Si tu pries dans la ville
Guy Gaucher, o.c.d.
N°1978-1 • Janvier 1978
| P. 22-32 |
Face aux difficultés éprouvées par nombre de personnes et de communautés pour intégrer mission apostolique et prière dans ces déserts spirituels que sont souvent les villes, voici quelques réflexions riches de l’expérience vécue par l’auteur et par ceux et celles qu’il a rencontrés.
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Le dernier numéro de la revue Carmel [1] est tout entier consacré à la prière dans la ville. Après un ensemble de témoignages, le P. Guy Gaucher conclut par quelques réflexions très suggestives. Il espère que, par-delà les diversités, tous les consacrés qui ont pour vocation de prier dans la ville pourront s’y reconnaître, sinon en toutes, du moins en quelques-unes. Nous le remercions fraternellement de nous avoir autorisés à publier ces pages.
De la prière
Si tu pries dans la ville – comme ailleurs – commence par implorer : « Seigneur, apprends-nous à prier ! » Tu es novice sur ces chemins de contemplation accordés aux rythmes citadins. Laisse-toi enseigner. Perds ton savoir, même si tu as un long passé de « spirituel ». Laisse agir l’Esprit. « Chaque forme d’amour que Dieu nous demande entraîne une forme de prière que Dieu nous demande aussi [2] ». Il te faut passer des seuils, tu ne sais comment. Ici, ce qui est nouveau rejoint le plus ancien. Les Pères du désert sont plus proches de nous que les livres de piété du XIXe siècle. Merveilleuse tradition de l’Église universelle ! Sois attentif à la prière de la petite vieille qui garde la loge du concierge. Souviens-toi de Mademoiselle Marguerite qui vendait les journaux près de la bouche de métro. Une vraie contemplative, mais personne ne le savait [3]. Il existe sans doute une prière obscure des hommes qui ne croient pas prier. Si Dieu veut, tu pourras être le révélateur. Attends l’heure.
La Parole, une lumière sur ta route. Lue, relue, méditée, remâchée, jour et nuit. Le psaume 118, prière de l’amoureux qui répète 176 fois la même chose.
De la durée
Si tu pries dans la ville, tu n’y viens pas en touriste ni pour y faire des expériences. Si ton Seigneur t’appelle là, enracine-toi dans le quotidien, entends le Christ qui te parle de persévérance, de perte de vie. Laisse-toi façonner par ce réel (monotonie des jours, du travail, des transports, pauvreté des rapports humains, mais aussi richesses des solidarités, des amitiés). Tu es embarqué pour une longue aventure. Le Seigneur est le maître du temps. Sois patient. Pense que Madeleine Delbrêl a vécu à Ivry, en milieu marxiste, de 1933 à 1964.
Des hommes
Si tu pries dans la ville, c’est que tu y cherches d’abord le Seigneur. Tu es là pour lui, qui t’a aimé le premier. Mais si tu es ici et non ailleurs, c’est aussi pour ces hommes et ces femmes. Tu es l’un d’entre eux. Tu es leur voix devant lui. À chaque instant, tu les portes. Tu partages leurs fatigues, leurs soucis concernant leur santé, leur avenir, le travail, la crise économique, les incertitudes politiques, le chômage de leurs enfants... Toutes ces icônes défigurées, tous ces êtres créés à l’image de Dieu et à sa ressemblance. « Le christianisme est la religion des visages ». Ta prière restaure ces icônes et parfois tu seras émerveillé de les voir sourire, de retrouver leur visage d’enfant. Ce Portugais dont tu serres la main tous les matins, cet enfant mal-aimé qui te saute au cou, cette voisine qui vient te confier la santé de sa fille accidentée, ce drogué dépressif qui n’espère plus sa libération, cette manifestation qui passe...
Ne méprise personne, jamais. « Ne jugez pas ». Assume, intercède, adore, brûle comme le cierge, petite lumière dans la nuit. Laisse-toi évangéliser par les pauvres. Bien souvent tu découvriras l’Esprit à l’œuvre et des gestes d’amour dont tu te sais incapable. Accepte de recevoir. Tu es venu apprendre à prier dans les conditions ordinaires de la vie. Avec les hommes, pour eux.
De l’athéisme
Si tu pries dans la ville, tu respires une atmosphère d’athéisme pratique. Tu ne t’étonnes pas, puisque c’est une des raisons pour lesquelles tu es là. Ce désert t’a séduit. N’empêche que lorsque tu en reçois le choc journalier, tu ressens fortement le poids de cette aliénation, de cette névrose : « Dieu refoulé » comme dit Clavel. Selon que tu auras été élevé dans le sérail catholique ou que tu seras issu de ce monde athée, tu réagiras différemment. Dans les deux cas tu souffriras. Ne te ferme jamais à cet appel. Accepte la douche écossaise quotidienne : sortir de ta communauté en prière pour aller au travail et vice versa. Le Seigneur t’accompagne, mais parfois il restera silencieux. « Il dort », disait Thérèse. Tu connaîtras peut-être de l’intérieur ce que vivent ceux qui t’entourent. Mais refuse toutes étiquettes. Évite de parler « d’athées », « d’incroyants », de « non-pratiquants ». Qu’en sais-tu ? Regarde, écoute, laisse ces questions tomber dans ton cœur.
Marx rend vaine toute existence, car tu crois annoncer un Royaume à venir illusoire. Nietzsche se rit de ta faiblesse en laquelle il décèle une sous-humanité. Freud te fait douter de ta prière : dans la veille quotidienne, rencontres-tu Dieu ou la projection de ton moi ? Lévi-Strauss ne te considère plus que comme une structure sans liberté. Toute la publicité te martèle : « Mange, consomme, jouis, évade-toi ! » Tout cela fait beaucoup pour un seul homme. « Chaque jour j’entends dire : ’Où est-il ton Dieu ?’ »
Ne te crispe pas. N’envoie pas au diable tous les philosophes, tous les psychanalystes, tous les politiques. Mais prie pour tes frères chrétiens intellectuels qui ont pour tâche d’affronter ces idéologies sur leur terrain. Prie pour tous ceux qui témoignent des Béatitudes dans ce monde-là. Les purifications sanjuanistes revêtent sans doute la forme de ces décapages. « Dieu, viens à notre aide ! Seigneur, à notre secours ! » Seule ici peut tenir le choc la foudroyante simplicité d’une Thérèse de Lisieux totalement docile à l’Esprit. Elle savait sa fragilité dans l’épreuve de la foi. Connais la tienne. Madeleine Delbrêl avait cette lucidité : « En milieu athée, nous subissons nous-même une altération et un dépérissement de la foi [4]. » « Sans appui et pourtant appuyé, vivant sans lumière dans la nuit, je vais me consumant tout entier » (Jean de la Croix).
Du travail
Si tu pries dans la ville, tu ne peux être à la charge de personne. Tu ne serais pas crédible. Il faudra peut-être du temps pour que ton entourage croie vraiment que tu ne reçois pas de subsides du Vatican. En 1977, l’Église a toujours la réputation d’être riche. On n’abolit pas en quelques années une mentalité plusieurs fois séculaire. Mais on pourra comprendre – surtout les jeunes – que tu refuses d’investir toute ta vie dans le travail. Un mi-temps suffit pour vivre, surtout en communauté, lorsqu’on réduit ses besoins. Selon ton appel, ton métier, tu travailleras à temps plein dans une optique de partage de vie, de présence. Tu pourras faire des choix radicaux en vue de la prière : rester aux échelons les plus bas, refuser un poste de responsabilité, t’enfouir dans l’anonymat.
Ton travail façonnera ta prière. Petit salarié, emprisonné par des horaires, concerné par les luttes sociales, ton regard sur la réalité évoluera. Tu sauras où plafonne le SMIG. De savoir le prix de la viande, des légumes et des fruits ne nuira pas à ta prière. Et la vaisselle quotidienne, la cuisine, les courses t’aideront à rencontrer Marie, Joseph, Jésus. « Le Verbe de Dieu, fils d’un charpentier ; le Trône de la Sagesse, mère de famille [5] ».
Selon que tu seras franciscain en usine ou bénédictin jardinier à mi-temps, infirmière dans un bloc opératoire ou travailleuse familiale, tu auras à trouver l’unité de ton travail et de ta prière. Personne ne le fera à ta place.
Des choix
Si tu pries dans la ville, tu n’auras pas seulement à faire des choix dans ton travail. Mais partout. Sans cesse. Tu te trouves au centre de diverses tensions. Travail, accueil, désert, engagements, appels divers et surtout la tentation du bien à faire, là, devant ta porte. Il faudra choisir dans la paix, savoir dire « non » parfois. Souffrances. Ici encore, aucune règle, sinon celle de ton projet de vie. L’Esprit seul peut faire l’unité de nos vies. Le discernement communautaire, le dialogue avec ton Père spirituel restent indispensables. Relis le merveilleux Jean-Pierre de Caussade [6], qui apprend à vivre souplement. Ne t’enferme dans aucune forme, même pas celle que tu appelles ta vocation. Si tu penses avoir trouvé « la » formule définitive, méfie-toi. Dieu est toujours au-delà.
En communauté
Si tu pries dans la ville et si ta vocation discernée et reconnue n’est pas l’érémitisme urbain, tu seras sans doute en communauté. Limites du témoignage individuel. C’est plus la communauté qui témoigne que les personnes qui la composent. Elle n’est pas un but en elle-même. Elle sera le lieu de ton obéissance au Père.
Bizarres ces quatre femmes qui vivent ensemble en HLM. Suspects ces cinq hommes d’âges variés dans le même appartement. Ça fait jaser. Ne croyez pas que les voisins vont tomber à genoux, terrassés par votre présence illuminante (voir ci-dessous Du célibat). Mais croyez que le Seigneur est à l’œuvre. Priez ensemble, durez, louez, intercédez...
Ce n’est pas rien que de verser tout son salaire à sa communauté alors que les prospectus que l’on jette chaque jour au vide-ordures nous proposent de nous enrichir. Ce n’est pas rien d’accueillir celui qui sonne à la porte en quête d’écoute ou d’argent. Peut-être faudra-t-il lui donner son lit ? Ce n’est pas rien de ne pas avoir la télé afin de garder du temps pour la prière. De refuser les dieux argent, pouvoir, consommation, érotisme. Et surtout ce n’est pas rien de s’aimer vraiment, si différents d’âge, de culture, de passé. « C’est à ce signe qu’on vous reconnaîtra pour mes disciples ». Et pourtant tu ne peux t’appuyer sur aucun de ces signes. Nous sommes des serviteurs mutiles. Seul, tu peux faire cela, Seigneur ! Béni sois-tu !
En Église
Si tu pries dans la ville – même si tu es appelé à la solitude – ne t’isole pas. Tu n’es pas le cœur de l’Église, mais une cellule de ce cœur. Vis ton appel. Ne te compare pas. Sois heureux de voir tes frères chrétiens engagés dans le combat politique, syndical, social. Discerne quelle y est ta place. Sois heureux de participer à l’assemblée dominicale, de partager la Parole et le Pain eucharistique avec des frères qui vivent d’autres états de vie. Réjouis-toi de l’amour des époux, signe de l’amour divin, différent du tien. Sois heureux de n’être qu’un membre tout petit de ce vaste peuple de Dieu, si varié, signe de la totalité du Corps du Christ. Souffre de ce qui le déchire. Sois digne d’unité et de paix. Mais ne te situe pas trop facilement au-dessus de la mêlée. Méfie-toi d’une prière qui te ferait fuir ces affrontements. « Prier, c’est donner le sang de son cœur » disait l’ami Silouane.
Mais ne renonce pas à ta fonction de priant, quelles que soient les critiques, les incompréhensions. Qui te remplacerait si tu abandonnais ton poste ? Accepte l’incompréhension de ta propre famille, plus douloureuse que celle de l’étranger. Tu auras peut-être la surprise de constater un jour que quelque inconnu comprend vraiment le sens de ta vie. Apprends donc à vivre contesté, toi dont la vie qui ne dit rien est contestation de celles des autres.
Rends compte régulièrement à tes supérieurs et à ton Évêque de ce que vous vivez. Fais le point avec eux et accepte les remises en cause. La routine peut encrasser les plus beaux départs.
Des lieux
Si tu pries dans la ville, tu seras tenté de t’irriter contre tant d’églises de paroisse, de couvents, fermés juste au moment où tu pourrais prier (durant la pause de midi, en sortant du travail le soir...). Sois alors inventif. Il semble qu’on en arrive généralement à cette solution 1. Ce petit coin de ta chambre, avec un tapis, ta Bible, une icône. « Si tu veux prier, entre dans ta chambre, ferme la porte... ». 2. Cet oratoire de la Fraternité des religieuses de ton quartier. Elles t’accueillent volontiers. 3. La paroisse a enfin compris l’importance d’un lieu de paix, de silence, dans une chapelle latérale, largement ouverte, elle. À chacun de trouver ou de conjuguer les diverses solutions.
Si tu persévères, tu trouveras enfin ton lieu. Mais, comme dit saint Jean de la Croix, ne t’y attache pas, car c’est au fond de ton cœur que tu trouveras plus sûrement le Seigneur. Où que tu sois, tu peux le rencontrer. Métro-boulot-dodo : pas seulement le slogan de l’abrutissement urbain. Mais aussi lieux de la prière : « Je dors, mais mon cœur veille ».
Des temps
Si tu pries dans la ville, ton objectif demeure le même que celui de l’ermite le plus isolé au fond de ses bois : la prière continuelle. C’est un don de Dieu à demander avec persévérance. Prends les moyens que te propose toute la tradition spirituelle : chapelet, prière de Jésus, oraisons brèves, lectures dans les transports, contemplation des visages... Tous les moments de prière que tu prends n’ont d’autre but : que tu deviennes toi-même prière au milieu de ce peuple. « N’emprisonne pas ta prière seulement dans les mots. Fais de ta vie tout entière un opus Dei, un service de Dieu, une offrande à Dieu » (Saint Ephrem). Comme au monastère, il y faudra toute une vie.
Des rythmes
Si tu pries dans la ville, tu devras trouver ton(tes) rythme(s), à conjuguer à celui de ta communauté, si tu en as une. Tout est rythme dans la vie humaine, depuis le battement du cœur jusqu’aux heures de sommeil. Les rythmes de la ville ont cassé les rythmes adaptés à celui du soleil, de la lune. (Mais il y a ville et ville : une ZUP d’Alençon n’est pas Ivry-sur-Seine, une rue de Marseille ne ressemble pas à une rue de Saint-Brieuc). Beaucoup de chrétiens issus du monde rural qui ont appris à prier le matin et le soir ne le peuvent plus guère. Comment prier quand on fait les « trois huit », quand on sillonne l’Europe avec son camion ? Certains, culpabilisés, ont tout abandonné. Être inventif, en sachant qu’on ne trouve pas une fois pour toutes. A chaque changement de travail, recommencer. S’aider les uns les autres.
Rythme quotidien (oraison, offices, eucharistie [7]) rythme hebdomadaire, rythme mensuel, rythme annuel... Sache sortir de la ville, aller au désert physique et au vrai silence. Mais apprends aussi à faire désert là où tu vis. N’oublie pas tes limites et que tu es un homme : trouve ce que peuvent signifier pour toi les mots « détente » et « vacances ». On peut vaquer à son amour.
Des signes
Si tu pries dans la ville depuis peu, tu as besoin de signes. Ne transforme pas ta maison en magasin d’icônes, mais sache signifier à ceux qui te visitent, sans les agresser, l’orientation de ta vie. Si tu as vieilli des années sur cette route, garde le signe des signes, cette Eucharistie, trésor ultime. En communauté, c’est la seule richesse de la maison, si ton Évêque est d’accord. Difficile de parler des signes car ils varient selon l’âge, la vocation, la situation. À chacun – ensemble – de trouver ceux qui parlent aujourd’hui. Ce qui est signe pour les uns, malheureusement, ne l’est pas pour les autres. Cherche moins à témoigner qu’à être en vérité. Ne t’inquiète pas trop de ton témoignage. Il ne t’appartient pas. « L’Esprit vous inspirera ce qu’il faut dire... » « Occupe-toi de moi, je m’occuperai de toi ».
De la pauvreté
Si tu pries dans la ville, tu marches sur un chemin de pauvreté. Tu t’y sentiras minuscule, dépassé, noyé dans la foule. Enfoui, tu n’es plus rien. « Si le grain ne meurt... » Qui te connaît ? Qui te reconnaît ? Où sont tes privilèges de « religieux » ? Aucune compensation dans ce travail modeste. Pauvreté ridicule alors que beaucoup courent après le pouvoir, l’avoir, le savoir. Pauvreté plus radicale encore : ta vie t’échappe. « Un autre te conduira où tu ne voudrais pas aller ». Une pauvreté urbaine qui est « une structure d’âme. Il n’y a plus rien d’une organisation, ni d’une protection, et les événements petits ou grands, prévus ou imprévus, provoqués ou subis, ne cessent tantôt de stimuler, tantôt de harceler la vie. Celui qui perçoit l’appel de la sainteté n’a plus guère souci d’imaginer des « exercices » variés pour sanctifier son corps et son âme, ni loisir de cultiver ses vertus comme le gymnaste ses muscles : l’une après l’autre et méthodiquement ; il n’a plus qu’un souci et qu’une hantise, c’est de vivre, sans perdre l’Évangile, cette situation à ville ouverte. (...) Le chrétien moderne se sanctifie par cette pauvreté urbaine où il doit apprendre à être dépensé sans être gaspillé ; s’efforcer, pressé par tant de sollicitations, à n’être oppressé et asphyxié par aucune ; vivre d’échanges innombrables en ayant à cœur de s’y donner tout entier si c’est nécessaire, mais aussi de s’en dégager tout entier pour revenir à Dieu tout entier... [8] ».
De la solitude
Si tu pries dans la ville, tu connaîtras la solitude même si tu vis en communauté. Ta solitude essentielle, ce sera de ne pouvoir parler de ton amour. Tes collègues de travail discutent de leur prochain week-end, de l’achat d’une nouvelle robe, des différentes sortes de pilules. Tu es semblable et différent. Mais ne t’enferme pas dans ta différence. Tu n’es pas meilleur, tu n’es pas autre.
Ta solitude urbaine va loin et se révèle multiforme. Personne n’en a mieux parlé que notre sœur Madeleine Delbrêl [9]. La relire.
Du bruit et du silence
Si tu pries dans la ville, tu n’habiteras pas forcément devant une autoroute et les marteaux-piqueurs ne te choisiront pas pour victime toute l’année. Il est vrai que tu rencontreras le bruit sous des formes variées. Apprends donc à prier avec lui. Fais comme notre sœur Thérèse qui, au lieu d’essayer de s’abstraire d’un bruit gênant – chose impossible – l’écoutait tranquillement. L’oraison chrétienne ne cherche pas le nirvana, mais la disponibilité totale au Dieu vivant. Ce frère bénédictin peut nous aider en ce sens : « Je m’aide par de petits trucs. J’écoute les bruits du dehors. J’écoute le grondement sourd de moteur, qui jamais ne cesse, jour et nuit, qui est formé de milliers de moteurs : de mobylette, de moto, d’auto, de camion, d’avion. Je n’y réfléchis pas, j’écoute seulement. J’écoute le chant des oiseaux qui jamais n’est étouffé par les bruits des hommes ; comment font-ils, ces animaux-là, avec un si petit corps, pour faire tant de bruit ? J’écoute les échos de conversation dans la cour, et les mille bruits, les grincements, les aboiements, les craquements, les pas. J’essaie de n’être qu’une oreille ; ça va m’apprendre à écouter les paroles de la Présence. Il est probable que les religieux des anciens temps le faisaient naturellement ; le monde allait tellement lentement ! Mais nous, nous avons besoin d’apprendre. Oui ça m’apprend. En effet, je le sais, je fais mon apprentissage [10] ».
Du célibat
Si tu commences à prier dans la ville, ne pense pas naïvement que ceux qui t’entourent, tes collègues de travail, tes voisins d’immeuble, croient spontanément à la réalité de ton célibat pour le Royaume. Ne t’en offusque pas. Un jour viendra peut-être où tu auras à en témoigner, les yeux dans les yeux de ton interlocuteur. Alors, peut-être ta parole sera crue. Pour l’instant, dans la permanente agression contre les « tabous judéo-chrétiens », tu dois apprendre à aimer en vérité. Comme c’est difficile ! Entre des interdits fortement marqués de jansénisme et une « libération » qui suscite d’autres problèmes, tu as à combattre pour que ton corps soit le temple de l’Esprit et ton cœur la demeure de la Trinité.
De l’ascèse
Si tu pries dans la ville, tu ne prononces évidemment jamais ce mot : qui le comprendrait ? Mais tu as à en vivre la réalité. « Il faut demeurer attentif à l’essentiel, disperser les malfaisantes agressions publicitaires, éviter les inutiles dépenses nerveuses et l’entraînement fatal des pulsions sans cesse excitées. Il y a tant de tâches psychiques et spirituelles qu’il est nécessaire d’assumer peu à peu pour que règnent sur nous les béatitudes [11] ! ». Ton ascèse empruntera des chemins nouveaux. Peut-être sera-t-elle d’avoir trop chaud dans ton HLM chauffé par le sol à 22°. Celui qui commande la température de 20.000 habitants se tient à 2 km. de toi. Tu n’es qu’un matricule sur son tableau de commande. Accepte cette dépendance et ouvre ta fenêtre (mais signe la pétition qui rappelle que ce genre de chauffage, nuisible à la santé, est désormais interdit).
De la souffrance
Si tu pries dans la ville, que tu sois ermite, bénédictin, dominicain, jésuite ou carme, laïc ou d’une de ces innombrables congrégations féminines, tu parcourras les itinéraires les plus classiques repérés par les grands spirituels : purifications actives et passives, nuits, successives demeures. Tu ne le sauras pas. C’est mieux ainsi. Tout chemin monte au Calvaire. Au désert, les premiers moines allaient chercher le martyre. Thérèse de Lisieux le trouvait dans son cloître. Le tien, dans le désert de la ville, est de donner aussi ta vie, au jour le jour, souvent sans rien voir. Tu aimeras la spiritualité du Samedi Saint : veiller en attendant la lumière de Pâques, auprès du tombeau vide, avec Marie. Marana tha !
Du bonheur
Peut-être, un jour, au bout de trois, cinq, six ans, quelqu’un sonnera chez toi, s’assoiera au calme et te dira : « Pourquoi êtes-vous heureux ici, sans femme, sans télé ? »
Alors tu rendras grâce car le bonheur, le vrai, est un tel miracle aujourd’hui, dans la ville morose, que tu sauras que ton Bien-Aimé est là. « Lorsque les hommes lisent ce signe du bonheur sur le visage de quelqu’un qu’ils rencontrent tous les jours, l’Esprit caché en eux remue tout doucement pour se faire connaître [12] ».
15, Allée Camille-Flammarion
F-45100 ORLÉANS, France
[1] « Prier dans les villes », 1977, n° 4, Éditions du Carmel, Venasque, F-84210 Pernes-les-Fontaines.
[2] Madeleine Delbrêl, Communautés selon l’Évangile, Paris, Seuil, 1973, 127.
[3] Lucien Farago, Mademoiselle Marguerite, Paris, Julliard, 1972.
[4] Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues, Paris, Seuil, 1966, 275.
[5] Chiara Lubich, Méditations, Paris, Nouvelle Cité, 1966, 12 (4e éd., 1977, 9).
[6] Jean-Pierre de Caussade, s.j., L’abandon à la Providence divine, Coll. Christus, 22, Paris, Desclée De Brouwer, 1966.
[7] Ah ! ce handicap de fraternités féminines qui doivent « courir pour trouver une messe »...
[8] A.-M. Besnard, o.p., Vie et combats de la foi, Paris, Cerf, 201.
[9] Cf. l’article de Louis, « Solitude », Vives Flammes, n° 105.
[10] Frère Benoît, Je te bâtirai une maison, Coll. L’Évangile au XXe siècle, Paris, Cerf, 1975, 19-20. Cf. : « Une journée pleine de bruits et pleine de voix peut être une journée de silence si le bruit devient pour nous écho de la présence de Dieu » (M. Delbrêl, Nous autres, gens des rues, 85).
[11] A.-M. Besnard, o.p., loc. cit.
[12] Frère Benoît, op. cit., 98.