L’heure des religieux ?
Johann Baptist Metz
N°1979-1 • Janvier 1979
| P. 14-22 |
Aujourd’hui, dans l’Église entière, a sonné l’heure de la suite du Christ. Comment cela retentit-il dans les Ordres religieux ? Ceux-ci ont toujours été à l’origine d’une « thérapeutique de choc » de l’Esprit Saint dans le monde et l’Église. Qu’en est-il aujourd’hui ? Ne se sont-ils pas trop apprivoisés et adaptés à « l’Église dans son ensemble », sans cesse tentée par une certaine installation ? L’auteur invite les Ordres religieux au courage : trouver leur « art de mourir » à de vieilles habitudes pour naître à un « art de vivre » charismatique. Il s’agit de vivre l’attente passionnée du Seigneur qui vient. Pareille attente suscite une suite du Christ vécue dans la radicalité des Béatitudes, qui comporte toujours une dimension mystique et une dimension politique.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Le texte ci-dessous est extrait, avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Éditions Herder, du dernier chapitre de Zeit der Orden ? Dans ce livre [1], J. B. Metz nous donne le texte de l’exposé qu’il a présenté à la réunion plénière annuelle des Supérieurs religieux d’Allemagne (Würzburg, 1976). Le chapitre que nous traduisons est un résumé, sous forme de thèses et de questions, des idées développées dans l’ouvrage.
Un antagonisme fécond
Thèse I
La crise que connaissent les Ordres religieux n’est qu’accessoirement une crise de vocations. Elle apparaît avant tout comme une crise de fonction, occasionnée par la perte de tâches ecclésiales importantes, spécifiques et, en un certain sens, intransmissibles.
Thèse II
Considérés du point de vue du rôle qu’ils remplissent, les Ordres religieux sont des modèles féconds pour l’insertion de l’Église dans de nouvelles situations socio-culturelles. Ils sont en même temps, pour l’Église dans son ensemble, des correctifs, une sorte de « thérapeutique de choc du Saint-Esprit ». Ils proclament avec exigence la radicalité de l’Évangile dans une Église qui court le danger d’une adaptation excessive. En ce sens, ils sont, au sein de l’Église, la forme institutionnalisée d’un grave avertissement. En fin de compte, ils sont nés, pour la plupart du moins, non à des époques d’épanouissement, mais en des temps de profonds bouleversements et de grande insécurité de l’Église.
Questions
Où se situe aujourd’hui la tension, nécessaire et féconde, l’antagonisme porteur de vie entre les Ordres religieux et l’Église dans son ensemble ? Où sont les tensions qui ont marqué l’histoire des origines dans la plupart des Ordres religieux ? N’auraient-ils pas, depuis lors, par trop glissé vers ce « centre » où tout est mesuré et tempéré – en quelque sorte apprivoisé et adapté à l’Église dans son ensemble ? Où perçoit-on aujourd’hui l’effet de choc que provoquent les Ordres religieux à l’intérieur de l’Église ? Où, dans l’Église, apportent-ils, pour leur part, avec ardeur la critique prophétique que leur vie à la suite du Christ non seulement leur permet, mais exige d’eux ? Ne nous trouvons-nous pas devant une sorte de « ruse » de l’Église dans son ensemble pour récupérer les Ordres religieux et réduire l’antagonisme ? Le phénomène de la « cléricalisation » grandissante des Ordres religieux à l’époque moderne ne fait-il peut-être point partie de cette ruse ? L’exemption juridique des Ordres par rapport à la hiérarchie est-elle encore généralement utilisée dans le but d’établir une relation de tension, féconde pour l’Église dans son ensemble ? Entretemps, beaucoup d’Ordres ou, du moins, de nombreuses maisons religieuses (c’est le cas, ici en Allemagne) ne sont-ils pas déjà beaucoup trop solidement « implantés » dans des projets pastoraux à l’élaboration desquels ils n’ont guère participé ?
Thèse III
Dans les Ordres religieux, il faudrait quelque chose comme un « art de mourir », et cela non comme l’expression de leur résignation ni comme une manière stoïque de s’accommoder à l’inévitable, mais bien comme un signe vivant de l’Esprit. Il s’agit de « l’art » de finir et de mourir (comme individus, mais aussi comme groupe, comme fondation) : c’est l’art de dire adieu à des habitudes qui ont fait leur temps, à des coutumes qui ont perdu leur sens, à des règles périmées. Ainsi compris, cet « art de mourir » est un élément de « l’art de vivre » charismatique. Il engendre une liberté et une sérénité qui, à leur tour, deviennent dans l’Église témoignage de l’Esprit, ne serait-ce que de la façon suivante : c’est en général grâce à eux que l’on perçoit d’abord la nouveauté capable de retourner la situation critique, s’il arrive à cette nouveauté de se manifester. On entend souvent dire que les « formes extérieures » ont si peu d’importance qu’elles ne méritent pas d’être changées. A cet argument, on doit tout de même opposer le soupçon : « Ce qui ne peut plus être changé est, depuis longtemps, devenu un absolu ».
Thèse IV
L’histoire concrète de la fondation des Ordres est et reste une histoire ouverte ; elle n’est pas une norme immuable, une règle venue d’en-haut que l’on ne pourrait ni revoir ni corriger. La norme qui mesure tout – et donc aussi l’histoire des fondations et la fidélité qu’elle requiert au sein des mutations vécues dans le déroulement de l’histoire – c’est le commandement vital de la suite du Christ, avec les modalités particulières qui lui ont été données dans l’histoire de la fondation. Mais des changements de route et des modifications d’orientation sont loin d’être exclus.
Question
Les Ordres religieux ne courent-ils pas le danger de tenir pour aussi close et universelle que l’histoire de la révélation l’histoire qui les engage et règle leur forme de vie ? Ce sont précisément cette canonisation tacite et cette légitimation excessive de l’histoire des origines qui compromettent la fidélité vivante à la fondation et à ses intentions.
Une radicalité à la fois mystique et politique
Thèse V
Aujourd’hui tout spécialement, a sonné pour l’Église entière « l’heure de la suite du Christ ». Elle ne peut plus venir à bout de ses problèmes d’identité en se contentant d’introduire, par des explications, à la connaissance de l’être-chrétien.
Question
Comment retentit, dans les Ordres, la prise de conscience que « l’heure de la suite du Christ » a sonné pour l’Église dans son ensemble ? Quel impact ont sur les initiatives des Ordres religieux les indices visibles de situations critiques dans la vie religieuse et dans l’Église ?
Thèse VI
La suite du Christ n’est pas une adaptation facultative de la foi chrétienne ; elle constitue le centre même de la Christo-logie : ce n’est qu’en suivant le Christ que nous « savons » qui il est et ce que nous devons penser de lui.
Lorsque les Ordres comprennent leur propre identité et leur continuité à partir de l’exigence d’une suite vivante du Christ, lorsqu’ils continuent à raconter leur histoire comme la biographie d’une communauté qui suit le Christ, ils ne se contentent pas de transmettre une partie de cette connaissance pratique du Christ Jésus qui a sa place au centre de toute christologie ; ils interviennent toujours aussi en même temps dans la vie de toute l’Église et ils lui rappellent, dans une radicalité plus expressive, ce commandement essentiel de la suite du Christ, à laquelle elle-même est absolument tenue et à partir de laquelle elle doit se renouveler.
Thèse VII
La suite du Christ comporte toujours une double structure totale. Elle a une composante mystique et une composante « située », qui est practico-politique. Dans leur radicalité, ces deux aspects ne se développent pas en opposition, mais en proportion semblable, et cela parce que la suite du Christ n’exprime pas une attitude éthique particulière du chrétien individuel envers lui-même, mais parce qu’elle s’oriente vers Jésus, parce qu’elle ne va pas « un certain » chemin, mais « le sien », parce qu’elle ne se contente pas de l’imiter ou de le prendre pour modèle, mais parce que, plus radicalement et plus dangereusement, elle « revêt le Christ » (cf. Rm 13,14).
Thèse VIII
Là où l’on ne tient pas compte de cette double structure, là prévaut finalement une compréhension de la suite du Christ qui débouche sur la pratique, toujours hétérodoxe, d’une suite du Christ scindée en deux : d’une part, imitation comme acte de pure intériorité ; de l’autre, suite du Christ réduite à un principe régulateur, à un pur concept humaniste et politique : danger, d’une part, d’un monophysisme moderne, qui ne voit dans le Christ qu’un « sommet » digne d’adoration, non le « chemin » à suivre ; de l’autre, d’une « Jésu-logie » sans transcendance.
Des modes d’engagement dans la suite du Christ
Thèse IX
Les conseils évangéliques sont des modes d’engagement dans la suite du Christ et sa double structure mystique et politique.
Comme vertu évangélique, la pauvreté est protestation contre la dictature de l’avoir, de la possession et de l’auto-affirmation exclusive. Elle pousse à la solidarité pratique avec ces pauvres pour qui la pauvreté, loin d’être une vertu, est une situation vécue et une contrainte sociale.
Comme vertu évangélique, le célibat exprime qu’on est radicalement saisi par le « jour du Seigneur » et qu’on brûle de le voir arriver. Il pousse à la solidarité effective avec ces célibataires pour qui le célibat signifie solitude, absence de partenaire, n’est vraiment pas une vertu mais une fatalité de l’existence. Il envoie vers ceux qui sont sans espérance, emmurés dans la résignation.
Comme vertu évangélique, l’obéissance est l’abandon, radical et sans calcul, de sa vie à Dieu le Père, qui élève et libère. Elle pousse à la proximité pratique avec ceux pour qui l’obéissance, loin d’être une vertu, est le signe de l’oppression, de la mise sous tutelle, du silence imposé.
Questions
Dans l’Église, les Ordres religieux font-ils valoir vigoureusement et intégralement les vertus évangéliques qui, en vertu de leur existence à la suite du Christ, leur sont non seulement confiées, mais doivent être exigées d’eux ? Quelle radicalité au plan social se dégage-t-elle (d’une façon qui soit un choc salutaire pour la masse des chrétiens) de leur renoncement collectif à la propriété, au mariage, à la libre disposition d’eux-mêmes ? Toute la radicalité – si tant est qu’elle existe – demeure-t-elle finalement le fait des individus, perdant ainsi sa dimension de caractéristique de l’Ordre et de ferment de renouveau pour l’Église ?
Questions aux supérieurs
Comment traitez-vous vos « radicaux » ? Dans le cas où vous n’en auriez pas (ou plus), êtes-vous heureux que le recrutement soit de nouveau plutôt de type apolitique et contemplatif ? Les motifs des sorties ont-ils été analysés ? Lit-on aussi, dans ces biographies, l’histoire des fautes de l’Ordre, voire un acte d’accusation contre lui ? Plus fondamentalement encore : le mouvement de sortie n’est-il pas lié à la perte de la radicalité dans l’Ordre ? Lorsqu’une vie est déjà quasi bourgeoise et repliée sur elle-même, ne peut-elle peut-être pas se vivre mieux ailleurs (Type I : sortie par résignation), ou bien une existence dans la radicalité n’est-elle finalement possible que « extra muros » (hors du couvent) (Type II : le départ est un exode et une protestation) ?
Thèse X
Dans une société dont l’intérêt manifeste est trop exclusivement marqué par le désir de l’avoir et qui y tend en conséquence, c’est au christianisme que revient entièrement la tâche de donner à ce qui n’a aucune valeur d’échange sa valorisation sociale, celle d’une existence radicalement valable ou d’une vie misérable.
Questions
Face à cette situation, les chrétiens peuvent-ils se priver d’être cette protestation vivante, d’une valeur unique, contre la dictature anonyme de l’avoir que leur donne l’absence de possession pour l’amour et à la suite du Christ ? Dans la pauvreté évangélique, s’agit-il seulement d’une « pauvreté en esprit » purement intériorisée, d’un « faire comme si », de l’illusion entretenue d’agir comme si l’on ne possédait rien ? Ou bien cette pauvreté ne tend-elle pas plutôt à un abandon effectif aussi ample que possible ? Il n’y a pas de signification plus « spirituelle » du conseil évangélique de pauvreté que celle qui est la plus littérale possible.
Thèse XI
Le message de Jésus est déjà politique parce qu’il proclame la valeur de la personne, le fait que, devant Dieu, tous les hommes sont des personnes. C’est pourquoi les témoins de cet Évangile doivent se porter au secours de cette dignité personnelle partout où elle est mise en danger. Ils ne doivent pas seulement lutter pour que les hommes restent des personnes en face de contraintes collectives croissantes, mais aussi pour que les gens, sortis de la misère et de l’oppression, puissent devenir des personnes. Ceci relève des tâches les plus urgentes de la pauvreté comprise comme vertu évangélique.
Question
De quel poids pèse, dans les plans « missionnaires » des Ordres, l’opposition de classe entre les riches pays du Nord et les pauvres contrées du Sud, opposition qui pénètre au cœur de l’Église, puisque l’unique Église englobe en elle ces deux parties du monde ? Et le rapprochement cherché par l’Église d’Allemagne avec le monde du travail n’est-il pas tel qu’il ne puisse être obtenu que par une voie indirecte, c’est-à-dire grâce à une attitude nouvelle devant la question de la pauvreté dans l’Église à l’échelle mondiale ?
Thèse XII
C’est dans la manière de comprendre l’obéissance à la suite de Jésus que les routes se séparent. En dernière analyse, c’est ici qu’apparaît à l’évidence si quelqu’un dit « Dieu » et pense, en réalité, « utopie » (à laquelle, en vérité, personne n’adresse de prière). C’est assurément dans la compréhension qu’on a de l’obéissance que la suite du Christ est la plus vulnérable et la plus exposée à des abus lourds de conséquences.
Thèse XIII
Devant la crise collective de légitimité dont souffre l’autorité de l’Église, il est d’une importance décisive que cette autorité se montre toujours plus efficace dans les faits, parce que fondée sur une compétence religieuse. Le critère de cette compétence religieuse n’est pas facultatif : il a nom la suite du Christ.
Une vie remplie d’espérance, aiguillonnée par l’eschatologie
Thèse XIV
La suite du Christ, comprise de façon radicale, c’est-à-dire en remontant à sa racine, n’est pas vivable « si les temps ne sont pas abrégés », « si le Seigneur ne revient pas bientôt ». La suite du Christ et l’attente du retour imminent du Seigneur vont de pair comme les deux faces d’une pièce de monnaie. « Son » appel : suis-moi, et « notre » prière : viens, Seigneur Jésus, sont inséparables.
Thèse XV
L’attente du retour imminent du Seigneur apparaît à la conscience moderne, pour laquelle le temps est depuis longtemps devenu une immensité vide, distendue sur un mode évolutif, comme une exigence inouïe, comme un mythe des temps archaïques. Et cependant interpréter l’attente imminente dans le sens d’une attente permanente est, objectivement, une imposture sémantique par rapport à la conception fondamentale du temps dans l’espérance chrétienne ; elle confirme indirectement combien même nous, les chrétiens, nous avons succombé à la pression anonyme d’une conscience évolutive du temps.
Thèse XVI
L’attente passionnée du Jour du Seigneur ne conduit pas à valser en rêve sur un thème apocalyptique, dans lequel toutes les exigences pratiques de la suite du Christ seraient oubliées. C’est l’idée que l’évolution se fait du temps qui paralyse la suite du Christ. La parousie au contraire rend à l’espérance, endormie et trompée par l’évolution, ses perspectives d’attente et de temps. Elle seule introduit la note d’urgence qui doit marquer le temps et l’agir dans la suite du Christ, c’est-à-dire que, loin de paralyser la responsabilité, elle la fonde.
Thèse XVII
L’époque actuelle, marquée par l’évolution, époque dans laquelle sévit cette absence d’attente qui, plus que tout, amène à rester passif et à se laisser manipuler, aurait besoin d’une réaction nouvelle et véhémente contre le retard de la parousie. Cette réaction, ce ne sont ni les théologiens qui peuvent la prescrire, ni un Synode qui peut l’imposer, elle doit être déclenchée par ceux qui s’engagent de façon si conséquente avec les pauvres et les malheureux de ce monde, c’est-à-dire dans la condition de la suite du Christ, que celle-ci paraît impossible si les temps ne sont pas abrégés. Si cette conscience apocalyptique éclatait dans les Ordres religieux sous la pression d’une suite du Christ, réellement vécue et cependant à peine vivable, ce serait, en un sens précis, « l’heure des religieux ».
Kapitelstrasse 14
D 4400 MÜNSTER, Allemagne
Pistes de réflexion
– Comment être un ferment évangélique dans l’Église sans céder à la tentation de se croire dans « l’état de perfection » ?
– Comment vivre à la fois la radicalité au niveau mystique et au niveau socio-politique ?
– Les religieux ne peuvent-ils remplir leur rôle prophétique que si, pour eux : « la suite du Christ et l’attente du retour imminent du Seigneur vont de pair comme les deux faces d’une pièce de monnaie » ?
[1] J. B. Metz. Zeit der Orden ? Zur Mystik und Politik der Nachfolge. 2e éd. Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1977 (cf. Vie consacrée, 1978, 56).