Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Opter pour le plus démuni

Paul Chetcuti, s.j.

N°1979-1 Janvier 1979

| P. 38-48 |

Un jeune prêtre maltais a passé cinq mois avec les Missionnaires de la Charité à Calcutta, parmi des hommes et des femmes réduits à l’extrême de la misère humaine : la lutte contre la mort. Il s’y sent radicalement remis en question et découvre des frères et des sœurs, pauvres eux-mêmes, qui vivent de la contemplation du Christ dans le pauvre. Ils ont opté pour le plus démuni « jusqu’à en avoir mal » et acceptent dans leur vie toutes les conséquences de ce choix. Dans un monde voué à l’efficacité, P. Chetcuti découvre le visage de la patience et de la pauvreté de Dieu fait homme en Jésus-Christ.

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J’ai vécu et travaillé cinq mois à Calcutta avec les Frères et les Sœurs de Mère Teresa. J’aimerais partager ici quelques réflexions inspirées par cette rencontre qui fut, pour moi, plus qu’une expérience. On ne côtoie pas impunément la misère humaine durant des mois : voir des hommes et des femmes mourir ou lutter contre la mort est plus qu’une expérience, c’est être admis à l’intérieur d’une réalité fondamentale et fondatrice pour toute existence humaine. C’est accepter d’être mis radicalement en question, retourné de fond en comble au plus profond de soi-même ; c’est une sorte de nouveau baptême.

Calcutta...

Ce qu’on voit à Calcutta se laisse difficilement décrire. La ville m’apparut comme un ulcère purulent. Lorsqu’on y entre pour la première fois, on a l’impression de pénétrer dans une ville qui vient d’être bombardée. La plupart des maisons ne sont que des demi-constructions en tôle, paille et bambou. Tout tient ensemble de mille manières : ciment, boue, cordes, ficelles, etc.

Les rues sont encombrées au maximum. Des enfants par milliers jouent ou se soulagent au bord du trottoir, des familles entières se lavent aux fontaines publiques, de petites caisses en bois couvrant à peine un mètre carré et demi servent de magasins, les vaches traversent, imperturbables, même les rues les plus encombrées par la circulation. A Calcutta, on vit plus dans la rue que dans les maisons. Presque tout se fait à l’extérieur : jouer, cuisiner, dormir...

Puis, il y a ceux pour qui la rue est leur maison, parce qu’ils ne peuvent pas s’en payer d’autre. Les milliers de villageois venus chercher leur salut à Calcutta découvrent que les loyers sont par trop élevés. Il n’y a qu’une solution : s’installer à l’extérieur. C’est moins cher. Ils se construisent alors un abri en accrochant à un mur quelques loques ou de grands morceaux de plastique. C’est leur maison. Et pour meubles, ils se contentent de quelques briques, corbeilles et chiffons.

C’est dans pareils « logements » que des milliers de gens vivent et meurent. C’est horrible de voir ces gens, lorsqu’il pleut la nuit, rester éveillés et attendre, tout mouillés, que la pluie cesse, car ces « tentes » ne sont nullement étanches. La nuit, j’ai vu des familles entières s’abriter de la pluie sous un balcon, tous mouillés jusqu’à l’os, parents, enfants, grands-parents. Des milliers d’hommes et de femmes n’ont pas d’autre lit que le seuil d’une maison ou le porche d’un établissement. Ceux qui ont plus de chance peuvent trouver abri dans de grands tuyaux d’égout abandonnés ou sous un pont. Les arrêts des bus et des trams sont les maisons préférées de ces malheureux : pour eux au moins, le toit ne perce pas, car les abris sont en béton.

Pour gagner de quoi vivre, ces miséreux emploient toutes les méthodes : on mendie, on cherche, on travaille, on vole. Tout est permis. Il faut manger suffisamment aujourd’hui pour pouvoir faire face à demain. C’est le seul but de la journée. Les mendiants ne se comptent pas. Ils utilisent tous les handicaps possibles et imaginables pour susciter la pitié du passant. C’est une vente publique de la misère humaine. On en arrive à être plus heureux si l’on est plus atteint ; c’est à ce prix qu’on peut gagner un peu plus. J’ai voulu crier de rage le jour où un lépreux s’est approché de moi avec ses mains défigurées par la maladie en me proposant de les photographier pour un peu d’argent. Je lui ai donné cet argent et me suis enfui à toute vitesse, mon appareil de photo devenu lourd comme du plomb à mon épaule.

Que dire des milliers de gens qui gagnent leur vie en fouillant systématiquement les poubelles ? Dans les tas d’immondices qui « décorent » les rues de Calcutta, ils trouvent du vieux papier qu’ils vendent pour quelques sous, ils découvrent du bois pour leur feu, du charbon à moitié consumé qu’ils lavent aussi soigneusement que si c’était de l’or, puis revendent. À Calcutta, c’est frappant, le recyclage des déchets est spontané et très efficace. Ce que l’un jette fournit de quoi vivre à un autre. Ce qui est absolument inassimilable par l’homme nourrit les milliers de vaches qui sillonnent les rues de la ville. Tout est réutilisé, chaque boîte à conserve vide est ramassée et employée à mille usages. Ici, nous les riches d’Occident, nous aurions beaucoup à apprendre.

Mais, tant qu’on est en bonne santé, tout va relativement bien. Le pire arrive lorsque l’on tombe malade. Pour ces gens de la rue, la maladie est souvent la fin, ou presque. Les médecins coûtent trop cher. Alors, on doit se faire soigner à la clinique de l’État où, en théorie, il existe des soins gratuits, mais, en pratique, on y crève avant d’être soigné. L’hôpital est débordé, les patients doivent être mis partout : dans les cages d’escalier, les couloirs, tous les coins imaginables. Le plus grand souci des médecins, c’est de ne pas admettre plus encore de malades dans les cliniques. Pour faire entrer deux agonisants au service d’urgence, il a fallu quatre heures de lutte et de discussion avec le médecin de service. C’étaient des gens ramassés sur le trottoir, alors, automatiquement, ils n’avaient aucune chance d’être admis. Ils étaient trop pauvres et n’avaient personne pour les pistonner. Parce que, à Calcutta plus qu’ailleurs, il faut être pistonné ! Même lorsqu’on est admis en clinique, il faut encore être soigné, et cela prend du temps, tellement de temps que parfois les soins arrivent trop tard, A qui la faute ? Inutile de dire que les problèmes sont complexes. On ne soigne pas dix millions d’hommes sans les installations indispensables. En attendant que les structures requises soient mises en place, ce sont les pauvres qui payent. Car, pour les riches, j’ai vu des cliniques aussi bien équipées et aussi confortables qu’en Belgique ou ailleurs en Europe. Malheur à ceux qui n’ont pas les moyens, ils ne survivront pas !

Pour décrire la vie à Calcutta, je ne trouve pas d’autre mot que celui de « lutte ». Il faut lutter pour tout. Les transports publics sont tellement bondés que plus de gens voyagent à l’extérieur, pendus aux fenêtres et aux portes, qu’à l’intérieur, assis ou debout. Il faut lutter pour monter dans un bus, il faut lutter pour en descendre, il faut lutter pour réserver une place dans le train, lutter pour trouver un emploi, lutter pour découvrir un logement, lutter contre la chaleur, lutter contre les torrents de la mousson, lutter pour être admis en clinique, lutter pour « gratter » de quoi passer encore une journée d’existence misérable. Le problème démographique de Calcutta a des dimensions effarantes.

La portée profonde de la pauvreté : elle vide l’homme

Il y aurait moyen de continuer à décrire ce que ces gens doivent souffrir dans leur corps et dans leur âme. Mais il importe davantage de saisir la signification de cette pauvreté. Ce qui m’a le plus frappé en voyant ces hommes et ces femmes longer les rues sales, c’est combien il est aisé pour l’homme de perdre son humanité. Le psaume dit que Dieu fit l’homme un peu moindre qu’un dieu. Mais j’ai vu des hommes qui étaient à peine un peu plus que des bêtes ! Car la pauvreté matérielle n’est pas simplement matérielle, elle est surtout spirituelle. Plus précisément, elle est simplement humaine, totale. L’homme qui a faim ne pense qu’à manger ; toute son existence est centrée sur la survivance physique, l’esprit est annihilé. Ce qui me peinait le plus en aidant ces personnes épuisées par la faim, c’était leurs yeux vides de toute expression, de tout contenu. La pauvreté vide l’homme de son humanité au point qu’il ne reste en lui aucun sentiment, même pas l’amertume ou la rage : c’est le vide.

Ce vide est terrible. C’est l’homme qui perd son étincelle divine. Il n’est plus le temple de rien du tout. C’est vraiment le Christ qui est atteint, qui descend aux enfers. C’est l’homme relégué dans une solitude effarante. Sans esprit, il est sans consistance. C’est ce manque de consistance qui est finalement absence de sens, absence de Dieu : c’est l’enfer.

La seule chose qui donne encore de l’espoir, c’est le fait que le Christ lui-même soit descendu dans cet enfer. Pour nous, il s’est fait péché. L’homme peut rester homme, il ne perd jamais complètement son humanité parce que celui qui s’est fait homme l’habite, lui est plus intime que lui-même. C’est là son salut.

Les Missionnaires de la Charité au service de Dieu dans l’homme

C’est justement cette réalité de la présence du Christ dans l’homme qui est la pierre de touche de la congrégation de Mère Teresa. Ce sont avant tout des contemplatifs, au service de cette présence en ceux qui sont le plus privés de leur humanité. Ils sont des serviteurs qui, contemplant le Christ dans les autres, le font apparaître au milieu des hommes. Ils le découvrent et le font découvrir aux autres. Ainsi, ils servent l’homme non seulement pour son humanité (ce que fait tout assistant social), mais pour la divinité qui s’exprime dans son humanité. C’est un service d’une telle grandeur qu’il peut s’incarner dans les réalités les plus humbles.

Ces hommes et ces femmes qui se consacrent à Dieu et à leurs frères en suivant le charisme de Mère Teresa sont des gens simples, limpides. Ils n’ont qu’une seule qualification pour faire ce qu’ils font : ils aiment Dieu et leur prochain. Et ceci, ils le font « jusqu’à ce que ça fasse mal », comme aime le dire Mère Teresa.

Aimer quelqu’un, c’est souffrir avec et pour lui. Ainsi, lutter pour les pauvres veut dire devenir pauvre soi-même. Les Frères et les Sœurs de Mère Teresa sont des pauvres : leurs maisons, leur alimentation, leur style de vie, etc., tout est pauvre. Même au plan intellectuel et spirituel, on peut décrire les Missionnaires de la Charité comme des pauvres. Pour la plupart, ils viennent de villages pauvres et n’ont que très peu d’éducation. Il ne faut jamais demander à une Sœur ou à un Frère d’expliquer l’essentiel de sa vie. Ils ne savent pas l’exprimer en mots ou en concepts. Est-ce de l’ignorance ? Pour nous, « intellectuels » occidentaux, peut-être oui. Mais ce qui leur permet de vivre, ce n’est ni la richesse d’expression, ni la formulation précise de quoi que ce soit : c’est la plénitude du don de soi par amour.

Ils sont pauvres aussi spirituellement. Souvent, leur spiritualité n’est point élaborée. Quelques réalités de base, comme la dévotion à la Sainte Eucharistie, l’adoration silencieuse, la prière vocale (le chapelet), l’affirmation massive que le pauvre c’est le Christ, le désir d’étancher la soif de Jésus, sont les fondements de leur vie spirituelle. Quand on essaie de creuser la signification que ces réalités prennent dans leur vie, on constate qu’il est difficile de voir à quoi cela correspond en vérité. Beaucoup d’entre eux ne sont même pas en mesure de découvrir toute la richesse spirituelle contenue dans leurs propres Constitutions. Souvent, après le noviciat, les Frères et les Sœurs sont envoyés travailler dans des lieux difficiles, où la présence d’un prêtre ou d’un guide spirituel n’est pas toujours assurée. Ils doivent se nourrir spirituellement de l’Évangile et du texte de leurs Constitutions. Ce manque de direction spirituelle est la source d’une souffrance considérable chez les Missionnaires de la Charité. Ce qui frappe d’abord dans leur spiritualité, ce n’est pas sa « profondeur », mais, dirais-je, sa « robustesse ». C’est une spiritualité plutôt traditionnelle, qui se contente de l’essentiel.

Mais il faut juger l’arbre à son fruit. C’est ainsi que, vivant avec les Missionnaires de la Charité, on a l’occasion de partager les fruits de cet esprit : joie débordante, foi profonde, prière. La joie est le signe qui marque ces hommes et ces femmes, c’est comme un baume qui enveloppe leurs communautés. Et c’est contagieux ! C’est la joie qui naît du don total de soi. Si leur vie est dure, si la pauvreté et l’amour les font mourir à eux-mêmes, ils y trouvent en même temps la source d’une paix que « nul ne peut leur ravir ». En vivant avec eux, on ne peut pas ne pas sentir son cœur brûler d’une présence mystérieuse. Elle est la source d’une joie simple que les Missionnaires de la Charité répandent autour d’eux de mille manières. C’est ainsi qu’ils sèment l’amour, qu’ils exorcisent la souffrance.

Le grand mystère de cette joie réside dans le fait qu’elle soit encore possible dans les situations de misère et de souffrance humaines qui, de soi, devraient engendrer tristesse et désespoir. Comment rester joyeux au milieu d’hommes « démolis », de blessures putrides, de gémissements, de morts ? Il n’y a que les inconscients ou les saints à pouvoir le faire. Et les Missionnaires de la Charité sont des saints !

Ils ont une foi qui déplace les montagnes. Il est plus facile de déplacer la plus haute montagne que d’aimer comme eux le font. Ils sont ancrés dans la certitude que Dieu est amour et qu’il est activement présent parmi nous, les hommes. Pour eux, cela suffit. Devant la toute-puissance de Dieu, aucune entreprise n’est impossible. Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Les Missionnaires de la Charité le croient et réalisent donc des choses impossibles.

Il est impossible de faire face au problème de la faim et de la misère dans une ville comme Calcutta avec seulement quelques garçons et filles de bonne volonté, sans argent et sans savoir-faire. Mais puisque c’est Dieu qui les y appelle, ils y vont avec joie, avec foi. Ils commencent en faisant ce qu’ils peuvent, Dieu se chargera du reste. Peu importe si l’homme qu’ils soignent va revendre les médicaments qu’il reçoit d’eux. Ils les lui donnent avec une prière. Dieu sera avec cet homme-là bien mieux qu’ils ne pourraient jamais l’être. Peu importe s’ils n’ont pas le vaccin nécessaire pour traiter cette femme malade. Ils lui donnent ce qu’ils ont reçu gratuitement : l’amour de Dieu et le peu de médicaments qu’ils possèdent. Dieu se chargera de cette pauvre femme. A nos yeux d’hommes, cette confiance que les Missionnaires de la Charité ont en Dieu semble poussée à l’outrance. Mais c’est la pierre de touche de toute l’œuvre de Mère Teresa. Son expression favorite est : « Si Dieu veut cette chose, elle se fera ». C’est ainsi qu’elle peut se permettre d’employer seulement les « petits moyens ». Elle ose rester petite devant l’énormité du travail. Cette faiblesse est sa force, puisqu’elle est source de paix et de sérénité, là où d’autres laissent tomber les bras dans le découragement et l’amertume.

Cette foi inébranlable est bâtie sur une prière profonde et continue. Pour Mère Teresa, tout commence là. C’est la prière qui met le Frère ou la Sœur avec Dieu et le rend donc capable d’être son instrument. C’est par la prière qu’on apprend à porter sur le monde un regard contemplatif, qui y discerne la présence vivante de Jésus. La journée des Missionnaires de la Charité commence par la prière, personnelle et communautaire, suivie de l’Eucharistie, vrai centre de leur existence. Le soir, ils passent une heure en adoration devant le Très Saint Sacrement. Lorsqu’elles voyagent ou marchent dans les rues, les Sœurs sont tenues de réciter le chapelet. Tout est accompli dans une atmosphère de prière. Je me souviens de la fois où, travaillant au mouroir, je suis allé, tout bouleversé, annoncer à la Sœur qu’un homme agonisait. La première question qu’elle me posa fut : « As-tu prié pour lui ? » C’est la chose à faire avant même d’examiner ce qu’il y aurait à faire du point de vue médical. C’est ainsi que leur échelle de valeurs nous met en question.

L’Eucharistie, fondement de l’œuvre de Mère Teresa

Dans la vie des Missionnaires de la Charité, la prière prend le pas sur le travail lui-même. « Nous ne sommes pas des travailleurs sociaux, dirait Mère Teresa, nous sommes avant tout des contemplatifs ». Cette contemplation commence à l’Eucharistie. C’est parce que le Christ se donne réellement dans le sacrifice de la messe et parce qu’il est réellement présent dans le sacrement de l’autel que nous pouvons le toucher dans nos frères et sœurs, les hommes. Pour Mère Teresa, il y a un lien intime entre ces deux formes de présence du Christ dans notre monde, la première étant la source de la seconde. En effet, elle aime donner la manière dont le prêtre touche le Corps du Christ à la messe en modèle à ses Sœurs. « C’est ainsi, leur dit-elle, qu’elles doivent toucher ce même Corps du Christ dans le corps souffrant des hommes ». C’est une vision eucharistique du monde.

À partir de l’Eucharistie, signe efficace de la présence transformante du Ressuscité en notre monde, c’est une œuvre d’adoration que les Frères et les Sœurs de Mère Teresa accomplissent. Travailler avec et pour les hommes, c’est adorer celui qui s’est fait homme pour que les hommes puissent être divinisés. C’est se mettre au service de l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ, au service de son saint Corps coextensif à tout temps et à tout lieu. Cette identité entre le Corps du Christ (eucharistique et mystique) et le corps de l’homme est le fondement de tout le travail des Missionnaires de la Charité.

C’est la vraie raison pour laquelle ils se donnent à fond pour soigner le corps de l’homme le plus meurtri. C’est ce même corps, ces mêmes bras, ces mêmes jambes desséchées, cette même poitrine qui se remplit péniblement du souffle de vie, ce même regard éteint qui sont le trône de la très sainte majesté de Dieu. Ceci, on le croit et on le voit parce que Jésus fut vraiment homme, chair de notre chair, sang de notre sang. Et ce Jésus est vivant aujourd’hui !

Servir les hommes, c’est essentiellement prendre au sérieux leur histoire, comme Dieu lui-même l’a fait, au point que notre histoire et la sienne n’en font plus qu’une. Depuis l’événement Jésus, l’union des deux est parfaitement réalisée. Prendre au sérieux l’histoire de chaque homme comme Jésus l’a fait signifie que l’on se dessaisit de toute maîtrise sur soi et sur les autres. C’est se mettre dans une attitude d’accueil sans réserve à Dieu qui se donne à travers l’histoire de chacun.

Ainsi, les Missionnaires de la Charité sont entièrement centrés sur l’accueil de l’hôte, un accueil gratuit, sans conditions, total. Cet accueil présuppose l’acceptation de l’autre tel qu’il est. C’est cela qui frappe dans les maisons de Mère Teresa : tout le monde y est bienvenu. On ne demande rien à l’hôte ou au malade, pas même la certitude qu’il ou elle va réellement profiter de l’aide offerte. Il est frappant de voir avec quelle facilité les Missionnaires de la Charité accueillent plusieurs fois de suite les mêmes malades. Une fois guérie, la personne retourne à la rue et, après quelque temps, elle revient chez les Sœurs dans un état parfois pire que le précédent. Les Sœurs accueillent toujours, elles recommencent. La caractéristique du plus pauvre, c’est de ne jamais pouvoir vraiment « en sortir ». A nos yeux d’Occidentaux, il est contraire à tout critère de rentabilité de s’occuper des irrécupérables. Pour les Missionnaires de la Charité, personne n’est irrécupérable. Chaque situation, même la plus désespérée, contient une promesse cachée. Grâce au Christ aujourd’hui vivant, toute histoire est promesse.

Le travail de Mère Teresa est-il vraiment efficace ?

De ce point de vue, plusieurs reprochent à Mère Teresa de n’offrir qu’un palliatif aux vastes problèmes du monde. Elle n’en résout aucun.

Pour bien comprendre la signification de l’œuvre de Mère Teresa à ce niveau, il faut tenir compte de certains aspects de son travail. Pour elle, ce qui est premier, ce n’est pas le problème à résoudre. Elle voit d’abord les personnes. C’est une attitude profondément évangélique. Son charisme est de personnaliser la réalité, alors que nous avons le plus souvent tendance à la rendre abstraite sous prétexte d’une vue plus « globale », plus « totale ». Elle ne se demande jamais ce que l’on devrait faire, mais ce que moi, toi, lui peuvent faire. Prendre au sérieux l’histoire des hommes, c’est se rendre vulnérable à eux.

De plus, l’efficacité du travail de Mère Teresa ne se mesure pas à la réussite, directe ou indirecte, de ce que réalisent les Frères et les Sœurs. Sociologiquement, l’un des facteurs les plus puissants de transformation des structures sociales (et c’est bien à ce niveau qu’il faut situer les « causes » des injustices et des souffrances des hommes), c’est l’opinion publique. Or l’on peut dire sans aucune hésitation que peu de gens ont mobilisé l’opinion publique avec autant de force que Mère Teresa. Grâce à elle et à la publicité qui lui est faite (indépendamment d’ailleurs de sa propre volonté), les pauvres sont plus connus, plus aimés, mieux défendus, même si cette publicité est peut-être sans proportion avec ce que Mère Teresa réalise concrètement. Presque toute seule, cette petite femme a éveillé une nouvelle conscience chez des milliers de gens. Or cette prise de conscience, si urgente, peut et doit devenir efficace pour changer les structures injustes de nos sociétés. Même au niveau de l’efficacité humaine donc, l’œuvre de Mère Teresa a une signification considérable.

Mais, tant qu’on reste des observateurs extérieurs et critiques de cette œuvre, on a peu de chance d’en apprécier la vraie portée pour ceux qui en bénéficient. C’est en travaillant dans les mouroirs que j’ai pu entrevoir ce qu’est la toute-puissance de l’amour, commencement et fin de cette œuvre.

Les plus pauvres sont ceux qui sont privés même de leur humanité. Avoir faim, c’est être emprisonné dans le biologique, dans une existence dont l’horizon se rétrécit au morceau de pain que l’on cherche, au bol de riz que l’on désire. C’est l’enfouissement, le dépérissement de l’homme. C’est en travaillant par amour avec ces « hommes-loques » qu’on assiste aux plus merveilleux miracles. On a envie de danser de joie quand on constate un beau jour qu’un homme démoli par la faim et la maladie commence à réclamer qu’on lui coupe les ongles, qu’on lui taille la barbe selon ses propres goûts, qu’on lui mette une chemise propre. Cet homme est sauvé. Il a retrouvé le goût de ce qui est « beau », de ce qui est « bien ». Il est passé du niveau biologique au niveau esthétique de l’existence, du nécessaire au gratuit. Il est redevenu homme. C’est la victoire de l’amour qui l’a de nouveau créé, lui a permis de retrouver son humanité. C’est ainsi que l’amour fait resurgir l’image de Dieu dans ces hommes et ces femmes que le mal avait réduits à néant.

Devant pareille réalité, on ne parle plus d’efficacité ou d’inefficacité. On se tait et l’on adore. On s’extasie devant le mystère de la vie, mystère d’amour et de souffrance, pour lequel aucun prix n’est trop bas ou trop élevé. Pour chacun de ces hommes et de ces femmes, le prix ultime fut le sang précieux de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est en s’associant à cette souffrance rédemptrice que les Frères et les Sœurs de Mère Teresa vivent une profonde « compassion » pour la souffrance des hommes, leurs frères dans ce même Christ. L’Esprit de Jésus livré pour nous exorcise toute souffrance et la transforme en source de vie. L’homme peut vivre parce que Dieu a pris sur lui sa souffrance et sa mort. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Servir les hommes pour le Christ, c’est mourir avec lui pour qu’ils vivent.

L’option pour le plus petit

Mourir avec le Christ veut dire non seulement accepter avec joie tout ce qui est petit, tout ce qui est insignifiant, mais le chercher avec soin. C’est pourquoi Mère Teresa a fait une option fondamentale pour le plus faible. Dans la manière dont elle procède et dont elle vit, elle met radicalement en question toute puissance humaine. Étant elle-même de petite taille, elle veut que ses Frères et ses Sœurs soient de petites gens, qui travaillent pour les plus petits parmi les pauvres avec de petits moyens.

Cette petitesse transparaît dans la manière dont elle forme les Missionnaires de la Charité. Pas de grandes idées sur la préparation de ces jeunes gens et jeunes filles qui veulent tout donner. Quelques cours de médecine quand il y a un médecin qui offre ses services gratuitement. Un Frère, auquel de longues années de travail avec les lépreux ont tout appris sur cette maladie, forme ceux qui sont destinés à ce travail. Il y a une ou deux Sœurs qui sont médecins. On ne fait aucun effort pour en former d’autres.

Du côté spirituel, de même, il n’y a que deux Pères pour s’occuper de la maison-mère, où il y a quelque 300 Sœurs en formation. Est-ce une faiblesse ? A nos yeux, c’en est une grande. Mais la question rebondit avec force : être petit, qu’est-ce sinon être faible, non d’une faiblesse apparente, portée comme on endosse un vêtement, mais d’une faiblesse réelle, qui fait souffrir et rend vulnérable ? C’est au niveau le plus intime, le plus essentiel, le niveau spirituel et le niveau professionnel, que ces âmes enflammées d’amour restent faibles et petites.

Par choix délibéré, ils travaillent avec de petits moyens. Par principe, Mère Teresa refuse toute sorte d’institutionnalisation de ses œuvres de charité. Par exemple, elle refuse d’avoir des hôpitaux. Au mouroir de Calcutta, elle refuse d’employer un médecin à temps plein. Elle se contente des services gratuits assurés volontairement par l’un ou l’autre médecin. Elle refuse tout équipement sophistiqué dans ses maisons, fût-ce un simple microscope, qui pourrait être si utile pour le diagnostic rapide de certaines maladies. Elle affirme que ce seraient les premiers pas vers l’établissement d’une institution pour malades. Et l’institution deviendrait très vite plus importante que le malade.

De plus, toute institution s’établit aux dépens des plus pauvres. Car, par définition, l’institution se consacre à aider le malade ou le pauvre d’une manière efficace, à plus ou moins long terme. Pour en rester au plan des soins médicaux, cela veut dire qu’on soignera d’abord ceux qui ont une chance d’en sortir, de survivre. Même sans cela, l’institution s’engage à mener à terme la cure entreprise. Or c’est ici que se fera automatiquement la sélection. On ne soignera que ceux qui ont espoir de guérir, ne fût-ce que pour la simple raison que ce sont eux qui occupent le plus longtemps les lits disponibles. Cela veut dire que les sans-espoir, les vrais mourants se trouveront exclus de l’institution même qui veut les aider.

Il faut donc que les portes restent ouvertes à ceux qui sont vraiment les plus petits parmi les plus petits, les plus pauvres. S’institutionnaliser, c’est peut-être se mettre au service des pauvres, mais pas forcément au service des plus pauvres. Or la vocation de Mère Teresa est précisément celle-là. Elle y tient avec acharnement. Celui qui ne voit pas ce point se trouvera scandalisé, ne fût-ce que par la manière rudimentaire dont on dispense les soins dans les maisons de Mère Teresa. L’incompétence n’y est pas exclue non plus. Des erreurs se commettent. Mais c’est ainsi que l’on reste petit et donc véritablement au service du plus petit.

C’est une situation très difficile à vivre. Notre orgueil s’insurge contre elle. On veut être efficace, on veut pouvoir suivre cet homme qui, après deux ou trois mois passés au mouroir, se retrouve dans la rue, sans maison, sans argent, avec seulement un peu plus de forces qu’il n’en avait quand il a été admis.

Mais c’est à ce prix qu’on dit « oui » à Dieu, donnant ainsi la preuve que le travail qu’on accomplit n’est nullement le nôtre. On est réellement pauvre quand on refuse même de disposer du fruit de son travail, son efficacité. C’est sacrifier « le fils unique, porteur de la promesse », comme le fit Abraham, notre père dans la foi. C’est l’obéissance de la foi, unique source de toute fécondité spirituelle. Ainsi, l’on témoigne que seul Dieu sauve : nous ne sommes que ses « serviteurs inutiles ».

Mère Teresa prophète pour notre temps

C’est en ce sens fort que Mère Teresa est vraiment un prophète pour notre temps. Son charisme est d’annoncer, dans notre Église et dans notre monde sans Dieu, que Dieu seul est le vrai salut de l’homme. Ce Dieu sauve avec douceur, avec patience, humblement, en devenant, en Jésus notre Rédempteur, le plus petit parmi les hommes. À une époque où l’on n’a jamais autant parlé du pauvre et pourtant jamais joui de plus de bien-être matériel, en un temps où mille dieux se proposent pour sauver l’homme grâce à leurs forces financières, techniques ou idéologiques, Mère Teresa proclame, de sa frêle petite voix, que le seul chemin vers le salut est celui de la faiblesse, de l’insignifiance, du service des hommes en Celui qui est le seul maître et serviteur de tous. Elle nous apprend à patienter de la patience même de Dieu, qui marche sur nos routes à pas d’homme. C’est lui qui transforme l’univers, parce qu’il « a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils unique, pour que celui qui croit ait la vie éternelle ».

C’est si nous mourons avec ce Fils que la vie du Père nous pénétrera. Cette vie transformera notre monde en un royaume de vraie liberté, de salut réel, car cette vie est esprit, elle est amour. Que Dieu nous donne d’en témoigner dans notre histoire, jusqu’à ce que cela « nous fasse mal », car « nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, nous aussi, dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance » (Rm 8,19-24).

Sarria House
FLORIANA, Malte

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