Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Opter pour l’Évangile

Jean-Marie Roger Tillard, o.p.

N°1978-2 Mars 1978

| P. 81-93 |

Dans l’exposé théologique qu’il fit à la troisième rencontre interaméricaine des religieux, le Père Tillard a proposé aux religieuses et religieux d’Amérique latine, qui sont plus proches des pauvres, d’intensifier leur prière et le lien de celle-ci avec leur action. Inversement, il a invité ceux et celles du Canada et des États-Unis, dont la vie de prière semble ravivée, à y découvrir la force de se tenir, avec le Christ, « du côté des pauvres ». N’avons-nous pas aussi, chacun selon notre vocation et notre mission, à relever le même défi ?

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La situation de la vie religieuse et, plus largement, de l’Église elle-même n’est pas la même en Amérique latine et en Amérique du Nord. Ce serait donc une erreur que de présenter une vision passe-partout, adaptable sur mesure. D’ailleurs, sous nos yeux, ce qui ici apparaît comme un excès apparaît là comme une timidité tant les contextes sont divers. L’évolution future ne sera donc pas la même çà et là, tout comme le bilan de ces dix dernières années n’est pas le même. C’est pourquoi je me contenterai de présenter, dans les limites de cette conférence, les deux grandes lignes de renouveau décelables l’une au sud de notre continent américain, l’autre au nord, en essayant de faire percevoir qu’elles ont à se croiser et à se féconder l’une l’autre. Et j’ose, humblement et sans m’attribuer de charisme prophétique – Dieu m’en garde ! – insinuer que la vie religieuse n’aura d’avenir que si cette mutuelle fécondation a lieu. Autrement, on ira de part et d’autre se perdre dans un cul-de-sac sans issue. C’est une de mes convictions les plus profondes.

L’Amérique latine

L’aspect le plus marquant, et sans nul doute le plus évangélique, de l’évolution des religieuses et des religieux en Amérique latine est la remise en lumière de la grande vérité qui forme le cœur de la Bonne Nouvelle : Dieu est du côté des pauvres. Et c’est surtout sur ce point que les religieux d’Amérique latine ont à interpeller, avec vigueur, leurs frères et sœurs d’Amérique du Nord, si fiers parfois d’une sécularisation qui n’a été souvent qu’un « oui » facile à un style de vie confortable, médiocre.

Lorsque les religieux d’Amérique latine s’engagent, avec les risques graves que cela comporte et l’immense somme de courage toujours exigée, dans les dynamismes puissants qui labourent leurs peuples, c’est à ce que le dessein de Dieu a de plus profond qu’ils communient. Car la Bible tout entière est traversée par la certitude qu’il existe un lien secret, mystérieux, entre Dieu et les pauvres. Non seulement il est leur défenseur mais ils sont ceux qui forment le point d’ancrage de son action dans l’histoire. C’est ce qu’impliquent les Béatitudes telles que Luc les transmet : « bienheureux » non les « pauvres en esprit » ou les « pauvres de cœur » mais « les pauvres » tout court, ceux qui ont dans les yeux des larmes de détresse et qui sentent parfois la désespérance les ronger, les habitants des favellas ou des quartiers maudits des grandes cités, les héros de Doistoïevsky ou de Bloy. Et pourquoi ? Non pas parce qu’ils seraient plus vertueux, ou plus saints que les autres. Tout simplement parce que Dieu a opté pour être de leur côté et décidé que c’est avec eux qu’il enflammerait l’histoire humaine d’une grande espérance pour la conduire jusqu’au jour du Fils de l’homme. Leurs cris de souffrance, prégnants d’espoir, leurs sursauts de dignité et de solidarité pour secouer le joug qui les brime seront le matériau de son œuvre.

Jésus est Dieu fait pauvre

Cette vérité bouleversante éclate en pleine lumière dans le mystère de Jésus. Celui que la Résurrection révélera comme le Messie venant combler l’attente de tous les hommes, riches comme pauvres, est le Fils exalté à la droite du Père mais parce qu’il a fait sien un destin humain de pauvre et l’a vécu jusqu’à l’extrême pauvreté et le suprême abandon de la Croix. L’Incarnation est le mystère de Dieu lui-même dans le mystère d’un pauvre. Comprenons-nous bien. Jésus n’est pas pauvre parce qu’il serait né de parents pauvres (nous n’en savons rien) ou qu’il aurait choisi de mener une vie de mortification et d’ascèse (son austérité est plus légère que celle du Baptiste). Il n’est pas non plus lié aux pauvres simplement pour avoir pris leur défense et accompli en leur faveur les gestes de miséricorde et de bonté dont l’ensemble constitue le faisceau de signes messianiques révélant au Précurseur que l’aurore du Royaume commence à briller. Jésus est Dieu fait pauvre parce que sur sa Croix – qui débouche dans la Résurrection, sceau de son appartenance au mystère de Dieu – il fait sienne la condition humaine en ce qu’elle a de plus tragique : le cri d’angoisse du Jardin des Oliviers, l’appel au Père sur la Croix, la mort sur la colline des suppliciés aux portes de la ville entre deux larrons. Une vraie mort d’homme sans défense, un authentique déchirement d’homme au bord de la désespérance, une réelle crucifixion d’homme rejeté. C’est l’accomplissement même des Béatitudes telles que transmises par Luc. Les pauvres ne sont pas simplement les bénéficiaires privilégiés de l’ère nouvelle. L’événement qui ouvre celle-ci vient de l’un d’entre eux. Le terme de l’espérance messianique est l’œuvre d’un « pauvre ». Un vrai « pauvre » de la pauvreté profonde de l’homme ; un « pauvre » qui pourtant, dans le plus profond de son être, est Dieu lui-même. L’option de Dieu pour les « pauvres » est si totale, si radicale, si absolue qu’il ne se borne donc pas à être « Dieu pour les pauvres », mais est « Dieu fait pauvre ». Suprême triomphe des pauvres ! Ils mènent l’histoire à son terme. Les riches eux-mêmes devront leur béatitude, dans le Royaume, à ce « maudit », ce « méprisé », ce « banni » qui s’appelait Jésus. C’est ainsi que la grande Tradition a compris la Croix. Dépassant le sens littéral du texte de Luc elle a, avec justesse, élargi le sens de la parole de Jésus : « Bienheureux les pauvres : ils ont donné à l’attente l’attendu ».

Il faut aller plus avant encore dans l’intelligence de ce lien entre Dieu et les pauvres. La loi chrétienne de l’amour fraternel allant jusqu’au pardon a sa démonstration la plus claire dans ce fait que ce sont les pauvres qui mènent les riches dans le salut eschatologique, et non l’inverse. Tel est le dépassement que la Croix révèle face aux demandes du Pater. Le pardon est objectif. Or, en Jésus, c’est le pauvre qui l’accomplit et ainsi réconcilie l’humanité. La Croix est le grand pardon du Pauvre ouvrant le Royaume à ceux qui, souvent sans pouvoir faire autrement et comprendre l’enjeu de leur action, se sont appliqués à le maintenir dans son état de pauvre, à le mettre hors jeu. Tel est le paradoxe évangélique. Il n’y a pas opposition irréductible entre le triomphe des pauvres, l’engagement à leurs côtés et la loi de la réconciliation universelle. Car, si on l’interprète dans la vision de l’option de Dieu pour les pauvres qui parcourt la Bible, la grande réconciliation messianique a son axe dans le fait que les pauvres auront fait advenir le règne dans lequel les riches eux-mêmes prendront place, s’ils sont « pauvres de cœur » (au sens de Matthieu). Suprême pardon, suprême œuvre de réconciliation.

Se tenir avec le Christ du côté des pauvres

Depuis la Résurrection du Christ, ce lien mystérieux entre salut et pauvres continue de constituer une des coordonnées majeures de la vie du Peuple de Dieu. On comprend que, depuis ses origines, le projet de « suite du Christ » ait cherché à réaliser cette osmose entre pauvreté et Royaume. Tel est, on le sait, l’intention profonde de ce que, par la suite, on nommera les vœux. Ainsi se nouent dans l’existence quotidienne du religieux sanctification et apostolat. A la « suite du Christ » non seulement on opte pour les pauvres, en épousant leur soif de justice et leur volonté de faire triompher le droit, mais on essaie de passer en quelque sorte en leur mystère. Car, pour la foi, ils ne sont pas simplement des hommes ou des femmes ayant à recevoir de la part des autres ; ils sont aussi ceux et celles dont les autres ont à recevoir. En christianisme, la communion aux pauvres ne s’explique pas uniquement par le désir d’une action efficace (bien qu’elle implique la volonté que leur sort change grâce au respect de leurs droits), elle est surtout conduite par un attrait contemplatif dont rend compte la présence des traits du Christ Jésus dans les traits des pauvres. Il a pris leur visage, il leur a donné le sien. Nous voilà loin d’une option purement économico-sociale. Or pauvreté, chasteté, obéissance religieuses s’enracinent là : il s’agit d’entrer dans le mystère du salut par le Pauvre Jésus en ouvrant sa propre vie à la puissance des Béatitudes. On se tient, avec le Christ, « du côté des pauvres » en entrant dans leur espérance et les sursauts de dynamisme collectif qu’elle suscite, mais la visée ne s’arrête pas là : avec le pauvre de Gethsémani et de la Croix on veut par là même entrer dans le grand mystère du salut de tous, riches y compris, et du pardon objectif que le pauvre (qui prend les devants) offre au riche.

Ceci explique pourquoi, selon une loi constante dont peut-être l’histoire de Cluny est l’exemple typique, dès que la vie religieuse s’embourgeoise et perd la conscience d’appartenir par son essence même au mystère de pauvreté que je viens de décrire, elle s’effrite et tombe en décadence. Et c’est aussi pourquoi, en sens inverse, les grands mouvements de renouveau redonnant vigueur et souffle apostolique après des périodes de médiocrité et de tiédeur sont des retours à la pauvreté évangélique conçue non comme ascèse, mortification ou source de mérites mais comme mystère enraciné dans l’économie du salut. Basile, François d’Assise et Dominique, Charles de Foucauld en sont des exemples, parmi plusieurs.

Ce qui se passe en Amérique latine est donc de la plus haute importance, non seulement pour l’avenir de la vie religieuse dans cette partie du monde, mais pour la vie religieuse dans toute l’Église. La communion courageuse à la situation et aux espoirs des pauvres que vivent là des religieux de toute espèce est le signe non équivoque d’une action authentique de l’Esprit du Christ et donc d’un renouveau. Devant ce fait, peu importe la baisse des entrées au noviciat ou la fermeture progressive des œuvres traditionnelles, peu importe les bavures. Car tout indique que l’Esprit est là – même s’il mène « là où on ne voudrait pas », ce qui est une strate de la pauvreté – et qu’on l’écoute. Or les religieux des autres continents ont sur ce point à se laisser évangéliser par leurs frères et sœurs latino-américains qui sont pour eux un mémorial de l’appel radical qu’ils ont reçu dans le Christ. Ceci vaut surtout de l’Amérique du Nord.

Les pauvres sont-ils nos maîtres ?

Car soyons lucides et honnêtes. Dans cette partie-ci de l’Amérique, où en sont la communion au mystère de pauvreté et l’entrée effective en l’option de Dieu pour les pauvres ? Certes – je l’ai dit dès le départ – notre situation politico-sociale n’est pas celle de l’Amérique latine et, probablement, ne le sera jamais. Aussi est-il hautement grotesque d’importer ici la problématique et les solutions de là-bas, comme une certaine théologie le préconise. La copie n’est jamais un signe de vérité et de courage ; elle est paresse et démission. Mais, ceci reconnu, demandons-nous si, en règle générale, nos communautés sont en harmonie avec le mystère de pauvreté qui forme comme l’horizon de la profession religieuse. Où est notre solidarité fondamentale ? Les pauvres sont-ils nos « maîtres » ? Notre désir profond est-il de faire corps avec ce qu’ils sont ? Qu’on me comprenne. Je ne demande pas si nous servons les pauvres ou travaillons pour eux. Je demande si nous avons dans le cœur quelque chose de l’attitude de François d’Assise ou de Charles de Foucauld : le vouloir de laisser leur pauvreté déteindre sur nous. Sans ceci, notre service et notre générosité ne seront qu’aumône et paternaliste condescendance.

Dans l’aggiornamento post-conciliaire, nous avons – grâce à Dieu – changé beaucoup de ce qui devait être changé et, par là, réouvert grandes à l’Esprit nos fenêtres. Notre vie s’est simplifiée, elle s’est offerte à l’Évangile. Et les pas en avant accomplis sont irréversibles. Avec raison nous nous sommes en particulier libérés d’une certaine vision de la mortification et de l’ascèse qui avaient peu à voir avec l’essentiel de l’Évangile. Le drame est que, assez souvent, par myopie ou manque de profondeur théologique, nous avons confondu la pauvreté avec une forme de cette mortification. Alors nous l’avons, elle aussi, plus ou moins éliminée. Nous la considérions comme une ascèse et non plus comme un mystère ! Car, à la suite de certains théologiens peu au courant de la grande Tradition, nous allions proclamant ce non-sens théologique que seul le célibat représentait la dimension mystérique du projet religieux. Comme, d’autre part, on nous disait de partout, et à juste titre, qu’il fallait nous rapprocher du style de vie ordinaire des hommes, nous en avons conclu que l’idéal devait être le type d’existence de nos collègues infirmières, instituteurs, voire professionnels. Je ne crois pas exagérer en disant que c’est, plus ou moins, à ces milieux qu’extérieurement nous nous sommes identifiés. Notre style d’habillement, de nourriture, d’habitat s’est modelé sur ce qui se fait là, avec une touche de sobriété. Mais, ne tenant pas suffisamment compte des remarques de sociologues tels que Peter Berger, nous avons oublié que cette identification extérieure dans le vêtement, la maison, les transports, les loisirs marquait infailliblement notre âme. Si bien qu’il faut aujourd’hui se demander si, dans ces milieux qui sont ceux de notre travail quotidien (et il n’y a là rien de mauvais, bien au contraire, puisque telle est la société où nous avons à « suivre le Christ »), nous sommes encore témoins du mystère de pauvreté. Ne sommes-nous pas plutôt les colonisés d’un monde confortable, de mauvais goût, de peluches, de stéréophonie, de minibars, de loisirs médiocres ? Je ne dis pas que nous menons une vie douce : nos journées sont d’ordinaire très lourdes et notre vie communautaire y ajoute son poids d’exigences. Je ne dis pas non plus que nous délaissons les pauvres : nous nous occupons d’eux et nous nous montrons extrêmement sensibilisés à toutes les questions de sous-développement matériel ou de viol des droits humains fondamentaux. Mais en tout cela sommes-nous des hommes et des femmes de bien-être « se penchant » sur les pauvres, ou sommes-nous des hommes et des femmes de l’Évangile « rencontrant » dans les pauvres notre vérité même ? Est-ce que pour nous l’humanité idéale, dans laquelle nous nous retrouvons, n’est pas plutôt celle des quartiers cossus de nos banlieues ? Plus radicalement encore, n’avons-nous pas peur d’être trouvés pauvres ? Si oui, cela signifie que dans notre aggiornamento quelque chose manque encore. Un quelque chose de si fondamental que sans lui il n’y a plus d’avenir et que, si nous ne nous convertissons pas, nous nous transformerons allégrement en groupes de vieux garçons et de vieilles filles, bien nourris, bien vêtus et bien pourvus de loisirs, mais inféconds. Les mulets ne se reproduisent pas.

C’est ici que nos frères et nos sœurs d’Amérique latine viennent nous réveiller et nous remettent face à l’exigence profonde de notre appel. Leur témoignage est ainsi pour nous à la fois souffle d’espérance et interpellation. D’une part, disent-ils, le projet religieux est encore générateur d’énergies évangéliques et n’a rien d’une morphine endormant sur des rêves mythiques ; d’autre part, ajoutent-ils, il n’est lui-même en sa vérité que là où il continue de se bâtir sur l’acte de foi des Béatitudes : « bienheureux les pauvres » qui ont prêté à Jésus leurs traits et, à cause de cela, « bienheureux les pauvres en esprit ». La vie religieuse latino-américaine représente dans sa ligne de force, et en dépit de bien des misères qu’elle cache, un mémorial de l’exigence fondamentale de la « suite du Christ ».

L’Amérique du Nord

S’il fallait camper en une phrase la ligne maîtresse du renouveau religieux dans la partie nord de l’Amérique, je dirais (après avoir longtemps hésité) que c’est une remise en lumière de la dimension de prière, de rencontre spirituelle avec Dieu. Si j’ai hésité avant d’en venir à ce constat, c’est que ce renouveau spirituel charrie avec lui des déchets qui risquent de polluer de nouveau le projet religieux si on n’y prend pas garde. Cette pollution pourrait même être irrémédiable dans la situation où nous sommes. Qu’on me permette d’être franc et d’avouer, sans pour autant apparaître comme un monstre d’impiété, que bien des aspects du mouvement charismatique et de ce qui s’y greffe me laissent perplexe. Dans beaucoup de cas, la quête de l’expérience sensible, la recherche du merveilleux, la soif angoissée de dons extraordinaires n’ayant en eux-mêmes rien de spécifiquement chrétien représentent plus une régression de la vie de foi qu’un pas en avant. La foi veut le désert, le cri de pauvreté de Gethsémani ; elle se méfie d’instinct de ce qui « console » trop facilement et presque sur commande. On devine en outre chez plusieurs charismatiques la conviction, inavouée, que l’accès au « baptême de l’Esprit » ou à l’« effusion de l’Esprit » – avec les manifestations que cela déclenche – représente le passage du seuil en deçà duquel la plénitude de grâce n’est pas vraiment donnée. De là à la conscience d’appartenir au groupe des « parfaits » ou des dépositaires d’une certaine « gnose » il n’y a pas toujours loin. Oserai-je dire qu’un parfum de montanisme rôde autour de certaines assemblées sûres de « posséder l’Esprit » et de parler en son nom ?

Il faut pourtant reconnaître que cet enthousiasme intempérant, dont on ne saurait voiler le danger, est l’écume à la crête d’une vague de fond extrêmement importante. Car, comme dans presque tous les montanismes, cette vague représente une réaction ferme devant l’institutionnalisme desséché des églises officielles et la sécularisation souvent mal inspirée des diverses cellules ecclésiales. Il est fort significatif que, d’ordinaire, ce soient surtout des jeunes qui, rompant avec une vie mondaine d’insouciance, trouvent dans des groupes charismatiques ou des assemblées de prière l’école spirituelle leur permettant de déboucher dans une authentique vie chrétienne. D’ailleurs – fait remarquable – après quelques années ils lâcheront souvent les groupes ou mouvements trop échauffés et jugeront avec humour plusieurs de leurs pratiques « spirituelles ». Ils avoueront toutefois que c’était, dans leur existence évangélique, une étape providentielle.

Joint à d’autres faits, tels que l’attrait de beaucoup pour la vie contemplative ou le retour à la solitude et au silence, ce regain de la prière est sans nul doute un signe de l’action de l’Esprit. Dans l’élan de Vatican II, les Églises – et en celles-ci les religieuses et les religieux – ont centré leurs efforts sur la générosité au service de ce qui germe de positif dans les projets humains visant à améliorer le monde. L’aggiornamento des congrégations s’est lui-même opéré à la lumière d’une vaste mobilisation missionnaire en ce sens, nourrie d’une surenchère verbale qui a façonné les consciences : on ne parlait que de « service du monde », de « présence au monde », d’« insertion dans les problèmes du monde ». Certains théologiens, surtout dans cette partie-ci de l’Amérique, en venaient même à définir le « projet religieux » par l’apostolat, ce qui est un impardonnable simplisme. Quoi qu’il en soit, il reste que ces efforts ont conduit les congrégations au cœur même des chantiers humains les plus audacieux et les plus lourds de promesse pour l’avenir. Cela, l’Esprit le voulait, d’autant plus qu’on en venait à redécouvrir l’importance de ce qu’on appelle la « fin secondaire » du projet religieux. Elle envahissait le champ des discussions et des préoccupations.

On se montrait cependant peu attentif à une autre dimension du projet religieux. Car, s’il y a une « fin secondaire » c’est qu’il y a une « fin primaire », et tout porte à croire que celle-ci est essentielle, Monsieur de la Palice ne dirait guère mieux ! Le projet religieux se vit devant Dieu et n’est authentiquement pour le monde que dans la mesure où ce devant Dieu est honoré et maintenu. Toute vie religieuse, même la plus immergée dans les problèmes du monde, porte un moment contemplatif et ce moment lui est essentiel. Or, surtout à l’étape des premiers chapitres d’aggiornamento, on avait un peu partout tendance sinon à oublier la dimension contemplative du moins à ne pas lui accorder toute son importance. Le mot contemplation lui-même faisait peur, et un théologien quelque peu connu proposait de le supprimer « parce que trop grec dans ses origines et pas assez chrétien ». Cette mise en veilleuse a marqué les premières étapes du renouveau.

Ré-émergence du moment contemplatif

Dans ces perspectives, il est clair que la soif de spiritualité et la quête d’expérience de Dieu s’exprimant un peu partout en Amérique du Nord représente la ré-émergence d’une ligne essentielle de vérité et d’espérance. Même si cette ligne est parfois zigzagante. Il est d’ailleurs faux de penser que le mouvement charismatique – lui-même riche d’aspects franchement positifs, en dépit de ses limites – en représente la forme la plus normale. Il n’est que le signe, le plus frappant à cause des pratiques inhabituelles et des enthousiasmes contagieux qu’il suscite, d’un besoin largement ressenti et qui pénètre peu à peu les communautés religieuses. De nombreux indices traduisent l’action de l’Esprit conduisant les congrégations à une relecture courageuse non plus simplement de leur relation au monde, mais aussi de leur relation à Dieu. On redécouvre que, de même qu’une quête spirituelle qui tarirait les désirs apostoliques serait évangéliquement suspecte, de même un engagement missionnaire qui ne s’ouvrirait pas sur la gratuité toute adoratrice du devant Dieu serait évangéliquement malsain et sans lien avec la « suite du Christ ». Même dans les congrégations les plus orientées, par leur histoire, vers l’engagement apostolique, on constate que pour la jeune génération – qui déteint étrangement sur les aînés – compte avant tout l’expérience du Christ, donc la « fin principale ». Si elle ne cherchait que l’action missionnaire, que plus de disponibilité pour l’évangélisation, que plus d’efficacité, elle irait frapper ailleurs : l’éventail des possibilités est immense. Or les noviciats commencent à se repeupler. Et ceux ou celles qui viennent parce qu’un groupe de prière ou une fraternité charismatique a aiguisé leur désir de servir l’Évangile, n’entendent pas renoncer à la découverte de la place centrale du Dieu de Jésus-Christ en leur existence. Bref, scrutée par un regard théologique à la fois critique et ouvert, la flambée de retour au spirituel qui gagne dans les communautés d’Amérique du Nord se révèle très positive : pour un nombre grandissant de religieux l’engagement généreux au service des causes humaines, au nom de l’Évangile, ne prend maintenant de sens vrai et d’importance que vécu à l’intérieur du devant Dieu de leur appel. Ce devant Dieu devient pour eux primordial. Sans pour autant mettre en cause l’insertion dans la mission, et donc refuser la communion réaliste aux dynamismes de libération humaine qui soulèvent les milieux où ils s’engagent, ils cherchent à donner à la relation à Dieu l’ampleur qui lui revient en toute vie « à la suite du Christ ».

Un espace pour Dieu dans les problèmes humains

Cette remise en lumière, parfois maladroite, mais toujours sincère, de la dimension théologale du projet religieux est sans doute ce que les religieuses et les religieux d’Amérique du Nord ont de plus positif à apporter à leurs frères et sœurs d’Amérique latine. Et c’est, me semble-t-il, le point sur lequel ceux-ci ont à se laisser d’une certaine façon contester à leur tour.

Il est évident, en effet, que là où les problèmes humains sont les plus brûlants et où les urgences sont dans un changement profond des conditions économico-sociales de l’existence, là surtout on peut être plus facilement tenté de se laisser à tel point dévorer par le don de soi aux tâches exigées qu’on oublie de creuser en sa vie un espace pour Dieu. Les religieuses et les religieux d’Amérique du Nord me permettront de noter que, d’une certaine façon, leur accent sur la spiritualité et la prière – dont je viens de souligner fortement l’importance et l’impact – est le fruit mûr d’une situation économico-sociale privilégiée, j’oserais même dire (qu’on m’absolve vite !) qu’on y hume un certain air de « loisirs spirituels ». C’est pourquoi, soit dit en passant, il me paraît si différent du témoignage de groupes tels que les Petits Frères ou Petites Sœurs de l’Évangile (du Père Charles de Foucauld) où la flamme de la contemplation brûle sur une communion physique au mystère des pauvres. Pour les religieux et les religieuses d’Amérique latine, l’appel à la contemplation et à la prière silencieuse sera sans doute bien différent, dans ses formes, de ce qui se vit ailleurs. Il sera souvent simplement la morsure vive d’un désir, la souffrance d’un besoin d’arrêt rarement assouvi, l’instant d’un regard qui voudrait s’attacher mais ne le peut. Les tâches sont telles que le Seigneur lui-même envoie vite Marie aider Marthe. L’Évangile le veut ! Néanmoins, il importe que cette morsure, cette souffrance, cette frustration de l’instant fugitif demeurent. Autrement on ne serait plus dans cet Évangile. L’émergence inattendue de l’appel à la prière chez les religieuses et les religieux, que leur société risquait d’embourber dans le terre-à-terre satisfait d’une médiocrité sécularisée (même elle !) peut être un mémorial de l’exigence spirituelle de la « suite du Christ » pour ceux et celles que le drame de leur société risque de centrer sur les problèmes humains d’une façon qui ferait oublier le pourquoi de leur appel.

Cet ensemencement d’inquiétude, ce rappel du devant Dieu, me semblent essentiels surtout dans la confrontation et le dialogue avec le marxisme, lui aussi porteur d’espoirs humains et mobilisateur d’énergies au service des plus pauvres. Certes, en ce domaine c’est à ceux et celles qui sont dans le feu de l’action qu’il revient de déceler l’attitude que l’Évangile dicte. Il n’existe pas de réponse à l’emporte-pièce. Qu’il me suffise donc de rappeler que, sans une conscience aiguë de la référence à Dieu et de la dimension mystique du projet religieux, il est aisé de glisser vers des militances étrangères. J’entends par là des engagements qui en arrivent peu à peu à ne plus se situer sur l’horizon de l’Évangile du Royaume de Dieu mais sur celui d’idéologies fascinantes cherchant elles aussi la libération des opprimés, mais en la limitant aux perspectives de ce monde. Or, en appelant des hommes et des femmes à « suivre le Christ » et en les envoyant dans le creuset où la libération se cherche, l’Esprit de Dieu ne pense pas à leur conversion pure et simple aux grands courants qui cristallisent l’espoir des milieux où ils œuvrent. Il les envoie là avec mission de dire, en cette action, une parole. Cette parole a toujours Dieu pour sujet. Or ne risque-t-elle pas de s’effacer de la conscience là où elle n’est plus portée, répétée, méditée, criée dans la prière ? Mais alors la vie demeure-t-elle une vie apostolique ou ne devient-elle pas une vie militante, nourrie d’un noble idéal qui, pourtant, n’est plus exactement la plénitude de l’Évangile ?

Un avenir pour la vie religieuse

Y a-t-il un avenir à la vie religieuse ? Une chose paraît sûre : l’Esprit pousse les religieux vers un avenir. Mais celui-ci ne brillera que si nous acceptons de nous laisser mutuellement travailler par les forces de renouveau qu’il fait naître. Soyons sérieux. Le temps est venu pour nous de ne plus penser le renouveau uniquement en termes de chiffons, de dimension de maisons, de dynamiques de groupe, de quête infantile de « la fête », de fixation sur la détente. Il nous faut, sous peine de mourir asphyxiés, aller au vif de l’Évangile. Sans entrer dans l’option de Dieu pour les pauvres et le mystère de pauvreté – lieu du salut de tous, riches comme pauvres – nous ne pouvons que tourner en rond autour de notre appel. À force de tourner on s’étourdit ; et étourdi, on se fracasse contre un orme, l’orme de nos médiocres petits bonheurs tissés de copies de ce que notre société produit de plus banal. Quelle fin lamentable ! Morts pour avoir trop louché chez les voisins, comme des voyeurs... Bénis soient nos frères et nos sœurs d’Amérique latine qui nous réveillent dans notre triste aventure giratoire ! D’autre part, sans porter en son cœur un espace de prière – que d’ailleurs la communion au mystère de pauvreté selon l’Évangile ne cesse d’ouvrir – on risque fort de perdre de vue, en cours de route, ce pourquoi on s’épuise à changer le monde, suant sang et eau avec tous les hommes et les femmes au cœur droit. Sans s’en rendre compte, on change de chef, de royaume. Et on meurt sur une barricade ou dans un maquis, en criant aux autres l’espérance. Mort héroïque, devant laquelle on ne peut que s’incliner et qui compte parmi les plus nobles. Hélas, on n’est plus dans le camp pour lequel on s’était engagé...

Entrée dans le mystère de pauvreté, conscience toujours avivée du devant Dieu, c’est seulement à la rencontre de ces deux coordonnées évangéliques qu’est notre avenir.

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OTTAWA, Canada K1R 7G2

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