Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Un nouveau service pour le monde d’aujourd’hui

Pedro Arrupe, s.j.

N°1978-2 Mars 1978

| P. 69-80 |

Face aux défis du monde actuel, pauvreté et guerre, société de consommation envahissante et radicalement contestée par tant de jeunes, nous nous trouvons acculés, pour la survie matérielle et sociale du genre humain, à une nouvelle frugalité et austérité de vie : telle est l’interpellation que nous lance avec force le Père Arrupe. Aussi le meilleur service que religieux et religieuses (où qu’ils travaillent) puissent rendre à l’humanité aujourd’hui, c’est de donner un témoignage irrécusable contre la société de consommation par une vie frugale et austère animée par l’amour évangélique. De plus, pour que notre témoignage acquière une force irrésistible, il importe qu’un bon nombre d’entre nous, mus par l’Esprit, se fassent réellement solidaires des pauvres.

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Au point de départ nous supposons que la vie religieuse n’a de sens que dans la mesure où elle est un service pour l’Église et l’humanité, et qu’elle n’a d’avenir que pour autant qu’elle peut continuer de rendre ce service. Un Institut religieux d’hommes ou de femmes qui se dirait ou que l’on déclarerait incapable d’un tel service, serait dès ce moment ce « figuier stérile » qui n’a pas droit à sa place au soleil et que l’on doit abattre [1].

Et quel est ce service attendu de la vie religieuse aujourd’hui ? L’accent est sur « aujourd’hui », parce que c’est sur le moment présent que se construit l’avenir. Le monde change, le service concret que l’on attend de nous doit également changer. Et le service que peut rendre chaque Institut religieux d’hommes et de femmes est différent, comme le sont les charismes à l’origine de chaque fondation. Ce service varie et doit évoluer s’il veut conserver son efficacité dans un monde changeant.

N’y a-t-il pas cependant un dénominateur commun, constant et nécessaire, pour tous les Instituts religieux ? Si. Ce dénominateur commun existe, puisque la vie religieuse, quelle que soit la modalité particulière de chaque Institut, n’est autre que la traduction de l’Évangile dans la vie, l’imitation du Christ. Et c’est de cette aspiration fondamentale commune à tous, l’imitation du Christ, que naissent d’une part, la préoccupation d’offrir le meilleur service au Christ dans l’avenir, c’est le thème de votre Congrès, et, d’autre part, la nécessité de savoir d’abord ce que la nouveauté de l’Évangile exige de nous, en priorité, aujourd’hui. L’avenir dépend de la réponse que nous faisons à cette question, ou mieux, l’avenir y est déjà inscrit.

La nouveauté de l’Évangile

Ce qui est nouveau dans l’Évangile, c’est sa loi fondamentale : tu aimeras ton prochain comme toi-même, parce que c’est seulement en cet unique commandement que la loi trouve son achèvement [2]. De même, « Comme moi je vous ai aimés, ainsi vous devez vous aimer entre vous [3] ». Ce « comme moi » est caractéristique : « A cela on verra que vous êtes mes disciples [4] ». Et cet amour inconditionnel pour Dieu et pour les frères, est service, comme celui du Christ, jusqu’à la mort [5], n’aspirant pas à se faire servir, mais plutôt à servir [6], ne se limitant pas à donner de ce qui nous appartient, mais allant jusqu’à nous donner nous-mêmes, nous dépossédant de tout égoïsme comme le Christ « qui a pris la condition d’esclave [7] ».

Cette nouveauté de l’Évangile présente un programme de vie pour tout chrétien. Le changement qualitatif par lequel on devient religieux, c’est la radicalité dans cet amour et dans ce service, sanctionnée par la profession d’une vie donnée publiquement à Dieu et à l’Église [8].

En d’autres mots, la vocation de celui qui a été choisi par le Christ (« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis [9] »), est « non seulement d’annoncer le Christ ou de le prêcher, mais d’instaurer un régime évangélique où règne l’amour universel inspiré de l’amour que le Christ nous a porté et dont nous sommes conscients qu’il nous est donné gratuitement. Donné par un Autre qui nous a aimés jusqu’à vouloir nous communiquer son propre amour en mourant et en ressuscitant pour nous et en se faisant notre aliment dans l’Eucharistie. Ainsi parvient-on à la maturité chrétienne [10] ».

Servir le monde aujourd’hui

Caractéristiques du monde contemporain

Nous connaissons tous les étonnantes conquêtes de la civilisation moderne : matérielles, scientifiques, technologiques, elles concernent aussi bien le domaine de la religion, de la culture et de l’éthique. En même temps, deux spectres menacent notre monde : la pauvreté et la guerre. Ils sont d’ailleurs liés entre eux. On ne peut en effet écarter le danger de guerre si on n’a pas banni la faim, la malnutrition, l’ignorance causées pour une bonne part par des situations inacceptables d’injustice et d’oppression. Dans trente ans, quand l’humanité comptera six milliards d’habitants, comment pourra-t-on accepter que cinq milliards de personnes soient privées de leurs droits naturels, surtout si, au même moment, la capacité de destruction des engins nucléaires aura augmenté d’une façon inimaginable ? Ainsi, à moins de corriger la tendance actuelle, la situation sera pire en l’an 2000 : les riches se seront davantage enrichis et la misère des pauvres sera plus profonde que jamais. L’écart se sera creusé entre le nombre de riches et le nombre de pauvres, entre le niveau de vie des uns et celui des autres. Combien de temps cela peut-il encore durer ?

Notre attitude

On sait aujourd’hui de façon certaine que l’homme pourrait rendre ce monde plus juste, mais qu’il ne le veut pas. On ne peut plus considérer les inégalités et les injustices comme une fatalité naturelle : elles sont le résultat de l’égoïsme.

L’égoïsme de qui ? Il est trop commode et rassurant d’imputer la responsabilité de l’injustice structurelle et institutionnelle aux multinationales anonymes, ou à l’un ou l’autre des deux colosses industriels, puissances politiques de surcroît ou encore à tous les deux. Si ces multinationales et ces grandes puissances existent, c’est dû en bonne part à ce que des chrétiens entre autres les ont fondées, en sont les promoteurs ou les clients. Si bien des gouvernements se montrent insensibles aux valeurs de fraternité, ou incapables de mettre obstacle aux causes et facteurs d’injustice, c’est parce que les citoyens n’acceptent pas de s’imposer des sacrifices, de ne plus se haïr, de renoncer à leurs désirs de posséder toujours davantage, de réduire leur train de vie pour que soit adoucie la pauvreté dont souffre l’immense majorité des hommes. Ou encore, c’est parce qu’on ne cherche pas d’alternative à la guérilla et à la violence pour revendiquer ses droits légitimes.

Le consommateur

Un nombre important d’hommes et de femmes des pays d’abondance semblent avoir métamorphosé l’« homo sapiens » en « homo consumens ». Depuis l’enfance, on fait de nous des consommateurs à coups d’une publicité que nous respirons comme l’air. Et une fois fabriqué ce consommateur, il influence à son tour l’économie, en créant et en justifiant des besoins de plus en plus grands : le superflu devient convenable, le convenable se transforme en nécessaire et le nécessaire nous apparaît comme indispensable [11].

La publicité est parfaitement étudiée pour nous amener insensiblement du niveau rationnel et conscient au niveau inconscient, et agir ainsi sur nos décisions, au point que nous pouvons vraiment nous demander s’il nous reste suffisamment de liberté pour modifier nos comportements.

Société de consommation

On ne se contente pas de faire des consommateurs, on en arrive même à créer toute une « société de consommation » avec ses valeurs, ses attitudes et ses lois propres, et une certaine conscience de supériorité de classe. Dans cette société, « liberté » veut dire usage illimité des biens, des services, de l’argent. « Développement » signifie posséder davantage, c’est l’équivalent d’industrialisation, d’urbanisation, d’augmentation du revenu par tête. L’« information », elle, circule librement pourvu qu’elle provienne d’une source déterminée et conduise à des objectifs convenus. La finalité de tout cela, c’est d’ouvrir ou d’étendre les marchés, d’augmenter les bénéfices et ainsi de transformer le « village planétaire » en un « centre d’affaires ». Au cœur de tout cela : le moi. Les autres hommes ? Des choses pour moi. La motivation, c’est le profit ; la loi : l’efficacité ; les moyens : tout ce qui est efficace, peu importe les conséquences.

La jeunesse et la société de consommation

De façon intuitive, les jeunes se rebellent contre cet état de choses et rejettent la société de consommation. De toutes parts surgissent des groupes de jeunes qui contestent la culture environnante et adoptent un style de vie plus simple. Ils n’acceptent plus les distinctions sociales qu’impose la diversité des services requis par la communauté. Ils mettent en commun tous leurs biens. Ils sont en rupture ouverte avec la société de consommation et avec le capitalisme, ils luttent contre la société industrielle et retournent radicalement la logique de l’abondance, y compris celle de forme collectiviste. Sans nier qu’il y ait conflit entre classes sociales et entre pays, les jeunes perçoivent et dénoncent un abus plus radical et profond : conflit de l’homme avec la nature.

Comment construire une société de la « frugalité » ?

De ce qui vient d’être dit, il résulte que la frugalité ou l’austérité de vie apparaît absolument nécessaire à la survie matérielle et sociale du genre humain. Même des leaders de partis marxistes-matérialistes le reconnaissent : « L’austérité n’est pas un simple instrument de politique, valable actuellement pour résoudre des difficultés passagères : c’est le moyen de parvenir à la racine et de pouvoir refaire solidement les fondations d’un système qui traverse une crise de structure et non seulement d’adaptation, un système dont la marche distinctive est le gaspillage, la consommation illimitée. L’austérité apporte un nouveau cadre de valeurs : rigueur, efficacité, sérieux, justice. Une politique d’austérité, de rigueur, de guerre au gaspillage, est une nécessité à laquelle personne ne peut échapper. C’est l’instrument indispensable pour engager le grand combat en vue de la transformation générale tant de la société que des idées sur lesquelles la société est édifiée ».

Si l’on analyse la société avec des critères et dans des perspectives évangéliques, à combien plus forte raison pourrait-on tenir pareils propos ! Tous admettent la nécessité d’une action efficace ; cela ne se fera pas sans grand sacrifices. Cependant, quels sont ceux qui sont disposés à faire ces sacrifices ? Personne ne fait rien parce que manquent la motivation et la conviction nécessaires pour affronter les sacrifices qu’exigerait cette conversion à la frugalité. Le pauvre dit : « Que les riches commencent ; j’ai déjà trop goûté à la frugalité ! » Le riche dit : « Pourquoi devrais-je renoncer à ce que je possède légitimement ? Ça ne mène à rien si les autres n’en font pas autant. Que les autres commencent et nous verrons ! » Et personne ne fait rien.

Ainsi, de même que pour créer la société de consommation on a commencé par produire et former le « consommateur », de même pour créer une société juste et équilibrée qui permette d’envisager la poursuite du monde, il faut commencer par créer l’homme du service [12], qui se sente frère des autres et solidaire de tous. Au consommateur égocentrique, égoïste, obsédé par l’idée d’avoir plutôt que d’être, esclave des besoins que lui-même se crée, insatisfait et envieux, et dont l’unique règle de conduite est d’accumuler des bénéfices, s’oppose l’homme du service qui n’aspire pas à posséder davantage mais à être meilleur, à développer sa capacité de servir les autres en solidarité, et qui sait se contenter du nécessaire Notre première obligation comme religieux est de devenir des hommes pour le service, se contentant du nécessaire.

Urgence d’une solution

L’universalité de la déformation aussi bien des esprits que de la société, la profondeur et la complexité de ses implications et la gravité de ses effets, mettent ce problème au premier rang des urgences à affronter ; chacun de nous ici présent doit en avoir la conviction profonde. « Il faut se dépêcher, s’exclamait le Saint-Père, il y a des situations dont l’injustice crie vers le ciel [13] ». « Les espérances et les joies, les tristesses et les angoisses des hommes de notre temps, surtout des pauvres et de ceux qui souffrent, sont à la fois les joies et les espérances, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ [14] ».

C’est encore le Saint-Père qui, parlant aux religieux, disait : « Plus aigu que jamais s’élève et résonne à vos oreilles le cri des pauvres du fond de leur indigence personnelle et de leur misère collective... Ce cri doit atteindre vos consciences... Il incite certains d’entre vous à se rapprocher de la condition des pauvres, à partager leurs angoisses lancinantes. Il vous impose la modération dans l’usage des biens : vous devez vous contenter de ce qui est requis par les fonctions auxquelles vous êtes appelés. Il faut que dans votre vie quotidienne deviennent manifestes les signes mêmes extérieurs d’une authentique pauvreté [15] ». « Si vous accueillez en vous les besoins du monde d’aujourd’hui en union intime avec le Christ, ces besoins rendront plus urgente et plus profonde votre pauvreté. Tout en tenant compte du contexte dans lequel vous vivez et auquel vous devez adapter votre style de vie, votre pauvreté ne se limitera pas à une simple conformité aux coutumes du milieu. Elle aura valeur de témoignage si vous répondez généreusement à l’exigence évangélique dans la fidélité à votre vocation : une exigence évangélique qui va au-delà de la préoccupation de paraître pauvres [16] ».

Ce cri des pauvres rejoint dans le cœur des religieux l’écho du oui inconditionnel donné à l’invitation personnelle du Christ : « Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et viens, suis-moi [17] ».

Mais notre responsabilité et le besoin de passer à l’action signifient-ils que nous devons gagner les barricades et préparer la révolution ? Pas du tout. Même pas une préférence pour telle ou telle forme particulière d’apostolat. Chaque Institut a ses traditions et ses priorités. Cependant, nous sommes tous appelés à une solidarité avec les pauvres, et non seulement de désir, mais de fait. Nous devrons renoncer à tant de choses qui nous paraissent nécessaires ! Solidarité, frugalité, pauvreté authentique : il y va de la crédibilité de l’Évangile et de l’Église [18]. Le Concile nous le dit : « Il faut que les religieux soient pauvres de fait et en esprit [19] ».

Il faut que cette frugalité et ce détachement s’étendent également aux moyens d’évangélisation. Nous ne devons pas nous laisser gagner par le mirage de l’efficacité, mais nous assurer que nos moyens ne sont pas autre chose que cela, de simples moyens, justifiés par une fin proportionnée. C’est l’application du principe ignatien du bon usage des créatures : nous ne ferons usage de ces moyens et nous ne les conserverons que dans la mesure où ils sont vraiment indispensables pour l’extension du Règne du Christ, sans que nous en profitions nous-mêmes personnellement et sans que rien ternisse notre détachement.

Mais assez discuté. Il faut réfléchir, certes, mais surtout agir. Si, à ce défi, nous n’apportons pas la réponse radicale de l’Évangile, la vie religieuse perd sa raison d’être. Par contre, si nous répondons au défi avec la profondeur et le courage qu’attendent le Christ et ceux qui songent sérieusement à se faire religieux, alors la vie jaillira et s’épanouira.

Sommes-nous prêts maintenant à nous poser quelques questions :

  • Que signifie pour moi la pauvreté religieuse ?
  • Qu’est-ce que j’éprouve quand, dans un colloque intime avec le Christ pauvre, je considère ce que je possède et ce dont j’use ? Que de choses superflues !
  • Quand je dis vouloir me priver pour aider les pauvres, de quoi suis-je prêt à me priver ? On ne peut se contenter de dire qu’il ne s’agit après tout que d’un geste symbolique. Au niveau où nous nous plaçons, il n’est pas question de simples symboles, mais bien d’actes réels et efficaces. Il s’agit de mettre en pratique ce qu’on dit. Rappelons-nous la lettre de saint Jacques : « Si tu ne leur donnes pas ce qui leur est nécessaire pour vivre, que valent tes paroles d’encouragement ? »

La conversion à la frugalité exige un retour à la source même de notre spiritualité. C’est là seulement que nous pourrons trouver l’énergie spirituelle indispensable pour accueillir l’inspiration, l’élan et la vigueur de l’Esprit. Lui seul est capable de nous faire triompher de cet affrontement avec les forces de l’égoïsme organisé dans un réseau de pouvoirs dont le monde entier et nous-mêmes sommes prisonniers.

Le monde a besoin d’un témoignage manifeste et irréfutable qui le secoue et l’oblige à ouvrir les yeux à la réalité de ce problème et de son unique solution. Nous n’y arriverons pas avec des déclarations et des paroles qui s’envolent comme le vent ni avec des ambiguïtés comme il en est tant de par le monde. Il faut des témoignages tellement clairs et tranchants qu’ils crèvent les yeux, des témoignages qui mettent clairement en évidence le message, au moyen d’une vie qui ne s’explique que par la force du Christ, l’unique Sauveur et Fils unique de Dieu.

Ce Congrès interaméricain des religieux fournit une occasion exceptionnelle pour réfléchir sur ce point en présence de Dieu, nous y aidant les uns les autres, sur la base de quelques principes évangéliques qui nous sont communs et que nous acceptons tous :

  • Nous sommes tous fils de Dieu. A l’égard des biens dont il dispose, l’homme n’est pas propriétaire mais administrateur, il devra rendre compte au Seigneur de tout et de tous.
  • Nous devons aimer notre prochain comme nous-mêmes et comme le Christ nous a aimés, en faisant aux autres ce que nous voudrions que l’on nous fasse.
  • Bienheureux les pauvres.
  • Il est plus difficile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux.
  • Ceux qui cherchent à s’enrichir cèdent à la tentation.
  • Dieu a préféré les pauvres de ce monde. « Il m’a envoyé annoncer l’Évangile aux pauvres ».
  • Il doit nous suffire d’avoir de quoi manger et nous vêtir.
  • Nous ne devons pas nous préoccuper du lendemain : à chaque jour suffit sa peine.
  • Nous devons avoir les sentiments du Christ qui s’est vidé de lui-même et a pris la condition du serviteur.

Qu’il me soit permis de dire à ceux d’entre vous qui venez des pays industrialisés de l’hémisphère nord combien grande est votre responsabilité dans la présentation de cette doctrine à une société dont l’attitude et les orientations influent directement sur le sort de millions d’êtres humains qui souffrent de l’oppression et de la misère.

Une lecture de l’Évangile partielle et édulcorée peut nous donner bonne conscience : c’est un grave danger ; nous risquons de tirer à nous les valeurs évangéliques de liberté, de propriété et de progrès, pour en faire des instruments de pouvoir, d’exploitation et de domestication d’autrui. Et vous qui venez d’Amérique latine, vous vous identifiez avec les masses leur dignité humaine, privées des biens essentiels, confrontées à une minorité qui vit dans le luxe et l’abondance. Amérique latine : caléidoscope de cultures, de richesses et de misères, espérance et angoisse de l’Église. Ne permettez pas qu’en procurant à vos peuples ce dont ils sont injustement privés, on déforme certaines valeurs de libération et d’égalité, et qu’on en oublie d’autres, celles de la fraternité et de la paix, de l’au-delà, ainsi que la valeur même de cette simplicité et de la pauvreté qui fait des petits de ce monde les préférés du Christ [20].

Ce qu’il faut, c’est le témoignage de tous. Un témoignage qui prouve votre sincérité et serve de fondement à la dénonciation que vous osez faire. Nos paroles n’auront aucun crédit pour les riches pas plus que pour les pauvres, pour les oppresseurs ou les opprimés, les croyants ou les incroyants, si la simplicité de notre vie personnelle ne cautionne pas, au-delà de tout soupçon et de tout calcul intéressé qu’on pourrait nous prêter, la doctrine que nous proclamons.

Ce témoignage, nous devons le rendre même lorsque les exigences réelles de l’apostolat nous obligent à fréquenter un milieu fortuné, à occuper un poste à gros salaire. Ces circonstances exigent un témoignage de frugalité et de détachement d’autant plus visible de la part de celui qui exerce un tel apostolat : une liberté évidente face à l’argent et au pouvoir, une grande simplicité dans la façon de se nourrir, de se vêtir et de se déplacer.

Quel accueil recevront nos discours sur l’injustice si on voit que nous avons un niveau de vie supérieur à celui de beaucoup de nos concitoyens, si notre action s’entoure de privilèges, si nos relations nous lient aux riches, aux oppresseurs et aux détenteurs du pouvoir ? Et d’autre part, comment prétendre que notre appel à la justice est évangélique si nous incitons à la révolte ou si nous contaminons notre travail de conscientisation avec des éléments de méthode ou d’idéologie empruntés à l’athéisme ? Comment convaincre le monde que nous croyons en ce que nous prêchons s’il voit que nous avons peur de dénoncer de façon évangélique les injustices parce que nous craignons les répercussions, pour notre personne ou pour nos œuvres ?

Je pense avoir répondu à la question que je vous proposais au début de ce discours : selon moi, le meilleur service que les religieux peuvent rendre aujourd’hui à l’humanité, c’est de donner un témoignage irrécusable contre la société de consommation par une vie austère et frugale, offrant au monde dans nos personnes cette lecture de l’Évangile, authentique et libératrice, dont le monde a tant besoin. Austérité de vie, d’autre part, à laquelle le monde, s’il veut survivre, doit nécessairement arriver par l’un ou l’autre de deux chemins : celui de la force imposée par un régime totalitaire de quelque allégeance qu’il soit, qui imposera l’austérité brutalement, en sacrifiant la liberté et d’autres valeurs de la personne – même s’il prétend s’inspirer des principes chrétiens –, ou le chemin de l’amour évangélique en vertu duquel tous acceptent les sacrifices exigés par le bien commun. Comme religieux, notre choix ne fait pas de doute. Sommes-nous cependant disposés à aller de l’avant ?

Cette frugalité, dont aucun religieux ou religieuse ne peut s’estimer dispensé, sera en bien des cas, nous pouvons le regretter, l’unique façon de nous solidariser avec les pauvres. En soi, cela n’est pas suffisant. Pour que notre témoignage de religieux acquière une force irrésistible, il faut aussi qu’un bon nombre de religieux et de religieuses, mus par l’Esprit, se fassent réellement solidaires des pauvres, travaillant directement au milieu d’eux et pour eux soit par le ministère pastoral, soit par des activités d’aide ou de promotion sociale. Et il existe encore un troisième degré de solidarité, plus convaincant et décisif : s’insérer parmi les pauvres individuellement ou d’une façon plus institutionnelle, partager la vie des pauvres, leurs besoins, leurs espérances.

La solidarité réelle du religieux avec ceux qui sont vraiment pauvres s’accompagne toujours d’une solitude parmi les pauvres. Le religieux éprouve comme siennes et partage les justes aspirations du monde ouvrier déchristianisé ; cependant, en même temps, il voit bien que, en revanche, ses idéaux, ses motivations, ses méthodes, ne sont pas compris des travailleurs. Au fond de son cœur, il reste dans la complète solitude : il a besoin de Dieu et de sa force pour pouvoir continuer de travailler dans cette solitude de la solidarité, solidaire mais solitaire, et en définitive incompris et seul. C’est pour cela que nous voyons tant de religieux et de religieuses insérés dans le monde ouvrier faire une nouvelle expérience personnelle de Dieu. Se trouvant seuls et peu compris, leur cœur est prêt à recevoir la plénitude de Dieu. Dans cette expérience de simplicité, ils se sentent petits, accueillants, pour comprendre comment Dieu leur parle à travers ceux dont ils se sentent solidaires. Ils voient que ces marginaux, qui ne sont souvent même pas croyants, possèdent quelque chose de divin qu’ils transmettent à travers leur souffrance, leur oppression, leur délaissement. Voilà la vraie pauvreté : on prend conscience de sa propre incapacité et ignorance et l’âme s’ouvre pour recevoir dans toute leur profondeur les leçons découvertes dans la vie des pauvres, expliquées par Dieu à travers ces visages rudes, ces vies à demi détruites. C’est le nouveau visage du Christ qui se révèle dans « les petits [21] ».

Un tel témoignage de vie sera extrêmement efficace et à la longue imité ou au moins compris et reconnu des autres. Celui qui le donne vit une apparente contradiction : d’une part, il est conscient de l’insuffisance de son propre témoignage face aux dimensions du problème ; d’autre part, il est persuadé que c’est un témoignage nécessaire que le Seigneur demande et auquel sa grâce toute-puissante veut accorder une valeur infinie.

Je ne me cache pas la difficulté de cette entreprise ; pourtant nous devons croire à la force de l’Esprit : c’est capital. Et cela s’apprend seulement en expérimentant en nous la force de Dieu qui entraîne et, sans forcer la liberté, obtient ce qu’il demande. Force de la parole de Dieu, qui ne retourne pas sans avoir opéré ce qu’elle annonçait. Vent de la Pentecôte, qui rendit possible, en utilisant de pauvres pêcheurs, la réalisation d’un ample projet apostolique au milieu des riches et des sages de la terre. Voilà ce dont nous avons besoin aujourd’hui : des religieux qui croient, qui ont fait cette expérience de Dieu, qui agissent courageusement au nom de Dieu, conscients dans leur propre insignifiance d’avoir avec eux la puissance de Dieu.

Voilà le service que l’Église nous demande aujourd’hui : aube d’un lendemain et d’une nouvelle forme de vie religieuse. Le Seigneur nous appelle, la réponse dépend de nous.

Borgo S. Spirito 5 - C.P. 9048
I-00100 ROMA, Italie

[1Mt 21,18-20.

[2Ga 5,14.

[3Jn 13,34.

[4Ibid.

[5Jn 15,13.

[6Mt 20,28.

[7Ph 2,7.

[8Lumen Gentium, § 42 sv., Perfectae Caritatis, § 1, 2.

[9Jn 15,16.

[10Presbyterorum Ordinis, § 6.

[11Erich Fromm, The Psychological Aspects of Guaranteed Income, New York, Doubleday.

[12Ph 2,7 ; cf. Mt 20,28.

[13Populorum Progressio, § 29, 30.

[14Gaudium et Spes, § 1.

[15Evangelica Testificatio, § 17, 18.

[16Ibid., § 22.

[17Mt 19,21.

[18Justice dans le monde, 1971, Synode des Évêques, IIe partie.

[19Perfectae Caritatis, § 13.

[20Cf. Mt 11,25.

[21Mt 25,46.

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