Témoins de l’Église appelée au radicalisme des Béatitudes
Jean-Paul II
N°1979-1 • Janvier 1979
| P. 7-11 |
Comment la vie religieuse est-elle appelée à « fonctionner » dans l’ensemble de la vie de l’Église contemporaine ? Comment doit-elle être aidée à prendre conscience d’elle-même et à mûrir ? Dans le discours qu’il adresse pour la première fois aux Supérieurs généraux de 90 congrégations religieuses, Jean-Paul II répond en rappelant l’enseignement de Vatican II, l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi ainsi que la parole des Papes, des synodes et des conférences épiscopales. C’est dire que, pour lui, la vie religieuse se situe au cœur de l’Église. Il l’évoque dans ces pages où il aborde quelques thèmes significatifs pour la vie religieuse dans sa totalité.
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Le 24 novembre 1978, Jean-Paul II a reçu en audience les Supérieurs Généraux qui tenaient à Rome une assemblée de leur Union Internationale. Il a prononcé en italien le discours dont nous donnons la traduction [1].
Très chers fils,
Pour la première fois j’ai l’occasion de rencontrer les Supérieurs Religieux des ordres masculins. A cette rencontre j’attache une importance particulière. Quand je vous vois ici rassemblés, se présentent à mes regards de magnifiques figures, celles des grands saints qui ont donné naissance à vos familles religieuses : Basile, Augustin, Benoît ; Dominique, François, Ignace de Loyola ; François de Sales, Vincent de Paul, Jean-Baptiste de la Salle, Paul de la Croix, Alphonse-Marie de Liguori ; et, plus proches de nous, Joseph-Benoît Cottolengo, Jean Bosco, Vincent Pallotti ; pour ne point parler des plus récents, dont la sainteté attend encore d’être reconnue par le jugement définitif de l’Église, mais dont l’influence bienfaisante est attestée par la foule d’âmes généreuses qui ont choisi de suivre leur exemple. Tous ces noms – et je n’en ai rappelé que quelques-uns – attestent que les voies de la sainteté, à laquelle sont appelés les membres du peuple de Dieu, ont passé et passent, pour une bonne part, à travers la vie religieuse. Et il n’y a pas à s’en étonner, vu que la vie religieuse se construit selon la « formule » la plus précise de la sainteté, qui est constituée par l’amour réalisé suivant les conseils évangéliques.
Diversité des charismes
De plus, sous l’inspiration de l’Esprit Saint promis par le Christ à l’Église, chacun de vos fondateurs a été un homme doté d’un charisme particulier. En lui le Christ a trouvé un « instrument » exceptionnel pour son œuvre de salut, qui se perpétue spécialement sous cette forme dans l’histoire de la famille humaine. Chaque fois l’Église a assumé ces charismes, les a évalués et, une fois reconnue leur authenticité, elle en a rendu grâces au Seigneur et a cherché à les « mettre en sûreté » dans la vie de la communauté, afin qu’ils puissent toujours porter leurs fruits. C’est ce qu’a rappelé le Second Concile du Vatican ; comme il l’a remarqué à ce propos, la hiérarchie ecclésiastique, à laquelle revient la charge de paître le peuple de Dieu et de lui procurer des nourritures solides, « accueille, en suivant docilement les motions de l’Esprit Saint, les règles proposées par des hommes et des femmes éminents, et, après une mise en ordre plus avancée, elle leur donne une approbation authentique ; puis elle est là avec son autorité pour veiller et étendre sa protection sur les instituts créés un peu partout pour l’édification du corps du Christ, afin que dans la fidélité à l’esprit de leurs fondateurs ils croissent et fleurissent ».
C’est là ce que, pour notre première rencontre, je désire retenir et exprimer avant tout. Mon intention n’est pas d’évoquer ici « le passé » compris comme une période historique désormais enclose en ses limites ; j’entends me référer « à la vie » de l’Église en son dynamisme le plus profond. À la vie telle qu’elle se présente à nous, aujourd’hui, portant avec elle la richesse des traditions du passé pour nous offrir la possibilité d’en profiter aujourd’hui.
Livrés au radicalisme des Béatitudes
La vocation religieuse pose un grave problème à l’Église de notre temps. C’est précisément pourquoi il est nécessaire par-dessus tout de réaffirmer avec force qu’elle appartient à cette plénitude spirituelle que l’Esprit lui-même – l’Esprit du Christ – suscite et forme dans le peuple de Dieu. Sans les Ordres religieux, sans la vie « consacrée » par les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, l’Église ne serait pas pleinement elle-même. C’est que les religieux « de par leur être le plus profond se situent dans le dynamisme de l’Église assoiffée de l’absolu de Dieu, appelée à la sainteté. C’est de cette sainteté qu’ils témoignent. Ils incarnent l’Église désireuse de se livrer au radicalisme des Béatitudes. Par leur vie ils sont le signe de la disponibilité totale à l’égard de Dieu, de l’Église, de leurs frères » (Exhortation Apostolique Evangelii nuntiandi, 69). En faisant nôtre cette définition, nous devons mettre toute notre perspicacité à nous demander comment, aujourd’hui, il faut aider la vocation religieuse à prendre conscience d’elle-même et à mûrir ; comment aussi la vie religieuse doit « fonctionner » dans l’ensemble de la vie de l’Église contemporaine. Nous sommes toujours en train de chercher une réponse à cette question. Nous la trouvons :
- dans l’enseignement du Second Concile du Vatican ;
- dans l’Exhortation Evangelii nuntiandi ;
- dans les nombreuses déclarations des papes, des évêques et des conférences épiscopales.
Cette réponse a un caractère fondamental et prend beaucoup de formes diverses. Il y a cependant une exigence qui semble s’y affirmer de façon particulière : si la vie entière de l’Église comporte deux dimensions, l’une verticale, l’autre horizontale, les ordres religieux doivent honorer avant tout la dimension verticale.
Ils en ont toujours fait grand cas, on le sait, s’engageant dans la vie en accord avec l’Évangile et témoignant de l’Évangile par leur exemple. En accord avec l’Évangile relu de manière authentique, c’est-à-dire d’après l’enseignement de l’Église et dans la fidélité à son Magistère. Il doit en être ainsi aujourd’hui encore. Attestation, oui ; contestation, non. Chaque communauté, chaque religieux est à un titre spécial coresponsable de la présente authentique du Christ, qui est doux et humble de cœur, dans le monde d’aujourd’hui – le Christ crucifié et ressuscité –, de la présence du Christ parmi les frères. L’esprit de maximalisme évangélique, bien différent de toute espèce de radicalisme socio-politique. « Le témoignage silencieux de pauvreté et de dépouillement, de pureté et de transparence, d’abandon dans l’obéissance », que les religieux sont appelés à rendre, « peut devenir, en même temps qu’une interpellation adressée au monde et à l’Église elle-même, une éloquente prédication capable d’impressionner jusqu’aux non-chrétiens de bonne volonté, sensibles à certaines valeurs » (Evangelii nuntiandi 69, 2).
Pour l’Église universelle dans l’Église locale
Le document commun de la Congrégation des religieux et des instituts séculiers et de la Congrégation des évêques montre en quel rapport les ordres et les congrégations religieuses doivent se situer à l’égard du collège épiscopal, des évêques des différents diocèses et des conférences épiscopales. C’est un document de grande importance, auquel il conviendra de réserver une attention particulière dans les années prochaines, en s’efforçant d’adopter l’attitude intérieure de la plus entière disponibilité, laquelle s’harmonise du reste avec cette docilité humble et empressée qui doit constituer une note distinctive du religieux authentique.
Où que vous vous trouviez dans le monde, vous êtes de par votre vocation « pour l’Église universelle » et du fait de votre mission « dans une Église locale déterminée ». Ainsi votre vocation, qui vous met au service de l’Église universelle, se réalise dans les structures de l’Église locale. Il faut donc ne rien négliger pour que « la vie consacrée » se développe dans chacune des Églises locales, afin de contribuer à leur édification spirituelle et de constituer leur force particulière. L’unité avec l’Église universelle à travers l’Église locale : telle est votre voie.
Communion à Dieu, renouveau de la vie et option pour les plus pauvres
Permettez-moi de revenir, avant de terminer, sur un point que j’estime fondamental dans la vie de tout religieux, quelle que soit la famille à laquelle il appartient : je veux parler de la dimension contemplative, de l’application à la prière. Le religieux est un homme consacré à Dieu par la médiation du Christ dans la charité de l’Esprit. C’est là un donné ontologique qui demande à être saisi dans la conscience et à orienter la vie, non seulement au bénéfice de la personne individuelle, mais dans l’intérêt de la communauté tout entière ; dans les âmes consacrées, celle-ci éprouve et goûte de manière toute spéciale la présence vivifiante de l’Esprit de Dieu.
Aussi ne devez-vous pas craindre, Fils très chers, de rappeler fréquemment à vos confrères qu’une pause réservée à la véritable adoration a plus de valeur et porte plus de fruit spirituel que l’activité apostolique la plus intense. Telle est la « contestation » la plus urgente qu’il incombe aux religieux d’opposer à une société où l’efficacité est devenue une idole, sur l’autel de laquelle on sacrifie souvent la dignité humaine elle-même.
Il faut que vos maisons soient surtout des centres de prière, de recueillement, de dialogue – personnel et communautaire – avec Celui qui est et qui doit rester votre interlocuteur premier et principal dans le déroulement de vos journées laborieuses. Si vous savez entretenir ce « climat » de communion intense et aimante avec Dieu, vous serez capables de promouvoir, sans tensions traumatisantes ni déviations dangereuses, ce renouveau de la vie et de la discipline dont le Concile œcuménique de Vatican II vous a fait un devoir. L’âme qui vit en contact habituel avec Dieu et se meut sous le chaud rayonnement de son amour sait se garder aisément de la tentation des particularismes et des oppositions qui créent le risque de pénibles divisions ; elle sait interpréter dans la véritable lumière de l’Évangile l’option en faveur des plus pauvres et de toutes les victimes de l’égoïsme humain, sans donner dans des extrémismes socio-politiques qui, à la longue, se révèlent inopportuns, provoquent des effets contraires à ceux qu’on avait en vue et engendrent eux-mêmes des abus nouveaux ; elle sait approcher les gens et s’insérer en plein dans le peuple sans mettre en question sa propre identité religieuse ni offusquer cette « originalité spécifique » qui caractérise sa vocation et tient au fait que d’une façon particulière on « suit le Christ » pauvre, chaste et obéissant.
Voilà, fils très chers, les réflexions que je tenais à soumettre à votre considération à l’occasion de notre première rencontre. Vous vous emploierez, j’en suis sûr, à en faire part à vos confrères, avec les enrichissements qu’y apporteront votre expérience et votre sagesse. Dans votre tâche si délicate, que la Vierge Sainte vous assiste ! Elle que mon vénéré prédécesseur Paul VI, dans son Exhortation apostolique Marialis cultus, montrait comme la Vierge à l’écoute, la Vierge en prière, la Vierge qui engendre le Christ et l’offre pour le salut du monde, elle reste le modèle inégalable de toute vie consacrée. Qu’elle soit votre guide dans la montée, rude mais passionnante, vers l’idéal de la pleine assimilation au Christ !
Ce souhait, je l’accompagne de ma bénédiction apostolique.
[1] Texte original dans L’Osservatore Romano, 25 novembre 1978. Traduction et sous-titres de Vie consacrée.