Les Instituts Séculiers
François Morlot
N°1978-5 • Septembre 1978
| P. 273-278 |
Avec humour, l’auteur situe d’abord la difficile naissance des Instituts Séculiers tout au long de l’histoire de l’Église. Il marque ensuite à grands traits les caractéristiques essentielles de « cette jeune pousse, encore un peu fragile, mais remplie de promesses de vie ».
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Un humoriste a pu dire que les instituts séculiers étaient antérieurs aux ordres religieux et aux congrégations. Ce serait pour eux bien prétentieux d’y souscrire, alors qu’ils sont tout nouveau-nés dans l’Église, pouvant à peine montrer un acte de naissance trentenaire (Constitution « Provida Mater Ecclesia », 2 février 1947).
Et pourtant : s’il est vrai que la chose, l’institution organisée, est récente, n’est-ce pas l’expression seulement plus formelle d’une aspiration et d’un courant très anciens dans l’histoire de la vie chrétienne ? L’aspiration à un mode de vie aussi conforme que possible à l’Évangile là où on est situé, est aussi ancienne que l’Église : aspiration spontanée qui monte bien vite dans les cœurs à qui Dieu donne plus de générosité en les attirant à lui. On a ainsi dès les premiers siècles des témoignages sporadiques (les personnes laissent moins de traces historiques que les institutions) d’hommes et de femmes, célibataires demeurés en famille, insérés dans leur milieu, dont on sait que par ailleurs ils mènent un genre de vie qui les fait distinguer : ascetae, continentes, virgines.
Cette aspiration surgira maintes fois au cours des vingt siècles du christianisme ; il serait passionnant d’en relever les exemples. Mais ce mouvement évolue toujours en deux sens précis. Tantôt ce sont des personnes isolées, ou quelques amis regroupés, et l’affaire disparaît avec eux. Tantôt ces personnes s’organisent, se structurent, établissent une vie en commun, et leur organisation se transforme en congrégation religieuse.
En effet il y a désormais dans l’Église un « concurrent » redoutable, qui provient pourtant d’une autre source. Depuis le IIIe siècle en Orient, un peu plus tard en Occident, des hommes et des femmes ont « quitté le monde » pour se retirer au désert. Ceci correspond à un phénomène religieux universel, que le christianisme assume comme une authentique vocation divine : tout quitter effectivement, se retirer seul loin de la compagnie des hommes pour ne servir que Dieu. Cet appel de la solitude joint au désir de suivre Jésus d’aussi près que possible a créé la vie érémitique, et bientôt, quand les premières communautés se sont groupées, la vie cénobitique. Étonnante floraison du désert, qui n’est pas d’ailleurs isolement total. Certes la communauté est très centrée sur elle-même, menant une vie autonome (une sorte de « villa » rurale en économie fermée), et elle a cette originalité d’être rassemblée par une même quête spirituelle à l’exclusion d’une recherche d’intérêts temporels ; mais elle est loin d’être sans relations avec le monde des hommes.
Rien d’étonnant que cette « cité de Dieu » sur terre rayonne comme un centre de sainteté : rien en théorie n’y détourne de Dieu ; les tentations du « monde » y sont absentes. Et il est facile de comprendre qu’elle devient un point de référence pour la sainteté chrétienne : on glissera doucement vers une identification de la perfection et de la vie monastique. Aussi, quand surgira un groupe de pieux laïcs, cherchant la perfection en plein monde, sera-t-il comme fasciné par le modèle de la vie cloîtrée ; bien peu y résisteront.
Il faut ajouter que les conditions sociales de l’époque ne favorisaient pas la vie autonome d’un célibataire et surtout d’une célibataire. Il est entendu alors qu’une femme doit dépendre ou de son père (fille) ou de son mari (épouse) ou de son évêque (religieuse). Il semble que les moines se clôturèrent les premiers pour éviter l’afflux des femmes avides de direction ; mais on clôtura bien vite les moniales pour des raisons faciles à deviner ; et l’exemple de sainte Thérèse, au XVIe siècle, montre bien que ce n’était pas une vaine précaution. Mais la conséquence fut redoutable ; du simple fait on passa au droit : il n’y a de moniales que cloîtrées ; le point culminant est atteint par la Constitution Circa Pastoralis de saint Pie V (1566) qui met fin à diverses expériences en interdisant aux monastères féminins sans clôture papale de recevoir des novices : la mort par extinction !
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment la vie suscitée par l’Esprit Saint se rit des canonistes même pontificaux. Le désir d’allier une vie toute donnée à Dieu au service exigeant du prochain allait susciter de plus en plus de vocations de « filles séculières », attachées au service d’une école ou d’un hôpital, mais vivant ensemble comme il était alors nécessaire. On leur interdit de faire la profession solennelle : qu’importe ! elles feront les trois vœux simples ou même des vœux privés. On connaît ainsi les Filles de la Charité, de saint Vincent de Paul, la Congrégation Notre-Dame, de la bienheureuse Marguerite Bourgeoys, au Canada, et tant d’autres.
L’exemple le plus étonnant fut celui de sainte Angèle Merici. Ce qu’elle propose à ses filles, c’est une vie donnée à Dieu par un engagement de chasteté parfaite, mais sans costume, sans vie commune, sans œuvres communes ; des filles toutes simples, de Brescia et d’ailleurs, qui se réunissent régulièrement pour la prière et l’instruction, et qui retournent ensuite chez elles, à leurs affaires domestiques ou à celles de leurs patronnes. Exemple saisissant d’une vie consacrée séculière en plein XVIe siècle. Mais la pression de l’histoire, du droit et de la coutume fut la plus forte : saint Charles Borromée fit adopter la vie commune aux Filles de sainte Ursule (les « congrégées »), et lorsqu’elles arrivèrent en France, les évêques les obligèrent à la clôture papale.
Le mouvement ne cessa pas au XVIIe siècle, ni au XVIIIe ; et il s’élargit au XIXe : les fondations de Pierre de Clorivière en pleine Révolution Française, les Vierges de Jésus et Marie (Sophie Prouvier), les Humbles Filles du Calvaire (Adeline Désir), l’Œuvre de la Jeunesse (Joseph Allemand), les Servantes du Sacré-Cœur (Catherine Volpicelli), les Petites Servantes du Sacré-Cœur (Anne Rodier) et tant d’autres en sont autant de témoins. Il est inutile de narrer les fortunes diverses de leur situation canonique : la plupart devinrent des congrégations religieuses après de longues résistances, non sans obliger le Saint-Siège à trouver des formules souples (dispense du costume, autorisation de demeurer en son particulier, etc.).
On pourrait dire qu’une étape fut franchie au début du XXe siècle. Tandis que se multipliaient les créations de groupements dont les membres voulaient vivre une vie pleinement consacrée à l’Évangile en restant dans le monde, certains commencèrent de résister vigoureusement à une « récupération » par la vie religieuse. Mis devant l’alternative d’être approuvés comme congrégation ou de rester sans approbation, certains préférèrent la seconde possibilité. Le mouvement, quoique déjà connu des canonistes, n’était pas assez fort pour être pris en compte par la nouvelle législation du Code de 1917 : il fut délibérément laissé de côté.
C’est vers 1938 que Pie XI s’intéressa à l’affaire (réunion de Saint-Gall) ; mais elle n’aboutit qu’avec Pie XII en 1947 : l’Église reconnaissait officiellement que l’engagement aux conseils évangéliques était possible pour ceux qui continuent à vivre dans le monde.
Un pas énorme était accompli, mais le bébé gardait les marques de ses origines. La Constitution « Provida Mater » avait été élaborée par des religieux, en référence à la vie religieuse : les instituts séculiers auront du mal à se défaire d’une telle image de marque ; car eux-mêmes, en élaborant leurs premières constitutions, se contentèrent souvent de prendre la vie religieuse pour modèle en adaptant à une vie séculière dispersée ce qui avait été pensé pour une vie en commun. Ajoutons à cela que leur approbation était confiée à la Congrégation des Religieux, où la plupart des officiers et des consulteurs étaient des religieux ou des hommes habitués aux schémas de la vie religieuse (si l’on excepte les deux membres de l’ Opus Dei qui dirigèrent le bureau spécial jusque 1960).
Terminons rapidement le tableau de ces difficultés en signalant que le Concile eut quelque peine à reconnaître l’existence et la signification des instituts séculiers : la Constitution Lumen gentium a failli ne pas en parler ; de discrètes retouches aux nos 43 et 44 permirent de leur laisser une place, mais dans un chapitre qui continue à s’appeler « Des religieux ». D’autres ont raconté comment fut introduite, au moment du vote final, dans le n° 11 de Perfectae caritatis, une incise qui précisait que les instituts séculiers ne sont pas des instituts religieux ; mais le titre général du décret restait : la rénovation de la vie religieuse.
Tout ceci fait comprendre combien il est difficile aux chrétiens, en particulier au clergé qui a appris quelques notions sur la vie religieuse, et peut-être surtout aux religieux eux-mêmes, de se faire une juste idée des instituts séculiers. Il faudrait pour cela faire abstraction du monopole multiséculaire du modèle « religieux » sur la vie consacrée à Dieu.
Voici donc un homme, une femme qui est saisi par l’Évangile, ou mieux encore par le Christ ; et le désir monte en son cœur de lui donner sa vie sans partage ; comment expliquer cela autrement que par l’amour, même si on n’en sait pas bien le nom ni les exigences ? Or en même temps naît la conviction que ce don doit se réaliser dans la vie de tous les jours, en conservant son ambiance familiale, son milieu de vie, sa profession, que cela est possible sans rien changer extérieurement, qu’il est possible de tout quitter en restant là.
N’est-ce pas ce que Paul proposait aux Corinthiens ? Après avoir réglé quelques problèmes difficiles de cohabitation avec un païen, il ajoute : « Que chacun continue de vivre dans la condition que lui a assignée le Seigneur, tel que l’a trouvé l’appel de Dieu. C’est là ce que je prescris dans toutes les Églises. » Personne ne doit songer à modifier ses allures religieuses : le juif à se déjudaïser, le païen à se faire circoncire, car tout cela n’est rien : « ce qui compte c’est d’observer les commandements de Dieu. Que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu. » Bien mieux, une certaine « indifférence » (au sens ignatien) à la situation sociale, y compris à l’esclavage, est nécessaire : la liberté dans le Seigneur est chose bien plus importante. « Que chacun demeure devant Dieu dans l’état où l’a trouvé son appel » (1 Co 7,17-24).
Car c’est là dans le concret où il se trouve, qui n’est plus seulement une situation sociologique, mais une vocation divine (l’appel englobe le lieu où l’on est), que cet homme, cette femme, se sent invité à témoigner. La dimension apostolique est intrinsèque aux instituts séculiers : toute la vie de leurs membres doit être polarisée par l’apostolat, déclare Primo feliciter. Pour être apôtre, il faut être présent ; mais pour être présent, point n’est besoin de venir d’ailleurs : on agit « du dedans du monde ». Et la mission, le plus souvent, sera non pas d’assumer un ministère ecclésial (enseignement catholique, clinique catholique, etc.) mais de participer à la construction du monde avec tous les hommes en faisant en sorte que cette construction du monde devienne construction du Royaume.
Celui qui est ainsi saisi par l’annonce de l’Évangile jusqu’à devenir évangélisateur ne peut que se sentir invité lui aussi à se laisser évangéliser, et cela sans limite. C’est dire que toutes les exigences mystérieuses que renferment les paroles tranchantes de Jésus : « Vends tous tes biens et donne le prix aux pauvres », « quitter son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses champs » et tant d’autres, retentiront en lui comme elles ont retenti depuis deux millénaires en toute condition sociale.
Mais elles se traduiront en lui par un comportement « séculier ». Il continuera de rencontrer beaucoup d’hommes et de femmes, son milieu ne sera pas fermé, mais un bureau, un atelier, la rue, et il devra y inventer un nouveau type de relation où l’amitié et l’affection trouveront des formes encore inconnues et lumineuses, capables de purifier l’atmosphère. Il lui passera peut-être des millions par les mains et il pourra gérer d’importantes affaires économiques : et il devra inventer une nouvelle manière d’être dans le temporel en servant Dieu sans se laisser asservir par l’argent. Manœuvre ou ministre, il sera toujours prisonnier de l’engrenage d’une hiérarchie sociale : et il lui faudra inventer une nouvelle manière de vivre à la fois la dépendance et le pouvoir. Il n’échappera ni à son environnement politique, ni aux relations de voisinage : et il lui sera nécessaire d’inventer sa place dans la ville sans en faire « une cité permanente ». Comme tant d’autres il sera happé par les horaires implacables, le tourbillon des rendez-vous : et il lui faudra inventer non seulement des heures de silence et de recueillement mais une relation amoureuse permanente avec Dieu.
Inventer, c’est le mot qui revient à chaque instant sous la plume. Que faire en effet quand la tradition ne vous a pas laissé de modèle, sinon inventer et encore inventer ? On s’étonne parfois que la législation générale des instituts séculiers soit restée si vague : c’était sagesse, il fallait attendre les leçons de l’expérience ; de même leurs constitutions sont souvent peu précises : le temps n’a pas encore permis de dégager tout ce qu’on souhaiterait ; et d’ailleurs faut-il tant légiférer quand les situations individuelles sont si variables ?
Ainsi, après tant de siècles, une forme nouvelle de vie consacrée a réussi à percer dans l’Église : jeune pousse encore un peu fragile, elle a beaucoup de promesses de vie, car, comme le soulignait Paul VI le 2 février 1972, rien n’est plus accordé que les instituts séculiers à la démarche nouvelle que le Concile a stimulée dans l’Église pour qu’elle soit présente dans le monde, afin d’y être le sel et le levain.
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