Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Évangéliser aujourd’hui

André de Jaer, s.j.

N°1979-2 Mars 1979

| P. 92-103 |

Comment « fonctionne » la vie religieuse dans l’ensemble de la vie et de la mission de l’Église aujourd’hui ? Ce que Paul VI en dit dans l’exhortation apostolique sur l’annonce de l’évangile aux hommes de notre temps est bref, mais situe bien religieuses et religieux dans leur vocation et leur mission. La vie religieuse y est inscrite au cœur de la mission de l’Église, et sa fonction primordiale est celle du témoignage évangélique. Loin de la minimiser ou de la neutraliser, pareille perspective lui donne toute latitude – et des critères – pour poursuivre les mutations nécessaires dans une docilité audacieuse à l’Esprit Saint.

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« La crise que connaissent les ordres religieux apparaît avant tout comme une crise de fonction, occasionnée par la perte de tâches ecclésiales importantes. » Ainsi s’exprimait J. B. Metz [1] dans son article « L’heure des religieux ? » C’est parce qu’ils en ont le pressentiment que religieux et religieuses cherchent aujourd’hui à mieux préciser et donner corps à la mission qui est la leur dans l’Église et le monde en ce moment de l’histoire. Pour eux, évangéliser, qu’est-ce ?

Dans cette recherche, plusieurs voies d’approche sont nécessaires. L’attention aux suggestions de l’Esprit qui fait signe à travers les événements et les situations, ainsi que par la vie des personnes et des communautés, est une de ces voies. Nous avons appris à y être davantage attentifs en ces derniers temps [2]. Mais nous sommes encore loin du but, et les années qui viennent seront décisives à cet égard. Dans cette marche à travers le désert, cet exode, nous avons besoin d’une boussole qui nous évite de tourner en rond ou de nous engager sur de fausses pistes. C’est pourquoi une autre voie d’approche, complémentaire par rapport à la première, garde toute son importance : l’écoute de la Parole que Dieu nous dit aujourd’hui par son Église. Sans donner de solutions toutes faites, cette parole indique des orientations qui permettent de frayer avec plus d’audace et d’assurance de nouveaux chemins pour l’annonce de la Bonne Nouvelle de l’Évangile et de l’insérer dans le cœur de l’homme.

Une charte de l’Évangélisation

Or il existe un document récent, l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi [3] , qui se présente comme une charte « pour annoncer l’Évangile aux hommes de notre temps ». Paul VI nous y livre « le cri qui monte du fond de son cœur, en écho à la voix de ses frères réunis pour la troisième assemblée générale du synode des évêques » (81). Jean-Paul II, à Puebla, a confirmé les évêques d’Amérique latine dans leur choix de ce document comme texte de base pour leurs travaux et s’y est référé lui-même à plusieurs reprises [4]. Un souffle anime l’ensemble de ces pages, et on y sent une chaleur communicative. Prenant comme point de départ l’Église évangélisatrice à la suite du Christ (6-16), la lettre suit un plan très simple : qu’est-ce qu’évangéliser (17-24), quel en est le contenu essentiel (25-39), quelles sont les voies (40-48), les destinataires (49-58), les ouvriers de l’évangélisation (59-73) ; et elle se termine par quelques pages précisant les attitudes intérieures qui doivent animer les évangélisateurs (74-80).

Au fil des chapitres, un certain nombre de points chauds actuels sont abordés. Tels l’imprégnation des cultures par l’Évangile (18-20) et l’importance primordiale du témoignage de vie (21, 41), les liens entre évangélisation et libération (29-39), la religion populaire (48), les communautés ecclésiales de base (58), les Églises particulières (62-64), les nouveaux ministères (73).

Et les religieux ?

Cette exhortation apostolique parle apparemment peu des religieuses et des religieux. Cependant les quelques passages (69, 76) où il est question de leur place dans la mission d’évangélisation de l’Église sont significatifs, et indiquent bien l’aide que la communauté chrétienne et la communauté humaine tout entière sont en droit d’attendre d’eux, dans la fidélité à leur vocation. Il est d’autant plus intéressant de lire ces textes de près, que Jean-Paul II, lors de son entretien avec les supérieurs généraux en novembre dernier, y a fait explicitement référence comme à un document fondamental à consulter, avec l’enseignement du Concile, pour comprendre comment doit « fonctionner la vie religieuse dans l’ensemble de la vie de l’Église contemporaine [5] ».

Mission ecclésiale

C’est à l’intérieur de la sixième partie de l’exhortation, traitant des « ouvriers de l’évangélisation », qu’il est parlé des religieuses et des religieux. Mais, avant de décrire « la diversité des services dans l’unité de la même mission » et les « différentes tâches évangélisatrices à accomplir » (66), le document insiste sur le fait que l’évangélisation est toujours un acte d’Église, fait en son nom (60). « Évangéliser n’est pour personne un acte individuel ou isolé ». C’est « un acte d’Église » qui se rattache certainement, « par des rapports institutionnels, mais aussi par des liens invisibles et par des racines souterraines de l’ordre de la grâce, à l’activité évangélisatrice de toute l’Église » (61). Tout évangélisateur fait acte d’Église « non par une mission qu’il s’attribue, ou par une inspiration personnelle, mais en union avec la mission de l’Église et en son nom » (ibid.).

Et c’est ensuite que sont mis en lumière le rôle particulier du Pape, celui des évêques et des prêtres, des religieux, des laïcs, de la famille, des jeunes. On perçoit dès le début que la mission des religieux se situe dans la communion de l’Église et de son mystère. C’est ce qui ressortira mieux encore de la lecture du n° 69, qui explicite leur mission évangélisatrice à l’intérieur de l’unique mission de l’Église. Faisons donc une lecture commentée des trois paragraphes de ce numéro.

Situés dans le dynamisme de l’Église

D’emblée, l’orientation est donnée : « Le moyen privilégié d’évangélisation efficace » pour les religieux, c’est « leur vie consacrée » elle-même. Il y a là une première affirmation très forte, dont les conséquences risquent d’échapper à notre attention. Et le texte continue : ils sont situés « par leur être le plus profond dans le dynamisme de l’Église ». La vie religieuse apparaît donc bien comme une réalité ecclésiale. Religieuses et religieux sont appelés par leur consécration à vivre au cœur du mystère de l’Église dans sa réalité la plus profonde.

Or cette conception ne va pas de soi aujourd’hui. Certains seraient tentés de les définir à partir de la réalité et de la vie du monde. Pourquoi ne pas les décrire comme des chrétiens et des chrétiennes qui choisissent le célibat et s’engagent ainsi plus librement dans la construction du monde en vue d’un changement de société ? C’est là un engagement chrétien qui a toute sa valeur, mais il ne constitue pas le dynamisme qui gît à la source de la vie et de l’action des religieuses et des religieux. Ils sont situés au cœur du dynamisme de l’Église. Or l’Église, la communauté chrétienne n’est pas instituée d’abord pour la construction du monde. Certes, les chrétiens sont solidaires de leurs frères les hommes et, comme chacun d’eux, apportent leur part à la construction du monde, fortifiés par l’espérance chrétienne qui leur donne la certitude de ne pas travailler en vain. Mais l’Église n’existe pas d’abord pour construire le monde. Tout comme Jésus n’est pas venu pour édifier la cité temporelle ou créer une nouvelle civilisation. Il est venu sauver ce qui était perdu. Il a donné sa vie pour que naisse une humanité nouvelle, la nouvelle création, au cœur de nos civilisations mortelles. Ainsi en est-il de la communauté chrétienne, de l’Église. Et lorsque religieux et religieuses s’engagent avec force dans le renouvellement des structures de notre société, c’est pour qu’au sein même de ces structures soient inscrites les exigences de la nouvelle création donnée en Jésus Christ, avec son souci de réconciliation et de vie selon les béatitudes (cf. Lumen gentium, 31). Ils structurent leur vie de manière institutionnelle et sont investis de leur mission non à partir du monde de la création, mais à partir de l’humanité nouvelle reçue en Jésus-Christ, c’est-à-dire de l’Église. Ils sont situés par leur être le plus profond dans le dynamisme de l’Église, ferment, au cœur de notre monde, de la nouvelle création, du Royaume de Dieu qui commence à prendre corps. « Partout, nous dit O. Clément, l’Église est conduite à avoir la même attitude. Les temps de chrétienté sont révolus, et la tentation de certains qui voudraient établir un mur d’enceinte sacré autour de l’Église, pour la couper des problèmes de l’histoire, est vaine. Vaine aussi est la tentation d’autres qui voudraient identifier totalement l’Église avec les recherches et le devenir de la société et de la politique. Dans le monde, l’Église devra être de plus en plus présente comme un ferment. Humble et inébranlable, à la fois de critique et de transfiguration. Rappelant à l’histoire ses limites et la blessant, dans sa nostalgie d’idolâtrie, d’une blessure d’espérance [6] ». C’est à la manière de ce ferment que la vie religieuse est appelée à s’insérer dans la communauté chrétienne : comme le ferment, elle y occupe une place, humble, cachée.

D’autres perçoivent la vie religieuse comme accomplissement du désir de perfection ou de sainteté de l’individu, ou encore comme une manière d’incarner un projet évangélique généreux. Sans être fausses, ces conceptions sont tronquées. Elles prennent comme point de départ le désir de l’individu et passent sous silence l’élément qui affecte radicalement religieux et religieuses, « inscrits par leur être le plus profond dans la réalité ecclésiale ».

Ils incarnent le désir de l’Église...

Être situé dans le dynamisme de l’Église, c’est être inscrit dans le mouvement même de l’Église qui se reçoit du Père en Jésus-Christ et retourne par lui au Père. C’est « dans le dynamisme de l’Église, assoiffée de l’absolu de Dieu, appelée à la sainteté », c’est-à-dire sur son chemin de retour au Père, que se situent les religieux. Toute la dimension d’adoration, de contemplation gratuite de Dieu, est évoquée ici. Mais cette sainteté est toujours charité, amour qui donne sa vie pour ses frères (Lumen gentium, 42). Aussi le texte continue-t-il : « Ils incarnent le désir de l’Église de se livrer au radicalisme des béatitudes ». En d’autres termes, la vie que toute l’Église est appelée à mener – aller vers le Père par le chemin de Jésus, le chemin des béatitudes, de la vie livrée pour Dieu et les frères –, religieuses et religieux sont appelés à en témoigner visiblement et socialement. Ils en sont le signe. C’est pourquoi, tandis que leurs frères laïcs ont pour mission d’incarner la vie nouvelle du Royaume dans les activités terrestres qui sont leur domaine propre, les religieux de leur côté structurent toute leur existence personnelle, communautaire et sociale en fonction de la vie nouvelle donnée dans le Christ. C’est là un appel particulier et un état de vie stable (LG 44), complémentaire de celui des laïcs dans l’Église. On voit par ceci que l’appartenance à la réalité institutionnelle de l’Église est essentielle à la vie religieuse, qui révèle par là une dimension du mystère du Christ : le salut qu’il nous offre nous est déjà donné, il prend corps et porte du fruit dans l’institution qu’est l’Église. Cette appartenance s’exprimera dans le droit ecclésial et pourra avoir des répercussions très vives dans les options apostoliques et les engagements humains que l’on est amené à prendre.

Signe par leur vie

Ce qui vient d’être dit de l’existence ecclésiale des religieux ne signifie pas que ceux-ci aient tout simplement à se mettre au service de la pastorale d’ensemble. Car l’Église ne s’identifie pas à la pastorale. Et ce n’est pas d’abord au niveau de l’agir que les religieux sont inscrits dans l’Église, mais « par leur être le plus profond ». A certains moments, ils seront même appelés à se démarquer par rapport à un mode d’être et de faire de leurs frères et sœurs chrétiens [7], ou par rapport à une certaine pastorale existante. Car la communauté chrétienne peut se laisser récupérer insensiblement par le milieu ambiant, par l’esprit du monde. Les religieux aussi, c’est trop clair. Cependant, s’ils sont fidèles à leur vocation, ils sont appelés selon leur charisme à rendre témoignage de cet « être profond » de l’Église. Ils auront à le vivre dans l’amour et la miséricorde, l’insécurité humaine, l’humiliation aussi, selon le sens même des béatitudes qu’ils professent.

En un mot, « c’est par leur vie qu’ils sont signes » (69). Par leur vie, et non par leur fonction ou leur tâche. L’exhortation les distingue ainsi nettement des prêtres, dont il est question au n° 68. Ceux-ci sont signe par des charges objectives à eux confiées qui rendent le Christ présent, notamment les sacrements. Lorsque le document parle des prêtres, il ne fait pas état de leur vie, mais du don reçu pour les tâches à accomplir. Cela ne signifie pas que leur vie n’importe pas, qu’ils accomplissent une pure fonction. Mais leur « être signe » s’identifie à la charge confiée. Tandis que, des religieux, il est affirmé qu’ils sont signe par leur vie.

Et voici ce qui est dit des laïcs au n° 70 : « Leur tâche première et immédiate n’est pas l’institution et le développement de la communauté ecclésiale, – c’est là le rôle spécifique des pasteurs... Le champ propre de leur activité évangélisatrice, c’est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l’économie... » C’est donc par leurs tâches que les laïcs aussi sont intégrés dans l’Église évangélisatrice, tout comme les prêtres. Les religieux au contraire y sont inscrits par leur vie. Il ne s’ensuit pas, bien sûr, que leurs tâches importent peu, pas plus que n’est indifférente la vie des prêtres et des laïcs. Un être ne se réalise d’ailleurs que dans un agir, une vie implique une tâche. Celle-ci pourra se diversifier selon le charisme de chaque institut. Mais l’apport propre demandé avant tout aux religieux dans l’évangélisation et les différentes tâches qu’ils accompliront en collaboration intime avec les prêtres et les laïcs, c’est d’« être signe par leur vie ». On attend de leur vie qu’elle soit « disponibilité pour Dieu, pour l’Église, pour les frères » (69, 1). Une vie à l’image du Christ, livrée au Père et aux frères.

Un témoignage silencieux...

Le second paragraphe du passage consacré aux religieux confirme avec force les précisions que nous venons de relever. « En cela – c’est-à-dire en étant situés par leur être le plus profond dans le dynamisme de l’Église, et en étant signe par leur vie –, ils ont une importance spéciale dans le cadre du témoignage... primordial dans l’évangélisation » (69, 2). Il est bon de relire ici l’enseignement formulé plus haut sur le témoignage :

« Voici un chrétien ou un groupe de chrétiens qui, au sein de la communauté humaine dans laquelle ils vivent, manifestent leur capacité de compréhension et d’accueil, leur communion de vie et de destin avec les autres, leur solidarité dans les efforts de tous pour tout ce qui est noble et bon. Voici que, en outre, ils rayonnent, d’une façon toute simple et spontanée, leur foi en des valeurs qui sont au-delà des valeurs courantes, et leur espérance en quelque chose qu’on ne voit pas, dont on n’oserait pas rêver. Par ce témoignage sans paroles, ces chrétiens font monter, dans le cœur de ceux qui les voient vivre, des questions irrésistibles : Pourquoi sont-ils ainsi ? Pourquoi vivent-ils de la sorte ? Qu’est-ce – ou qui est-ce – qui les inspire ? Pourquoi sont-ils au milieu de nous ? Un tel témoignage est déjà proclamation silencieuse mais très forte et efficace de la Bonne Nouvelle » (21).

Jean-Paul II, dans sa rencontre avec les supérieurs religieux, a évoqué ce passage. « Chaque communauté, chaque religieux est à un titre spécial coresponsable de la présence authentique du Christ, qui est doux et humble de cœur, dans le monde d’aujourd’hui – le Christ crucifié et ressuscité – de la présence du Christ parmi les frères [8] ».

L’exhortation donne ensuite deux caractéristiques de ce témoignage. Tout d’abord, il est silencieux. C’est dire qu’il s’exprime plus dans les actes que dans les paroles, dans la manière d’être et de vivre plus que dans les grandes déclarations. En ce sens, il aura toujours quelque chose de modeste, sans prétention. Car le religieux sait trop bien que ce n’est pas en lui-même qu’il peut se glorifier, mais dans le Seigneur. Il donne un témoignage de pécheur gracié, qui lui est confié comme une mission et est inscrit comme une grâce dans sa fragilité humaine.

Autre caractéristique : ce témoignage s’inscrit dans la vie des vœux. Ceux-ci reçoivent chacun une note particulière : pauvreté qui est dépouillement, pureté qui est transparence, obéissance qui est abandon. Ces notes marquent leur impact spirituel et rappellent leur radicalisme. Il ne s’agit nullement ici de catégories juridiques, mais d’une manière de prendre corps dans notre monde et dans l’Église.

... qui est appel et prédication

Ce témoignage, continue notre texte, peut devenir appel au monde et à l’Église. Nous ne pouvons mieux faire que de citer encore Jean-Paul II qui a développé lui-même cet aspect lors de sa première rencontre avec les religieuses :

« Le radicalisme des conseils évangéliques est nécessaire pour annoncer de manière prophétique, mais toujours très humble, cette humanité nouvelle selon le Christ, totalement disponible à Dieu et totalement disponible aux autres hommes. Toute religieuse doit témoigner du primat de Dieu et consacrer chaque jour un temps suffisamment long à se tenir devant le Seigneur, pour lui dire son amour et surtout se laisser aimer par lui. Toute religieuse doit signifier chaque jour, par son mode de vie, qu’elle choisit la simplicité et les moyens pauvres pour tout ce qui concerne sa vie personnelle et communautaire. Toute religieuse doit chaque jour faire la volonté de Dieu et non la sienne, pour signifier que les projets humains, les siens et ceux de la société, ne sont pas les seuls plans de l’histoire, mais qu’il existe un dessein de Dieu requérant le sacrifice de la liberté propre. Ce véritable prophétisme des conseils évangéliques, vécu jour après jour, et tout à fait possible avec la grâce de Dieu, n’est pas une leçon orgueilleuse donnée au peuple chrétien, mais une lumière absolument indispensable à la vie de l’Église – tentée parfois de recourir aux moyens de puissance – et même indispensable à l’humanité qui erre sur les chemins séduisants du matérialisme et de l’athéisme [9] ».

On saisit combien il importe de ne pas entrer sans discernement dans les dynamismes propres du monde et de la société, qu’elle soit marxiste ou capitaliste. Il faut garder, par rapport à ces dynamismes de construction de la société terrestre, la liberté de l’Évangile et une attitude de distance critique. Non dans une contestation négative et destructrice, mais dans un témoignage prophétique fait d’audace et d’humilité aimante. Sans crainte de la contradiction promise par l’Évangile. En ce sens, le témoignage silencieux des vœux vécus en pleine vérité a toujours un impact à la fois mystique et politique [10].

Enfin ce témoignage peut devenir « une éloquente prédication capable de toucher même les non-chrétiens de bonne volonté, sensibles à certaines valeurs » (69, 2). Qu’il suffise de renvoyer au discours du Père Arrupe lors du Congrès interaméricain à Montréal [11]. Il y a là un vigoureux appel lancé aux religieux pour qu’ils fassent choix d’une société de frugalité, où le plus petit devient le premier critère, où les pauvres sont nos maîtres. Vaste champ offert à la créativité évangélique des congrégations et au discernement des tâches apostoliques aujourd’hui prioritaires ! Avons-nous suffisamment défriché ce champ ? Sommes-nous assez attentifs et disponibles aux signes que Dieu nous fait ? L’affirmer serait téméraire.

L’annonce directe de l’Évangile

Dans ce dernier paragraphe, il est d’abord question de celles et de ceux qu’on a l’habitude d’appeler « contemplatifs ». La perspective qui vient d’être développée met en lumière le rôle joué dans l’évangélisation par les religieuses et religieux voués à la prière, au silence, au sacrifice. Ils sont par excellence appelés à être signe par leur vie. Dans leur communion au Christ, ils sont au cœur de l’Église qui « passe » au Père, avec les frères appelés à la sainteté et donc invités à livrer leur vie les uns pour les autres. On perçoit aussi la valeur primordiale pour l’évangélisation de l’offrande de leur vie faite par les religieuses et les religieux âgés et malades.

Après avoir évoqué les contemplatifs, Paul VI en arrive enfin aux religieux qui, « en très grand nombre, se donnent directement à l’annonce du Christ » (69, 3). Leur vocation n’est pas de moindre valeur : le pape atteste leur immense apport à l’évangélisation. Mais il répète que ce qui les rend précieux à ses yeux, c’est leur consécration religieuse. Cet enracinement mystique de leur vie leur donne vigueur et audace pour annoncer l’Évangile. Leur caractéristique n’est pas telle ou telle charge ou fonction – elles peuvent être très diverses –, mais leur manière d’être dans la mission. Ici encore, ils sont « signes par leur vie » (69, 1), par leur être profond, par l’engagement de leur liberté. C’est cela que l’exhortation décrit en détail, et non pas les fonctions qu’ils pourraient occuper :

« Grâce à leur consécration religieuse, ils sont par excellence volontaires et libres pour tout quitter et aller annoncer l’Évangile jusqu’aux confins du monde. Ils sont entreprenants, et leur apostolat est marqué souvent par une originalité, un génie qui force l’admiration. Us sont généreux : on les trouve souvent aux avant-postes de la mission, et ils prennent les plus grands risques pour leur santé et pour leur propre vie » (69, 3).

En lisant ces lignes, nous percevons mieux ce qui est attendu des religieux dans l’évangélisation : une audace qui se porte aux postes difficiles, du côté du plus grand besoin, du plus pressant appel, du bien le plus universel, là où est requis l’engagement le plus profond de la liberté, jusqu’au péril de la vie. Alors, comment ne pas nous poser en même temps la question : si telle est notre vocation dans l’évangélisation, où en suis-je, moi, où en sommes-nous comme communauté religieuse ? Ne sommes-nous pas trop installés dans un certain confort, certaines habitudes, certaines manières d’être et d’agir ? Quelle est notre hantise d’annoncer l’Évangile aux hommes, aux pauvres, aux jeunes ? Sommes-nous prêts à secouer des immobilismes personnels, communautaires ou institutionnels ? Sommes-nous suffisamment conscients des risques que demande le témoignage, et prêts à les courir ? C’est un véritable défi qui nous est lancé là. Sommes-nous prêts à le relever ?

Un paradoxe ?

À la lumière de ces réflexions, il est clair qu’en situant la vie religieuse à l’intérieur de la mission d’évangélisation de l’Église, dans le cadre du témoignage (69, 2) et non de la fonction, Paul VI, loin de la minimiser ou de la neutraliser, lui donne toute latitude pour opérer les mutations, accepter les morts nécessaires afin de renaître et de répondre aux appels de l’Esprit dans le monde d’aujourd’hui. Le diagnostic de J. B. Metz, évoqué au début de ces pages, est par là souligné en toute son ampleur et touché en ses racines.

Mais c’est ici que surgit le paradoxe. Le témoignage de la vie n’est-il pas demandé en priorité à tout chrétien, comme première contribution à l’évangélisation (21, 41, 76) ? Lorsqu’à la fin de son exhortation, Paul VI passe une fois encore en revue les différents évangélisateurs, il leur dit : « Croyez-vous vraiment à ce que vous annoncez ? Vivez-vous ce que vous croyez ?...Plus que jamais le témoignage de la vie est devenu une condition essentielle de l’efficacité profonde de la prédication... Nous leur disons à tous : il faut que votre zèle évangélisateur jaillisse d’une véritable sainteté de vie » (76).

Le témoignage de la vie est donc commun à tous. Oui, ce que les religieux ont en propre, ils le partagent avec tous les chrétiens. Bienheureux paradoxe ! Il permet d’exorciser des questions spécieuses du genre de celle-ci : « Quelle mission incombe au religieux qui ne concerne pas les autres ? » Les religieux ont une mission propre, mais elle n’est pas exclusive. Ils sont d’abord des chrétiens, des membres de l’Église, du Corps du Christ. Voilà ce qui importe avant tout. Ils veulent même n’être que cela. Ils ont reçu l’appel et le don de vivre cette facette, cet « être profond » du mystère de l’Église que tous sont appelés à vivre. Lorsque dans ce même passage, Paul VI s’adresse en particulier aux religieux, il leur dit cette petite phrase, qui fait d’ailleurs écho au n° 69 : « Nous exhortons les religieux, témoins d’une Église appelée à la sainteté, et donc conviés eux-mêmes à une vie qui témoigne des béatitudes évangéliques » (76). Le propre de la vie religieuse est de se déployer tout entière comme un signe qui témoigne de l’Église appelée à la sainteté, qui témoigne de la nouvelle création dans le Christ. Elle fait d’une réalité commune à tout chrétien – le témoignage – sa raison d’être, jusque dans son existence sociale et historique, personnelle et communautaire. C’est là sa grâce. C’est aussi ce qui la juge. C’est ainsi qu’elle participe à la mission évangélisatrice de l’Église au cœur du monde et au cœur de Dieu. C’est cela, pour elle, évangéliser.

Évangéliser aujourd’hui

Aussi le dernier chapitre de l’exhortation apostolique, qui traite plus particulièrement de l’esprit de l’évangélisation (74-80), mérite-t-il d’être lu et médité avec beaucoup d’attention par tous les consacrés. Justement parce qu’il s’adresse à tous les ouvriers de l’évangélisation, il interpelle plus profondément celles et ceux dont l’existence ne s’explique que par la mission de l’Église.

Dans ces dernières pages, ce sont les lignes de force d’une spiritualité d’évangélisateur qui nous sont indiquées. C’est une invitation à exercer la mission sans céder au doute ou à la peur, et à tenir compte des conditions qui rendront cette évangélisation active et féconde. Parmi ces conditions, Paul VI évoque tout d’abord la foi dans l’action de l’Esprit Saint qui a conduit Jésus et agit avec force dans l’Église depuis sa fondation jusqu’aujourd’hui. C’est lui « l’agent principal de l’évangélisation », c’est par lui que chacun doit « se laisser posséder et conduire », c’est lui encore qui donne à l’évangélisation d’aboutir dans la nouvelle création, l’humanité nouvelle, c’est lui enfin que les évangélisateurs doivent « prier sans cesse avec ferveur » (75). Un théologien latino-américain [12] va jusqu’à dire : « ce qu’il y a de plus neuf et de plus prophétique dans Evangelii nuntiandi, c’est sa réflexion sur l’œuvre de l’Esprit dans l’évangélisation ». Le Pape rappelle ensuite l’importance capitale du témoignage de vie, le souci de travailler à l’unité des chrétiens, de transmettre la vérité et d’aimer avec tendresse. Et il termine par cette invitation pleine de chaleur et de force : « Gardons la ferveur de l’esprit. Gardons la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer... Que le monde de notre temps puisse recevoir la Bonne Nouvelle de ministres de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçus en eux la joie du Christ, et qui acceptent de jouer leur vie pour que le Royaume soit annoncé et l’Église implantée au cœur du monde » (80).

Nous voilà ramenés au témoignage de vie, fondamental pour tout chrétien, et qui situe en même temps la vie religieuse dans sa « fonction » d’Église. Il nous est ainsi montré une fois encore que l’évangélisation ne se définit pas d’abord par des tâches, mais bien à partir d’une dimension plus fondamentale, d’un être profond. La mission de l’Église s’éclaire à la lumière du mystère de l’Église. Il en va de même de la vie religieuse : sa mission d’évangélisation ne se comprend qu’à la lumière de sa vie consacrée dans le mystère de l’Église. Aussi une lecture approfondie de cette exhortation sur « l’annonce de l’Évangile aux hommes de notre temps » nous renvoie-t-elle à la contemplation du mystère de l’Église et de la vie religieuse dans l’Église, tel que le déploie le Concile Vatican II dans Lumen gentium.

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B 1150 BRUXELLES, Belgique

Pistes de réflexion

Comment expliquer et éclairer ce paradoxe : dans l’évangélisation, le témoignage de vie est fondamental pour tout chrétien et il situe en même temps la vie religieuse dans sa fonction spécifique d’Église ? En quoi consiste cette fonction spécifique ?

De quelle manière perçoit-on, dans ce passage d’Evangelii nuntiandi, l’invitation à un témoignage évangélique audacieux ?

Quels sont les critères pour les choix et les orientations des communautés et des personnes qui se dégagent de la lecture de cette Exhortation apostolique ?

[2Des articles comme ceux du P. Arrupe, s.j. (« Un nouveau service pour le monde d’aujourd’hui » – Vie consacrée, 1978, 69-80) et J. M. R. Tillard, o.p. (« Opter pour l’Évangile » – ibid., 81-93), S. Decloux, s.j. (« Vie religieuse et « maîtres du soupçon » – ibid., 195-225), J. Wresinski (« Présence évangélique dans le Quart Monde » – Vie consacrée, 1976, 80-93), J.-M. Hennaux, s.j. (« Consécration par les vœux et choix apostoliques » – Vie consacrée, 1977, 280-283), etc., suggèrent quelques pistes pour cette recherche. Voir aussi M. Rondet, s.j., Choix et discernements de la vie religieuse, coll. Problèmes de vie religieuse, 37, Paris, Cerf, 1974.

[3Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, du 8 décembre 1975 ; cf. La Documentation catholique, 1976, 1-22. Les numéros entre parenthèses renvoient aux passages correspondants de ce document.

[4Jean-Paul II, Message à la Conférence générale de l’épiscopat latino-américain à Puebla, La Croix, 30 janvier 1979, 9-12.

[6O. Clément, « Une Église à l’image de la Trinité et à l’échelle de la planète », Panorama, n° 100.

[7C’est souvent de cette manière qu’ont commencé de nouveaux instituts religieux. Cf. aussi J. B. Metz, art. cité, p. 14-15.

[9Jean-Paul II, « Vie religieuse et humanité nouvelle », La Documentation Catholique, 1978, 1005-1006.

[11P. Arrupe, s.j., « Un nouveau service pour le monde d’aujourd’hui », Vie consacrée, 1978, 69-80.

[12Segundo Galileo, « Para un Iglesia del pueblo », Diakonia, 1978, n° 7 (Panama).

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