Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Laïcat, vie religieuse, mystère pascal

Jean-Marie Hennaux, s.j.

N°1978-3 Mai 1978

| P. 155-169 |

Comment vocation laïque et vocation religieuse s’articulent-elles à l’intérieur de l’unique vie chrétienne ? L’auteur s’efforce de le préciser à la lumière du mystère pascal. Dans ce mystère central, l’achèvement du monde est déjà donné ; en même temps, l’histoire y trouve source de vie et de dynamisme. Vivant déjà de la résurrection, le laïc déploie toutes les richesses du mystère pascal par ses engagements familiaux, économiques et politiques. Quant au religieux, il est invité à vivre cette vie ressuscitée dans la forme même qu’a pris cet accomplissement : la mort pauvre, chaste et obéissante de Jésus. Sans rien vouloir figer, cette réflexion peut aider laïcs, membres des Instituts séculiers et religieux à mieux situer leur vocation propre dans une réciprocité ecclésiale.

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Dieu est amour

Religieux, il nous est impossible de répondre à la question de savoir qui nous sommes, sans partir de ce qui fait le centre de notre religion : la révélation même de l’amour de Dieu. « Dieu est amour », nous dit saint Jean. Cet énoncé ne signifie pas seulement que Dieu nous aime. Il dit que dans son être même Dieu est l’amour et que, pris dans son sens plénier, ce mot amour que nous employons si souvent recèle combien plus que ce que nous sommes portés à y mettre : l’amour est Père, Fils et Esprit Saint. Cet amour trinitaire nous est apparu dans toute sa vérité et toute sa beauté à travers les mystères de la mort de Jésus, de sa Résurrection par le Père et de la Pentecôte. Nous essayerons donc de voir comment ces trois mystères, intimement liés entre eux, nous révèlent l’amour, celui qui est Père, Fils et Esprit, l’amour même de Dieu.

La mort de Jésus

Jésus meurt en disant : « Tout est accompli ». Cette parole ultime est une reprise de la prière sacerdotale (Jn 17) où Jésus disait au Père : « j’ai achevé l’œuvre que tu m’as confié à faire (à accomplir) ». Cette œuvre que le Père confie à son Fils est essentiellement celle d’aller jusqu’au bout de l’amour (Jn 13,1). Lui-même lui donne pour commandement d’aimer le Père jusqu’au bout, et ses frères les hommes jusqu’à toute extrémité, c’est-à-dire, jusqu’à mourir pour eux.

Dans cette mort d’amour pour nous, Jésus accomplit l’œuvre du Père en tant qu’il en est la Parole. Jésus est le Logos, celui qui nous dit le Père et nous l’exprime. Or le moment précis où Jésus meurt et accepte de donner sa vie pour nous est aussi celui où il nous dit le Père de la manière la plus expressive, la plus forte et la plus rigoureuse. « Tout est accompli : non seulement j’ai été jusqu’au bout de l’amour, mais tout est accompli aussi de la révélation même de Dieu ». Dieu est désormais parfaitement dit aux hommes et au monde. Pourquoi ? Parce que Dieu est l’amour même. Ainsi, c’est au moment où le Fils de Dieu, sa Parole, accepte de mourir pour nous que nous connaissons vraiment le cœur de Dieu dans ce qu’il a de plus intime, et, si paradoxal que cela puisse paraître, ce moment où le Verbe de Dieu devient silence sur la Croix est celui-là même où la Parole de Dieu est la plus rigoureuse. Nous savons dorénavant qui est le Père : le Fils qui nous le dit dans ses paroles et ses actes accepte de mourir par amour pour nous. Nous savons maintenant que Dieu nous aime jusque là : au point d’être prêt à mourir pour nous. Dans l’acte de mourir de Jésus, le mystère de Dieu nous est dit de la manière la plus expressive. C’est ainsi que pour saint Jean dans la mort de Jésus apparaît la gloire de Dieu de la manière la plus vive. Dieu étant amour, il n’a pas d’autre gloire que celle d’aimer.

La gloire de Dieu ne consiste donc pas en miracles extraordinaires ou en gestes de puissance. Pour la Bible, la gloire de Dieu est toujours le rayonnement visible de la divinité, la beauté même de son être dans son expression pour nous. Or cette gloire de Dieu transparaît précisément au moment où le Fils de Dieu meurt pour nous. Car Dieu n’a pas d’autre gloire que d’aimer. Sa gloire est celle de l’amour.

Jusqu’ici nous avons contemplé l’acte de mourir de Jésus comme acte du Fils de Dieu lui-même nous disant quelque chose de Dieu. Mais Jésus est homme aussi. Dans son acte de mourir, c’est l’homme qui est sauvé. Comment cela ? Parce que quelqu’un de notre race, un homme, est allé jusqu’au bout de l’amour. Si Dieu est amour et si l’homme est créé à sa ressemblance, cela veut dire aussi que dans son essence l’homme est amour. Ce que le péché a détruit en lui est foncièrement cette faculté d’aimer. Depuis le péché originel, l’homme n’arrivait plus à aller jusqu’au bout de l’amour de Dieu et de ses frères. Or voici maintenant qu’en Jésus, un de nos frères retrouve l’amour en plénitude. Dans cet acte, l’humanité est refaite et recréée de l’intérieur. Elle retrouve en Jésus le chemin et la possibilité de l’amour jusqu’au bout, du Père et des frères.

Pour nous chrétiens, cet acte de Jésus à la Croix est l’acte indépassable, révélation même de l’homme et de sa possibilité ultime. On ne fera jamais plus. On n’ira jamais plus loin. L’humanité peut progresser à toutes sortes de niveaux. Mais s’il est vrai que l’homme est essentiellement amour, son seul progrès valable et sa seule évolution véritable ne sauraient se situer qu’au niveau de l’amour. Or, avec l’acte de Jésus, l’évolution et le progrès de toute l’humanité sont portés d’emblée à leur sommet et à leur possibilité ultime.

Dans cet acte de mourir se trouve enclose la « joie parfaite » dont Jean nous parle à plusieurs reprises dans son Évangile, joie parfaite de Jésus, et, en germe, toute la joie du monde. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a finalement pas d’autre joie que celle d’aimer. C’est au moment où l’on aime en perfection que la joie est vécue et expérimentée dans son essence la plus véritable. Au moment de mourir pour le Père et pour nous, Jésus ne ressent pas cette joie. Il ne peut alors que croire que toute la joie du monde ainsi que sa joie personnelle sont encloses dans cette volonté du Père qu’il meure. Il le croit. Son acte de mourir est un acte de foi dans la volonté du Père, un acte de confiance en ce que le Père lui demande. Il en est de son acte de mourir comme de toutes ses actions : celui-ci lui est montré par le Père. (« Je ne fais rien de moi-même, je ne fais rien que ce que me montre le Père » Jn 5). Le Père lui montre maintenant de mourir. Jésus sait que cette volonté du Père est vie et nourriture ; c’est ce qui lui donne subsistance. Et cette volonté est aussi en même temps, il le croit, joie et béatitude.

La résurrection de Jésus par le Père

À l’acte d’abandon et de confiance totale du Fils entre les mains du Père répond la résurrection par le Père. Le Père ne laisse pas son Fils dans la mort que lui infligent les hommes. Il le ressuscite. Il le « glorifie en lui », comme dit saint Jean. La résurrection est d’abord l’acte de tendresse du Père pour son Fils Jésus. Tendresse du Père qui prend son Fils « dans son sein », corps et âme. Je dis bien tendresse, parce que la tendresse est précisément l’amour quand celui-ci concerne aussi la chair. La tendresse de Dieu, c’est que Dieu s’occupe de son Fils, non seulement dans son âme (pour ainsi dire), mais aussi dans son corps. L’Évangile exprime cette tendresse de diverses manières : « On ne lui a pas brisé les jambes, car selon l’Écriture, pas un de ses os ne sera brisé ». Ainsi, le Père prend-il soin de son Fils jusque dans son corps et sa tendresse pour cette chair que celui-ci a prise par obéissance trouve sa plus vive expression dans ce fait que lui-même ressuscite Jésus et l’assume en lui dans sa gloire, corps et âme. Grâce à l’abandon total de Jésus, le Père peut assumer totalement son Fils éternel, un homme corps et âme. En ce sens, la résurrection est vraiment l’accomplissement de l’engendrement par le Père d’un homme, Jésus, jusque dans son corps. En elle, la « filialisation » de la chair par le Père est totalement accomplie.

En tant qu’obéissance au Père la mort de Jésus était déjà, nous l’avons vu, œuvre du Père. Jésus ne fait que les œuvres de Dieu. A travers la résurrection, c’est maintenant la personne même du Père qui agit. Si dans l’acte de mourir de Jésus, le Père agissait déjà, il agissait alors à travers son Fils incarné. Dans la résurrection par contre, il agit lui-même directement, révélant toute la gloire et toute la joie encloses dans l’acte de Jésus à la croix. Non seulement il le révèle ainsi à Jésus, mais encore aux disciples, et, à travers eux, à tous les hommes. Car les apparitions de Jésus sont aussi des missions par le Père. Le Père envoie son Fils à travers ses apparitions pour qu’il montre toute la joie et toute la beauté qui se trouvaient dans son acte de mourir lui-même. En ce sens, les apparitions ne font que déployer et communiquer toute la joie de la croix.

Il importe de bien voir l’intimité de ces deux mystères de mort et de résurrection. Nous les comprenons trop souvent en extériorité l’un par rapport à l’autre. Le rapport de ces deux mystères et leur intimité sont l’intimité même de l’amour du Fils et de l’amour du Père. Leur connexion manifeste la réciprocité de l’amour du Père et du Fils. La croix, c’est l’acte d’amour du Fils incarné pour le Père. La résurrection, c’est l’acte d’amour du Père pour le Fils incarné. Nul plus que saint Jean n’a eu le sens de l’intimité de ces deux mystères et de l’impossibilité réelle de les séparer. Au point que dans la croix, Jean pouvait déjà contempler la gloire. Or, dans les apparitions et dans la résurrection, cette gloire présente à la croix et la beauté du crucifié sont maintenant tout à fait montrées.

Cette résurrection de l’homme Jésus est résurrection de l’homme tout court. De même que dans l’acte de mourir de Jésus, l’homme tout entier est sauvé ; de même, dans Jésus ressuscité, c’est l’humanité qui est vraiment ressuscitée. La résurrection marque l’heure de la naissance véritable de l’homme, cette nouvelle naissance dont parle saint Jean. En elle, tous les hommes sont assumés, corps et âme, comme fils par le Père. Ceci nous amène à parler de l’Esprit Saint, car c’est l’Esprit qui est à l’origine de cette nouvelle naissance (Jn 3).

Le don de l’Esprit

Nous sommes maintenant en mesure de voir la connexion qui existe entre le mystère de la Pentecôte et les deux précédents mystères que nous avons contemplés. L’Esprit est l’amour même du Père et du Fils. Les mystères de la croix et de la résurrection étant mystères de la réciprocité de l’amour du Père et du Fils, l’Esprit du Père et du Fils est communiqué à l’humanité à partir de ces deux mystères.

Rappelons-nous une fois encore les derniers moments de Jésus (Jn 19). Jésus incline la tête et remet l’Esprit. Dans le symbolisme de Jean, en rendant le souffle, c’est l’Esprit que transmet Jésus. Ce moment est celui de la révélation de l’Esprit en tant qu’il est spiré par Jésus vers le Père dans sa remise totale de lui-même au Père, révélation de l’Esprit comme Esprit du retour au Père dans l’extase du Fils vers le Père. Le même geste est en quelque sorte repris par Jésus au chapitre suivant de Jean (Jn 20) dans son apparition aux disciples réunis. Jésus souffle sur ses apôtres et leur transmet son Esprit. Il le leur transmet, puisque l’apparition est mission du Père. Et l’Esprit qu’il leur transmet est ici l’Esprit spiré par le Père à travers le Fils vers les hommes. Ainsi, à travers ces deux chapitres 19 et 20 de l’évangile de Jean, tout le mystère de l’Esprit nous est révélé dans son double mouvement, mouvement qui va du Fils vers le Père et mouvement qui va du Père vers le Fils. C’est pourquoi ces chapitres sont aussi le lieu de la nouvelle naissance de l’homme.

Ceci nous est aussi indiqué à travers eux de diverses manières. « Voici ta mère », est-il dit à Jean au pied de la croix. Révélation de la maternité de la Vierge, mais révélation aussi d’une nouvelle naissance pour le disciple que Jésus aimait, type même de tout disciple, type aussi de l’Église. Dire à quelqu’un « voici ta mère », c’est lui dire, voici que tu nais, que tu renais d’une vie nouvelle. Ou encore, au chapitre suivant, nous retrouvons Jean au tombeau du Seigneur. Descendant dans le tombeau, c’est en quelque sorte dans la mort même du Christ que Jean descend pour y être visité par la foi. Jean ne voit que des bandelettes, mais, comme le dit l’Évangile, il vit et il crut. Sorti du tombeau, il est lui-même en quelque sorte ressuscité. Il en sort homme nouveau.

L’Esprit nous fait donc naître à la vie intime du Père et du Fils, à leur amour. Il nous fait comprendre que devant la mort de Jésus et sa résurrection par le Père, nous sommes devant le mystère même de Dieu, devant la révélation de l’amour en lui-même, et non plus de l’amour suggéré ou figuré, c’est-à-dire, devant ce qui est indépassable, la vérité au sens le plus fort du terme. Dans les mystères de la mort et de la résurrection de Jésus, la réalité en ce qu’elle a de plus profond a été mise devant nos yeux. Tout a été dit. Il n’y a plus qu’à entrer dans le mystère. L’Esprit nous y conduit.

L’Esprit nous fait donc voir qu’avec cet événement de la mort et de la résurrection de Jésus, nous sommes entrés dans ce que la Bible appelle les temps derniers, c’est-à-dire, les temps indépassables, l’eschatologie.

À partir de cet événement de la mort-résurrection de Jésus naît en effet un temps véritablement nouveau. Le temps de l’histoire acquiert une qualité nouvelle. La naissance étant toujours le don d’un temps, la nouvelle naissance est naissance d’un temps nouveau, le temps de l’Église, ou encore, ce que saint Jean appelle la vie éternelle. Cette expression « vie éternelle » nous est familière. Nous l’avons entendue si souvent et nous risquons toujours de ne pas en percevoir toute la force. Or si saint Jean y a tant recours, c’est que l’éternité tient dans sa pensée une place extrêmement importante.

Dès le premier verset de son Évangile, il nous dit qu’« au commencement était le Verbe ». Ainsi commence-t-il par nous révéler l’éternité même du Verbe de Dieu. La vie éternelle, l’éternité de Dieu nous sont vraiment ouvertes à partir de la mort et de la résurrection de Jésus. Nous sommes vraiment dans l’éternel, c’est-à-dire, dans le définitif et le solide. Non seulement tout nous a été dit, mais tout nous a été communiqué pour que nous y participions et en vivions, entrant en quelque sorte dans une nouvelle sphère d’existence.

Saint Jean nous manifeste cela de bien des manières. « Celui qui croit en moi a la vie éternelle ». En instaurant une relation personnelle avec la personne même de Jésus et en nous mettant en relation avec le Verbe éternel de Dieu, la foi nous fait passer dans une sphère d’existence qui est vraiment une sphère de vie éternelle. Nous sortons d’une vie purement temporelle, d’une vie qui s’effiloche, et où le temps passe, voué à la mélancolie. Nous en sortons pour entrer dans une sphère nouvelle où l’éternité même de Dieu nous est présente. « Celui qui croit en moi ne mourra jamais ». Celui qui croit en moi est pris dans l’éternité même de Dieu. Il semble mourir, mais la mort n’a plus de prise sur lui. Sauvé du péché, il est au-delà de la mort.

La vie chrétienne

C’est à partir de ce mystère central du christianisme que toute vie chrétienne se comprend. La vie chrétienne est vécue à partir de la nouvelle naissance du baptême, dans un temps où l’éternité de Dieu est déjà présente. Il est remarquable en effet que la « fin » de l’histoire (cette fin au sens qualitatif dont nous venons de parler : l’acte de Jésus à la Croix et l’intervention décisive du Père dans la résurrection) n’a pas « mis fin » chronologiquement à cette histoire. C’est là une chose qui a dérouté les Juifs qui s’attendaient à ce que la venue de l’envoyé de Dieu coïncide aussi avec la fin du monde. Il y va là d’une des révolutions que Jésus a faites, à savoir que sa venue ne coïncide pas avec la fin du monde.

L’histoire continue donc à partir de cet événement. Elle continue, mais désormais sous le mode de l’accomplissement, c’est-à-dire, celui de l’éternité. Elle est histoire « temporellement éternelle » (Péguy), temps vécu dans la présence même de l’éternité, tandis que l’éternité même de Dieu se dit de manière temporelle. Par la résurrection, le Père a fait de la mort de Jésus une source de vie et d’histoire. L’Esprit conduit et rythme cette histoire, une histoire qui s’origine et demeure tout entière déterminée par l’accomplissement donné une fois pour toutes dans la mort-résurrection. Le temps chrétien est donc indissolublement constitué de deux pôles, un pôle d’accomplissement et un pôle de durée, c’est-à-dire d’histoire.

Il est extrêmement important de voir que la mort de Jésus n’est en aucune manière dévalorisation de l’histoire et de la vie, mais bien plutôt source de vie et d’histoire. C’est là ce qui distingue radicalement la mort de Jésus et la conception chrétienne de la mort de la conception que se font de la mort les sages et les philosophes, lorsqu’ils en arrivent à percevoir celle-ci comme devant être d’une manière ou d’une autre l’accomplissement de l’homme. Tant que nous sommes dans le provisoire, disent ceux-ci, tant que nous pouvons nous reprendre, nous ne sommes pas satisfaits. L’homme est polarisé par le désir d’un acte qui l’engage totalement et dans lequel il puisse s’engager de manière irréversible et irrévocable. Bref l’homme espère (et les philosophes le lui disent) que la mort soit cet acte total, récapitulatif, totalisant de lui-même, où il puisse vraiment se reposer en quelque sorte pour l’éternité. Or en privilégiant ainsi la mort et en faisant de la vie un apprentissage de la mort, les philosophes sont immanquablement amenés à dévaloriser la vie et l’histoire elles-mêmes. Si ce qu’ils disent est vrai, mieux vaut mourir au plus tôt. C’est ce que dit de fait un homme comme Platon, au moins par certaines de ses affirmations : puisque le corps humain est un ensevelissement dans la matière, mieux vaut en sortir au plus tôt et aller dans le monde des idées, des esprits, là où l’homme sera totalement libéré.

Chez Jésus, il n’y a au contraire aucune fuite du monde. La mort que Jésus expérimente et dont il parle est tout à fait différente de celle des philosophes et des sages. Pour lui, mourir, ce n’est pas partir pour un autre monde, mais bien plutôt établir définitivement sa présence en ce monde. Jésus ne veut pas anticiper sa mort, nous le voyons bien dans l’évangile de Jean. C’est là un fait qui nous invite à réfléchir, nous qui voyons facilement la vie religieuse comme une anticipation de la mort. « Mon heure n’est pas encore venue ». « Il y a douze heures dans le jour ». Toutes les heures sont déterminées par le Père, par l’obéissance au Père. D’une certaine manière, aucune d’entre elles n’est privilégiée. Bien sûr, l’heure de sa mort qui est celle de sa glorification est l’accomplissement de toute sa vie, mais elle l’est de telle sorte qu’aucune des autres heures qui l’ont précédée ne s’en trouve dévalorisée, parce que en toutes la volonté du Père était présente. Il n’y a pas chez Jésus un désir de mort, au sens où nous le trouvons chez les plus profonds des sages et des philosophes. La mort est pour Jésus l’accomplissement même de sa présence en ce monde. « Je pars, dit-il, et je viens ». Sa mort est identiquement son départ, et identiquement sa venue totale et définitive. Il va au Père, mais le Père est précisément celui qui l’a envoyé et qui l’envoie sans cesse dans le monde, car telle est sa mission éternelle. Aussi, retourner au Père, c’est nécessairement pour lui revenir vers le monde, être à nouveau envoyé par le Père dans le monde. Témoin, la dernière image du livre de l’Apocalypse : celle-ci ne dit pas le monde dans un mouvement ascensionnel vers le Père, mais au contraire, Dieu venant vers nous. Si Dieu nous a aimés le premier, il nous aime aussi le dernier. Nous devons lui laisser la liberté de faire chez nous sa demeure, s’il le veut. « Nous viendrons et nous ferons chez vous notre demeure ».

La résurrection est donc accomplissement de la présence de Jésus parmi nous. Elle n’abolit rien de son passé, des heures précédentes de sa vie. Elle en est au contraire l’éternisation. Rien n’est perdu. Rien n’est abandonné. Et l’Esprit nous fait ressouvenir de tout ce qui a fait son existence (Jn 16). L’accomplissement ne supprime en rien la durée et l’histoire. Il n’abolit pas le passé de Jésus qui garde tout son sens, ni non plus son avenir qu’il déploie bien plutôt au maximum.

Le laïcat

Sans une théologie de la mort de Jésus qui ne dévalorise pas le reste de sa vie, il devient impossible de voir comment les laïcs vivent eux aussi de la vie éternelle, et donc, de l’eschatologie. Ce fut de fait une des insuffisances de la théologie de la vie religieuse de faire de l’eschatologie un monopole exclusif des religieux. Si l’on ne voit pas avec force que la mort de Jésus est source de vie et d’histoire, et que l’accomplissement même a un pôle de durée, on ne voit plus comment les laïcs peuvent vivre eux-mêmes l’eschatologie, c’est-à-dire, l’accomplissement, dans ce que l’on appelle les engagements temporels, la vie politique, la vie économique et la sexualité.

Mais puisque la mort de Jésus est source d’histoire, il faut – et c’est là une exigence de l’accomplissement de l’acte de Jésus à la croix – que des hommes et des femmes s’unissent dans le mariage, propagent la vie, continuent l’histoire, pour déployer toutes les richesses contenues dans l’acte d’amour parfait de Jésus à la croix, prolongeant leurs engagements dans la société familiale par leurs engagements dans la société économique et politique.

Ce sens eschatologique de la vocation du laïc est vécu tout au long de sa vie. Il éclate dans sa mort de chrétien. La mort du laïc, bien sûr, comme la mort de tout homme, apparaît comme un détachement. Elle est une mort pauvre, chaste et obéissante. Dans la mort, on est bien obligé de quitter tous ses biens, de ne plus aimer que spirituellement, et de consentir définitivement à l’amour de Dieu. Cette mort est bien sûr souvent arrachement aussi, à cause de ce péché présent dans notre cœur, qui fait que nous nous attachons à ce monde et que nous avons besoin de Dieu pour nous en arracher miséricordieusement. Cependant, en tant que chrétienne, la mort n’est pas que cela. Elle n’est pas d’abord arrachement et détachement, ou encore, dévalorisation des biens de ce monde, de l’amour charnel et de l’autonomie personnelle. Ce qui a été dit de la mort de Jésus vaut aussi pour elle. Elle est, elle aussi, d’une manière toute positive, offrande et remise de toutes les réalités d’ici-bas entre les mains du Père avec confiance. Le chrétien qui meurt confie au Père les biens de ce monde, ses amours et ses entreprises en cette vie. Sa mort fait apparaître que ses œuvres en ce monde, dans les réalités économiques, politiques et conjugales, étaient bien les œuvres de Dieu, qu’elles avaient leur source dans la vie éternelle, plutôt que dans une initiative toute humaine. Dans sa mort, le laïc est configuré à la mort de Jésus, source de toute vie. Il s’efface devant le Père, comme Jésus l’a fait le premier, lui, principe de toutes ses œuvres.

Un mot de complément pourrait être ajouté ici à ce que nous disions plus haut de la mort de Jésus. La mort de Jésus est aussi une mort pauvre, chaste et obéissante. Et de la manière la plus expressive à la croix. Jésus est dénudé et ses vêtements sont partagés. Sa fécondité et sa fraternité universelles sont vécues à partir du Père seul : « Fils, voici ta mère. Mère, voici ton Fils ». L’obéissance est parfaite : « Tout est achevé ». Mais cette mort n’est pourtant pas pour lui principiellement détachement. Elle est d’abord, jusque dans sa relation aux biens de ce monde (pauvreté), à la société des hommes (obéissance) et dans son affectivité elle-même (chasteté), affirmation que Jésus est déterminé et affecté immédiatement par l’amour de son Père.

En mourant, Jésus enracine dans le Père sa relation aux biens de ce monde, sa puissance d’aimer et d’être fécond, sa volonté de faire quelque chose en ce monde. Nous caractérisons par ces mots que sont pauvreté, chasteté et obéissance l’acte de mourir de Jésus parce que ces trois mots peuvent recouvrir les trois sphères de l’existence de l’homme. Mais, à vrai dire, nous sommes là devant un acte qui n’est pas mesurable à partir de ces seuls concepts. L’acte de Jésus n’est pas mesurable anthropologiquement, à partir d’en bas. Il ne trouve finalement sa mesure que dans le Père : c’est le Père qui montre à son Fils de mourir. C’est pourquoi l’acte de mourir de Jésus, disponibilité absolue du Fils entre les mains du Père, demeure vraiment au-delà de tout concept et de toute mesure humaine. Les trois mots pauvreté, chasteté et obéissance laissent entendre quelque chose de négatif et connotent un détachement, alors que la mort de Jésus est tout d’abord positivité d’amour inimaginable. La mort du Christ, et à partir d’elle, celle de tout chrétien, reste cachée dans le mystère du Père. Elle est un acte d’amour que nous ne pouvons toujours qu’essayer de loin d’approcher.

La vie religieuse

La vocation au laïcat montre comment une histoire et une durée découlent de l’accomplissement survenu à la croix et dans la résurrection de Jésus. Mais la vie chrétienne doit aussi manifester que cette histoire de Jésus est bien celle de l’accomplissement. C’est ici que nous retrouvons le propre de la vocation religieuse comme telle.

Cet accomplissement, nous l’avons vu, est celui de la mort et de la résurrection. Or la vie religieuse est participation originale à cet accomplissement. Elle est vie éternelle, au sens où nous l’avons défini plus haut. Elle est vie ressuscitée, mais dans la forme même qu’a prise cet accomplissement, c’est-à-dire celle de la mort pauvre, chaste et obéissante de Jésus. Et finalement, elle est don de l’Esprit ; c’est-à-dire charisme qui fait participer à la résurrection du Christ, à la nouvelle naissance, en configurant la vie à la mort même de Jésus.

Il faut insister ici, me semble-t-il, sur ce fait que c’est bien à partir de la vie ressuscitée que l’on doit comprendre la vie religieuse. Nous allons à la mort à partir de la résurrection. Nous employons souvent l’expression : mourir pour ressusciter. Ce n’est pas faux. Mais, plus fondamentalement encore, c’est précisément parce que nous sommes ressuscités que nous acceptons de mourir. « Celui qui croit en moi ne meurt plus ». La vie éternelle nous est donnée, et c’est à partir de cette plénitude, celle de l’amour du Père et du Fils, que nous mourons et acceptons de vivre dans le sacrifice que demeurent la pauvreté, la chasteté et l’obéissance.

Veux-tu vivre tout de suite le mystère de ma mort bienheureuse, demande Jésus au religieux, de ma mort dans laquelle se trouve enclose la béatitude et la joie ? Telle est notre vocation : manifester la béatitude à travers la mort, la joie à travers le renoncement [1]. Pour cela, encore faut-il que l’Esprit de Dieu nous ait fait percevoir la beauté et la gloire du crucifié. C’est d’ailleurs ce pourquoi nous nous sommes arrêtés quelque temps à la vision johannique qui précisément nous fait voir la gloire à travers la croix ainsi que pressentir comment la béatitude, la gloire et la joie sont bien présentes dans la mort. Là est le mystère de la vocation religieuse, dans cette connexion très intime entre la mort et la béatitude, entre la mort de Jésus et le ressuscité, et cela, à partir de la résurrection même.

La vie religieuse est don de Jésus ressuscité qui nous fait participer à son acte de mourir, acte qui est disponibilité sans limite au Père, pour sa gloire et pour les hommes, et qui se situe fondamentalement au-delà de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance. En conséquence, la vie religieuse elle-même se situe aussi au-delà de ces concepts. Elle est foncièrement une disponibilité entre les mains du Père, non mesurable d’en bas, et, comme l’acte de mourir de Jésus, d’une positivité imprévisible. De cette disponibilité, le Père fera toutes sortes de choses, comme le Père a déjà fait de la mort de Jésus toute la joie du monde. Il peut faire de ce que nous sommes des choses que nous n’imaginons pas, et bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir et imaginer. Ainsi, jusqu’à la fin des siècles, la vie religieuse manifestera de nouveaux visages. De nouvelles familles religieuses naîtront. Ce sera toujours le même mystère qui sera vécu, mais de façon surprenante pour ceux qui en contempleront l’histoire. Le Père qui ressuscite son Fils manifeste à travers l’histoire de l’Église tout ce qui était contenu et que nous étions loin de concevoir dans la mort même de Jésus. S’il y a limite, celle-ci vient de notre faute et de notre péché à tous.

Il est bon de parler ici de la vie religieuse comme communauté, car il y va d’un élément important. La communauté résulte en un sens de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance. Il semble que dans une perspective toute protestante, on ne voulait pas au début à Taizé lier l’Esprit en se liant soi-même par des vœux ; mais progressivement la communauté a remarqué qu’il était impossible qu’une communauté durable existe, si ce n’est à partir des vœux. C’est ainsi que l’expérience des frères de Taizé les a amenés à redécouvrir les trois vœux.

Mais la communauté ne résulte pas seulement de ces trois vœux ; elle nous est aussi donnée comme un cadeau, un don de Dieu. Je ne fais ici qu’affirmer ce qui peut sembler parfois utopique et irréel à chacun d’entre nous qui connaissons tous les difficultés de la vie communautaire. Cependant, il faut bien reconnaître que l’Esprit de Dieu qui est l’Esprit de la Pentecôte et l’Esprit créateur de l’Église est précisément aussi celui qui crée la communauté. Entrant dans la vie religieuse, nous découvrons toujours une communauté qui préexiste à notre entrée, donnée gratuitement par Dieu. C’est elle qui nous a engendrés à la pauvreté, à la chasteté et à l’obéissance. Cette communauté qui est première est précisément le signe que nous partons de la résurrection, et donc d’un univers où les divisions sont, du moins en principe, abolies et où la fraternité est rendue possible.

Cette manière de considérer les vœux et la communauté permet de dépasser une vision trop purement ascétique ou morale de la vie religieuse. Dans une certaine conception de la mort du Christ, de la mort conduisant à la résurrection, et de la mort comme acte parfait de l’homme et perfection en ce sens de la vie humaine, on peut chercher à travers la vie religieuse sa propre perfection. C’est ce qu’une certaine théologie de la vie religieuse a mis en avant de manière trop unilatérale. Je cherche ma perfection. Je conquiers la perfection. Vision ascétique et morale qui relève d’une conception païenne, tandis que la grâce et la résurrection nous sont données gratuitement, comme nous l’avons vu. Il y a là aussi une mauvaise théologie de la mort. Dans la mesure où l’on n’insiste pas suffisamment sur ce que j’ai essayé de balbutier il y a un instant, on ne parviendra pas à dépasser une vision trop ascétique de la mort. Ce n’est qu’en montrant que la mort de Jésus ne dévalorise en rien le reste de sa vie qu’on entre vraiment dans son mystère spirituel.

Le péché de la vie religieuse pourrait être celui de l’impatience. Il ne faut pas anticiper les heures. Il faut les vivre comme le Père les donne et dans l’ordre où il les dispose. Il y a un désir philosophique de mourir qui est au fond un péché d’impatience, un désir de mettre la main sur Dieu, de conquérir à travers la mort Dieu et la liberté parfaite. Nous pouvons nous rappeler ici la profonde interprétation du péché originel que nous donne saint Irénée. Irénée nous présente le péché originel comme un péché d’impatience. Dieu ne veut rien se réserver, même pas le fruit de l’arbre de la connaissance. La tentation de Satan consistera à insinuer : « Peut-être Dieu ne veut-il pas tout te donner, et mieux vaut que tu essaies d’assurer toi-même ton bonheur ». Là est au fond l’essence de tout péché : s’assurer soi-même son bonheur, alors que celui-ci est par essence quelque chose que l’on reçoit. On ne peut recevoir le bonheur que de Dieu et des autres. Le péché de l’homme au paradis a été de ne pas attendre l’heure à laquelle Dieu voulait lui donner de l’avoir. Il a préféré cueillir lui-même le fruit.

S’il y avait chez lui un désir de mourir, au sens où il y aurait en lui un désir de donner totalement sa vie pour le Père et pour les autres, Jésus se refuse néanmoins continuellement à anticiper ce désir. Il ne veut pas conquérir son Père, mourir avant l’heure. Sa mort est tout simplement un acte d’obéissance au Père, comme toutes ses œuvres. Et sa glorification, il la recevra à l’heure fixée par le Père. « Père, glorifie-moi », est une prière qu’il ne fait pas avant que l’heure ne soit venue. Il faut bien avoir cela derrière la tête pour pouvoir réfléchir avec soin à cette idée d’anticipation de la mort que nous utilisons si souvent quand nous parlons de la vie religieuse. Bien sûr, la vie religieuse est une anticipation de la mort. Néanmoins, dans la mesure où elle n’est pas bien discernée, cette anticipation pourrait contenir un certain orgueil, un certain désir de mettre la main sur la perfection morale et finalement sur Dieu. Nous ne pouvons utiliser cette idée d’anticipation qu’à la condition de la purifier chrétiennement.

Réciprocité des deux vocations

Si les laïcs ne restaient pas en relation vitale avec les religieux, ne comprenaient plus et n’appréciaient plus leur vie, ils perdraient le « sens » de leur propre vocation. Ils oublieraient que la consécration du monde qu’ils doivent effectuer ne s’accomplit finalement que dans la mort et la résurrection. Ils ne consacreraient plus le monde et s’identifieraient à lui d’une manière purement naturaliste.

Réciproquement, si les religieux ne restent pas en relation existentielle avec les laïcs, s’ils se considèrent comme les chrétiens parfaits et s’il leur semble que les laïcs sont ceux qui n’ont pas encore perçu tout l’absolu du Royaume et de la vocation chrétienne, alors le sens de leur vocation religieuse se pervertit également. Ils ne voient plus qu’ils anticipent simplement, par grâce, ce qui est la grâce de tous : entrer dans la mort-résurrection de Jésus. Ils considèrent leur vocation comme « supérieure » à celle des autres. Ils sont tentés de devenir une synagogue, pharisienne et fermée, de purs. Ils voient leur vie dans une perspective de « perfection » individuelle et oublient qu’ils sont appelés à être signes, pour l’Église et le monde, de leur espérance et de leur béatitude. Ils voudraient, à la limite, (ce que n’a pas voulu le Fils de Dieu à la croix) que tous fussent comme eux, que l’histoire s’arrête à cause d’eux et de leur perfection et que les hommes cessent d’engendrer ainsi que le monde de croître. Ils se ferment ainsi à la contemplation de la générosité paternelle qui fait naître et croître sans cesse un nouveau monde et ils n’ont plus la joie de signifier et d’être la béatitude d’un monde toujours plus grand et toujours plus nombreux.

Au contraire, laïcs et religieux doivent s’appeler les uns les autres et se contempler les uns les autres : être heureux de voir réaliser par d’autres la part du mystère ecclésial qu’ils ne peuvent vivre et signifier. La vocation des uns ne réalise sa pleine authenticité que dans la contemplation joyeuse de la beauté et de la grandeur de la vocation des autres. C’est ainsi seulement que l’on accepte de n’être pas, soi, le Fils unique de Dieu et le fait que nous ne pouvons l’être et le signifier que tous ensemble.

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