimable dans le fond de notre être, et que, si les autres nous voyaient tels que nous sommes, ils nous rejetteraient. On a peur de tout ce qui est ténébreux en nous, de nos difficultés sur le plan de la vie affective ou de la sexualité. On a peur de ne pas pouvoir aimer vraiment. Si vite on passe de l’exaltation à la dépression, mais ni l’une ni l’autre ne sont l’expression de ce que nous sommes vraiment. Comment être convaincus qu’on est aimé dans notre pauvreté et nos faiblesses et qu’on est capable nous aussi d’aimer ?
C’est là le secret de la croissance en communauté. Ne vient-il pas d’un don de Dieu qui passe peut-être à travers d’autres ? Quand on découvre que Dieu et les autres ont confiance en nous, il est plus facile d’avoir confiance en soi, et la confiance dans les autres peut grandir.
Vivre en communauté, c’est découvrir et aimer le secret de sa personne dans ce qu’elle a d’unique. C’est ainsi qu’on devient libre. On ne vit plus alors selon les désirs des autres ou selon un personnage, mais à partir de l’appel profond de sa personne, et on devient libre de découvrir la personne profonde de l’autre.
Le droit d’être soi-même
J’ai toujours voulu écrire un livre qui s’appellerait : « Le droit d’être moche ». Il serait peut-être plus juste de dire : « Le droit d’être soi-même ». Une des grandes difficultés dans la vie communautaire, c’est qu’on oblige parfois les gens à être autres qu’ils ne sont ; on plaque sur eux un idéal auquel ils doivent se conformer. S’ils n’arrivent pas à se conformer à l’image qu’on se fait d’eux, ils craignent de n’être pas aimés ou du moins de décevoir. S’ils y arrivent, ils croient être parfaits. Or, dans une communauté, il ne s’agit pas d’avoir des gens parfaits. Une communauté est faite de personnes liées les unes aux autres, chacune faite de ce mélange de bien et de mal, de ténèbres et de lumière, d’amour et de haine. Et la communauté n’est que la terre où chacun peut croître sans peur vers la libération des forces d’amour qui sont cachées en lui. Mais il ne peut y avoir de croissance que si on reconnaît qu’il y a possibilité de progrès et donc qu’il y a encore plein de choses à l’intérieur de nous qui sont à purifier, des ténèbres à transformer en lumière, des peurs à transformer en confiance.
Souvent, dans la vie communautaire, on attend trop des personnes et on les empêche de se reconnaître et de s’accepter telles qu’elles sont. Si vite on les juge ou on les classe dans des catégories. Elles sont alors obligées de se cacher derrière un certain masque. Mais elles ont le droit d’être moches, et d’avoir plein de ténèbres à l’intérieur d’elles, des coins encore durcis dans leur cœur où se cache la jalousie et même la haine ! Ces jalousies, ces insécurités sont naturelles ; ce ne sont pas des « maladies honteuses ». Elles appartiennent à notre nature blessée. C’est notre réalité. Il faut apprendre à les accepter ; à vivre avec elles sans drame, et peu à peu, se sachant pardonné, marcher vers la libération.
Je vois, dans des communautés, certaines personnes vivre une sorte de culpabilité inconsciente ; elles ont l’impression qu’elles ne sont pas ce qu’elles devraient être. Elles ont besoin d’être confirmées et encouragées à la confiance. Il faut qu’elles sentent qu’elles peuvent partager même leurs faiblesses sans être rejetées.
Il y a des gens en communauté qui sont très blessés psychologiquement, et portent en eux de vrais blocages et des névroses profondes. Terriblement meurtris durant leur enfance, ils ont dû construire, à cause de leur vulnérabilité, des barrières énormes.
Il ne s’agit pas toujours de les envoyer chez un psychiatre, ni de leur faire faire des psychothérapies. Beaucoup de personnes sont appelées à vivre toute leur vie avec ces blocages et ces barrières. Elles aussi sont des enfants de Dieu et Dieu peut agir par elles et avec elles, avec leurs névroses, pour le bien de la communauté. Elles aussi ont leur don à exercer. Ne « psychiatrisons » pas trop les choses et, à travers le pardon de chaque jour, aidons-nous les uns les autres à accepter ces névroses et ces barrières.
C’est la meilleure façon d’ailleurs de les faire fondre !
Appelés ensemble tels que nous sommes
Dans les communautés chrétiennes, Dieu semble se plaire à appeler dans la même communauté des personnes humainement très différentes, venant de cultures, de classes ou de pays très différents. Les plus belles communautés viennent justement de cette grande diversité de personnes et de tempéraments. Cela oblige chacun à dépasser ses sympathies et antipathies pour aimer l’autre avec ses différences.
Jésus a choisi pour vivre avec lui, dans cette première communauté des apôtres, des hommes profondément différents : Pierre, Matthieu (le publicain), Simon (le zélote), Judas,... Ils n’auraient jamais marché ensemble si le Maître ne les avait pas appelés.
Il ne faut pas chercher la communauté idéale. Il s’agit d’aimer ceux que Dieu a mis à nos côtés aujourd’hui. Ils sont signes de présence de Dieu pour nous. Nous aurions peut-être voulu des personnes différentes, plus gaies et plus intelligentes. Mais ce sont eux que Dieu nous a donnés, qu’il a choisis pour nous. C’est avec eux que nous devons créer l’unité et vivre l’alliance.
Je suis de plus en plus frappé par les gens insatisfaits en communauté. Quand ils sont dans de petites communautés, ils en voudraient de plus grandes où on est plus nourri, soutenu, où il y a davantage d’activités communautaires ou des liturgies plus belles et préparées. Et quand ils sont dans de grandes communautés, ils rêvent de ces petites communautés idéales. Ceux qui ont beaucoup à faire rêvent d’avoir de longs moments de prière ; ceux qui ont beaucoup de temps pour eux semblent s’ennuyer et cherchent éperdument une activité quelconque qui donne un sens à leur vie. Est-ce qu’on ne rêve pas tous de cette communauté idéale, parfaite, où on soit pleinement en paix, parfaitement harmonieux, ayant trouvé cet équilibre entre l’extériorité et l’intériorité, où tout soit dans la joie ?
Il est difficile de faire comprendre aux gens que l’idéal n’existe pas, que l’équilibre personnel et cette harmonie rêvée ne viennent qu’après des années et des années de luttes et de souffrances et que, même là, elles ne viennent que comme des touches de grâce et de paix. Si on cherche toujours son équilibre, je dirais même si on cherche trop sa propre paix, on n’y arrivera jamais, car la paix est un fruit de l’amour et donc du service des autres. A beaucoup de communautaires qui cherchent cet idéal inaccessible, je voudrais dire : « Ne cherche plus la paix, mais, là où tu es, donne-toi ; arrête de te regarder mais regarde tes frères et sœurs qui sont dans le besoin. Sois proche de ceux que Dieu t’a donnés dans la communauté aujourd’hui ; travaille avec les références que Dieu t’a données aujourd’hui. Demande-toi plutôt comment aujourd’hui tu peux aimer davantage tes sœurs et frères. Alors tu trouveras la paix ; tu trouveras le repos et ce fameux équilibre que tu cherches entre l’intériorité et l’extériorité, entre la prière et l’activité, entre le temps pour toi et le temps pour les autres. Tout se résoudra dans l’amour. Il ne faut plus perdre du temps à courir après la communauté parfaite. Vis pleinement ta vie dans ta communauté aujourd’hui. Arrête de voir les défauts qu’elle a (et heureusement qu’elle en a !) ; regarde plutôt tes propres défauts et sache que tu es pardonné et que tu peux à ton tour pardonner aux autres et entrer aujourd’hui dans cette conversion de l’amour. »
Il est quelquefois plus facile d’entendre les cris – ces cris qui jaillissent des blessures – des pauvres qui sont loin, que d’entendre les cris des frères et sœurs dans la communauté. Il n’y a rien de très glorieux à répondre au cri de celui qui est à côté de moi jour après jour, et qui m’agace.
Peut-être ne peut-on répondre aux cris des autres que quand on a reconnu et assumé le cri de sa propre blessure.
Partage ta faiblesse
Accepter nos faiblesses et celles des autres est tout le contraire de la mièvrerie. Ce n’est pas une acceptation fataliste, sans espérance. C’est essentiellement un souci de vérité pour ne pas être dans l’illusion et pouvoir croître à partir de ce qu’on est et non de ce qu’on voudrait être ni de ce que d’autres voudraient qu’on soit. Ce n’est que quand on est conscient de qui on est et de qui sont les autres, avec nos richesses et nos faiblesses, et quand on est conscient de l’appel de Dieu et de la vie qu’il nous donne qu’on peut construire quelque chose ensemble. La puissance de la vie doit jaillir de la réalité de ce que nous sommes.
Plus une communauté s’approfondit, plus ses membres deviennent fragiles et sensibles. Quelquefois on pourrait croire le contraire : que parce que les membres ont une telle confiance les uns dans les autres, ils deviennent de plus en plus forts. C’est vrai, mais cela n’écarte pas cette fragilité et cette sensibilité qui sont à la racine d’une grâce nouvelle et qui font qu’on devient en quelque sorte dépendants les uns des autres. Aimer, c’est devenir faible et vulnérable ; c’est descendre ses barrières et ses carapaces par rapport aux autres ; c’est laisser les autres entrer en soi, et devenir délicat pour entrer en eux. Le ciment de l’unité, c’est l’interdépendance.
Didier, l’autre jour, expliquait ça à sa manière, lors d’une rencontre communautaire : « Une communauté, ça se bâtit comme une maison, avec des pierres de toutes sortes. Mais ce qui tient les pierres ensemble, c’est le ciment. Et le ciment, lui, est fait de sable et de chaux, qui sont des matériaux si fragiles : un coup de vent et ils s’envolent, deviennent poussière. De même, dans la communauté, ce qui nous unit, notre ciment, est fait de ce qui en nous est le plus fragile et le plus pauvre. »
La communauté est faite de délicatesses des personnes entre elles dans le quotidien. Elle est faite de petits gestes, de services et de sacrifices qui sont des signes constants que « je t’aime » et que « je suis heureux d’être avec toi ». C’est laisser l’autre passer devant, ne pas essayer de prouver que l’on a raison dans une discussion ; c’est prendre sur soi les petits fardeaux pour épargner le voisin.
Si vivre en communauté consiste à laisser descendre les barrières qui protègent notre vulnérabilité pour reconnaître et accueillir nos faiblesses afin de mieux grandir, il est normal que des membres séparés de leur communauté se sentent terriblement vulnérables. Les personnes qui vivent tout le temps dans les luttes de la société sont obligées de créer autour d’elles des carapaces pour couvrir leur vulnérabilité.
Il est parfois arrivé que des personnes qui avaient passé longtemps à l’Arche rentrant dans leur famille découvrent en elles une quantité d’éléments d’agressivité qu’elles ont beaucoup de mal à supporter. Elles croyaient qu’ils n’existaient plus. Elles commencent alors à douter de leur appel et de leur vraie personne profonde. Ces agressivités sont normales. Ces personnes avaient supprimé quantité de barrières mais on ne peut pas vivre vulnérable avec des personnes qui ne respectent pas cette vulnérabilité.
Exercer son don
Utiliser son don, c’est construire la communauté. Ne pas être fidèle à son don, c’est nuire à toute la communauté et à chacun de ses membres. Il est donc important que chaque membre connaisse son don, l’exerce et se sente responsable de sa croissance ; qu’il soit reconnu dans son don par les autres et qu’il leur rende compte de l’utilisation qu’il en fait. Les autres ont besoin de ce don, ils ont donc le droit de savoir comment il est exercé et ils doivent encourager son possesseur à le faire grandir et à y être fidèle. Chacun, suivant son don, trouve sa place dans la communauté. Il devient non seulement utile mais unique et nécessaire aux autres. De cette façon-là seulement les rivalités et les jalousies s’évanouissent.
Elizabeth O’Connor raconte l’histoire d’une vieille dame qui était entrée dans sa communauté. Un groupe de personnes avec elle essayait de discerner quel était son don. Elle croyait n’en avoir aucun. Les uns et les autres insistaient pour la réconforter : « Ta présence est ton don ». Mais elle n’était pas satisfaite. Quelques mois plus tard elle a découvert son don : c’était de porter nominalement chaque membre de la communauté devant Dieu dans une prière d’intercession. Quand elle fit part de cette découverte aux autres, elle trouva sa place vitale dans la communauté. Les autres savaient qu’en quelque sorte ils avaient besoin d’elle et de sa prière pour mieux exercer leurs propres dons.
La jalousie est un des fléaux qui détruisent la communauté. Elle provient de ce qu’on ignore son propre don ou qu’on n’y croit pas assez. Si on était assez convaincu de son propre don, on ne jalouserait pas celui des autres, qui apparaît toujours plus beau.
Trop de communautés forment (déforment ?) leurs membres pour qu’ils se ressemblent tous, comme si c’était une qualité, basée sur l’abnégation. La communauté est alors fondée sur la loi ou le règlement. Il faut au contraire que chacun grandisse dans l’exercice de son don pour construire la communauté et la rendre plus belle et rayonnante, davantage signe du Royaume.
Et il ne faut pas regarder uniquement le don plus extérieur, le talent. Il y a des dons cachés, latents, beaucoup plus profonds, liés aux dons de l’Esprit Saint et à l’amour qui sont appelés à fleurir.
Certaines personnes ont des talents exceptionnels : elles sont écrivains, artistes, administrateurs compétents. Ces talents peuvent devenir des dons. Mais parfois la personnalité est tellement impliquée dans son activité que de mauvais plis sont pris et que ces talents sont exercés plus ou moins pour la gloire de la personne ou dans un désir de se prouver ou de dominer. Dans ce cas-là, il vaut mieux que la personne n’exerce pas ses talents en communauté. Elle aurait trop de mal à les exercer vraiment pour le bien des autres. Il faut qu’elle découvre un don plus profond. D’autres par contre sont suffisamment souples et ouvertes ou leur personnalité est moins formée ou figée. Elles peuvent utiliser leur compétence comme un don au service de la communauté.
Dans une communauté chrétienne, tout dépend de ce que chaque personne est un maillon indispensable dans une chaîne. Ce n’est que quand le plus petit maillon est solidement attaché que la chaîne est imbrisable. Une communauté qui se permet des membres inemployés périra par eux. C’est pourquoi il est bon que chacun des membres reçoive une tâche spécifique à accomplir pour la communauté ; aux heures de doute, il saura ainsi qu’il n’est pas inutile. Une communauté chrétienne doit réaliser que non seulement le faible a besoin du fort, mais également que le fort ne peut exister sans le faible... L’élimination du faible est la mort de la communauté.
Le don est ce qu’on apporte à la communauté pour l’édifier, la construire. Si on n’y est pas fidèle, il y aura un manque dans la construction.
Saint Paul insiste sur la place des dons charismatiques dans cette édification. Mais il y en a bien d’autres liés plus directement à une qualité de l’amour. Bonhoeffer [1] parle des différents ministères nécessaires à la communauté : celui de ne pas juger, celui de l’humilité et de la douceur, celui de savoir se taire quand on vous critique, celui de l’écoute, celui d’être toujours prêt à rendre service dans les petites choses de la vie, celui de porter et supporter les frères, celui de pardonner, celui de proclamer la parole, de dire la vérité et finalement le ministère de l’autorité.
Le don n’est pas nécessairement lié à une fonction. Il peut être la qualité d’amour animant une fonction ; comme il peut être une qualité d’amour manifestée dans la communauté hors de toute fonction. Il y a ceux qui ont le don de sentir immédiatement et même de vivre la souffrance d’un autre, c’est le don de compassion ; d’autres ont le don de sentir quand quelque chose va mal et ils peuvent mettre rapidement le doigt sur la cause, ils ont le don de discernement ; d’autres ont le don de la lumière, ils voient clair dans ce qui touche les options fondamentales de la communauté ; d’autres ont le don d’animer et de créer une atmosphère propice à la joie, à la détente et à la croissance profonde de chacun ; d’autres ont le don de discerner le bien des personnes et de les soutenir ; d’autres ont le don de l’accueil. Chacun a son don et doit pouvoir l’exercer pour le bien et la croissance de tous.
Mais il y a aussi au cœur du cœur de la personne son union profonde et secrète avec son Dieu, son Époux, qui correspond à son nom secret et éternel. Nous sommes certes faits pour être nourriture les uns pour les autres (et chacun est une forme différente de nourriture), mais nous sommes surtout faits pour vivre cette relation unique avec notre Père en son fils Jésus. Le don est comme le rayonnement sur la communauté de cette union secrète ; il en découle et la prolonge.
Le secret de la personne
La communauté est le lieu de la croissance vers la libération intérieure de chaque personne, du développement de sa conscience personnelle, de son union à Dieu, de sa conscience d’amour et de sa capacité de don et de gratuité. Elle ne peut jamais prendre le primat sur les personnes. Au contraire, la beauté et l’unité d’une communauté viennent du rayonnement de chaque conscience personnelle lumineuse, vraie, aimante et librement unie aux autres.
Certaines communautés (qui ne sont pas vraiment des communautés mais plutôt des regroupements ou des sectes) tendent à supprimer la conscience personnelle pour qu’il y ait une soi-disant unité plus grande. Elles tendent à empêcher les gens de penser, d’avoir une conscience personnelle ; elles tendent à supprimer le secret et l’intimité de la personne comme si tout ce qui s’apparente à la liberté personnelle allait à l’encontre de la conscience d’unité du groupe et constituait une trahison. Tout le monde doit penser la même chose ; on manipule alors les intelligences : c’est un lavage du cerveau. Les personnes deviennent des automates. Cette unité se fonde sur la peur : peur d’être soi-même ou de se trouver seul si on se sépare des autres, peur de l’autorité tyrannique, peur de forces occultes et des représailles (si jamais on se sépare du groupe). La séduction des sociétés secrètes et de certaines sectes est très grande car, pour des gens qui manquent de confiance en eux-mêmes et qui ont de faibles personnalités, il est parfois plus sécurisant d’être totalement lié aux autres, de ne penser que ce qu’ils pensent, d’obéir sans réfléchir et d’être manipulé. Le sentiment de solidarité en est d’autant plus grand. La personne profonde démissionne par rapport à la puissance du groupe, dont il devient quasiment impossible de sortir. Il y a comme un chantage latent ; on compromet les gens de telle façon qu’ils ne peuvent plus partir.
Dans une vraie communauté, chaque personne doit pouvoir préserver le secret profond de son être, qu’elle ne doit pas nécessairement livrer aux autres ni même partager. Il y a certains dons de Dieu, certaines souffrances, certaines sources d’inspiration qui ne doivent pas être livrées à toute la communauté. Et chacun doit pouvoir s’approfondir dans sa conscience personnelle. C’est précisément là la faiblesse et la force de la communauté : faiblesse, car il y a un inconnu, l’inconnu de la conscience personnelle de chacun qui, de par sa liberté, peut s’approfondir dans la gratuité et le don et par là construire la communauté ; ou au contraire, être infidèle à l’amour, devenir plus égoïste, démissionner et nuire ainsi à la communauté ; faiblesse aussi, car s’il y a primat total de la personne et de son union à Dieu et à la vérité, celle-ci peut, par un nouvel appel de Dieu, trouver une autre place dans la communauté, ne plus assumer la fonction que la communauté pouvait trouver la plus utile ou même la quitter physiquement. Les voies de Dieu sur une personne ne sont pas toujours les voies des hommes et des responsables. Mais cette primauté de la personne est également une force, car il n’y a rien de plus fort qu’un cœur qui aime et qui se donne gratuitement à Dieu et aux autres. L’amour est plus fort que la peur.
Par trois fois dans son dernier discours aux apôtres, Jésus prie pour qu’ils soient un comme lui et le Père sont un, « qu’ils soient consumés dans l’unité ». Ces paroles sont parfois appliquées à l’unité entre chrétiens de différentes Églises, mais elles s’appliquent d’abord et avant tout à l’unité à l’intérieur des communautés. C’est vers cette unité-là que doivent tendre les communautés : « un même cœur, une même âme, un même esprit ».
Il me semble qu’il y a un don spécial qu’il faut demander à l’Esprit Saint, le don de l’unité dans toute sa profondeur et toutes ses implications. Et c’est vraiment un don de Dieu auquel on a le droit et le devoir d’aspirer.
Et ce don de la communauté, ce don de l’unité, vient de ce que chaque membre est pleinement lui-même, vit totalement l’amour et exerce son don unique et différent de celui des autres. La communauté est alors une, car pleinement sous l’action de l’Esprit.
La prière de Jésus est étonnante. Sa vision va bien plus loin que les hommes ne peuvent imaginer ou souhaiter. L’unité du Père et du Fils est totale, substantielle. Chaque communauté doit tendre vers cette unité mais elle ne peut se réaliser que dans l’ordre mystique par et dans l’Esprit Saint. Quand on est sur la terre, tout ce qu’on peut faire, c’est de marcher humblement vers elle.
Quand deux ou trois se réunissent en son nom, Jésus est présent. La communauté est signe de cette présence, elle est signe d’Église. Beaucoup de ceux qui croient en Jésus vivent plus ou moins dans la détresse : la femme battue par son mari, le malade dans l’hôpital psychiatrique, la personne qui vit seule, trop fragile pour vivre avec d’autres. Toutes ces personnes peuvent mettre leur espérance en Jésus. Leurs souffrances sont en quelque sorte signe de sa croix, signe d’une Église souffrante. Mais la communauté priante et aimante est signe de la résurrection.
Tant qu’il y aura des peurs et des préjugés dans les cœurs des hommes, il y aura des guerres et des inégalités criantes. Pour résoudre les grands problèmes politiques il faut d’abord changer les cœurs. La communauté est le lieu de vie qui permet aux hommes d’être des personnes, de guérir et faire grandir leur affectivité profonde, marchant vers l’unité et la libération intérieure. Les peurs et les préjugés diminuant, la confiance en Dieu et dans les autres augmente, et la communauté peut rayonner et témoigner d’un style et d’une qualité de vie qui apporteront une solution aux troubles de notre monde. La réponse à la guerre est de vivre en frères et sœurs ; la réponse aux inégalités est le partage ; la réponse aux désespoirs est une confiance et une espérance sans borne ; la réponse aux préjugés et à la haine est le pardon.
Oui, œuvrer pour la communauté, c’est œuvrer pour l’humanité. La paix, c’est œuvrer pour une solution politique vraie, c’est œuvrer pour le Royaume de Dieu ; c’est œuvrer pour que chaque personne puisse goûter et vivre les joies secrètes de l’union à l’éternel.
Conclusion
Nous avons beaucoup parlé de la communauté : la communauté lieu du pardon et de la fête, la communauté lieu de croissance et de libération. Mais quand tout a été fait et que tout a été dit, il reste que chacun, dans le fond de son être, doit apprendre tous les jours à assumer sa propre solitude.
Il y a en effet, au cœur du cœur de chacun de nous, une blessure, la plaie de notre propre solitude, qui se révèle particulièrement aux moments des échecs, mais surtout à la mort. On ne fait jamais ce passage en communauté ; on le fait tout seul. Et toute souffrance, toute tristesse, toute forme de dépression est un avant-goût de cette mort, une manifestation de cette plaie au fond de nos êtres, qui fait partie de la condition humaine. Car nos cœurs sont assoiffés d’infini, de quelque chose qui soit en dehors du temps, d’un bonheur sans fin. Le cœur humain ne peut jamais se satisfaire des limites qui sont toujours signe de mort. C’est pour cela qu’il est constamment insatisfait. Il y a de temps en temps des touches d’infini dans l’art, la musique, la poésie ; il y a des moments de communion et d’amour, des moments de prière et d’extase, mais ces moments sont toujours de courte durée. On retombe vite dans les insatisfactions causées par nos propres limites et celles des autres.
Ce n’est que lorsqu’on a découvert que l’échec, les dépressions, nos péchés même peuvent devenir offrande, matière de sacrifice et par là porte vers l’éternel, qu’on retrouve une certaine paix. C’est seulement quand on a accepté la condition humaine avec toutes ses limites, ses contradictions et sa recherche éperdue de bonheur et qu’on a découvert que les noces éternelles viendront comme un don après notre mort que l’on retrouve confiance.
La communauté, même la plus belle et la plus merveilleuse, ne pourra jamais guérir cette plaie de solitude que nous portons. Ce n’est que quand on a découvert que la solitude peut devenir sacrement qu’on entre dans la sagesse, car le sacrement est le lieu de la purification et de la présence de Dieu. Si nous ne fuyons plus cette solitude, si nous acceptons cette plaie, nous découvrons que c’est à travers elle que nous rencontrons Jésus-Christ. C’est quand nous cessons de fuir dans le travail ou le bruit et que nous nous arrêtons avec et dans cette blessure que nous rencontrons Dieu. Car il est le Paraclet, celui qui répond à notre cri jailli du fond des ténèbres de notre solitude.
Ceux qui entrent dans le mariage en croyant que leur soif de communion sera ainsi désaltérée et leur plaie guérie ne seront pas heureux. De même, ceux qui entrent en communauté en espérant combler leur vide, guérir, seront déçus. Ce n’est que si nous avons compris et assumé cette plaie, que nous acceptons de marcher avec elle, que nous trouverons le vrai sens du mariage et le vrai sens de la communauté. Ce n’est que quand je reste debout avec toutes mes pauvretés et mes souffrances et que je cherche plus à soutenir les autres qu’à me replier sur moi-même, que je peux vivre pleinement la vie communautaire et la vie du mariage. Ce n’est que quand j’arrête de croire que les autres sont pour moi un refuge que je deviens, malgré toutes mes blessures, source de réconfort et de vie, que je découvre la paix.
Jésus est le maître de la communauté et son enseignement conduit à la création de communautés chrétiennes fondées sur le pardon et qui s’achèvent dans la célébration. Mais il est mort, abandonné de ses amis, crucifié sur une croix, rejeté par la société humaine, par les chefs religieux et par son propre peuple. Seule une personne le comprenait et vivait la réalité : Marie, sa mère qui se tenait au pied de la croix. Ce n’était plus une réalité communautaire ; c’était une communion qui dépassait toute communauté. Le maître de la communauté a même crié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » et « J’ai soif ».
La vie communautaire est là pour m’aider à ne pas fuir la plaie profonde de ma solitude mais à rester dans la réalité de l’amour, à croire peu à peu à la guérison de mes illusions et de mes égoïsmes en devenant moi-même pain pour les autres. Dans la vie communautaire, on est là les uns pour les autres, pour grandir ensemble, et ouvrir nos plaies à l’infini pour laisser à travers elles se manifester la présence de Jésus.
Et puis, la communauté avec ses plaies est là pour accueillir les pauvres et être pour eux une source, Dieu faisant jaillir de nos poitrines des sources d’eaux vives, pour ceux qui ont soif. La vie communautaire est un signe que toutes nos vies sont marquées par la mort mais que dans ces morts spirituelles il y a la réalité du pardon ; nous pouvons nous donner la vie les uns aux autres par le pardon parce que nous avons reçu le pardon de Dieu.
Et les joies et les célébrations communautaires sont signe qu’au-delà de toutes les souffrances, les purifications et les morts, il y a les noces éternelles, la grande célébration de la vie. Il y a une rencontre qui nous comblera ; la plaie de notre solitude sera guérie. Ça vaut la peine de continuer à marcher : il y a une espérance.
L’Arche - Trosly-Breuil
F 60350 CUISE-LA-MOTTE, France
[1] De la vie communautaire, coll. Foi vivante, 83, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968, ch. IV.