Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vivre l’espérance en des temps difficiles

Eduardo Pironio

N°1978-2 Mars 1978

| P. 94-105 |

Évêque de Mar el Plata (Argentine) avant de devenir Préfet de la Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, l’auteur nous invite à découvrir, dans la pauvreté et la contemplation, les clefs de l’espérance en des temps difficiles, et par là même, évangéliques.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Les temps difficiles sont les plus évangéliques

Quand l’Église et le monde sont le théâtre de certains événements, il est normal d’en être préoccupé et d’en souffrir. Les hommes s’affrontent en luttes fratricides. Nous voyons se multiplier les prises d’otages, les meurtres, les conflits haineux, les formes diverses de persécution et de violence. Tout cela engendre la peur et la défiance, l’angoisse, la tristesse, le pessimisme.

L’Église elle-même n’est pas indemne de troubles. En son sein s’introduisent la contestation et la critique, la désunion entre chrétiens, les dangers du sécularisme et la politisation de l’Évangile, le désarroi d’un grand nombre, la perte d’identité de la vie consacrée, le risque de briser l’unité de doctrine et de discipline. Et tout cela au nom de Jésus-Christ et par souci de fidélité à son Évangile !

D’autre part, il se trouve des chrétiens qui accusent l’Église de s’être écartée de sa mission évangélique ; ils ne comprennent malheureusement pas que l’Église, dans le prolongement du Christ, l’envoyé du Père, a été consacrée par l’Esprit Saint pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres et la liberté aux prisonniers et promettre la vue aux aveugles.

Sans aucun doute, nous vivons des temps difficiles. Inutile d’en concevoir de l’amertume. Plus inutile encore, et même plus désastreux, de vouloir ignorer ce fait en se comportant comme si tout allait bien, ou de se laisser écraser définitivement comme s’il était impossible de rien faire.

Le chrétien ne doit jamais oublier qu’il y a un Dieu qui mène l’histoire, il y a le Christ qui est à la tête de l’Église, l’Esprit Saint qui dans la douleur engendre des temps nouveaux en vue de la création définitive. En d’autres termes il s’agit de voir comment les temps difficiles relèvent du plan du Père et sont essentiellement temps de grâce et de salut ; de voir aussi comment Jésus vécut les temps difficiles essentiels à sa mission rédemptrice et comment il les surmonta par le mystère de la Pâque.

La grande charte où Jésus enseigne comment vaincre les temps difficiles, c’est le Sermon sur la montagne. Et le point culminant de son œuvre, c’est sa mort en croix et sa résurrection.

Il ne faut jamais oublier non plus que c’est précisément pour les temps difficiles que Dieu s’est engagé à nous être présent. « Allez par le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature. Je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde ». « Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais vous ne perdrez même pas un cheveu de votre tête ».

Le Seigneur annonce des temps difficiles

Certes, tout l’Évangile est une invitation à la sérénité intérieure, à l’entente harmonieuse entre les peuples, à la joie de la charité fraternelle. Ainsi, dans la nuit de Noël, la liturgie nous convie-t-elle à la joie et à l’espérance. C’est sous cet aspect qu’Isaïe décrit, à travers l’obscurité douloureuse des temps, la venue du Christ, qui est la lumière, la paix, l’alliance. « Voici qu’un enfant nous est né, qu’un fils nous a été donné... Il s’appellera prince de la paix » (Is 9,5).

Jésus lui-même est venu annoncer la paix : « Il est lui-même notre paix... En venant il a annoncé la paix tant à vous qui étiez loin qu’à ceux qui étaient proches » (Ep 2,14-18). Et surtout il est venu nous apporter la paix comme fruit de sa Pâque : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne la donne pas à la manière du monde. Que votre cœur ne se trouble pas ni ne s’épouvante » (Jn 14,27).

Cependant le Seigneur a toujours annoncé des temps difficiles, pour lui-même et pour nous. Jamais il n’a prédit à ses disciples des conditions d’existence faciles ou confortables. Au contraire, il a exigé d’eux une option très nette en faveur de la pauvreté, de l’amour fraternel et de la croix : « Qui veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive » (Lc 9,23).

Jésus se pose en « signe de contradiction ». Or « le serviteur n’est pas plus grand que son maître... Rappelez-vous la parole que je vous ai dite... S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi » (Jn 15,18-20).

Mais tout est toujours illuminé d’une note d’espérance : « En vérité, en vérité je vous le dis : vous allez pleurer et vous lamenter ; le monde, lui, se réjouira ; vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16,20).

C’est l’heure des forts et des audacieux

Fort de ces assurances, le chrétien ne peut se laisser aller au découragement ou à la résignation. Il doit se rendre compte que, si les temps sont difficiles, ils sont aussi, et par là même, évangéliques. Cela veut dire que « le règne de Dieu est proche » (Lc 21,32).

C’est pourquoi aujourd’hui plus que jamais il faut des prophètes d’espérance, de vrais prophètes d’une espérance véritable, des hommes possédés à l’intime d’eux-mêmes par l’Esprit Saint, autrement dit des personnalités désintéressées et contemplatives, capables de vivre dans la pauvreté, la force et l’amour de l’Esprit Saint, et qui du coup se transforment en témoins sereins et ardents de la Pâque, qui nous parlent ouvertement du Père, nous montrent Jésus et nous communiquent le don de son Esprit.

Pour autant leur espérance n’est pas simple enthousiasme dépourvu de fondement réel. Elle se fonde sur le paradoxe de la croix. Quand il semble que tout se brise au sein de l’Église et au cœur de l’histoire, alors surgissent dans le monde la joie et l’espérance. L’espérance chrétienne naît de l’absurdité inévitable et providentielle de la croix. Il fallait que tout cela arrive pour que Jésus entre dans la gloire » (Lc 24,26).

Aussi s’agira-t-il d’une espérance active, pleine de patience et de vigueur, qui échappe aux tentations qui nous harcèlent aujourd’hui et sont la négation de l’espérance elle-même. Dans les temps difficiles débordent la peur, la tristesse, le découragement, et pour ce motif la violence se multiplie. Mais la violence est signe de l’obscurcissement de la vérité, de l’oubli de la justice, de la perte de l’amour. Les époques marquées par un déchaînement de la violence sont les plus misérables et les plus stériles. Ce qui s’y trahit clairement, c’est un manque de force de l’esprit ; et en pareille conjoncture on tend à remplacer cette force spirituelle par la contrainte absurde de la force brutale.

En conséquence, l’heure présente n’est pas l’heure des faibles ou des lâches, de ceux qui ont choisi le Christ pour l’assurance du salut ou pour le prix qui les récompensera, mais l’heure de ceux qui sont forts et audacieux dans l’Esprit. De ceux qui ont choisi le Seigneur pour l’honneur de son Nom, la joie de sa gloire et le service de leurs frères. C’est l’heure des héros et des martyrs.

Le Christ notre espérance

En réalité c’est le Christ qui est notre espérance. Il n’est pas venu éliminer les temps difficiles, mais nous apprendre à les surmonter avec sérénité, force et joie, de même qu’il n’est pas venu supprimer la croix, mais lui donner un sens. Il nous inculque trois attitudes fondamentales : la prière, la croix, la charité fraternelle. Ce sont trois manières d’entrer en communion joyeuse avec le Père. Et ainsi de nous sentir forts en lui et d’éprouver la joie de servir nos frères. Mais en définitive l’attitude primordiale et essentielle pour vivre les temps difficiles et les dépasser, c’est la confiance dans l’amour du Père.

Jésus a voulu nous frayer la route en passant devant nous pour nous apprendre comment vivre dans l’espérance parmi des circonstances difficiles. Au moment de sa naissance, l’histoire enregistrait la plénitude des temps difficiles. Toute sa vie est marquée de cette même réalité. Tel par exemple le refus que les siens lui opposent. « Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11). Telles la division entre ses disciples et la défection de certains d’entre eux devant la « dureté de son langage ». Ce dut être un des moments les plus douloureux de la vie du Seigneur : « Dès lors nombre de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l’accompagner » (Jn 6,66).

Mais l’heure la plus difficile est sans nul doute celle de la Passion, que lui-même avait si ardemment désirée : c’est ainsi que Jésus nous apprend à surmonter les temps difficiles. Par sa donation inconditionnelle au Père sur la croix, il change la mort en vie, la tristesse en joie, l’esclavage en liberté, les ténèbres en lumière, le péché en grâce, la violence en paix, le désespoir en espérance.

À ses disciples il annonce, pour ce qui les concerne à leur tour, des temps difficiles, sans rien voiler de la réalité qui les attend : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups : soyez donc prudents comme des serpents et simples comme la colombe ».

Ainsi donc Jésus n’élimine pas les temps difficiles et il ne les rend pas faciles. Tout simplement il les convertit en grâce. Il nous invite à les accueillir dans l’espérance qui naît de la Croix.

Pauvreté et contemplation, clés de l’espérance

Les temps se font particulièrement difficiles quand des gens croient tenir la clé infaillible qui ouvre la solution de tous les problèmes. Quand, par exemple, dans l’Église d’aucuns pensent être les seuls pauvres à avoir compris l’Évangile, découvert le secret d’une plus grande transparence et proximité du Christ ou les seuls qui s’engagent vraiment pour la libération de l’homme, tandis que d’autres s’attribuent le monopole de la fidélité à la richesse de la tradition ou se prennent pour maîtres infaillibles de leurs propres frères.

Il se passe dans la société quelque chose de pareil quand, en vertu d’une vision superficielle des choses, on juge que les autres n’ont rien fait et qu’on possède l’unique formule capable de transformer le monde.

Seuls les pauvres sont des êtres d’espérance

En réalité, pour affronter les temps difficiles et les surmonter grâce à la fécondité de l’amour et à la force transformatrice de l’espérance, il faut être pauvre. Seuls savent espérer les vrais pauvres, qui ne trouvent pas la sécurité en eux-mêmes, qui n’ont de droit à revendiquer sur rien ni l’ambition de quoi que ce soit. En Dieu seul ils mettent toute leur confiance. Ils se contentent de ce qu’ils ont.

Les véritables pauvres ne sont jamais des violents, mais ils sont les seuls détenteurs du secret des transformations profondes. Cela peut sans doute avoir l’air d’une illusion, mais il n’en est pas ainsi, une fois que nous nous situons dans la perspective du plan du Père (dessein qui nous est incompréhensible) et de l’action de l’Esprit.

Oui, un indice non équivoque du manque de pauvreté, c’est l’assurance en soi-même et le mépris des autres. « Je te rends grâces, Seigneur, parce que je ne suis pas comme les autres hommes » (Lc 18,11).

En revanche, quand on se sent pauvre et misérable, Dieu se fait particulièrement proche et intime. La conscience lucide et sereine de nos limites personnelles et de notre propre misère fait entrer en nous Jésus-Christ, le Sauveur. La pauvreté chrétienne s’appuie sur la toute-puissance et la bonté de Dieu. Pour prendre appui sur Dieu, il faut être pauvre. La pauvreté chrétienne consiste dans le dénuement total qui nous dépossède de nous-mêmes, des choses, des hommes. Elle est faim de Dieu, urgent besoin de prière et humble confiance dans nos frères. C’est pourquoi Marie, la toute pauvre, eut tant de confiance dans le Seigneur et engagea sa fidélité à la parole de Dieu. Le cantique de Marie est le cri d’espérance des pauvres.

La contemplation, chemin vers l’espérance

L’autre condition pour vivre l’espérance chrétienne, c’est la contemplation. Seul le contemplatif sait espérer comme il faut.

L’espérance suppose beaucoup d’équilibre intérieur. En général nous cédons à l’angoisse et au désespoir quand nous manquent le temps et la tranquillité nécessaires pour prier. Si nous trouvons près des moines un apaisement, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont un signe de ce qui doit advenir (les biens futurs que nous attendons), mais surtout parce qu’ils nous introduisent à la réalité invisible de Dieu et nous font éprouver sa présence actuelle. L’expérience de Dieu dans la prière nous inonde de la « joie de l’espérance » (Rm 12,12). Oui, c’est un malheur qu’un moine délaisse la contemplation, séduit qu’il est par l’illusion de transformer le monde par une activité immédiate. Sa manière spécifique de changer le monde, de construire l’histoire et de sauver l’homme, c’est de continuer à être profondément contemplatif. Véritable homme de Dieu et maître d’oraison. Un voyant authentique.

Certes la contemplation n’implique pas qu’on oublie l’histoire qui est en train de se faire ni qu’on s’évade de la problématique du monde. Elle représenterait alors une forme absurde de complaisance en soi-même, le Seigneur étant toujours laissé dans la pénombre. La contemplation véritable est don de l’Esprit Saint. On n’y atteint que par la pureté du cœur et la faim des pauvres.

La contemplation nous fait découvrir le dessein de Dieu et le passage du Seigneur dans l’histoire, l’activité incessamment recréatrice de l’Esprit. Un contemplatif authentique nous fait saisir trois vérités : la seule réalité qui compte, c’est Dieu ; Jésus vit parmi les hommes et avec nous il chemine en pèlerin vers le Père ; l’éternité est commencée et avec le Christ nous marchons vers la consommation du règne (1 Co 15,24).

La contemplation nous découvre continuellement le Christ « notre espérance » (1 Tm 1,1). Elle nous rend le Seigneur présent dans les moments difficiles : « c’est moi, n’ayez pas peur » (Mc 6,50). Elle nous ouvre à nos frères : « Tout ce que vous leur aurez fait, c’est à moi que vous l’aurez fait » (Mt 25,40).

Capacité de découvrir le Seigneur

Il y a des aspects qui intéressent essentiellement l’espérance et que les contemplatifs peuvent saisir aisément : la pénétration des valeurs invisibles, l’avant-goût des biens éternels, la proximité et l’inhabitation de Dieu tout-puissant et bon, la valorisation du temps et des hommes, la présence de Jésus dans l’histoire, le dynamisme de la création jusqu’à sa récapitulation définitive dans le Christ (Rm 8,18.25 ; Ep 1,10), l’activité incessamment recréatrice de l’Esprit qui habite en nous et ressuscitera nos corps mortels (Rm 8,11) en les configurant au corps glorieux de notre Seigneur Jésus-Christ (Ph 3,21). Par essence, l’espérance nous met en route vers la rencontre définitive de ce Dieu qui nous est donné dans le Christ Jésus.

Mais pour espérer vraiment il faut vivre en communion ; la charité est en effet essentielle à l’espérance chrétienne. Il y a des occasions même où il nous faut espérer de l’espérance de nos amis. Quand la fatigue et le découragement nous font défaillir – comme Élie au désert – il y a toujours quelqu’un qui vient nous crier au nom du Seigneur : « Lève-toi et mange, car tu as un long chemin à parcourir » (1 R 24,35).

La contemplation est cette capacité de découvrir immédiatement la présence du Seigneur dans nos amis qui sont instruments de Dieu. Comme les disciples d’Emmaüs, abattus, le reconnurent à la fraction du pain (Lc 24,35).

Les temps difficiles doivent être pénétrés par la profondeur de la contemplation. Nous devons voir loin et jusqu’au fond des choses. De la sorte se décèlent également les causes du mal, le pourquoi de tant de faits malheureux. La contemplation nous fait découvrir surtout chaque trait du plan salvifique de Dieu parmi les événements humains les plus déconcertants et les plus absurdes. Par la contemplation, nous acquérons l’assurance que ce qui est impossible aux hommes devient possible en Dieu et en lui seul.

Il importe de comprendre que les voies de Dieu sont mystérieuses et que le plus souvent elles ne coïncident pas avec celles des hommes. Si les choses ne se passent pas sans beaucoup de difficultés, c’est parce que les hommes y introduisent des distorsions ou changent les voies tracées par le Seigneur. Toujours nous sommes impressionnés de voir dans les Actes des Apôtres la conduite de Paul : « L’Esprit Saint nous l’a interdit » (Ac 16,7).

Rien n’est impossible à Dieu

La contemplation nous met à l’écoute humble et docile de la parole de Dieu : par elle nous est communiqué, toujours dans le clair-obscur de la foi, ce que Dieu nous demande, le pourquoi de certains événements, ce que nous avons à faire pour infléchir le cours de l’histoire. Marie a changé l’histoire de l’esclavage en histoire de liberté par son humble disponibilité.

La contemplation nous met en contact vivant avec la parole de Dieu ; c’est là que nous acquérons le sens de l’histoire du salut et que nous apprenons à goûter comment Dieu « a visité et racheté son peuple » (Lc 1, 68). Nous comprenons surtout que pour Dieu il n’est pas de moment impossible ; qu’il faut attendre avec patience ; et que le salut nous vient de cela même qui est humainement insurmontable.

La contemplation nous aide à déchiffrer le mystère de la croix, à dépasser son scandale et sa folie (1 Co 1,23) ; elle nous fait vaincre la peur et le désespoir, parce qu’elle nous aide à savourer la joie et la fécondité de la souffrance. La peur, l’angoisse et la tristesse peuvent, à titre provisoire, coexister avec la contemplation. Elles ont coexisté dans la profondeur douloureusement sereine de la prière du Christ au jardin. Mais tout se résout sans délai dans l’abandon inconditionné, intégralement fidèle à la volonté du Père.

La contemplation nous équilibre intérieurement parce qu’elle nous met en contact immédiat avec Jésus-Christ « notre paix » (Ep 2,14) ; et par l’Esprit du Seigneur, qui dans notre silence crie avec des gémissements ineffables (Rm 8,26), elle nous fait goûter les secrets de Dieu. Elle nous plonge dans les profondeurs de l’amour ; et l’amour chasse la peur (1 Jn 4,18).

Une des expériences les plus profondément humaines, nous la trouvons dans la peur. Mais Jésus-Christ est venu nous délivrer de la peur ; c’est pourquoi il s’est soumis lui-même, pour un temps, à l’expérience de la peur. Avec cela il nous a demandé de ne pas avoir peur. Au fond l’expérience de la peur est salutaire, chrétienne, caractéristique des pauvres. Ce qui n’est pas chrétien, c’est l’angoisse d’une peur qui démolit et paralyse, qui ferme les cœurs à la communion fraternelle et à la confiance simple et filiale en Dieu notre Père. Pour cette raison l’Évangile du salut et de la grâce nous invite constamment à la sérénité et ne cesse de nous exhorter à ne pas avoir peur ; ainsi lors de l’Annonciation (Lc 1,30), de la naissance de Jésus (Lc 2,10), de la résurrection (Mt 28,10) : « ne crains point », « n’ayez pas peur ».

L’espérance, vertu des forts

L’espérance est une vertu des forts. Saint Paul écrit : « Je ne me glorifierai que dans la croix » (Ga 6, 14). C’est une réalité que l’Apôtre propose aussi à ses enfants, en leur demandant d’être « de dignes continuateurs de l’Évangile du Christ... sans se laisser intimider par les adversaires. Quant au Christ, il vous a été donné non seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui » (Ph 1,27-30).

Cependant ce bonheur profond de la souffrance est lié à la fermeté de l’espérance. Et l’espérance à son tour tire sa vigueur de l’amour du Père manifesté dans le Christ Jésus et communiqué à chacun d’entre nous par l’Esprit Saint qui nous a été donné.

L’espérance réclame de la force pour surmonter les difficultés, pour embrasser joyeusement la croix, pour garder la paix et la transmettre, pour aller au martyre avec sérénité. Jamais elle ne fut la vertu des faibles ou le privilège des insensibles, des paresseux ou des lâches. L’espérance est forte, active et créatrice. L’espérance suppose comme objet ce qui est ardu, difficile, encore que possible (saint Thomas). Il n’y a pas espérance de choses faciles ou immédiatement évidentes. « Voir ce qu’on espère, ce n’est plus de l’espérance ; en effet, qui espère ce qu’il voit déjà ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, alors c’est par la constance que nous l’attendons » (Rm 8,24-25).

Les temps difficiles réclament de la force en ces deux sens : sous forme de fermeté, de constance, de persévérance, et comme s’exerçant dans l’engagement actif, audacieux et créateur. Pour changer le monde selon l’esprit des béatitudes, pour le construire dans la paix, il faut la force de l’Esprit. « Vous recevrez la force de l’Esprit qui descendra sur vous, et vous serez mes témoins » (Ac 1,8).

La première condition pour être témoin de la Pâque, c’est-à-dire de l’espérance, c’est la contemplation (avoir vu et entendu, avoir touché la Parole de la vie : 1 Jn 1,1-5) ; la deuxième, c’est la croix (être profondément incorporé à la mort et à la résurrection du Seigneur : Rm 6,3-6) ; la troisième, c’est la force (être capable de marcher allégrement au martyre).

La tentation de rêver

Mais, dans les temps difficiles, il est une tentation qui menace l’espérance. Celle de s’occuper inutilement à évoquer le passé ou à rêver dans l’inertie la fin prochaine de la bourrasque, sans rien faire pour créer les temps nouveaux. L’espérance est une vertu essentiellement créatrice ; c’est pourquoi elle cessera quand, à la fin, tout sera accompli et atteint. Le ciel sera le repos acquis par la recherche de la foi, la constance de l’espérance et l’activité de l’amour (1 Th 1,3).

Si l’espérance est créatrice et active, elle n’est pourtant pas dominatrice ni agressive. Nous en trouvons une preuve chez certains peuples qui ne possèdent rien, qui espèrent tout et sont immensément heureux. Parce que par la Providence divine ils sont forts dans l’esprit. Ils possèdent Dieu et dans le silence de la croix ils goûtent sa présence adorable.

Aussi pour être un homme de paix faut-il être un fort. Ceux-là seuls qui possèdent la vigueur de l’Esprit peuvent se faire artisans de paix (Mt 5,5).

La force est nécessaire pour embrasser joyeusement la croix comme le grand don du Père, qui prépare la fécondité des temps nouveaux. Il y a une manière de vivre la croix dans l’affliction, le ressentiment et la tristesse. Alors la croix nous déchire. Elle est pourtant inévitable dans notre vie et, pour les chrétiens, elle est la condition essentielle pour suivre Jésus. Nous sommes faits pour la croix, encore faut-il l’embrasser pour pouvoir entrer dans la gloire (Lc 24, 26).

Il est des âmes privilégiées qui souffrent beaucoup ; on peut même dire que la croix constitue leur privilège insigne. Leurs amis, comme ceux de Job, cherchent à l’éviter. Comme Pierre lui-même, tant qu’il ne comprend pas l’annonce de la Passion (Mt 16,22). Ou comme les juifs devant le Seigneur crucifié, quand ils demandent à le voir descendre de la croix pour croire en lui (Mt 27,42). Aujourd’hui nous croyons plutôt un homme qui nous parle de la croix dans un langage de joie et d’espérance. Parce que son témoignage naît d’une expérience profonde de Dieu.

Il faut se préparer au martyre

Il fut un temps où nous lisions avec vénération les actes des martyrs, y trouvant une histoire qui nous émouvait et nous insufflait du courage. Aujourd’hui quiconque prend le parti de vivre l’Évangile à fond doit se préparer au martyre. Le plus dur c’est qu’en beaucoup de cas, on lapide et on tue « au nom du Christ ». Ainsi s’accomplit la parole du Seigneur : « Je vous ai dit cela pour vous préserver du scandale... L’heure vient où qui vous tuera estimera rendre un culte à Dieu... Je vous ai dit cela afin qu’une fois cette heure venue vous vous rappeliez que je vous l’avais dit » (Jn 16,1-4).

Nous sommes au cœur le plus pur de l’Évangile. Jésus fut rejeté par les siens, crucifié et mis à mort. Et les Apôtres à leur tour. Mais ils vécurent avec joie leur participation à la croix du Christ et se préparèrent dans la paix au martyre. Paul continue de prêcher jusque dans sa prison ; son grand titre d’honneur, c’est « moi, le prisonnier du Christ » (Ep 4, 1). Dans les Actes nous lisons un très beau passage, plein de douceur et de force à la fois, qui nous révèle la disponibilité profonde et joyeuse de Paul au martyre ; c’est quand il prend congé des anciens d’Éphèse : « Et voici qu’enchaîné par l’Esprit je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui m’y adviendra, sinon que de ville en ville l’Esprit m’avertit que chaînes et tribulations m’attendent » (Ac 20,22-23).

Il faut des hommes nouveaux

Aujourd’hui le chrétien qui vit dans les remous du monde est sollicité par une double tentation : la tendance commode et dangereuse à politiser l’Évangile, mais aussi un désir évident de réduire l’Évangile au silence ou de l’enclore en des schèmes abstraits. Il est bien certain que tout ce qui nous pousse à l’engagement évangélique chrétien, à la glorification du Père, au service des hommes et à la construction de l’histoire, tout cela est tenu pour périlleux et subversif.

Dans pareille situation est plus que jamais nécessaire l’équilibre de l’Esprit. Car on court le risque de verser dans l’indifférence, l’insensibilité ou la peur. Et d’autre part peut exister le danger de se laisser emporter par la tourmente ou entraîner par l’euphorie facile du succès immédiat. D’un côté ne rien vouloir changer, crainte d’ébranler l’ordre ou de perdre l’unité ; de l’autre, promouvoir un excès de changement, du dehors et de façon brusquée.

C’est un fait que toute la réalité est le sujet d’une mutation rapide. C’est précisément pourquoi les temps nouveaux se font tout d’un coup des temps difficiles. Changer toute chose de l’intérieur par la force de l’Esprit, ce n’est pas chose aisée.

Les temps difficiles peuvent faire perdre l’équilibre. Mais le manque d’équilibre aggrave la difficulté des temps nouveaux, parce qu’on perd la sérénité intime, l’aptitude contemplative à voir assez loin et l’audace créatrice des hommes de l’Esprit. Quand l’équilibre fait défaut, s’accroissent la passivité de la peur ou l’agressivité de la violence.

Les temps difficiles requièrent des hommes forts, qui vivent dans la fermeté et la persévérance de l’espérance. C’est pourquoi on a besoin d’hommes pauvres et contemplatifs, dépouillés de toute assurance en eux-mêmes pour compter sur Dieu seul, avec une aptitude particulière à déceler chaque jour le passage du Seigneur dans l’histoire, et pour se vouer joyeusement au service des hommes dans la construction d’un monde plus fraternel et plus chrétien.

En un mot, il faut des hommes nouveaux, capables d’éprouver la proximité du Christ et d’insuffler l’espérance au monde, des hommes qui ont fait l’expérience de Dieu dans le désert et appris à goûter la saveur de la croix, qui ont compris que les temps difficiles sont les plus providentiels et les plus évangéliques.

Piazza Pio XII, 10
I-00193 ROMA, Italie

Mots-clés

Dans le même numéro