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La vie religieuse dans le mystère de l’Église

Albert Chapelle, s.j.

N°1979-2 Mars 1979

| P. 104-110 |

La vie religieuse apostolique a-t-elle encore sa raison d’être ? Pour répondre à la question, il importe aussi d’écouter ce que l’Église nous en dit. Dans un premier article, A. Chapelle fait une relecture rapide de la Constitution Lumen gentium sur l’Église et y situe la place des religieux. Il y apparaît que les réalités institutionnelles de l’Église et de la vie religieuse sont révélation du mystère de Dieu dans l’histoire et manifestent déjà les fruits de la nouvelle création acquise dans le Christ ressuscité. A l’intérieur de ce qui est commun à toute l’Église et à tout chrétien, on voit ainsi ce qu’a de propre la vie religieuse : elle est appelée à manifester visiblement et socialement que la miséricorde et la restauration offertes par Dieu en Jésus-Christ portent déjà leur fruit. Dans de prochains articles, l’auteur analysera de plus près les éléments fondamentaux de la vie religieuse tels qu’ils apparaissent dans les textes du Concile. La vie religieuse apostolique y trouve des critères de choix et d’orientation communautaire et apostolique.

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La sollicitude de l’Église pour l’état de vie religieux peut être surprenante et porte à réflexion. C’est l’Église qui, sous la conduite de l’Esprit Saint, donne de vivre la vie religieuse : « Pais mes brebis ». C’est l’Église qui, par son action liturgique – « Faites ceci en mémoire de moi » – présente la vie religieuse comme un état consacré à Dieu. C’est l’Église qui donne de comprendre la vie religieuse : « Qui vous écoute, m’écoute ». L’Église met au service de la vie religieuse son ministère de gouvernement, de sanctification et d’enseignement. Pourquoi cette sollicitude ? Parce que, répond Lumen gentium, 44, « L’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant inséparablement à sa vie et à sa sainteté. » Parce que « la vie religieuse fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne... et montre les divers aspects de la mission du Christ et de la vie de l’Église », ajoute Ad gentes, 18.

Il est donc nécessaire, pour manifester l’Église au plus profond d’elle-même et au cœur du monde, de parler de la vie religieuse ; il est plus nécessaire encore pour exposer la vie religieuse de la situer à l’intérieur du mystère de l’Église. C’est le double service qu’a rendu le dernier Concile en consacrant un chapitre à la vie religieuse dans la Constitution sur l’Église avant de promulguer le Décret Perfectae caritatis.

Les religieux dans la vie de l’Église selon Lumen gentium

La place occupée par le chapitre sur les religieux dans Lumen gentium est significative de ce qu’ils sont dans la vie de l’Église. Il suffit de rappeler le mouvement de la Constitution pour s’en rendre compte. Les chapitres sont articulés comme de manière à épouser le mouvement de l’Église. Dans un premier temps, nous avons l’Église qui vient de Dieu (ch. I) et s’inscrit dans les sociétés humaines (ch. II) comme une société structurellement, hiérarchiquement constituée en pasteurs et fidèles (ch. III et IV). Dans un second temps, l’Église retourne à Dieu : sa mission est la sainteté (ch. V) et la béatitude (ch. VII). Sainteté que les religieux ont à rendre visible socialement et historiquement dans un état de vie particulier (ch. VI) ; béatitude dont Marie est l’icône dernière (ch. VIII).

Ce mouvement de l’Église est la reprise et l’accomplissement du mouvement du monde qui vient de Dieu et est appelé à retourner à Dieu dans l’Histoire du Salut. Ce mouvement de l’Église et du monde exprime le mystère de Celui, à l’image et à la ressemblance de qui le monde a été créé et l’Église suscitée : Dieu-Trinité, Père, Fils et Esprit.

Que l’Église soit comme le fruit de la générosité créatrice de Dieu et que cette générosité ait à se retourner vers Celui qui en est la source et l’origine pour devenir dans l’Esprit Saint joie de Dieu, c’est ce qu’exprime la structure de Lumen gentium. Voici comment se présente cette structure, selon Mgr Philips, un des maîtres d’œuvre de la rédaction de la Constitution :

 [1]

L’Église est enracinée dans le mystère de Dieu (ch. I et II)

Le mystère de Dieu-Trinité se fait présent parmi les hommes et suscite parmi eux le Royaume qui vient : le rayonnement de cette présence est identiquement celui de Jésus-Christ et celui de l’Église. Enracinée dans le mystère de Dieu, l’Église est elle-même mystère, sacrement de l’unité entre Dieu et les hommes, de l’unité des hommes entre eux. Elle est la réalité à la fois spirituelle et historique dans laquelle le Peuple de Dieu se trouve visiblement rassemblé.

L’Église est au principe de sa propre croissance (ch. III et IV)

L’Église pas plus que le monde ne jaillit de Dieu comme une chose toute faite. Comme le monde de la création se reploie et se reprend, ainsi l’Église se déploie en ne cessant de jaillir à nouveau du cœur de Dieu. Dieu ne crée pas l’homme sans la coopération de l’homme : c’est la procréation. Dieu ne recrée, ne restaure pas l’homme sans la collaboration de l’homme : c’est la réalité sacramentelle de l’Église. L’histoire de l’Église, c’est l’histoire du monde transfiguré en sa propre vérité, l’histoire de la création reprise dans la lumière et la transparence qui lui étaient originellement destinées.

Dieu a pourvu l’Église de ce qui est nécessaire à son propre déploiement. L’Église, dans l’Eucharistie et le sacrement de l’Ordre, comme dans l’ensemble de l’économie sacramentaire, se trouve au principe de son propre déploiement : le Christ en personne agit à l’intérieur de son Peuple par les pasteurs qu’il donne à ses fidèles.

La distinction entre pasteurs et fidèles (ch. III et IV) manifeste visiblement et socialement que l’Église se donne à elle-même et qu’elle se reçoit. Le terme « hiérarchie » signifie principe des choses sacrées (archè ton Hiérôn [2]) La paternité hiérarchique et la maternité de l’Église est une chose ; le fruit porté – les enfants éduqués par l’Église (nous en sommes tous) – en est une autre. Il y a les pasteurs et les fidèles. La hiérarchie s’enracine historiquement dans la mission des Apôtres (n. 19-20). La sacramentalité et la collégialité de l’épiscopat sont traitées dans des textes dont on a beaucoup parlé à l’époque du Concile (n. 21-23). Après les évêques (n. 24-27) viennent les prêtres (n. 28) et les diacres (n. 29). En corrélation avec la hiérarchie, à l’intérieur de la vision de l’Église comme mystère et peuple de Dieu, les laïcs participent à la mission sacerdotale, prophétique et royale du Christ (n. 30-37).

La sainteté de l’Église est le fruit de sa croissance (ch. V et VI)

L’Église est signe sacramentel (signum) et tout ensemble réalité (res sacramenti) vive de la grâce qu’elle manifeste. La vie concrète de l’Église apparaîtrait extrêmement pauvre si la Constitution ne parlait pas de sa fécondité. Si le Peuple de Dieu comporte des membres qui ont à être conduits et d’autres qui conduisent, encore faut-il voir à quoi et pour quoi. La mission de l’Église, c’est de donner Jésus-Christ, le seul Saint, de conduire à Jésus-Christ, à la sainteté de l’Évangile, à Dieu, de donner l’Esprit. Cette mission qui appelle et oriente l’Église est aussi le fruit de sa tâche structurée dans la distinction hiérarchique entre pasteurs et fidèles.

La vocation universelle à la sainteté dans l’Église se vit dans les différents états de vie et s’exprime dans l’appel à aimer Dieu comme le Christ jusqu’à la mort. Le Concile cite comme moyens de sainteté le martyre et les conseils évangéliques : la virginité, la pauvreté et l’obéissance. La vie religieuse se spécifie à partir de la vocation universelle à la sainteté dans l’Église par la profession des conseils évangéliques, c’est-à-dire par leur pratique promise à Dieu dans un état stable reconnu par l’Église.

La sainteté et la béatitude auxquelles sont appelés tous les chrétiens sont le fruit, l’accomplissement et la reprise de la vie du monde par la puissance du Dieu-Trinité qui agit dans l’Église. La présence personnelle de l’Esprit Saint, de Jésus-Christ et du Père œuvre dans l’histoire et se déploie dans le témoignage de l’Église : dans la sainteté des chrétiens, ainsi dans la vie religieuse, l’œuvre de Dieu réussit.

La sainteté est déjà présente dans l’Église (ch. VII et VIII)

Si l’Église est le lieu où tous sont appelés à la sainteté, cette sainteté s’accomplit dans l’au-delà de la mort. D’où le caractère eschatologique de l’Église pérégrinante unie par la même sainteté aux élus du ciel et du purgatoire. La Vierge Marie est le type et le symbole de cet accomplissement dans la Maison du Père.

Cet au-delà est déjà anticipé ici-bas dans le Christ. Le Christ est déjà présent dans les sacrements, dans l’institution sacramentelle de l’Église et dans les cœurs pardonnés, graciés, des chrétiens. Ce qui est attendu pour toute l’humanité, pour tout homme et pour tout l’homme est là à l’heure où un enfant se trouve baptisé, un sacrement est célébré, un religieux est consacré. Quand un enfant est baptisé, quand ses péchés lui sont remis, les Personnes divines viennent faire en lui leur demeure. Cet enfant des hommes est ainsi consacré, sanctifié. Nous ne saurions assez mesurer l’importance de cette considération pour notre propos : la présence de l’avenir déjà maintenant est la condition de possibilité de la vie religieuse.

L’homme pécheur, par lui-même, ne peut pas aimer Dieu. Ce qui n’aboutit pas dans le monde, par la faute de l’homme, aboutit dans l’Église, par la puissance de Dieu. Dieu ne supplée pas à l’homme au sens où il ferait ce que l’homme est incapable de faire, sans plus. Non. Il rend l’homme capable de faire ce que l’homme de toute éternité et en toute création est appelé à opérer : aimer Dieu. Le don de Dieu est, au présent, vraiment et réellement accordé à l’homme.

Dieu a réussi, et la Vierge Marie atteste, de manière simple, que la sainteté est une réalité humaine personnelle et accomplie. La sainteté de Dieu a investi, transfiguré, restauré l’homme et l’a rendu capable d’être lui-même pour Dieu et en Dieu.

Le mouvement général de Lumen gentium le montre. La vie religieuse n’est pas un élément de la « constitution fondamentale » de l’Église, de l’Église en tant qu’elle vient de Dieu et se reçoit du Verbe créateur. La vie religieuse relève plutôt de la mission de l’Église, elle appartient à la réponse de l’Église à Dieu et au retour de l’Église vers Dieu, suscités par l’Esprit. Elle est une réponse au don de Dieu, un fruit de ce don.

Après avoir déployé au rythme de la Constitution dogmatique Lumen gentium la vie de l’Église, après y avoir situé la vie religieuse dans la mission et la sainteté de l’Église, il convient d’approfondir encore notre perception de la vie religieuse. A cet effet nous la replacerons d’abord dans l’horizon du Mystère qui fonde et suscite, enveloppe et accomplit toutes les réalités institutionnelles et visibles de l’Église. Nous préciserons ensuite la place des religieux par rapport au sacerdoce commun et à la vocation à la sainteté de tous les baptisés.

La vie religieuse dans le Mystère

Si nous isolons, du reste de la Constitution, les chapitres III et IV, hiérarchie et laïcat, ainsi que les chapitres V et VI, sainteté et vie religieuse, nous avons d’un côté l’institution ecclésiale et ses membres et de l’autre les « comportements moraux » et l’ascèse. Or, pour beaucoup de chrétiens, l’Église se réduit à ces deux dimensions : elle est une institution et une école de vie morale. Mais qu’avons-nous alors laissé tomber ? Simplement le mystère de Dieu présent à travers l’histoire de son Peuple (ch. I et II), le ciel et la Vierge Marie (ch. VII et VIII). Précisément la vision du Peuple de Dieu qui pérégrine dans l’histoire, doté de la présence du Dieu-Trinité, et qui s’accomplit dans la béatitude de la Maison du Père paraît à beaucoup abstraite à côté des réalités quotidiennes que sont la hiérarchie, les laïcs, l’ascèse de la vie chrétienne, les religieux. Or, la Constitution le montre bien : ces données tirent leur valeur et livrent leur sens à l’intérieur du Mystère, de la communion de l’Église entière.

Si l’Église est au principe de sa croissance par les gestes sacramentels qu’elle pose, c’est qu’elle est elle-même dans le Christ sacrement de Dieu : enracinée dans le mystère de Dieu, elle pérégrine dans l’histoire comme le Peuple de Dieu à qui Jésus-Christ a confié les sources de la vie (ch. I et II).

Pour que l’Église recueille l’eau vive qu’elle a fait jaillir sur l’ordre de son Seigneur, pour qu’elle cueille le fruit de sa croissance, il faut que cette eau, ce fruit lui soit déjà donné. La grâce, le salut, la sainteté sont ce fruit accordé à l’Église. L’Église est dès maintenant sacrement du salut. Elle est déjà en communion avec le ciel. La présence des bienheureux et des saints, de la Vierge Marie, l’assure de la présence actuelle de l’achèvement promis et lui montre en quel repos chacun d’entre nous est appelé dans le Christ ressuscité par le baptême : « Dieu nous a fait revivre avec le Christ... Avec Lui il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus » (Ep 2, 6). La Vierge Marie est l’icône de cet accomplissement dans la Maison de Dieu (ch. VII et VIII).

La vie religieuse met en évidence le lien qui existe entre l’existence chrétienne ici-bas et le Christ passé par la mort : elle anticipe la vie nouvelle et éternelle. Elle professe les conseils évangéliques qui sont le déploiement dans l’agir humain de l’Esprit du Ressuscité et elle entend faire de la Résurrection une condition terrestre, un état de vie pour aujourd’hui. Dans cette visibilité de la sainteté et de la charité de Dieu transparaît cette présence de Dieu en sa demeure : c’est l’anticipation du Royaume. Telle est la manière propre des religieux de témoigner de la mission de l’Église qui est de transfigurer le monde dans l’esprit et la béatitude du Ressuscité (ch. VI).

Puisque l’Église vient de Dieu et va à Dieu, est déjà venue de Dieu et est déjà retournée vers Lui dans le Christ, la Vierge Marie et les bienheureux, la consécration religieuse, comme l’appel à la sainteté, l’institution hiérarchique, comme l’apostolat des laïcs, se trouvent donnés tout ensemble dans l’Économie du Salut.

En dehors de ce mystère de l’Église, l’institution ecclésiale serait une donnée exclusivement socio-historique, les sacrements des déterminations canoniques à la merci des hommes que nous sommes, et la vie religieuse une simple vie ascétique et morale.

Inscrite historiquement dans le Mystère de notre Salut, la vie religieuse peut dès lors être comprise dans une double référence. Comment s’inscrit-elle dans le pèlerinage du Peuple des baptisés ? Comment se spécifie-t-elle par rapport à leur vocation commune à devenir saints comme Dieu seul est saint ?

Lumen gentium ici encore peut nous servir de guide. Un principe constant de cette Constitution a été en effet de parler de ce qui est commun à tous dans l’Église avant de parler de ce qui est propre à quelques-uns. Une condition chrétienne, un état de vie chrétien ne se spécifie pas d’abord par sa différence, mais par ce qu’il a de commun avec tous les chrétiens. Ce qui est commun aux clercs, aux laïcs et aux religieux, c’est d’appartenir par le baptême au Peuple de Dieu (ch. II), peuple sacerdotal appelé à vivre en ce monde la sainteté de Dieu (ch. V).

La vie religieuse dans le Peuple de Dieu

Le chapitre II sur le Peuple de Dieu s’ouvre par l’évocation de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliances. Puis il traite de la présence du sacerdoce royal du Christ au milieu de son peuple sacerdotal, de l’universalité du salut, de l’unité dans l’universalité, de la diversité dans l’unité. La vie religieuse est aussi évoquée par le Concile quand il parle des formes de vie diverses qui font la richesse de la catholicité. « Le Peuple de Dieu ne naît pas seulement du rassemblement des peuples divers mais des diverses catégories qui le constituent en lui-même. En effet, entre ses membres existe une diversité soit dans les charges, certains exerçant le ministère sacré pour le bien de leurs frères, soit dans l’état ou l’orientation de vie, alors que plusieurs, vivant dans l’état religieux, tendent à la sainteté par une voie plus rigoureuse et stimulent leurs frères par leur exemple » (n. 13). Le Concile ne parle pas ici de la vie religieuse comme d’une catégorie sociologique, mais il la voit inscrite au cœur de l’Église, au cœur de son mystère pour contribuer à sa mission.

Le n. 17, qui clôt le chapitre II, traite de la mission de l’Église. Cette mission, dit-il, culmine dans « l’édification du Corps par le sacrifice eucharistique... pour que le monde entier (totius mundi plenitudo) dans tout son être soit transformé (transeat) en Peuple de Dieu, en Corps du Seigneur et en Temple du SaintEsprit ». Or le « développement de la présence de l’Église est plénier » (plenitudo praesentiae Ecclesiae) (AG, 18) quand l’intimité de l’Église avec son Seigneur et la sainteté à laquelle est appelé tout chrétien se trouvent manifestées dans la diversité des états de vie. Le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église précise même que « les diverses formes de vie religieuse manifestent les divers aspects de la mission du Christ et de la vie de l’Église ». Dès que l’Église s’implante quelque part, elle doit manifester, par la consécration des religieux, contemplatifs et apostoliques, que l’intimité avec le Seigneur est la vocation de tout chrétien et le but de sa mission universelle. La réalité eschatologique et missionnaire de la vie religieuse, inscrite dans le cheminement du Peuple de Dieu, témoigne de l’enracinement de celui-ci dans le mystère de Dieu-Trinité.

Religieux et sainteté commune à tous les chrétiens

La condition de baptisé fait de tous les chrétiens des membres du Peuple sacerdotal appelés à la sainteté de la charité et à la pratique des conseils évangéliques. Le Concile parle des conseils évangéliques à partir du chapitre V. La sainteté y est définie par l’appartenance au Christ, seul Saint, et par le don de l’Esprit. Ce don de l’Esprit est offert en surabondance dans les conseils évangéliques, c’est-à-dire dans les invitations les plus secrètes et les plus fortes du Christ dans l’Évangile. « La sainteté de l’Église, lit-on au n. 39, se manifeste constamment et doit se manifester par la grâce que l’Esprit Saint suscite dans les croyants. Elle s’exprime différemment en chacun et elle apparaît d’une manière particulière dans la pratique des conseils qu’on appelle d’ordinaire évangéliques. Cette pratique des conseils, embrassée par beaucoup de chrétiens sous l’impulsion de l’Esprit Saint, soit à titre privé, soit dans une condition [3] ou un état [4] sanctionnés par l’Église, porte et doit porter dans le monde un témoignage de cette sainteté ».

Le Concile voit donc dans la pratique des conseils évangéliques la sainteté à laquelle sont appelés tous les chrétiens. Il récuse par le même fait toute théologie qui présenterait dans l’Église l’état laïc et l’état religieux comme relevant, l’un d’une fidélité aux commandements de Dieu sans plus et l’autre d’une pratique des conseils évangéliques ajoutée à la pratique des commandements.

Nous n’avons pas à préciser ici comment les conseils évangéliques doivent être pratiqués en tout état et toute condition de vie. La Constitution en traite aux n. 41 et 42 surtout. Il y aurait beaucoup à dire dans cette perspective, sur la vie des évêques, des prêtres, des diacres, comme des laïcs, et singulièrement des parents chrétiens. Ce que l’on appelle communément la « spiritualité du laïcat » ne s’est pas encore renouvelé en fonction de ce qui est enseigné de manière renouvelée par le Concile sur la pratique des conseils évangéliques comme âme vivante de toute vie chrétienne. Ce qui importe davantage, c’est de situer la vie religieuse par rapport à la pratique des conseils évangéliques de manière à pouvoir parler de son mystère et de sa mission sans la confondre avec les exigences d’un autre état de vie.

L’état de vie religieuse et l’état de vie laïque ne se situent pas par rapport aux conseils évangéliques comme la lettre (la pratique) d’un côté et l’esprit de l’autre. Mais la lettre et l’esprit étant communs à tous les états de vie chrétiens, l’état de vie religieux se spécifie par la profession des conseils évangéliques, c’est-à-dire par leur pratique promise à Dieu dans un état stable reconnu par l’Église.

La pratique des conseils évangéliques devient, dans la vie religieuse, la norme constante, extérieure, visible, juridique de toute l’existence, la règle de vie. Ce qui est au cœur des comportements de chaque chrétien, doit être professé, c’est-à-dire manifesté visiblement par la structure même de la vie religieuse, par la forme de l’existence, par la règle commune et personnelle de ceux qui s’y trouvent consacrés à Dieu. La pratique des conseils évangéliques, pour le religieux, touche tout ensemble et son cœur et ses gestes, et son esprit et son corps, comme sa relation au monde et à autrui.

La force que Lumen gentium met à souligner la vocation universelle à la plénitude de la vie chrétienne et de la charité dans l’Église, constitue pour la vie religieuse un défi qui, depuis le Concile, n’a peut-être pas encore été relevé. Habitué que l’on était à percevoir la vocation religieuse en ternies généraux de vocation à la sainteté, on risque de ne pas en voir la spécificité telle qu’elle est décrite par le Concile. Trop souvent la réflexion sur la vie religieuse reste encore en deçà de ce à quoi nous sommes conviés.

Spécificité de la vie religieuse

Nous pouvons dès lors résumer comme suit ce que dit Lumen gentium dans le chapitre VI, consacré aux religieux. La vie religieuse se définit à partir des conseils évangéliques professés dans l’Église dans une forme de vie reconnue par elle (n. 43). Les vœux de religion sont des liens (ligamenta) par lesquels le fidèle s’oblige à la pratique des conseils évangéliques et se donne (mancipatur) totalement à Dieu suprêmement aimé pour le servir plus intimement. Cette consécration est d’autant plus parfaite dans la vie religieuse que des liens (vincula) plus fermes et plus stables représentent le Christ uni à l’Église son Épouse, d’un lien (vinculo) indissoluble. Parce qu’elle est consécration à Dieu, la consécration religieuse est lien spécial avec l’Église et son mystère, consécration au bien de toute l’Église. Parce qu’elle est consécration à Dieu et au service de l’Église, la vie religieuse est signe et témoignage de la vie nouvelle et éternelle donnée dans le Christ ressuscité pour la transformation du monde (n. 44).

La vie religieuse a dès lors un aspect ecclésiologique, au sens visible du terme. Elle a un statut canonique et reçoit une reconnaissance liturgique (n. 46). Sans faire partie de la constitution hiérarchique de l’Église, développée dans la première partie de Lumen gentium, la vie religieuse a pour mission de s’insérer dans la mission salvifique de l’Église exposée dans la seconde partie de Lumen gentium. Grâce aux religieux, l’Église manifeste le Christ en contemplation et le Christ faisant le bien à toute l’humanité. Grâce à eux, l’Église manifeste que la consécration à Dieu n’entrave pas le progrès de la personne humaine ni la construction de la cité terrestre. Bien au contraire, cette consécration promeut la personne, fonde et oriente la construction de la cité terrestre pour que ceux qui bâtissent ne risquent pas de peiner en vain. Les religieux sont témoins pour tout homme que le dernier mot de la personne et de l’œuvre de l’homme n’est pas le néant, mais Dieu (n. 46).

Création et nouvelle création

Dans cette lumière, nous pouvons comme reprendre d’un seul mouvement le geste créateur et rédempteur de Dieu, son Appel à notre sainteté et la distinction que Lui-même institue dans son Peuple entre la sainteté de tous et la consécration religieuse. Parce qu’en effet pour sa gloire, le monde peut être et devenir nouvelle création de Dieu et laisser apparaître en cette rédemption la Réalité primordiale qui l’accomplit : le Verbe de vie et son Corps qui est l’Église. Peuple rassemblé par Dieu, Corps du Christ et Demeure de son Esprit, l’Église forme la réalité de la nouvelle création où s’accomplit la première, parce qu’elle est le don et la présence, l’action et l’intimité de Dieu en personne, révélée en son Fils Jésus-Christ, attesté par l’Esprit. Signe du monde et de Dieu, vive présence du monde à Dieu et de Dieu au monde, l’Église est le sacrement christique et spirituel du Royaume des deux, de l’Alliance nouvelle et éternelle de Dieu et du monde : l’Église est sacrement du monde en sa création et sa recréation. C’est pourquoi elle atteste, par sa vie même, le mouvement par lequel le monde se reçoit de Dieu et s’accomplit en lui. L’Église déploie sacramentellement, pour notre salut et comme l’articulation de sa mission, le mouvement par lequel le monde vient de Dieu et est revenu à Dieu.

Vocation à la sainteté

La vocation universelle à la sainteté est dans l’Église la présence anticipée de l’Emmanuel, de Dieu, l’Unique Saint, parmi nous. Cette présence créatrice et rédemptrice enveloppe les hommes, les transfigure et leur donne de Lui être présents. Elle est un amour qui les rejoint et leur donne de Le rejoindre du même amour. C’est cela la sainteté.

Par le Christ et dans l’action de l’Esprit, tous les baptisés sont les signes en ce monde de cette action transformatrice et rédemptrice de Dieu par lequel le monde et l’humanité ont à être renouvelés. Le Concile, en évoquant le sacerdoce commun des fidèles (n. 10-12), rappelle que le peuple des baptisés exerce, par le Christ, en lui et avec lui, la fonction médiatrice d’être dans ce monde les témoins de l’Esprit, les enfants du Père. Dieu se livre au cœur d’un chacun à tel point que chacun puisse lui livrer l’humanité entière avec son cœur. Les diverses vocations chrétiennes, du mariage, du célibat non consacré ou de la vie religieuse, déploient toutes ce même mystère de renouvellement et de transfiguration. Ce n’est pas à ce niveau de profondeur, à ce niveau de la vocation chrétienne que se spécifient la vocation religieuse et la vocation du laïcat, mais au niveau de la prise en charge des tâches humaines, des engagements de la liberté humaine dans leur visibilité sociale et historique.

Vie laïque et vie religieuse

Cette distinction chrétienne exprime au milieu des travaux et des jours celle entre création et nouvelle création. Il s’agit d’un côté de coopérer avec Dieu à l’œuvre de la création du monde, comme dans la procréation, avec tout ce que cela implique d’engagement économique et politique, et d’autre part, de coopérer avec Dieu à la recréation de ce même monde, y compris de ses dimensions familiale, économique et politique, en le transfigurant dans son visage d’éternité qui est celui de sa Béatitude ultime et primordiale.

C’est ce qu’énonce la description sommaire des laïcs et des religieux au n. 31 de Lumen gentium. « Il revient aux laïcs, de par leur condition propre, de chercher le Royaume de Dieu en administrant les choses temporelles et en les ordonnant selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. » Des religieux, il est dit : « De leur côté, en vertu de leur état, ils attestent d’une manière éclatante et exceptionnelle que le monde ne peut être transfiguré et être offert à Dieu sans l’esprit des Béatitudes ».

Cependant, « tout chrétien, dit ailleurs le Concile, peu importe son état ou son rang, est appelé à la plénitude de la vie chrétienne, à la perfection de la charité : dans la société terrestre elle-même, cette sainteté contribue à promouvoir plus d’humanité dans les conditions d’existence. Ainsi la sainteté du Peuple de Dieu donnera des fruits abondants, comme la vie de tant de saints le manifeste excellemment dans l’histoire de l’Église » (n. 40). A l’intérieur de chaque état de vie les conseils évangéliques sont dans l’Esprit Saint le lieu où tout chrétien est convié à la sainteté.

La sainteté des religieux

Ainsi le religieux est invité à la sainteté dans l’Église là où il se trouve en même temps appelé à témoigner de ce que le monde ne saurait être transfiguré ni offert sans l’esprit des Béatitudes. Appelé par vocation à professer publiquement dans un état de vie reconnu par l’Église les conseils évangéliques, il se consacre à Dieu aimé par-dessus tout et livre sa vie à ce service de Dieu pour manifester de manière aussi stable que possible l’union intime du Christ avec l’Église son Épouse.

La somme de paradoxes que représente la vie religieuse peut se résumer ici. La sainteté a changé le cœur de l’homme ; elle change aussi toute son existence humaine dans ses dimensions familiales, économiques et politiques ; et ce changement se réalise aujourd’hui. La sainteté de Dieu a touché le cœur et les gestes de l’homme, son cœur et son corps, sa relation au monde et à autrui et elle s’inscrit grâce à l’homme qui vit de l’Esprit dans les structures de l’existence présente. Ainsi la mission de l’Église qui est de transformer le monde réussit-elle à faire surgir un espace de liberté spirituelle. Car la force du témoignage rendu par les religieux à la sainteté donnée à tout baptisé est de manifester que cette sainteté prend l’homme dès maintenant tout entier.

Conclusion

Nous avons voulu situer l’Église dans le mouvement de la création de Dieu, de Dieu qui est le Dieu de Jésus-Christ : Père, Fils et Esprit. Nous avons vu que ce qui fait la force de la vie religieuse, ce n’est pas d’être plus ou moins sainte que la condition de baptisé, mais de manifester déjà maintenant que la sainteté donnée au baptisé, à tous les baptisés, est une sainteté qui prend l’homme tout entier et est aussi destinée à tout homme.

Dans de prochains articles, nous déploierons les différentes dimensions de la vie religieuse, telles qu’elles apparaissent dans les documents du Concile. Car les éléments fondamentaux de la vie religieuse, tels que l’Église nous les enseigne, sont pour la vie quotidienne des critères de discernement. Ils seront esprit et vie pour chacun d’entre nous dans la mesure de notre propre engagement religieux. Mettre notre intelligence à les comprendre fait partie de cet engagement. Il s’agit de nous demander comment les situations communautaires et apostoliques que nous rencontrons autour de nous et en nous-mêmes, qui sont celles de l’Église d’aujourd’hui, sont susceptibles d’être éclairées par ce que l’Église nous donne de comprendre de la vie religieuse, par ce qu’elle nous donne de vivre dans la vie religieuse [5].

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Pistes de réflexion

L’Église est à la fois institution, école de vie et présence du mystère de Dieu qui se révèle. Comment ces trois dimensions éclairent-elles la vie religieuse en évitant de la tronquer ?

Selon le Concile, tous les chrétiens sont appelés à la pratique des conseils évangéliques. Pourquoi alors des religieux ?

Le propre de la vie religieuse est de se déployer tout entière comme une réalité appartenant à la nouvelle création et de structurer son existence personnelle, communautaire et sociale en fonction seulement de la vie nouvelle donnée dans le Christ. Comment cette donnée du Concile est-elle critère de discernement pour les choix et orientations à prendre ?

[1Mgr Philips, L’Église et son Mystère au IIe Concile du Vatican. Histoire, texte et commentaire de la Constitution Lumen gentium, t. I, Paris, Desclée, 1967, p. 57-58.

[2« Hiérarchie doit s’entendre, plus que comme un principe sacré, comme l’origine de la sainteté. » J. L. Marion, L’idole et la distance, Paris, 1977, p. 210.

[3La Constitution vise ici la condition de clerc.

[4Il est question ici de l’état religieux.

[5Ce texte est porteur d’une seule signature. Celle-ci symbolise le travail d’une équipe qui a travaillé pendant plusieurs mois à l’élaboration, à la composition et à la rédaction en commun de ces pages. La contribution des membres de la session sur la vie religieuse apostolique donnée à Bruxelles en juillet 1978 (cf. Vie consacrée, 1978, 353-361) doit aussi être mentionnée comme décisive.

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