L’expérience latino-américaine de la communauté religieuse
Maria Agudelo, o.d.n.
N°1978-5 • Septembre 1978
| P. 279-285 |
Sœur Maria fait partie de l’équipe responsable de la Confédération latino-américaine des religieux (CLAR). En mai dernier, cette équipe a rencontré un certain nombre de religieux et religieuses de différents pays d’Europe pour un partage fraternel d’expériences actuelles de vie religieuse vécue dans des contextes socio-culturels très différents. Évangélisation et promotion humaine, dimension mystique et dimension politique de la vie religieuse apparaissent, chez nos frères et sœurs d’Amérique latine, comme étroitement liées. Ceci se manifeste également dans cette communication sur la communauté religieuse.
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L’expérience latino-américaine d’une vie religieuse nouvelle met fortement l’accent sur l’expérience d’une vie communautaire renouvelée, signe de filiation divine, témoignage d’espérance et annonce prophétique de la plénitude vers laquelle nous avançons.
Dès les débuts du mouvement de rénovation, la communauté a été regardée comme fondée sur un engagement commun, sur son insertion dans la réalité latino-américaine et sur une recherche de réponses plus adaptées aux questions de la société d’aujourd’hui. C’est ainsi que, ces dernières années, l’évolution de nos communautés a été marquée par deux tendances, qui se recouvrent dans la mesure où elles sont vécues avec authenticité. Nous allons les décrire brièvement dans les pages qui suivent.
L’effort pour répondre à la situation du continent par une présence au monde des pauvres
La mission
Ceux qui sont appelés à faire l’expérience de suivre Jésus dans leur vie et veulent exprimer cette expérience comme un signe prophétique ont besoin de vivre communautairement le dynamisme de leur vie. La mission prophétique, absolument indispensable dans la communauté chrétienne, se comprend à notre époque non dans un sens spirituel et angélique, mais comme incarnée dans la vie concrète de l’homme. Evangelii nuntiandi rappelle qu’on ne peut séparer le plan de la création et celui de la rédemption (n° 31). Dans la mesure où les communautés religieuses le comprendront, elles s’incarneront de plus en plus au cœur du monde et deviendront davantage des témoins transparents et des agents efficaces de la construction du Royaume.
Un changement fondamental s’est en effet produit dans le processus de transformation de la communauté. Au commencement, les fraternités se présentaient comme de nouveaux modèles face aux grandes communautés. C’étaient de petits groupes qui habitaient en des lieux diversifiés, s’habillaient différemment et organisaient leur vie autrement : moins d’horaires, travail hors de l’habitation, ouverture aux laïcs et aux personnes de l’autre sexe. En même temps, les relations humaines constituaient un thème à la mode : dynamique de groupe, techniques d’évaluation, révisions de vie, etc. Ces communautés présentaient leurs avantages et leurs inconvénients, elles connurent leurs problèmes et leurs ambiguïtés, leurs risques, leurs succès et leurs échecs.
Parfois le groupe se ferme sur lui-même ; l’absence de structures devient désorganisation ; l’éventail des possibilités étant large, on tombe dans le « tout est permis » ; le fait de n’avoir rien de fixe ouvre la porte à l’improvisation ; les relations horizontales affectent l’obéissance ; au lieu de créer des formes nouvelles, on provoque l’absence de prière, de pauvreté, etc. Mais le contraire se produit également et, dans les fraternités authentiques, fleurit une vie religieuse nouvelle.
L’analyse des fraternités qui n’ont pas réussi montre que le chemin qu’elles ont suivi allait de la structure à la communauté et de la communauté à la mission. La communauté apparaissait comme une fin en soi et la mission comme quelque chose de surajouté à la vie communautaire, sans relation profonde avec elle.
Cependant, en même temps et en partie grâce à ce qui précède, la vie religieuse connut une prise de conscience prophétique, que Medellin exprima bien en 1968. On se rendit compte alors que l’Amérique latine a besoin des religieux et a foi en eux ; que les religieux, pour rejoindre leur peuple, doivent laisser tomber des barrières ; que la vie religieuse doit mettre l’accent sur les éléments qui répondent le mieux à une situation de péché, d’égoïsme, de manque de fraternité dans un tissu social déchiré.
À la lumière de tout cela, nous avons vu dans la communauté une nécessité humaine, un centre de l’action chrétienne et un témoignage. La société, elle, se présentait à nous divisée, injuste, obsédée par le pouvoir, assoiffée de l’avoir, cherchant à manipuler la science : d’un mot, c’était une société « mondaine ».
Notre réponse fut du même ordre que celle de nos fondateurs : elle nous conduisit de la mission à la communauté et de la communauté à la structure. En d’autres termes, nous avons commencé à comprendre que les communautés sont missionnaires et que la mission est communautaire. Aujourd’hui nous voyons la communauté comme un moyen, le premier et le plus adéquat, pour répondre à l’appel du Seigneur qui nous invite à construire le Royaume, à bâtir une fraternité.
Une fois de plus, il nous est apparu clairement que la pratique chrétienne surgit comme une exigence à partir des situations vécues. Ainsi c’est à partir de l’histoire concrète que s’est dégagé le sens premier de la mission comme raison d’être de la communauté ; de la même manière, cette dernière se présente dès lors comme un style de vie qui permet d’exercer la mission dans une Église, communauté libératrice et peuple de Dieu.
La communauté religieuse, lieu de liberté
La plus grande liberté consiste à mettre le service au-dessus de tout. Être libre, c’est être ouvert et souple afin d’orienter vers les autres les charismes reçus. C’est laisser de côté un attachement excessif aux structures, aux traditions dépourvues de sens, à tout ce qui empêche la communauté de s’insérer de manière active dans le processus de libération intégrale. Nous les religieux, nous nous efforçons d’abord de nous rendre libres parce que, nous en sommes convaincus, alors seulement nous pourrons aider à la libération. Nous ne comprenons pas celle-ci de façon exclusive ou prioritaire dans un sens psychologisant, mais bien dans son sens théologique : salut et liberté en vue du service. Le Seigneur a prêché un royaume de liberté ; comme religieux, nous essayons de construire des communautés qui, elles aussi, annoncent par un témoignage public la libération intégrale.
La communauté religieuse, lieu de pauvreté
Une telle lecture du Royaume nous a conduits à opter pour les plus pauvres, c’est-à-dire à assumer leurs désirs, à voir et à penser la réalité selon leur point de vue. En d’autres termes, il nous a fallu déplacer le lieu herméneutique et social de nos communautés. Cela impliquait évidemment un changement dans nos schèmes de vie et de formation intellectuelle ainsi qu’une prise de conscience des mécanismes de fonctionnement de notre société. Sans cela, il ne nous était pas possible de vivre des relations libres et responsables à l’intérieur de la communauté.
Il y a des communautés qui vivent pour les pauvres ; sans être au milieu d’eux, elles assument la cause des pauvres et leurs projets de libération. Il y a des communautés qui vivent avec les pauvres, vont habiter en milieu populaire afin de participer au processus de conscientisation et de libération. Il y a des communautés qui vont si loin dans cette option qu’elles reçoivent la grâce de vivre comme les pauvres, de partager leurs angoisses dans toute leur ampleur.
En tous ces cas, l’option pour la justice doit être soutenue et stimulée par le charisme spécifique de la vie religieuse et par celui de la congrégation elle-même, ce dernier actualisant d’une façon caractéristique le plan du salut. Ainsi se dévoile dans la pratique libératrice le sens ultime de la vie religieuse.
Nos frères qui vivent dans des communautés solidaires des pauvres vivent aussi le mystère pascal. Beaucoup font l’expérience de la douleur et de la joie, de l’obscurité dans la recherche, de la persécution. Parfois, l’incompréhension leur vient des confrères ou de la congrégation ; parfois aussi, elle vient de certaines instances qui mettent surtout l’accent sur l’institution ; ou encore des autorités civiles ou militaires qui ont peur d’une évangélisation qui humanise et libère. Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que douleurs et joies proviennent également de ce que nous sommes nous-mêmes.
En même temps, ces communautés qui veulent évangéliser tous les hommes à partir du « lieu social » des pauvres et qui se savent poussées dans ce sens par l’Évangile saisissent mieux que d’autres les dynamismes structurels qui peuvent construire ou détruire un peuple. Grâce à quoi ces communautés arrivent à approfondir leur action évangélisatrice et à être en même temps plus ouvertes à l’Évangile.
Les communautés dans l’Église
Les communautés religieuses qui s’insèrent dans la réalité partent de la certitude qu’elles ne sont pas les seuls agents de l’évangélisation. L’Église est beaucoup plus vaste et très diversifiée ; elle agit en communauté organique et devient signe de salut à cette condition. L’Église s’incarne en d’innombrables formes et pas seulement dans les communautés religieuses. Ces dernières n’ont pas un rôle de pouvoir, mais bien de communion et de service. C’est pourquoi elles commencent à vivre la coresponsabilité, la participation, la délégation et la décentralisation. Il arrive que de telles attitudes ne soient pas bien comprises par le gouvernement central de la congrégation, ou bien qu’elles ne soient pas vraiment vécues par l’un ou l’autre membre du groupe.
Les communautés chrétiennes qui surgissent au sein du peuple, qu’il s’agisse de communautés religieuses ou de communautés de base, contribuent à reconstituer le tissu social que déchirent la marginalisation et la « massification » engendrées par les structures socio-économiques et culturelles en place. Dans l’espace de la petite communauté, chacun retrouve son nom, profère sa parole et se sent libre.
Relecture des caractéristiques de la communauté chrétienne primitive à la lumière de notre situation
Au fur et à mesure que nous, religieux, nous nous engageons du côté des pauvres, nous sommes poussés à faire une relecture radicale de la Parole et à prononcer celle-ci dans la vie, à travers la vie.
De tout ce que nous venons de dire, résulte un certain type de communauté fondée sur la foi, bâtie autour de l’Eucharistie, animée par la prière et signe d’une authentique koinônia. Communauté missionnaire, elle s’enrichit grâce à la diversité des charismes et l’on peut y reconnaître certains traits de l’utopie communautaire, telle que la décrit le Nouveau Testament lorsqu’il parle de la communauté chrétienne primitive.
La foi
C’est par la foi que l’on accueille la Parole qui appelle et convoque. Lorsque la foi est présente, la réalité qui nous entoure acquiert toute sa valeur et il devient possible d’interpréter les signes des temps. Si l’on regarde la foi dans l’optique de nos communautés actuelles, on comprend mieux que l’expérience du Dieu vivant de l’alliance, qui s’est manifesté en Jésus-Christ, constitue le dynamisme de la communauté. C’est un fait patent en Amérique latine, où les communautés religieuses rénovées n’ont rien de groupes sécularisés.
À partir de là se dessinent quelques-uns des traits les plus typiques de notre vie religieuse : le sens d’une obéissance conçue comme recherche communautaire de la volonté de Dieu ; l’autorité comprise comme médiation humaine nécessaire pour illuminer de l’intérieur cette recherche et surtout la fidélité vue non plus comme la soumission à de petites prescriptions légales mais comme l’ouverture à Dieu qui appelle au cœur de toute situation historique et dont la voix sera écoutée et discernée en communauté, avec simplicité et disponibilité. Cette expérience de foi fait que les événements, les personnes et les choses deviennent révélateurs du Seigneur.
En raison de la situation du continent, les communautés essaient de vivre leur consécration comme une expérience de transcendance : remise en valeur de l’humain essentiel qui tend non à se centrer sur la recherche du pouvoir, de l’avoir et du savoir, mais à faire dès maintenant et sans cesse le saut ultime de la foi.
Ainsi les religieux s’efforcent de ne pas instaurer de dualisme dans la réalité de leur vie, ils tentent de ne pas séparer consécration et mission, en donnant dans ce but aux vœux, expression de leur consécration, le sens missionnaire de la construction du Royaume. Ils le font :
- par la dénonciation du pouvoir, lorsqu’il est oppression ; de l’amour, lorsqu’il devient possession ; de l’avoir, lorsqu’il marginalise ; du savoir, quand il se mue en idéologie ;
- par l’annonce de ce que sera l’humanité lorsqu’elle atteindra sa plénitude dans le Royaume de justice, de solidarité, de vérité, d’amour et de liberté ;
- moyennant la présentation de modèles concrets de vie qui stimulent la recherche d’une société où l’autorité est service, où les biens sont partagés et où l’amour est un amour d’oblation. C’est cela que nous appelons lasignification politique des vœux, de la communauté, de la vie religieuse.
Ce qui frappe lorsqu’on rencontre les nouvelles communautés, c’est le sentiment que leurs membres ont assumé de façon vitale le caractère absolu du Seigneur et la relativité de tout le reste ; sans nier la valeur des choses, on reconnaît leur nature de moyens qui se réfèrent à l’absolu. Cela se perçoit aisément dans le style de vie, l’attitude, les engagements concrets. On découvre surtout ce sens de l’absolu dans la manière dont les membres de certaines communautés ont vécu la souffrance, la persécution et même le martyre.
Actuellement, la foi nous invite à ne plus être spectateurs des événements, mais à analyser notre façon d’agir et à déceler ainsi quelle sorte de pouvoir, de science, d’amour et d’avoir sous-tendent notre action.
L’Eucharistie
La vision propre à l’Église primitive, son besoin de partager la vie du Christ, sa nourriture, est davantage présente à l’intérieur des communautés religieuses. Nous pensons à la manière dont on a envisagé la liturgie (c’est peut-être encore le cas maintenant) comme une série de rites ou une représentation solennelle. Dans la vie des couvents, on en était venu à réduire la liturgie à un simple point de l’horaire, si bien qu’on mettait en marge ce qui devait être au centre : la « source de vie » s’éloignait de la vie.
Aujourd’hui, nous sommes en train de retrouver la joyeuse célébration des frères réunis pour écouter la Parole, s’engager ensemble à partir de cette Parole et rendre grâces à Dieu par Jésus-Christ, qui les nourrit de son Corps et de son Sang.
La prière
Comme c’était le cas pour la communauté chrétienne primitive, la communauté religieuse est un lieu privilégié de prière, si l’on conçoit celle-ci comme le Christ la concevait : manifestation de son amour filial et en même temps expression de sa solidarité fraternelle avec les hommes et de sa mission en vue du dessein salvifique du Père. De la prière communautaire ainsi comprise dépend en bonne partie la réalisation même du projet communautaire. Si cette prière communautaire fait défaut, même si les religieux prient individuellement (ce qui d’ailleurs reste toujours nécessaire), la communauté ne garde ni sa koinônia, ni son souffle prophétique.
L’époque que nous traversons et la conception que nous avons de notre responsabilité dans l’histoire nous font considérer le discernement comme la prière communautaire par excellence, son but étant d’être à l’écoute de la volonté du Père pour exercer librement la mission reçue.
Enfin nous sommes, nous les religieux d’Amérique latine, très engagés aujourd’hui dans la recherche d’une nouvelle forme de contemplation, qui consiste à découvrir le visage de Dieu dans les événements de l’histoire, chez les personnes et dans les choses.
La koinônia
Pour saint Luc, la koinônia, la communion, n’est pas une simple caractéristique de la communauté chrétienne, de l’Église : elle est sa réalisation même. Or nous constatons en Amérique latine que la vie religieuse est vraiment cela : la communion réelle de groupes de chrétiens qui se réunissent au nom du Seigneur afin de rendre tangible le salut du monde. Au nom du Seigneur, car il est facile de deviner l’appel ressenti à l’intérieur d’elles-mêmes par beaucoup de communautés. Progressivement cet appel se définit (elles en sont conscientes) à trois niveaux : appel à être chrétiens, dans l’Église ; appel à la vie consacrée, dans la vie religieuse ; appel à participer au charisme d’une congrégation.
Nous avons pris conscience que la koinônia n’est pas extérieure, mais intérieure, qu’elle ne se situe pas surtout dans le domaine du juridique, mais dans celui de la communion. Dès lors, l’idéal à atteindre ne sera pas celui d’une collectivité organisée, ni même celui d’une famille, mais la communion de frères adultes qui bâtissent ensemble une fraternité. Plutôt qu’une équipe de travail apostolique, c’est la communion de vie qui est recherchée, communion soutenue sans doute par un minimum de structures qui permettent l’échange mais sont avant tout perçues comme instruments de communion et de fraternité, instruments de libération et de construction du peuple de Dieu.
Ainsi conçue, la communauté remet en question le processus qui conduit à l’autodestruction de l’homme par une société oublieuse de la fraternité et du service. Cet oubli entraîne actuellement des conséquences catastrophiques pour l’humanité. Notre remise en question se fait en vivant si radicalement la communion et le service que ceux-ci en deviennent la synthèse éloquente de l’identité de la vie religieuse.
Voilà en quoi consiste (dans un processus de mort et de résurrection) la recherche actuelle de beaucoup de religieux en Amérique latine.
c/o CLAR, Casilla 2151
COCHABAMBA, Bolivie